La crise/Partie 2/Chapitre 1

Éditions Édouard Garand (p. 18-20).

DEUXIÈME PARTIE

I


« Au secours ! au secours !… Je me noie !… » Quelques paysans qui travaillaient sur leurs terres au cours d’un chaud après-midi, non loin de la rivière de l’Assomption, purent entendre ces cris de détresse ; c’était une voix de femme. Or, depuis un moment, Jean Bélanger s’était faufilé parmi les arbrisseaux de la berge, dans un enfoncement où il avait revêtu son costume de bain. À peine arrivé, il avait aperçu plusieurs baigneuses, ce qui l’avait fait hésiter à se mettre immédiatement à l’eau.

On aurait pu croire que ces fameuses naïades, émules d’Amphitrite, depuis leur première rencontre avec le jeune collégien, guettaient l’heure de son arrivée : il avait beau les fuir, elles étaient toujours prêtes à prendre leurs ébats sur la rive opposée et à venir à sa rencontre, dès qu’il faisait mine de se livrer à ses exercices de natation.

Ce jour-là, Jean croyait bien avoir échappé à cet espionnage, et il espérait que son attente serait de courte durée, avant d’assister au départ de la trop joyeuse bande. L’honnête garçon n’avait mis aucune curiosité malsaine à suivre du regard, durant quelques minutes, les évolutions des habiles nageuses. Une d’entre elles, en folâtrant, avait rejoint un gros billot et, d’un bond hardi, l’avait enjambé ; elle se livrait à mille tours d’adresse sur ce Triton nouveau genre ; à califourchon sur cette barre mouvante, elle dessinait les gestes les plus gracieux lorsque, tout-à-coup, comme prise de congestion, elle se renversa et se mit à se débattre désespérément, en appelant de l’aide. C’étaient ces cris qui avaient ému le voisinage. Les compagnes de la jeune étourdie, affolées par le péril, criaient aussi sans oser lui porter secours.

Jean Bélanger n’hésite plus un instant : il sort de sa retraite, saute dans le premier canot qui s’offre à lui, et file à toutes rames vers le point où semble se préparer une catastrophe. Il arrive à temps. Abandonnant les avirons, il se jette à l’eau ; de son bras vigoureux, il saisit l’imprudente nageuse et a tôt fait de la hisser dans la chaloupe. Il reconnaît alors la jeune habituée des rangs de Repentigny.

— Mademoiselle, dit-il, vous m’avez fait une rude peur.

— Monsieur, vous venez de me sauver la vie !

— Je n’ai fait que mon devoir… Avez-vous absorbé beaucoup d’eau ?

— Nullement ; vous êtes arrivé à l’instant où la tête me tournait et où je me sentais défaillir, j’ai fait le plongeon à peine une fois !

— Où faut-il vous conduire, Mademoiselle ?

— De préférence sur la rive droite ; j’y ai laissé mes habits, et notre maison de pension n’est pas éloignée… Au reste, vous voyez que mes compagnes nous ont devancés dans cette direction…

Le fait est que les autres jeunes filles, voyant tout péril évanoui, se dirigeaient à la nage vers St. Paul l’Ermite. L’embarcation les rejoignait sur la grève, au bout de quelques minutes. Avec prudence, le sauveteur aide sa baigneuse à descendre sur la terre ferme : ayant sauté le premier hors du canot, il lui tend courtoisement la main, et il sent une petite main délicate qui saisit ses doigts musclés et les serre avec frénésie. Déjà, cinq gracieuses demoiselles revenaient du fourré voisin, revêtues de leur peignoir et rapportant celui de leur amie. Mais celle-ci déclara qu’elle avait chaud, qu’elle avait besoin du grand air, et qu’elle désirait s’étendre telle quelle sur le gazon pour reprendre haleine.

On imagine le trouble singulier et l’embarras exceptionnel où se trouvait Jean, en pareille compagnie, encore tout à l’émotion de cette surprise.

— Mademoiselle, dit-il, je vais chercher un cordial à la maison la plus proche.

— Oh ! non, de grâce, ne partez pas tout de suite ; je vois trouble, attendez ici que je sois un peu remise !

Un sentiment de honte s’emparait de l’adolescent, et il eût volontiers détourné les yeux ; malgré lui, le rouge lui montait au front. Il se trouvait revêtu d’un simple maillot en présence de ces provocantes féminités, et, qui plus est, la plus intéressante d’entre elles était maintenant étendue avec mollesse à l’ombre des saules et parmi les fleurs. C’était à se demander si ces filles ne s’étaient pas concertées, pour tendre un piège savant à l’innocence et pour attirer le candide collégien dans un véritable guet-apens. Mais Jean Bélanger ne pouvait s’arrêter à cette hypothèse, si peu vraisemblable pour lui.

La charmante créature qui venait d’être repêchée semblait subir les effets d’une violente réaction, après sa frayeur ; ses membres se détendaient, son corps svelte se modelait dans toute sa suavité juvénile, à travers le maillot bleu qui la rendait semblable à quelque néréide. Ses poses se modifiaient à chaque instant, sans doute sous l’effet du malaise. Son bras droit s’était arrondi pour soutenir sa tête, et elle avait posé sa main gauche sur sa gorge haletante. Quel modèle pour un sculpteur, s’il s’en fût trouvé un devant elle, capable de fixer ce profil artistique, cette figure si délicieusement jeune, ces paupières frangées de longs cils, ce nez mince et fin, aux narines frissonnantes, ces lèvres délicatement entr’ouvertes, qui laissaient voir deux rangées de perles du plus pur émail, ce col d’albâtre, ce torse aux lignes harmonieuses, à la fière cambrure, ces genoux doux et frais comme deux fleurs de nénuphar, ces malléoles souples et blanches comme deux pétales de lotus !

Jean ne voyait plus rien, il était médusé devant cette révélation subite ; ce derme d’un teint laiteux, où ruisselaient des gouttelettes d’eau étincelantes comme du cristal, fascinait ses regards. Il se sentait cloué sur place, sans pouvoir proférer une parole. Était-ce un rêve, était-ce la réalité ? Cependant, un soupir s’échappa de la poitrine oppressée de la jeune fille, ses deux lèvres frémissantes esquissèrent un sourire, et ses yeux encore à demi fermés se dirigèrent vers celui qui la contemplait comme dans une extase.

— Où suis-je ? dit-elle… J’étais évanouie… Y a-t-il longtemps que je suis sortie de l’eau ?

— Il n’y a qu’un instant, Mademoiselle, répondit le jeune homme.

— Ah ! c’est vrai !… Je vous ai prié de demeurer près de moi. Vous êtes bon, Monsieur, vous avez été très bon pour une faible créature en péril… Aidez-moi à me relever !

Jean lui tendit la main, tandis que les autres baigneuses s’approchaient pour lui venir en aide ; mais, à peine était-elle sur son séant, qu’elle s’évanouit une deuxième fois et tomba entre les bras du robuste garçon.

— Il faut la transporter chez elle, dirent les jeunes filles.

Jean, chargé de son fardeau, se mit en devoir d’aller jusqu’à la pension qui lui fut indiquée, sur la grand’route de Joliette, tandis que les compagnes de la victime étendaient sur elle son peignoir. On arriva vite à l’hôtel, et la jeune fille fut déposée sur son lit avec mille précautions. Bientôt, elle reprit à nouveau ses sens ; quelques gouttes de brandy la firent complètement revenir à elle.

— Comment vous montrer ma reconnaissance, vaillant jeune homme ? s’écria-t-elle avec effusion. Quel est votre nom et quelle maison habitez-vous, pour que je vienne vous remercier au plus tôt ?

— Jean Bélanger, est mon nom, Mademoiselle. Ma famille se trouve en face, dans les rangs de Repentigny, à la Ferme des Érables.

— Et moi, je m’appelle Exilda Chênevert, de Montréal. Mes parents sont dans le commerce, et notre maison privée est à Westmount. Vous serez notre hôte, comme je l’espère.

— Nous réglerons cette question plus tard, Mademoiselle ; reposez-vous et remerciez Dieu qui n’a pas voulu vous laisser périr.

À ces mots, Exilda Chênevert s’assit sur son lit et, avant que Jean Bélanger pût songer à offrir la moindre résistance, elle l’attira à elle et l’embrassa pour lui témoigner sa gratitude. Jean sentit deux lèvres brûlantes se poser sur sa joue et il s’empressa de prendre congé, en proie à un trouble intérieur qu’il n’avait jamais connu.