La cour bergère
ou L’Arcadie de Messire Philippe Sidney
Bergers d'Arcadie de Jean-François Millet.
MONSEIGNEUR,
Cette pièce est si légitimement à VOTRE EXCELLENCE, puisqu'elle porte cet illustre et glorieux Nom de SIDNEY, et qu'elle est même de votre Maison ; que si je la dédiais à quelque autre, je penserais payer du vôtre et l'enrichir de votre bien, et croirais avoir un larcin à vous restituer. Outre cette raison si forte et si particulière, j'en ai encore d'autres, MONSEIGNEUR, qui ne sont guères moins puissantes quoiqu'un plus générales ; pour faire voir que la protection de ce Livre est en votre bienséance. En effet qui saura que le divin sujet de cette Tragi-Comédie est ce fameux Roman de L'ARCADIE de Messire PHILIPPES SIDNEY, ce chef d'oeuvre miraculeux qui passe pour l'Héliodore d'Angleterre ; ne pourra point douter que vous qui en êtes l'honneur, et la merveille généralement de tout ce qu'il y a de bons Esprits dedans l'Europe, ne soyez le seul à qui je devais consacrer cet Ouvrage. Je sais en quelle estime, ou plutôt vénération, un si célèbre Auteur est auprès de V. E. et je ne veux rien ajouter à sa louange, et à l'honneur que toute l'Angleterre rend encore à sa mémoire, que de déclarer à la France que vous êtes son digne Neveu. Comme vous, MONSEIGNEUR, il s'est vu honoré et chargé des affaires les plus importantes du Royaume ; comme vous il s'est rendu nécessaire à son Roi et à son Pays ; et comme vous enfin plein d'esprit, de courage, et de fidélité, il a trouvé l'art dans ses Ambassades de se montrer agréable aux Princes étrangers. J'ose bien ajouter encore à l'avantage d'une vie qui lui fut et si courte et si glorieuse, qu'il l'avait commencée, et que vous-même l'achevez ; que vous continuez sa vie en la correspondance de vos actions aux siennes ; que vous marchez pompeusement sur les pas d'un Héros ; et que vous succédez à sa gloire et à ses vertus, aussi bien qu'à son Nom et à ses Armes. Plût à Dieu MONSEIGNEUR, que vous pussiez connaître à quel point je révère l'Oncle et le Neveu, combien m'est chère la mémoire d'un si grand Esprit, et combien je respecte en la personne de V. E. ce puissant Génie, et ces illustres qualités qui semblent être un héritage légitime de votre Maison. Vous sauriez pour le moins qu'il n'entre point de flatterie en mes paroles, que ces paroles sont les véritables Enfants de mon coeur, et qu'elles ne sont pourtant que de faibles expressions de mes sentiments, ou au plus de légères marques de ce culte que je vous rends à tous deux. Vous apprendriez encore, MONSEIGNEUR, que je n'ai travaillé à cette Tragi-Comédie, que pour faire revivre l'un dans ses Écrits et dessus nos Théâtres, et me donner accès auprès de l'autre, lui fournissant un agréable divertissement dans la lecture du Poème que je lui présente. Je ne vous entretiendrai point de son mérite : c'est assez que le bruit que le Théâtre Français en a fait, et les applaudissements qu'il en a reçus lui servent de témoins sans moi de ce qu'il vaut, et justifient l'espérance que j'ai qu'il ne déplaira point à votre V. E. J'ai tâché du moins de ne faire point de honte à mon Auteur, et de n'en recevoir non plus : je l'ai suivi d'assez près dans les plus belles matières, et ne l'ai point abandonné que la bienséance et les rigueurs du Théâtre ne m'y contraignissent. Vous en serez le Juge et le Patron ; vous, MONSEIGNEUR, qui avez la doctrine et les lumières pour en faire le discernement, et assez de bonté aussi pour excuser quelques défauts, quand vous en trouveriez ; en considération de l'honnête désir que j'ai de vous plaire, et de montrer à tous combien j'estime les belles reliques d'un Esprit divin, et qui vous touche de si près. Comme c'est de lui que j'attends le peu de réputation que cet Ouvrage me peut apporter ; aussi n'est-ce qu'en sa faveur que j'espère entrer en vos bonnes grâces. Son portrait semble n'être mis au front de cette Lettre, que pour vous faire voir qu'il considère quel accueil vous nous ferez, et pour vous tenter doucement par cet Objet, dont le moindre crayon vous est si vénérable, à recevoir et reconnaître mes voeux et ma passion, et me permettre l'honneur de me dire,
MONSEIGNEUR,
DE VOTRE EXCELLENCE,
Le très humble et très affectionné serviteur
A. MARESCHAL.
BAZYLE, Roi d'Arcadie.
GYNÉCIE, La Reine.
PAMELE, Fille aînée du Roi.
PHYLOCLÉE, Seconde fille du Roi.
PYROCLE, OU ZELMANE, Prince et Cousin de Lyzidor.
LYZIDOR, OU LYCAS, Prince et Cousin de Pyrocle.
DAMETAS, Grand Bouvier.
CALANDER, Seigneur Arcadien.
AMPHYALE, Prince d'Arcadie.
CECROPIE, Mère d'Amphyale.
TROUPE de Soldats.
COURRIER.
La Scène est en ARCADIE.
ACTE I
Scène I
Dedans un cabinet, où Pyrocle s'arrête à considérer le portrait de Phyloclée.
Ne parlez plus, amis, des maux qui sont passés,
Vos glorieux exploits les ont tous effacés,
N'accusez point le Ciel, les vents, ni la fortune
Qui vous comble d'honneur, et vous fut importune ;
Vous êtes obligés au malheur en ce point ; [5]
Le sort vous sépara, la vertu vous rejoint :
Ah ! Je dois bien plutôt seul au Ciel rendre grâce,
Qui vous a destinés au salut de ma race ;
La Mer vous revomit et jeta dans ce bord
Pour délivrer mon Fils des fers et de la mort ; [10]
Ce naufrage est pour moi d'autant plus favorable
Que sans votre malheur j'eusse été misérable,
J'avais part aux dangers qu'on vous a vu courir,
Et vous n'étiez perdus que pour me secourir ;
Ô merveille ! Je tiens après un tel orage [15]
Pour auteurs de mon bien la guerre et le naufrage.
Le naufrage et la guerre ont conspiré pour nous ;
Nous en avons le bien d'être connus de vous.
Sans cette connaissance et fatale et prospère
Je n'aurais plus de fils, il n'aurait plus de père ; [20]
Vous nous avez rendu cet office commun,
Et d'un même secours conservé deux en un :
Donner à vos vertus quelque connaissance,
Ô Ciel ! Qui le pourrait ? Il n'est qu'en ta puissance.
La gloire seulement possédant nos esprits, [25]
Cette action pour nous d'elle-même a son prix.
Je ne puis, pour répondre à ce bienfait extrême,
Chers Hôtes, vous offrir que mon fils et moi-même ;
Encore ce que j'offre est beaucoup au-dessous ;
De lui dépend ma vie, et lui la tient de vous. [30]
Cette offre en tire une autre où le devoir nous range,
Heureux de nous donner nous-mêmes en échange.
Quel présent est celui que tu lui fais de moi ?
Hélas ! Peut-on donner un qui n'est plus à soi ?
Beau portrait, dont l'éclat a mon âme asservie, [35]
Peut-on prendre sans toi quelque droit sur ma vie ?
Agréables transports ! Importune raison !
Je tiens, vous embrassant, deux Dieux en ma maison.
Achevez, cher Cousin.
Amoureuses furies !
Je dis, nos compliments, non pas vos rêveries. [40]
Pardonnez à mes yeux ravis de cet Objet.
Pour le moins vous rêvez sur un digne sujet.
Divine Phyloclée !
Et mille fois plus belle
Que tout ce qu'un pinceau nous représente d'elle ;
Consultez ses attraits dedans ce vain tableau [45]
C'est chercher le Soleil en image et dans l'eau.
Le peintre a surpassé son art, et la Nature.
Et l'objet plus parfait surpasse la figure :
Ainsi les plus hardis dans les portraits qu'ils font
Représentent les dieux, mais non pas comme ils sont. [50]
Quelle Divinité lui serait comparable ?
Sa Soeur, dont la beauté n'est pas moins adorable ;
Voyez.
Ah ! Que le prix serait mal disputé !
Si l'une a sa douceur, l'autre a sa majesté.
La vertu paraîtrait sous un même visage, [55]
L'honneur a mis ici tous ses traits en usage ;
Elle porte en ses yeux son coeur et son esprit,
Sérieuse, et pourtant on dirait qu'elle rit.
Avecque ses beautés son humeur est dépeinte.
Qui me donnent au coeur une sensible atteinte. [60]
Phyloclée à mes yeux se ferait mieux aimer.
Les charmes de sa Soeur pourraient mieux m'enflammer.
Leurs diverses beautés s'accordent en merveille,
Et dans ces deux tableaux, où la grâce est pareille.
La douceur a des traits qui se font obéir. [65]
L'orgueil a des appas que l'on ne peut haïr.
Phyloclée est la jeune, et Pamele est l'aînée,
À qui cette Couronne un jour est destinée :
Le Roi, qui n'a de soin que de ce double fruit,
Sans pompe les nourrit hors du monde et du bruit, [70]
Et craignant un malheur dont le sort le menace,
Il prévient la tempête et cherche la bonace ;
Il a rompu sa Cour, et pour se dégager,
Sa peur l'a transformé de Monarque en Berger ;
Son esprit aveuglé du soin de sa famille [75]
Captive lui, sa femme, et l'une et l'autre Fille ;
Dans des Loges enclos, dont il fait son séjour,
De crainte de le perdre il a perdu le jour,
Pour garder un Royaume, il le quitte et s'en prive,
Et souffre son malheur même avant qu'il arrive. [80]
Encore que craint-il ?
Une captivité,
Qui l'a, pour l'éviter, dans un autre jeté,
Pour conserver un Sceptre il a pris la houlette,
Et craint de voir enfin sa Couronne sujette ;
Il en est menacé par un arrêt des Cieux : [85]
Mais l'Oracle entendu vous éclairera mieux :
Le voici donc. Grand Roi, ta fertile Arcadie,
Si dedans quelque temps ton soin n'y remédie,
Arrosera de sang tout ce qu'elle a de fleurs ;
On verra ta Maison toute en feu, toute en pleurs ; [90]
Ton héritière aura l'échafaud pour un trône ;
Ton Gendre ayant brûlé la Reine, et ta personne,
Vous serez trois Captifs d'un Prince triomphant,
Et père, et mère, et l'autre enfant.
Cet Oracle est cruel.
Et nourrissant sa peine, [95]
Lui cause un mal présent d'une peur incertaine,
Comme il ne sait que craindre il appréhende tout ;
Les honneurs, les plaisirs lui sont de mauvais goût ;
La Cour est trop suspecte, et lui semble un abîme,
Son Royaume un Autel qui l'attend pour victime ; [100]
Sa qualité de Roi ne sert qu'à l'affliger ;
Sa Couronne, il l'adore, et n'ose s'en charger ;
Il s'est défait de tout, si ce n'est de sa crainte :
Deux Tours ou deux tombeaux témoignent sa contrainte,
Où vivant enfermé comme s'il était mort, [105]
Il a de sa demeure interdit tout abord.
Ô malheur ! Que ferai-je ?
Hélas ! Je désespère.
Et les Filles ont pris le même train du Père ?
Mille innocents ébats rendent leurs soins légers,
Et quelquefois l'entrée est permise aux Bergers. [110]
J'expirais, et ce mot vient de me rendre l'âme.
Mais cachons les desseins que m'inspire ma flamme.
Ainsi ne pouvant voir ni la Cour ni le Roi,
Vos divertissements, chers hôtes, sont chez moi :
Quelque humeur qui vous tienne, et quelque temps qu'il fasse, [115]
Je crois que vous prendrez du plaisir à la chasse ;
Allons donc où mon Fils nous attend à courir.
Allons.
Ah ! Faut-il courre alors qu'on va mourir.
Le plus charmant plaisir mon amour le méprise ;
Et qu'irai-je chasser puisque mon âme est prise ? [120]
Toutefois il faut feindre, et cachant ce lien
Décevoir leur esprit par la force du mien,
Chercher à mon amour un chemin désirable,
Et joindre à mes desseins un temps si favorable.
Scène II
Vous le voulez, Destins, et c'est votre rigueur, [125]
Que je traîne incertain ma vie et ma langueur ;
Dans un état si bas et contraire à ma gloire,
En m'ôtant ma grandeur, ôtez-m'en la mémoire :
Vous qui me possédiez, soupçons, craintes, effroi,
Parmi si peu d'éclat connaissez-vous un Roi ? [130]
Puisque vous n'en voulez, Destins, qu'à ma puissance,
Je suis nu, je vous cède, épargnez l'innocence ;
Pour divertir l'effort de vos traits inhumains
Sans Sceptre je vous tends mes innocentes mains ;
Ces cheveux gris sont-ils le but d'une tempête ? [135]
Conservez la Couronne, et perdez-en la tête :
Ma Fille, en me plaignant du sort et de ses coups,
Je parle de moi-même, et ne crains que pour vous.
Moi, je crains pour tous deux, quoiqu'avec assurance
Que ma fortune un jour vous rendra l'espérance, [140]
Votre malheur vaincu, parmi sa cruauté
Respectera ce fer que je porte au côté ;
Le Destin m'obéit et n'ose me déplaire,
Je le ferais fuir si j'étais en colère :
Pamele s'est rendu les Astres complaisants [145]
Depuis qu'on m'établit dessus ses jeunes ans ;
Voyez en peu de temps comme elle est grande et belle ;
Ma génisse, après tout, n'est pas plus blanche qu'elle ;
J'ai compté ses cheveux, elle a toutes ses dents,
Je mets à l'engraisser mes soins les plus ardents ; [150]
Elle a plus de seize ans et n'a pas une ride :
Le bétail est-il gras dessus qui je préside ?
Je prends le même soin d'elle que de vos boeufs,
Depuis qu'en titre j'ai l'intendance sur eux ;
Que ferait ma valeur en son injure offerte, [155]
Si ses ongles rognés me semblent quelque perte ?
Doncques ne craignez plus, attendez le bonheur
Que cause à votre Fille un pareil gouverneur :
Avez-vous pris de moi des mouvements si lâches ?
Petit coeur. Mais rentrez, je vais compter mes vaches. [160]
Vous me la laisserez pour le plus un moment.
Oui, mais sans intérêt de mon Gouvernement.
Gouvernement honteux et difficile à croire,
Qui m'offense les yeux et blesse votre gloire ;
Sire, n'était-ce pas assez d'une prison ? [165]
Un mur retient mon corps, ce Bouvier ma raison ;
Je suis de tous côtés captive, infortunée,
Et je n'ai rien à moi, si ce n'est d'être née.
Si pour vous tout donner on vous a tout ôté,
Blâmez mon amitié, non pas ma cruauté ; [170]
Et c'est, à mon avis, quelque nom qu'on lui donne,
Une douce prison qui garde une Couronne ;
Ce lieu vous la conserve, et votre liberté :
Le Captif est prudent qui l'est de volonté ;
Pour prévenir un coup de mauvaise fortune [175]
Le sage s'accommode à ce qui l'importune :
Vous en avez l'exemple en moi, qui dans mes soins
Ai choisi cet état où l'on la craint le moins ;
Si quelque autre bonheur ne suit ma solitude,
J'aurai pris de la voir le temps et l'habitude ; [180]
J'ai changé ma Couronne en une autre de fleurs ;
Ma tête a moins d'éclat, aussi moins de douleurs ;
Celle d'or par son poids est sujette à ruine,
De celle-ci mes mains en ont tiré l'épine ;
Ou si quelqu'une reste à tant de soins prudents, [185]
Je la porte au dehors, les Princes en dedans ;
Je me range en ce choix, et dans mon aventure
Plus loin de la fortune, et plus près de la Nature ;
Cette condition me semble soulager ;
Le Sceptre est moins pesant dans la main d'un Berger. [190]
Comme il a moins de poids, il a moins d'assurance.
La sûreté d'un Roi n'est pas en l'apparence ;
Tout ce pompeux éclat fait ombre aux envieux,
Sert d'aile à la fortune, et lui donne des yeux :
Mais le repos se prend des mains de l'innocence ; [195]
En elle de soi-même on a la jouissance ;
Cette douceur de vie, où je mets le vrai bien,
M'enseigne que j'ai tout, et que je n'avais rien :
D'autres dans leurs palais plus hauts que les montagnes,
Sont Rois d'un Cabinet ; je le suis des campagnes ; [200]
Ils respirent un air qu'infecte la grandeur ;
Moi, celui que la rose a parfumé d'odeur ;
L'orgueil souffle auprès d'eux, où la malheur soupire ;
Et je n'ai de tous vents ici que le Zéphire.
C'est le fruit que produit cet heureux changement, [205]
Que je laisse goûter à votre jugement ;
Et tandis que ces bois, dont ma vue est bornée,
Demandent au Soleil une belle journée,
Pour en jouir ensemble avecque plus d'appas,
Allez prendre la Reine, et venez sur mes pas. [210]
Ô pas infortunés, que j'arrose de larmes !
Pour moi seule, ô beaux champs ! Vous n'avez point de charmes.
Scène III
À la fin j'ai trompé leur adresse et leurs yeux,
Pour me rendre inconnu dans ces aimables lieux ;
Ils ont lancé le Cerf, moi sans bruit et sans suite [215]
J'en emprunte les pieds pour aider à ma fuite ;
Cet habit, que j'ai pris, et que j'avais caché,
Lui qui le doit couvrir me montre mon péché :
Lyzidor, cher Cousin, il est vrai, je t'offense ;
Ton respect à mes voeux dût faire une défense : [220]
Mais le même respect que je te porte aussi,
De peur de t'offenser, te cache mon souci :
Je sais qu'en amitié c'est une faute extrême,
Qu'on ne te peut quitter qu'avec la vertu même,
Et que dedans le cours d'un glorieux projet [225]
Pyrocle, cet ingrat, dût l'avoir pour objet :
Mais l'Amour est aveugle, et contre ses merveilles
Pour ouïr la raison ce Dieu n'a point d'oreilles ;
Ainsi de deux côtés je souffre également,
Je suis Ami perfide, et trop fidèle Amant. [230]
Doncque, cher Lyzidor, cesse tant de reproches,
Dont l'entends les Échos jusques dedans ces roches :
En quittant ta présence et ton affection,
Vois que ma propre faute est ma punition ;
Ou si cela ne peut te satisfaire encore, [235]
Vois comme je la hais, vois comme je l'abhorre :
Mon courage honteux en délaissant le bien
Prend un sexe emprunté, comme indigne du mien ;
Mon amitié pourtant ne perd rien de sa flamme,
Tu tiens le vrai Pyrocle, et l'Amour cette Femme : [240]
Tous ces faux ornements, qui démentent mon coeur,
N'ont pas encore éteint sa force et sa vigueur ;
De mêmes soins Alcide ayant l'âme occupée
Emprunta la quenouille, et je retiens l'épée ;
Pallas en cet habit... Mais quel aveuglement ! [245]
Je remets ma vertu dans mon habillement :
Alcide eut mille feux ; mais le seul qu'on renomme,
De mortel le fit Dieu, le mien me rend moins qu'homme.
Las ! Je connais ma faute, et ne la puis fuir ;
Je ressens un tourment que je ne puis haïr ; [250]
J'adore le poison, et la main qui me tue ;
Je t'aime Phyloclée, et je ne t'ai pas vue :
Si ton portrait me blesse, et m'a le coeur ôté,
Dieux que feront tes yeux, ta grâce, et ta beauté ?
Je cherche dans ces lieux une mort légitime, [255]
Et je me suis paré pour être ta victime.
Mais quel est ce fâcheux, qui dans ces bois secrets
Ose mêler sa voix avecque mes regrets ?
Il s'arrête ; voyons ; c'est un Berger sans doute.
Scène IV
Oui, je suis Dametas.
Suivons une autre route. [260]
En toute l'Arcadie autre ne l'est que moi.
Mais ce fantasque objet m'a donné de l'effroi.
Poursuivons la Fuyarde. Elle revient ; je tremble.
Qui que tu sois, garçon, femme, ou les deux ensemble,
Ne me fais plus de peur, cache-toi, fuis d'ici ; [265]
Le Prince le commande, et je le veux ainsi.
Dieux ! Quel extravagant dans ces bois se retire ?
J'y cherche mon soleil, et j'y trouve un satyre.
Cette dryade est folle, et me croit un Soleil :
En effet nous avons quelque office pareil ; [270]
Sous cette qualité je souffre qu'elle m'aime ;
Apollon fut bouvier, et je le suis de même :
Admète fut grand roi, le nôtre le vaut bien.
Tu vas loin : brisons là cet indigne entretien.
Indigne d'une femme, ou plutôt d'une vache, [275]
Qui doit craindre en ces lieux l'ombre de cette hache.
Quoi ? Tu jappes, mâtin ? Et sans craindre mes coups...
Mais, ô Dieux ! Comme il fuit : ce rustre est de ces fous
Dont les pieds sont légers autant comme la tête :
Gardons à d'autre proie une plus digne quête. [280]
Accourez, on me tue, à l'aide, je suis mort.
Cette bête en fuyant va mourir dans son fort.
Scène V
Quel effroyable cri dans ce feuillage sombre
Avecque les oiseaux chasse la paix de l'ombre ?
Quel accident ici fait perdre le respect * [285]
Que le moindre Zéphire avait à mon aspect ?
La feuille en a tremblé, le silence s'éveille,
L'Écho s'en plaint encore et trouble mon oreille.
Au front comme aux discours je reconnais le Roi.
À peine en vous voyant je sors de cet effroi. [290]
Et que craint Dametas ?
Un Démon, une femme.
Ah ! Ma crainte revient ; la voilà, je rends l'âme.
Quel éclat ! Dis plutôt une Divinité :
Mais la puis-je aborder, et sans témérité ?
Voici l'occasion à son point attendue. [295]
Beauté, l'honneur du Ciel, et du Ciel descendue,
Quel encens vous serait agréable en ces lieux,
Si pour les honorer vous délaisses les Cieux ?
Je vous entends, Destins, ce n'est pas sans mystère
Que je trouve Diane en ce bois solitaire : [300]
Sacrés bois, Prince heureux, de la voir entre nous,
Et qu'il me soit permis d'embrasser ses genoux.
Tirez-vous de l'erreur où votre esprit se plonge ;
Cette Divinité, grand Roi, n'est qu'un beau songe.
Doncque faites qu'il dure, et ne m'en privez pas. [305]
Mortelle ainsi que vous et sujette au trépas,
C'est profaner en moi ce haut nom de Diane,
Je suis fille, Amazone , et mon nom est Zelmane.
Ayant donné des lois où je reçus le jour,
J'ai quitté le Strymon, et la Thrace, et ma Cour ; [310]
Mon courage, plus grand que les bornes de la Thrace,
Veut ajouter du lustre aux grandeurs de ma race,
Et dedans ce désir de gloire et de vertu
De mille beaux lauriers mon front s'est revêtu.
Mais quelqu'un nous surprend. [315]
Que d'attraits ! C'est la Reine :
Que ce discours charmant me tenait en haleine !
Voyant sa Maîtresse à la suite de la Reine.
Mes yeux, faites rapport de cet objet vainqueur
À son divin portrait que je porte en mon coeur : [320]
C'est lui, c'est Phyloclée : après tant de merveille,
J'interroge mes sens si je dors, si je veille.
Scène VI
Avancez, Dametas, et nous montrez le lieu
Où sous un front humain l'on peut connaître un Dieu.
Tournez les yeux, Madame, et d'un transport extrême [325]
Sous des habits de fille admirez l'Amour même.
Voyez que la valeur et la grâce à leur tour
Montrent dans un objet et la guerre et l'amour.
Parler de la valeur encore, et de la guerre ?
C'est m'envoyer plus loin qu'au centre de la terre : [330]
Ah ! Si la moindre mouche animait son courroux,
Ce Dieu que vous nommez serait Diable en ses coups,
Et j'en ai presque fait tantôt l'expérience.
Son seul aspect devrait t'ôter ta défiance.
Avance qui voudra ; je vous verrai de loin, [335]
Et mes pieds, s'il le faut, m'aideront au besoin.
Gloire de l'Univers, belle et divine Dame,
Dont le corps cède encore aux merveilles de l'âme ;
Adorer vos vertus autant que vos beautés,
C'est vous donner bien moins que vous ne méritez : [340]
Un Prince vous offrant sa famille Royale,
S'il a votre présence, est-ce un prix qui l'égale ?
Pour accorder ce bien aux prières de tous,
Et nous faire l'honneur de vivre parmi nous,
Considérez les Dieux, ô merveille adorable ! [345]
Lorsqu'ils cherchaient en terre un séjour agréable ;
Ils vivaient par amour avecque les mortels,
Et prisaient plus le coeur que non pas les Autels.
Un Dieu seul comme vous mérite cette place.
Et votre doux accueil nous promet cette grâce. [350]
Nous mettrons à vous plaire un si digne souci,
Que ce qu'ils sont au Ciel vous le serez ici.
Avec même pouvoir, et toujours adorée.
De cette ambition je suis trop retirée ;
Ces offres, sur un point que votre espoir tend, [355]
Me feraient prendre plus s'ils ne donnaient pas tant :
Le sexe me permet un peu de flatterie ;
Mais parler çà mes yeux avec idolâtrie ?...
Jurer que vos vertus méritent de l'encens,
Et porter nos esprits à des voeux innocents, [360]
Ce n'est pas un effet d'une injuste licence,
Ni qu'on doive à ce coup punir de votre absence.
Chef-d'oeuvre de Nature, adorable Beauté,
Enfin toute la force est de votre côté,
Je cède à vos désirs, et devant tant de charmes [365]
Pour la première fois je tremble, et rends les armes.
Ne vous étonnez point, Princesses, de me voir,
Moi, qui pus craindre tout, soumise à son pouvoir ;
J'adore la Beauté dans sa parfaite image,
Et révère un Soleil beau, pur, et sans nuage. [370]
On ne peut être tel qu'avecque vos rayons ;
Vous admirez en moi ce qu'en vous nous voyons.
Et ce que nous voyons surpasse la créance.
Et ce discours flatteur passe la bienséance ;
Laissons telle louange à d'autres entretiens, [375]
Je renvoie à ses yeux tout ce qu'on donne aux miens.
Non pas ce vif éclat, dont l'agréable force
À nos coeurs emportés sert de frein, et d'amorce,
Non pas ce doux orgueil, ce dédain amoureux
Qui menace en flattant, qui blesse et rend heureux. [380]
Ce discours est trop fort pour une faible haleine.
Las ! Il n'est que de flamme, et j'en ai l'âme pleine.
Doncque pour l'achever allons dans le Château,
Qui jaloux vous attend, et me paraît plus beau.
À tant d'offres je rends la seule obéissance. [385]
Ils s'en vont, cette femme est mise en leur puissance ;
Si la mienne était telle, en vain toute la nuit
Elle pourrait pleurer triste, seule, et sans fruit,
Je n'approcherais pas, fût-elle toute nue,
Et toute notre amour se ferait par la vue. [390]
ACTE II
Scène I
Achève cet Ouvrage, et conduis le dessein
Que tes flammes, Amour, inspirent dans mon sein ;
En ce douteux combat, où la raison plus forte
De mon coeur assailli te disputait la porte,
Tu sais que pour aider à tes traits impuissants [395]
J'ai contre elle animé la force de mes sens,
Que ta gloire se lit dedans sa résistance,
Que j'ai tout employé pour perdre sa constance,
Et que pour t'acheter ce titre de vainqueur
Je t'ai fourni des traits aux dépens de mon coeur ; [400]
Superbe après ce coup, impérieux, et brave,
Tu la tiens à tes pieds cette rebelle Esclave ;
Pamele, au lieu de fers, à tes soins curieux
Offre, pour l'enchaîner, un rayon de ses yeux :
Je pense ouïr sa voix qui dit en sa victoire, [405]
Çà ton coeur, Lyzidor ; c'est mon prix, c'est ma gloire :
Déjà mes sens ravis d'aise et d'étonnement,
Promettent à mes feux un bon événement,
Et dans ce doux transport qui flatte ma pensée,
Mon espérance naît, et ma crainte est passée : [410]
Ma fuite dérobée, un habit emprunté
Favorise mes voeux, l'orage est surmonté ;
Et le même sujet du soin qui me dévore,
L'absence de Pyrocle est favorable encore.
Mais ce Château m'arrête, et mon espoir est vain : [415]
Amour est bien entré dans le Château d'airain ;
Moi, par l'invention que ce Dieu m'a montrée,
Je veux ici me faire une facile entrée.
Dieux ! Quel objet nouveau vient du fonds de ce bois ?
Il parle ; cachons-nous, pour entendre sa voix. [420]
Scène II
Chers et secrets témoins de mon amour extrême.
Ô merveille du sort ! C'est Pyrocle lui-même.
Beaux arbres, en ce doux séjour,
Qui ne nous dérobez le jour
Que pour rendre à nos yeux les objets les plus aimables ; [425]
Et vous petits Zéphyrs,
Fûtes-vous les témoins jamais au temps des fables
D'une amour plus étrange, et de plus vrais soupirs ?
Amis de l'ombre et de la paix,
Qui sous votre feuillage épais [430]
Rafraîchissez l'ardeur de ma flamme secrète ;
Et vous petits Oiseaux,
Faites taire, en respect de ma feinte discrète,
Vos voix, l'Écho, les vents, les feuilles, et les eaux.
Quelle voix me ravit l'esprit et les oreilles, [435]
Qui jointe à mes soupirs fait des plaintes pareilles ?
Elle dépeint au vrai les feux que je ressens,
Parle de mas désirs, et s'accorde à mon sens ;
Serait-ce point ici mon amoureux Génie ?
L'accord de nos deux coeurs produit cette harmonie. [440]
En ce nouveau déguisement,
Qui flatte et nourrit mon tourment,
De mon sexe à mes yeux et de moi-même à peine
La vérité fait foi ;
Mes voeux sont plus confus, que ma feinte n'est vaine ; [445]
Je déçois tout le monde, et ne trompe que moi.
En cet état si différent
Où l'amour aujourd'hui me rend
Ma honte me présente à ma propre mémoire,
Qui me fait un refus, [450]
Et ne saurait permettre à ma raison de croire
Ce qu'à présent je suis, ou bien ce que je fus.
Hélas ! Qu'ai-je entendu ? N'est-ce pas là tout dire,
Et figurer au vrai ma honte, et mon martyre ?
Cet aveugle Démon qui me tient sous ses lois [455]
M'a dérobé les sens, et me prête sa voix :
Amour !...
Tu connais mal le souci qui me touche ;
Il est plus dans mon coeur encore qu'en ma bouche.
Toi, qui lis dedans mes désirs,
Qui sais ma peine, et mes plaisirs, [460]
Inspire à Phyloclée un mouvement de flamme ;
Afin qu'à ce moment
Qu'elle saura Pyrocle en ces habits de femme,
Elle en estime moins le Prince que l'Amant.
Auteur et témoin de mes pleurs, [465]
Qui sais ma joie et mes douleurs,
Rends, Amour, rends Pamele à mes voeux exorable,
Perce-la d'un trait d'or ;
Qu'elle sache, ayant vu mon état déplorable,
Aussitôt que le nom de l'amour de Lyzidor. [470]
Lyzidor ? À ce nom tout mon sang est de glace.
Mais il faut, le voyant, mourir en cette place.
Le voir ? Dieux ! Il est vrai ; c'est lui-même, c'est lui :
En quel état nous joint le Destin aujourd'hui !
Pyrocle !
Lyzidor ! [475]
Mon doux espoir ! [475]
Ma vie ! [475]
Hélas ! Qu'entre tes bras ne m'est-elle ravie ?
Sans m'accuser du tort de t'avoir délaissé,
Déjà ce faux habit te l'a trop confessé ;
Et de plus à tes yeux il m'en reproche un autre.
Quel accident jamais se vit pareil au nôtre ? [480]
C'est un secret d'Amour que nous n'entendions point ;
Lui seul nous sépara, lui-même nous rejoint ;
Ton amour m'a quitté, la mienne te retrouve :
J'aime... Hélas ! Cher Cousin, cet habit te le prouve ;
Arbres, dites le reste, ou rougissez pour moi ; [485]
S'il faut te l'avouer, j'aime aussi bien que toi ;
C'est le premier tourment qui doit suivre mon crime,
Que ton oeil voit ma faute, et ma bouche l'exprime.
Si cette faute, hélas ! T'engendre ces remords,
Il faut qu'à ton aspect j'endure mille morts ; [490]
Ce honteux changement qui t'offense, me blesse ;
Pardonne à ma douleur, et punis ma faiblesse.
Telles soumissions ne font que m'affliger,
C'est me traiter en Prince, et je suis un Berger ;
Mon coeur en cet habit fait honte à ma naissance ; [495]
Pardonner et punir sont termes de puissance.
Même à votre pouvoir ils me semblent trop doux.
Qui n'en a point sur soi n'en peut prendre sur vous.
Mais c'est mettre trop le fer en cette plaie ;
Ainsi que le péché la douleur en est vraie : [500]
Retournons à l'amour, et tâchons seulement
D'étouffer ou guérir notre commun tourment.
Cette douce parole enfin me ressuscite,
Votre aveu me rendrait toute chose licite.
Sachez donc en trois mots qu'un étrange bonheur [505]
M'a mis dans ce Château bien moins que dans l'honneur ;
S'il faut nommer ainsi l'accueil et les caresses
Du Roi, de Gynécie, et de nos deux Maîtresses :
Leurs esprits attirés et soumis à mes lois
Sont toujours dans mes yeux, ou pendent à ma voix ; [510]
Trompé par cet habit le Roi m'aime de sorte
Qu'en son coeur, au Château, j'ouvre et ferme la porte :
Et même Dametas...
Le Bouvier ? Arrêtez ;
J'avais auprès de lui mes desseins apprêtés ;
Et vous pouvez beaucoup aider à l'entreprise [515]
Qu'aveuglé de l'amour sous cet habit j'ai prise :
Ô Cieux ! N'écoutez point cet indigne propos :
Je mets à le servir ma gloire et mon repos ;
Pour jouir de l'aspect du Soleil qui m'enflamme
Que tout autre ait mon corps, si Pamele a mon âme. [520]
Un Prince ? Ah ! Quel dessein ?
C'est celui d'un Amant :
Qui s'oppose à mes voeux augmente mon tourment ;
Souffrez que mon amour, qui n'eut jamais d'exemple,
De ce coeur abaissé fasse son plus haut Temple.
Servir ? Et Dametas ? Vous, de qui la valeur... [525]
Ne saurait qu'estimer cet aimable malheur.
Un, qui pourrait tenir le Monde à son Empire ?
Qui vaudrait moins pourtant que le but où j'aspire :
Amour s'irrite enfin d'un propos superflus ;
M'aimez-vous ? Aidez-moi, sinon, n'en parlons plus. [530]
Le voir, et le souffrir ? Ô Dieux ! Quelle contrainte !
Bien doncque, mon secours est la fin de ma plainte :
Pour seconder l'effet de mon soin diligent
Portez à ce Bouvier moins de mots que d'argent ;
Son rude esprit se prend avecque flatterie, [535]
Et sans le mériter il souffre qu'on le prie.
Scène III
Malheureux Amphyale, où te porte un destin
Qui te poursuit partout, et n'a jamais de fin ?
Après avoir défait les monstres de la Grèce,
Ne peux-tu pas dompter un Tyran qui te presse ? [540]
Regarde ce vainqueur, dont l'orgueil insolent
Plus il te voit souffrir devient plus violent ;
Il tient devant tes yeux sa flèche encore teinte
De ton sang qui se plaint d'une mortelle atteinte,
D'un sang qui fume encore, et rougit doublement [545]
Plus de ta lâcheté que naturellement :
Oui, mon extrême amour, comme elle est déréglée,
Obscurcit mon renom, et m'a l'âme aveuglée ;
Le seul soin de nourrir en moi ce vipereau
Tient mon bras en écharpe, et mon fer au fourreau ; [550]
La Terre, qui s'en plaint, de monstres se diffame,
Et loin de l'en purger j'en loge un dans mon âme.
Mais que dis-je ? Insensé ; Dois-je nommer ainsi
Une amour si parfaite, un si digne souci ?
Ma qualité permet ce dessein légitime ; [555]
Adorer Phyloclée, est-ce commettre un crime ?
Oui ; puisqu'à mon malheur les hommes et les Dieux
Opposent à mes voeux un obstacle envieux ;
Le Roi dans ses soupçons refuit mon alliance,
L'Oracle moins que moi le tient en défiance ; [560]
Il pense voir déjà son Sceptre dans ma main,
Ce qu'il tient aujourd'hui qu'il le perdra demain
Je suis ce Conquérant, dont l'ardeur échauffée
Se doit de sa famille ériger un trophée,
C'est mon bras (comme il croit) dont il est menacé, [565]
C'est par moi que son front doit être terrassé :
Ainsi de sa personne, un naturel de roche
M'éloigne d'autant plus que mon sang m'en approche ;
Ainsi devant le mal sa crainte me punit,
Ceux que le sang a joints le sang les désunit ; [570]
Ma Grandeur est mon crime, un Roi m'ose défendre,
Pour être son Neveu, l'espoir d'être son Gendre ;
Et je ne suivrai pas le généreux dessein
Que ma Mère à tous coups m'inspire dans le sein ?
Elle, dont le courage accuse ma faiblesse, [575]
Qui tient à mon pouvoir le coeur de la Noblesse,
Et qui de la Discorde allume le flambeau
Pour me conduire au trône, et Bazyle au tombeau.
Que dis-je ? Furieux ; sortez de ma pensée
Indiscrets mouvements d'une amour offensée : [580]
Ma fureur me trahit, et dedans ma langueur
Ma bouche et mon esprit ont démenti mon coeur ;
Que je gagne la Fille en la perte du Père ?
Que je doive à sa mort le bonheur que j'espère ?
Si mon désir y pense, il est trop criminel, [585]
Je choisirais plutôt un tourment éternel ;
J'attendrai constamment que le Destin s'apaise ;
Phyloclée, à mon bien je préfère ton aise.
Scène IV
En ses moindres discours on connaît sa vertu.
Mon coeur à son objet a longtemps combattu, [590]
Et faisant un rapport de ses rares merveilles
Doutait s'il charmait plus les yeux que les oreilles.
Son esprit partageait à chacune de nous...
Ce que pourtant, ma Fille, il ne donnait qu'à vous.
Attendons ; la voici, que Dametas amène. [595]
Scène V
Avec elles ici nous trouverons la Reine.
Deux ennemis si tôt sont-ils tombés d'accord ?
Quoi ? Vous touchez son ombre, et vous n'êtes pas mort ?
Il a pris un second qui lui rend l'assurance,
Et ce valet nouveau flatte son espérance. [600]
Il est vrai que Lycas me promet du renom.
Il me veut dès l'abord faire peur de son nom.
La valeur est requise en semblable querelle,
Pour conserver celui qui conserve Pamele.
Recevez-le, Mignonne ; il a l?esprit ouvert, [605]
Et vous parlerez peu s'il ne vous prend sans vert ;
Admirez sa démarche, et sa façon gentille,
Qui ne démentent point son ancienne famille.
Il est vrai, cher Cousin, mais il ne le croit pas.
À dessein, et de peur je tremble à chaque pas. [610]
Il vous vient faire enfin quelque belle harangue.
Oui, s'il a comme aux pieds la crainte sur la langue.
Princesse, à qui mon Maître et le Ciel m'ont donné.
Courage ; ô le bon mot ! Voilà bien entonné.
C'est où son jugement se fait bien reconnaître... [615]
D'avoir mis par honneur le Ciel après son Maître.
Vous, de qui la vertu par mile attraits vainqueurs
Se lit sur votre front, et s'écrit dans nos coeurs,
Belle et première fleur du jardin d'Arcadie.
Dieux ! Pour la mieux louer que voulez-vous qu'il die ? [620]
Ce terme de Berger sent son extraction.
Une grâce cachée est dans son action.
Permettez cet honneur à ma fidèle envie
D'employer à vous plaire et mes soins et ma vie,
Heureux d'avoir vos yeux pour témoins de ma foi. [625]
Tu vas bien haut, Lycas ; pour te suivre, attends-moi.
Que dites-vous ? Ma Soeur ; vous êtes son Idole,
Ne lui rendrez-vous point au moins une parole ?
On dirait que l'Amour se lit dans son discours.
Ce Berger en ce cas mérite du secours. [630]
Il vous parle des yeux quand sa bouche soupire.
L'agréable entretien ! Qu'il nous apprête à rire !
Levez-vous, mon berger.
Et connaissez le bien
Que sa bonté vous fait, qui vous appelle sien.
Sien ? Ce mot seul, ô Dieux ! Vaut mieux qu'une couronne. [635]
Mais quel bruit élevé dedans ce bois résonne ?
Un lion vient à nous, et vient tout en fureur.
Fuyons ; Dieux ! Tous mes sens en frémissent d'horreur.
Tirez-vous à l'abri, tandis que cette épée...
Sa valeur en son sang l'aura déjà trempée : [640]
Rassurez-vous, Madame, et n'ayez plus de peur,
Ce danger a le cours d'une faible vapeur :
Laissons courre la bête à travers cette plaine ;
Et voyez Dametas, qui sans pouls, sans haleine,
Les yeux clos, et son corps insensible étendu, [645]
Croit être tout vivant au tombeau descendu.
Ce spectacle à peu près m'effraie autant que l'autre.
Mon Maître, quelle peur est pareille à la vôtre ?
Ouvrez les yeux, parlez, écoutez la raison.
Je n'ose, qu'on m'emporte ainsi dans la maison. [650]
Lycas, et qu'a-t-il moins de coeur, ou de cervelle ?
Mais, ô Dieux ! Quel sujet d'une crainte nouvelle.
Madame, sans frayeur tenez-vous à couvert.
Qu'un beau chemin, Lycas, à ta gloire est ouvert !
Ces armes d'un poltron, que le destin me laisse, [655]
Reprochent en mes mains sa honte et sa faiblesse.
Qu'un Berger ait ce coeur ? Ce coeur tant de vertu ?
Quelle ardeur au combat ! Voilà l'Ours abattu.
Courage, Dametas.
J'ois la voix d'une Parque,
Ou celle de Charon qui m'appelle en sa Barque. [660]
L'Ours est mort.
Ainsi donc je tombe sans secours
Des ongles du lion dans le ventre d'un Ours :
Ah ! Lycas.
Le voici, que la gloire environne,
Et qui vient recevoir de vos mains la Couronne :
Sus doncque, levez-vous, apprêtez un laurier. [665]
Et vous aussi la palme à ce vaillant guerrier :
Je remporte un honneur d'éternelle mémoire ;
Puisqu'il est mon Valet, c'est à moi sa victoire.
Oui, Madame ; ou plutôt, si j'ose dire mieux,
Je dois cette victoire au pouvoir de vos yeux ; [670]
Cette bête en respect ayant changé sa rage
A plus senti leurs traits que ceux de mon courage :
Recevez-en la patte, et par ce même don
De ma témérité je demande pardon ;
Ce présent est indigne, et n'est pas moins étrange [675]
Que d'offrir au Soleil du sable et de la fange,
Lui, dont la force fait l'or et les diamants,
Lui qui nous montre en vous de plus beaux ornements.
Tu nous mène bien loin pour nous faire un beau conte
Ta vanité, Lycas, m'offense et te surmonte ; [680]
Comme si tel honneur allait jusques à toi ?
Rends ces armes, poltron ; sont-elles pas à moi ?
Oui ; mon service encore, et mon sang, et ma vie.
De quoi donc, insolent, se flatte ton envie ?
D'obéir à vos lois.
C'est comme je l'entends. [685]
Et de plaire à l'objet qui rend mes voeux constants.
Quelque loi dessus vous qu'il se soit réservée ;
J'accepte ce présent des mains qui m'ont sauvée.
Un refus blesserait vos sens et ma douceur.
Mais je vois de retour l'Amazone, et ma Soeur. [690]
Scène VI
Ma fille, recevez ce don.
Qu'il vous souvienne
Qu'enfin nous lui devons votre vie, et la mienne.
Louer ainsi l'effort le moindre que j'ai fait ?
Je crois qu'on me reproche un si léger effet.
Toute louange ici ne peut être assez grande. [695]
Et je ne la reçois, qu'afin que je la rende.
À qui doncque la rendre ?
À vos charmes puissants
Qui donnèrent la force et l'ardeur à mes sens.
Et qui dans le combat vous ont laissé la honte
De voir que Dametas aujourd'hui vous surmonte : [700]
Considérez cet Ours dans son sang tout noyé.
Quel prodige en ces lieux ! Qui l'aurait envoyé ?
Mes armes ont couché cette bête effroyable.
Mais ce bras les portait.
Cela n'est pas croyable.
Tandis que Dametas caché, pâle, et tremblant [705]
N'osait ouvrir les yeux à ce combat sanglant :
Je ne dois qu'à Lycas ma vie et ma défense.
Cet honneur qu'on lui rend me déplaît et m'offense ;
Mais quoi ? Je suis son maître, et ce titre important
Fait que de sa louange il m'en revient autant. [710]
Ce Berger a rendu sa valeur exemplaire.
Je le tiens, après vous, comme un Dieu tutélaire.
Non, je n'ai rien d'égal à sa dextérité ;
Je regarde son coeur, non pas sa qualité.
La raison veut plutôt qu'on regarde son maître. [715]
En cette occasion que le Ciel a fait naître,
Sire, un pauvre Berger admire son bonheur,
Et met à vous servir son plus parfait honneur.
Me voilà sans valet d'une seule parole ;
Cet oiseau rompt sa cage, il prend l'air et s'envole : [720]
Pour ton aile, Lycas, cet essor est trop grand.
La main qui vous l'a pris, Dametas, vous le rend :
Que ne vous dois-je pas pour un si bon office ?
Vous le payez au double agréant mon service.
Que sa condition, ma Soeur, lui fait de tort ! [725]
Ce Berger accompli mérite un autre sort.
Et moi dedans l'ardeur de ma flamme amoureuse
Que j'aimerais le sien ! Qu'il me rendrait heureuse !
Que ne suis-je Lycas !
À quelle intention ?
Pour mettre mon amour en sa perfection ; [730]
Son sexe et ma constance enfin me pourrait rendre
Ce que le mien ingrat me défend de prétendre.
Prétendre ? Et Quoi ? Madame.
Un bien, un sort plus doux,
Que vous fussiez à moi, comme je suis à vous.
J'entends à demi mot, et ma jalouse flamme [735]
Va lire ses désirs jusques dedans son âme ;
J'ai reconnu son sexe, et sais ce qu'il prétend.
Qu'après tant de dangers mon esprit est content !
Que je baise cent fois cette main que je touche,
Et qui nous a sauvés. Mais le Soleil se couche : [740]
Madame, allons passer jusques à son réveil
Sur les maux de ce jour l'éponge du sommeil.
ACTE III
Scène I
Quelle tristesse suit la fin d'un beau conte ?
Ah ! Ma Soeur, que l'amour se rit de votre honte !
C'est de cette façon qu'il faudrait s'affliger, [745]
Si Lycas n'aimait point, ou n'était qu'un Berger ;
Mais qu'il soit Lyzidor, Prince de Thessalie,
Et se plaindre d'un bien, ô Dieux ! Quelle folie !
Que son coeur vous adore, et le déguise ainsi ?
C'est un sujet de joie et non pas de souci. [750]
Si je l'aime en Berger, mon amour est honteuse ;
Et si je l'aime en Prince, hélas ! Qu'elle est douteuse !
Je ne puis éviter, ou la honte ou la peur.
Pyrocle, ainsi que lui, serait donc un trompeur ;
En Zelmane j'aimai sa grâce, et sa personne ; [755]
Mais il me plairait moins s'il n'était qu'Amazone :
Admirons leur amour en ces déguisements ;
On ne pourrait trouver deux plus parfaits Amants :
Craindre dessous leur feinte une embûche dressée,
Leur front démentirait cette vaine pensée ; [760]
Tous deux d'un soin pareil ont caché leurs amours,
Tous deux dans les dangers ont conservé nos jours ;
Et quelle gratitude aujourd'hui nous convie
De refuser un coeur à qui il doit la vie ?
Ce refus, chère Soeur, n'est plus en mon pouvoir, [765]
Mon amour a passé les termes du devoir ;
Lyzidor reconnut une pareille atteinte
Lorsqu'il m'ouvrit son âme, et découvrit sa feinte ;
Son coeur faisant parler l'amour et le respect,
Fit naître dans le mien un mouvement suspect ; [770]
Je cachais ce transport, mais dans sa violence
Mes soupirs, et mes yeux trahirent le silence ;
Enfin...
Tranchez le mot ? Le coeur y consentit.
Et presque en même temps aussi s'en repentit.
Vous faites bien, ma Soeur, c'est ainsi qu'il faut dire : [775]
Je ne suis point d'humeur à cacher mon martyre ;
Pyrocle découvert se trouva plus chéri,
Je ne l'aimais qu'en femme, et l'aime pour mari ;
Ma pitié, qui suivit le récit de sa peine,
Lui fut de mes désirs une preuve certaine ; [780]
Il accusait sa faute, et mon front à son tour
Pensant rougir de honte en rougissait d'amour ;
Mes sens étaient confus, et dans cette contrainte
Ma bouche refusait et cherchait une plainte ;
Les propos qu'elle tint, l'oeil les désavouait, [785]
Elle accusait Pyrocle, et mon coeur le louait ;
Toutes ses actions me montraient quelque grâce,
Je trouvais des appas même dans son audace ;
S'il parlait, j'estimais son ardeur en ce point,
Et je nommais respect quand il ne parlait point [790]
Que vous dirai-je plus ? Mais il nous vient surprendre,
Ce qui reste, en ses yeux vous le pourrez apprendre.
Apprenons à couvrir plutôt nos feux ardents,
Montrer un front de glace, et brûler en dedans.
Scène II
L'Amour, sans offenser les lois de la prudence, [795]
Vous peut-il interrompre en cette confidence ?
Vous voyez, nous tentons ce combat hasardeux ;
Mais c'est sans avantage, et de deux contre deux.
Quel besoin de combattre à qui tient la victoire ?
Avouez-nous vaincus, nous aurons trop de gloire. [800]
La partie est suspecte où le plus fort se rend.
Berger, et Cavalier, l'avantage est trop grand ;
M'attaquer à deux fronts ? À cet assaut je tremble ;
Puis-je vaincre Lycas et Lyzidor ensemble.
Vous ne pouvez sur eux perdre aucun de vos coups ; [805]
Tous les deux n'ont qu'un coeur, et ce coeur est à vous :
C'est où l'Amour lui-même a gravé votre image,
Où mon devoir vous rend un éternel hommage :
Prince, ou Berger, n'importe, en cet habillement
Vous voyez un Esclave, un vertueux Amant : [810]
Accusez Lyzidor ainsi qu'un téméraire ;
Mais louez en Lycas une vertu contraire ;
L'un vous montre ma faute, et l'autre mon respect ;
Je suis en même temps trop vain et circonspect ;
Et si votre justice à l'égal se dispense, [815]
L'un demande pardon, l'autre une récompense.
Et moi...
N'achevez point ; à vous voir on entend
Que Zelmane et Pyrocle en demandent autant ;
Ma voix prévient la vôtre et celle de Pamele,
Comme nos sentiments notre intérêt se mêle ; [820]
Je sais que plus sévère et plus ferme que moi,
Elle vous eût prescrit une plus dure loi :
Princes, tous deux parfaits, autant que nous heureuses
De connaître et nourrir vos flammes amoureuses,
Apprenez qu'un Destin qui gouverne nos coeurs [825]
S'est montré plus puissants que vous sur nos rigueurs,
Et pour n'abuser point d'une victoire exquise ;
Pesez ce qu'elle coûte avant que d'être acquise ;
Pour mériter ce bien, qui vous semble si doux,
L'Amour vous a rendus comme indigne de nous ; [830]
Votre gloire s'acquiert par un état infâme,
Et l'on voit triompher un Berger, une Femme :
Après beaucoup de soins, après beaucoup de maux,
Ne perdez pas un fruit promis à nos travaux ;
Que toujours la prudence en ce dessein vous serve, [835]
Une vertu nous gagne, une autre nous conserve,
À faute de respect tous deux vous nous perdez ;
Voyez en cet état ce que vous hasardez.
Cette loi glorieuse en notre coeur empreinte
Nous tiendra dans l'espoir ainsi que dans la crainte. [840]
Ce respect amoureux que vous nous ordonnez...
D'un beau myrte rendra vos deux fronts couronnés.
Scène III
Zelmane !
C'est la Reine ; ah ! Qu'il me faut contraindre !
Que dois-je faire ? Amour ; te louer, ou me plaindre ?
Ton pouvoir en ces lieux et m'oblige, et me nuit, [845]
Ta grâce m'accompagne, et ta grâce me fuit ;
Cette Reine m'aimer ? Ô l'étrange manie !
Et tu tiens nos esprits sous cette Tyrannie ?
Phyloclée a mon coeur, et d'un fâcheux souci
Bazyle veut l'avoir, et Gynécie aussi ; [850]
Que cet habit me cause et de joie et de peine !
Il peut trop sur le Roi, mais trop peu sur la Reine.
Ah ! Zelmane ! Je meurs.
Dieux ! La plaintive voix ;
Allons, elle m'appelle une seconde fois.
Quelle sauvage humeur de mes yeux se retire ? [855]
Pourquoi refuses-tu d'entendre mon martyre ?
Mais tu le connais trop, mes yeux t'en ont parlé,
Ce que cachait le coeur ils te l'ont révélé ;
Tu me fuis, je m'en plains, tu t'en ris, et je pleure,
Je t'aime ? Entends ce mot, après dis que je meure ; [860]
Si tu voyais ici l'état de mes ennuis.
Elle ne me croit pas si proche que je suis,
Ses voeux qui m'ont présent me parlent en pensée :
Fuyons ; mais il est trop tard, et sa vue est haussée.
Quel démon favorable en ces lieux l'a rendu ? [865]
Sais-tu mon mal enfin, l'as-tu bien entendu ?
Et bien qu'ordonnes-tu ? Que faut-il que je fasse ?
Que j'avance ma mort, ou recherche ta grâce ?
Quelle mort ? Quelle grâce ? Et de quoi parlez-vous ?
D'amour, de ta faveur que j'implore à genoux ; [870]
Je cherche la pitié, non pas d'une Amazone.
Dieux ! Je suis découvert, sa parole m'étonne.
Mais plutôt le secours, (dirai-je mon péché)
Que dessous cet habit la Nature a caché.
Quel malheur à tous deux ? Sa constance abattue [875]
Implore ma pitié par un mot qui me tue.
Vos soins pour Phyloclée ont attiré les miens ;
Amour ouvrit mes yeux, ou me prêta les siens ;
Il faut lever le masque, il n'est plus temps de feindre,
Que pourrai-je espérer ?
Que ne dois-je pas craindre ? [880]
Scène IV
Enfin je trouverai...
Plus que vous ne cherchez.
Voilà par cet abord mes desseins empêchés.
Madame, il faut ici qu'à mon tour je possède
Un bien que vous m'ôtez.
Et qu'à regret je cède.
À regret ; vous l'oyez, et vos charmes puissants [885]
Touchent, ainsi qu'à moi, son esprit et ses sens ;
Nous n'en aurons pourtant aucune jalousie,
De bon coeur je la laisse en cette fantaisie ;
Je ne l'accuse ici, qu'afin de m'excuser,
Montrer par son abus si j'ai dû m'abuser ; [890]
Tenez-vous criminel un désir qui m'entraîne ?
Condamnez Phyloclée, et condamnez la Reine ;
Tous trois pour vous aimer sommes vos ennemis,
Blâmez-vous en un seul ce que trois ont commis ?
Ce dessein vertueux au contraire m'oblige ; [895]
Votre amitié...
Ce nom et m'excuse, et m'afflige ;
Nommez la mienne amour.
Ah ! Vieillard insensé,
Apprends combien ce mot a mon coeur offensé ;
Quelle horreur ! Un vieux corps sans force, et qui se couche,
A la mort sur le front, et l'amour en la bouche. [900]
Le froid n'est qu'au dehors, mon coeur est tout de feu.
Il parle ? Je le souffre ? Et l'on me craint si peu ?
Et mon courage dort ?
Dieux ! Sa colère éclate.
Il tremble ; c'est assez, il est temps qu'on le flatte :
Pardonnez cet excès à ma juste fureur, [905]
Qui commet sur la vôtre une plus grande erreur ;
Le respect qu'on vous doit accuse mon courage.
Et l'amour qu'on vous porte excuse cet outrage.
Ah ! Sire, ôtez un nom de si mauvaise odeur,
Et donnez quelque chose au moins à ma pudeur. [910]
Bien donc, au lieu d'amour, appelons-la, Madame,
Désir, foi, passion, voeu, prison, chaîne, et flamme.
Je trouve tous ces mots un peu mieux assortis,
Et je les souffrirais d'autre bouche sortis.
Oui, si dans ce moment Phyloclée en ma place [915]
Vous tenait ces discours...
Ils auraient quelque grâce.
Me refuser ce bien de dire ma langueur ?
Employer autre bouche où vous parle mon coeur ?
Cruelle ! Mais c'est plus que ne mérite encore
Un vieillard que l'amour à petit feu dévore : [920]
Gardez que Phyloclée, après un tel effort,
Au lieu de mon amour vous parle de ma mort ;
Je m'en vais de ce pas implorer sa puissance.
Moi, rire de sa feinte, et de ton innocence.
Scène V
Qu'opposez-vous, mon fils, à mes justes raisons ? [925]
L'honneur, qui me défend d'attaquer des prisons ;
Laissons vivre Bazyle en son humeur craintive,
Il est assez puni, lui-même se captive.
Tirez-le par sa mort de prison et des fers ;
Puisqu'il fuit ses États, ils vous semblent offerts. [930]
Je veux que ma fortune à ma vertu réponde,
Je n'achèterais pas à ce prix tout le Monde ;
Un Sceptre mal acquis ne me saurait flatter.
Un Sceptre mal régi se peut bien disputer.
Lui disputer un bien ?
Qui suit votre naissance, [935]
Dont un autre à vos yeux a pris la jouissance ;
Et vous avez du coeur ?
Il est si généreux,
Que le malheur d'autrui ne me peut rendre heureux ;
Et bien que mon désir choque un Père et l'étonne,
Je recherche sa fille, et non pas sa Couronne. [940]
Si la fille autrement ne se peut accorder,
Avecque le Royaume il la faut posséder.
Cette possession serait illégitime,
Et je la veux gagner par amour et sans crime.
Appelez-vous un crime, un effet de pitié, [945]
Que le pays attend de ma ferme amitié ?
Mon Fils, tout le Royaume à cela vous convie,
Et son consentement préviendra votre envie.
Sans la justifier, il la peut prévenir.
Le succès rend tout juste à qui sait bien tenir ; [950]
En matière d'État la justice est trompée,
Le plus fort a raison, et le droit suit l'épée.
Et moi, de quelque effort dont je sois combattu,
Je ne suivrai jamais qu'Amour et la vertu :
Madame, retranchez cette poursuite vaine. [955]
Que votre amour est faible !
Ou que j'ai peu de haine !
Reconnaissez qu'enfin ces mots sont superflus.
Ainsi que vos soupirs.
Ah ! Ne me tentez plus,
Laissez-moi sans espoir soupirer et me plaindre,
Et n'espérez jamais à ce point me contraindre. [960]
J'espère d'amollir un courage obstiné,
Et le porter au trône où je l'ai destiné ;
Qu'il est doux de trouver, quoi qu'un esprit raisonne,
Une Femme en son lit, au front une Couronne !
Le moins ambitieux souffrirait cet effort, [965]
Et ne se plaindrait pas d'un favorable tort :
Aussi, quoiqu'il résiste à cette douce force,
J'ai connu que mon Fils en a goûté l'amorce :
Changeons-lui la pilule ; et que sa passion
Tire ce qu'il refuse à son ambition ; [970]
Enlevons les deux Soeurs ; ma victoire est visible,
Et mon courage ardent ne croit rien d'impossible ;
Sa Maîtresse en ses mains l'oblige par ce bien,
Et d'amour et d'honneur à défendre le sien,
Le plaisir de l'avoir, le regret de la rendre [975]
Lui feront voir aisé ce qu'il n'ose entreprendre ;
Je donnerai couleur à sa rébellion,
Et vengerai la mort de l'Ours et du Lion ;
Oui, ces deux animaux, dont j'employai la rage,
Et qui fut sans effet, cèdent à mon courage ; [980]
En vain j'avais remis à leur brutalité
Ce que je dois tirer de ma subtilité,
C'est elle qui promet d'une action hardie
Phyloclée à mon Fils et toute l'Arcadie.
Scène VI
Que la Reine vous aime ? Et que son feu nouveau [985]
Ait découvert l'Amour à travers son bandeau ?
Qu'elle ait su pénétrer et son voile et le vôtre ?
Qu'elle vous ait dépeint et sa flamme et la nôtre ?
Que le roi soit tombé dans un même souci ?
En ce dédale, ô Dieux ! Quel filet ?
Le voici : [990]
Bazyle a reconnu quelque feu de la Reine,
Et comme il me croit fille, il se rit de sa peine ;
Elle, qui d'autre part me connaît mieux que lui,
Voit et souffre qu'il m'aime, et n'en a point d'ennui ;
Mais le meilleur du jeu, c'est de nous voir ensemble, [995]
Qu'au lieu de s'opposer, leur amour nous assemble ;
Déjà ce vieil Amant, de mon désir instruit,
Par votre seul moyen en recherche le fruit,
Et dedans ce dessein détourne Gynécie,
Qui reste sur mes voeux assez mal éclaircie : [1000]
Ainsi dans cette erreur qui les tient en suspens
Nous pouvons vivre ensemble et rire à leurs dépens.
En effet je ne puis dans mes plus vives craintes
Que je ne rie un peu d'Amour, et de vos feintes ;
Que votre esprit est fort ! Qu'il a su dextrement [1005]
Tromper les yeux du Roi ; comme son jugement !
Ma Fille, (m'a-t-il dit) voyez ma mort prochaine,
Allez, trouver Zelmane, et lui montrer ma peine,
Empruntez tous les traits d'Amour et de pitié,
Pour lui faire agréer ma constante amitié ; [1010]
Dites-lui qu'on ne peut résister à ses charmes :
Cependant il versait un gros fleuve de larmes :
Moi, qui me contraignais en l'oyant soupirer,
Je ne pensais que rire, et me sentis pleurer ;
Et presque en ce désir oubliant qui vous êtes, [1015]
Je vous faisais pour lui des prières secrètes.
Telles que mon amour vous peut faire aujourd'hui
De m'accorder un point que vous cherchiez pour lui.
Riez-vous ? Et quel point en pouvez-vous prétendre ?
Vous m'accusez, mauvaise, avant que de m'entendre : [1020]
La pitié... Mais voici.
C'est Pamele qui vient.
Scène VII
Et quoi ? Quelle paresse encore vous retient ?
Huit Nymphes dans ce bois déjà se sont rendues,
Où sans plus toutes trois nous sommes attendues ;
Voulez-vous pas, Zelmane, assister à leur jeu ? [1025]
J'y menais Phyloclée.
Avancez donc un peu.
Elles donnent enfin dans l'embûche dressée :
Courage Compagnons.
Que vous êtes pressée !
Attendez-nous, ma Soeur ; quoi ? Nous plaindre ?...
Un moment.
Il vous serait plus chère auprès de votre amant ; [1030]
Si Lycas nous suivait, attendant sa venue
Vous conteriez vos pas et cette herbe menue,
Un autre jeu plus doux flatterait votre esprit,
N'en faites pas fine ! Ah ! Du moins elle en rit.
Que cette belle humeur fait de honte à la mienne. [1035]
Car j'ai ma compagnie, et tu n'as pas la tienne ;
Ton oeil dit que ton coeur en est un peu jaloux.
Saisissons l'Amazone, et le reste est à nous.
Ah ! Traîtres.
Ah ! Ma soeur.
Ah ! Zelmane ! On m'enlève.
Voleurs, auparavant il faudra qu'on me crève : [1040]
Faut-il voir ma défaite, et languir ma vertu ?
On me force ; je cède, et n'ai pas combattu.
ACTE IV
Scène I
Après un bien acquis ainsi l'on le néglige ?
En cette étrange humeur, qui vous sert vous afflige ;
Phyloclée est à vous.
Hélas ! Moins que jamais. [1045]
Ne vous en troublez point, nous ferons cette paix.
Tous mes devoirs offerts son courroux les refuse,
Elle a toujours raison, et je n'ai point d'excuse ;
Je tremble en lui parlant, mon visage pâlit.
Il me la faudra mettre encore en votre lit ; [1050]
Peureux, c'est en ce point qu'elle vous mésestime,
Et votre honte rend sa vigueur légitime ;
Au lieu de ses faveurs vous cherchez un pardon,
Gagnez-les par effort, si ce n'est pas un don.
Oui ; mais dans cet effort je n'aurai d'autres armes [1055]
Que mes soumissions, que mes voeux, et mes larmes ;
Ses soupirs font les miens, ses plaintes mes douleurs,
Je ne lui puis montrer ma flamme qu'en mes pleurs :
À chaque fois qu'Amour me reporte auprès d'elle
Ses beaux yeux font aux miens une plainte nouvelle, [1060]
À force de l'aimer je crains de l'affliger,
Et si je la priais je croirais l'outrager ;
Même souvent j'oublie, à l'objet de sa peine,
Avecque mon tourment le dessein qui m'amène :
Mais tout ce vain respect ne touche point son coeur, [1065]
Il accroit sa colère et nourrit ma langueur.
Dites de vrai qu'il perd ce qu'obtient la licence ;
Montrez-lui son devoir, comme votre puissance.
Son plus juste devoir serait de vous punir
De l'avoir mise ici, moi de l'y retenir ; [1070]
Et ma puissance en vain combat la destinée,
Qui m'ôte cette proie.
Et ne l'a pas donnée ;
C'est moi qui l'ai ravie, et qui la maintiendrai.
Moi qui ferai tourner les Destins à mon gré :
Que ce Roi fainéant, qu'un siège m'épouvante ? [1075]
Je changerai l'État, c'est de quoi je me vante,
Et de vous couronner encore malgré vous ;
Dieux, Destins, Roi, mon Fils, je vous dompterai tous.
Dans votre ambition superbe et déréglée
Vous ferez plus encore, apaisez Phyloclée, [1080]
Rompez-moi cette épine, adoucissez mes fers,
Et ma valeur après vous promet l'Univers ;
Vous lui pourrez offrir, si son coeur me seconde,
Avecque mon amour la Couronne du monde ;
Tandis qu'une victoire ailleurs attend mon bras, [1085]
Allez vaincre pour moi sentiments ingrats.
Marchez, ne craignez point qu'enfin je ne l'emporte.
Ni que dans les dangers cet espoir ne m'en sorte.
Courage, il est gagné, son esprit se résout,
Quoi que j'ai entrepris nous en viendrons à bout ; [1090]
Ce lâche nom de Mère eût toute autre asservie,
Moi, j'aime beaucoup plus son honneur que sa vie,
L'endurcir au travail, le voir dans les combats
Tiendrait toute autre en peine, et ce sont mes ébats ;
Son courage est ainsi difficile à résoudre, [1095]
Mais poussé de la gloire il fait plus que la foudre,
Je ne remarque en lui qu'un point défectueux,
Qu'il est à mon humeur un peu trop vertueux ;
Dans les plus grands desseins trop de foi nous peut nuire.
Mais voici Phyloclée ; il me la faut réduire. [1100]
Scène II
Ne donnerez-vous point quelque terme à vos pleurs ?
Nourrirez-vous toujours ma peine, et vos malheurs ?
Ma Fille, quelle humeur vous rend plus que barbare
À fuir les douceurs qu'un mari vous prépare ?
D'une extrême rigueur me promettre un doux fruit [1105]
C'est parler du Soleil au milieu de la nuit ;
Vous m'offrez un lien pour sortir de servage,
Et pour rompre mes fers un plus rude esclavage.
Ce pouvoir absolu vous semble une prison,
Obtenu sur mon Fils, et dans cette Maison. [1110]
Comment nommerez-vous cette étrange poursuite
Qui tient sous votre effort ma liberté réduite ?
Qu'appelez-vous ce rapt, et ces enlèvements ?
Un chemin pour aller à vos contentements.
Soulever un État ? Enflammer l'Arcadie ? [1115]
C'est chercher sa santé.
Par une maladie :
S'armer contre son Roi ?
Pour le bien de l'État.
Lui voler ses Enfants n'est pas un attentat ?
Il n'en eut point de sois, et nous en voulons prendre.
Les tenir enfermés ?
Afin de les défendre. [1120]
Me forcer malgré moi d'accepter un parti ?
Qui vous mérite seul, et le mieux assorti.
Qu'ai-je dans cette place, où sans fin je soupire ?
Le droit de commander, comme en tout cet Empire.
Et par ce même droit je vous commande aussi [1125]
De me rendre à mon Père, et nous tirer d'ici.
Je le veux ; tel effet suivra cette journée
Qui promet à mon Fils votre heureux hyménée.
Ce n'est pas en prison que l'on fait ces accords.
Vous captivez son coeur.
Il captive mon corps. [1130]
Aidez-vous l'un par l'autre, et coupez votre chaîne.
La mienne est trop injuste, et la sienne est trop vaine ;
Ce moyen plus honteux vaut moins que ma prison ;
J'y rentre, et je la tiens douce à comparaison.
Rentres-y donc, ingrate, orgueilleuse, et rusée, [1135]
Attends-y la pitié que tu m'as refusée ;
La mort y dompterait tes esprits tous bouffis,
Si cette cruauté ne touchait pas mon Fils :
Il ne faut plus tenir mes desseins en balance ;
On ne la réduira que par la violence : [1140]
Courage, mon esprit, ou plutôt ma fureur
M'inspire à cet effet un moyen plein d'horreur ;
Je la tiens, je la vois déjà dans ces alarmes,
Qui cède à mon désir et qui me rends mes armes ;
Pleure, gémis, soupire ; il faut qu'à cette fois [1145]
Ton orgueil abaissé reconnaisse mes lois.
Scène III
Promener mon tourment en quelque part que j'aille,
Languir sans nul espoir au pied d'une muraille,
Attendre qu'un long siège emporte ce Château,
Pleurer, au lieu de sang ne verser que de l'eau, [1150]
N'employer que des voeux où dût être occupée
Depuis un si longtemps ma force, et mon épée ?
C'est faible et vain Lycas, il faut qu'en ce malheur
Lyzidor se déclare et montre sa valeur :
Las de continuer ou ma vie, ou ma feinte, [1155]
D'importuner les Cieux d'une trop lâche plainte,
J'ai recours à moi-même, et j'attends de ma main
Le secours que mes cris leur demandaient en vain ;
Ce bras doit terminer une guerre fatale,
Et noyer tous nos maux dans le sang d'Amphyale : [1160]
Les clefs de ce Château sont mises dans ton sang,
Traître, que tardes-tu de m'opposer ton flanc ?
Un seul coup ouvrira du bout de cette lame
La prison de Pamele, et celle de ton âme ;
La victoire en son cours, après tant de Guerriers [1165]
Étouffés de ta main, m'apprête tes lauriers,
Et de mille combats ce siège mémorable
En pourra contre toi trouver un favorable ;
T'attendrai-je longtemps ? Non, le voici qui vient.
Scène IV
Je te fais plus d'honneur qu'il ne t'en appartient, [1170]
Cavalier, dont le nom, de même que la vie,
Se peut dire inconnu, sinon dans cette envie
Qui te fait pour ta gloire objet de ma vertu,
Et rendra ton orgueil à mes pieds abattu ;
Dans ce bruit si fameux que tu fus sa victime [1175]
Par ta mort seulement ta vie entre en estime ;
On dira...
Que tout cède à mon courage ardent.
Mais que tu n'as reçu le jour qu'en le perdant.
Dieux ! Quel puissant effort !
Et quelle résistance !
Dans notre sang mêlé se lit notre constance. [1180]
Vois comme en secondant nos courages jaloux
L'un fume contre l'autre, et combat comme nous.
Tandis que ces ruisseaux se font ainsi la guerre,
Prenons, avec le vent, nouvelle force en terre.
Prenons ; ah ! Je ne puis d'une contraire loi [1185]
Te refuser un bien que je reçois pour moi.
Où courez-vous, mutins ?
Perdre cet homicide
Qui nous prive d'un Roi, la terre d'un Alcide.
Traîtres, arrêtez-vous. Ah ! Dure extrémité !
Vous devez votre vie à mon infirmité : [1190]
Je tombe, et meurs de rage autant que de faiblesse ;
Hélas ! Plus que tes coups leur action me blesse ;
Achève, Cavalier, tue, et ne charge pas
De leur honteux effort mon généreux trépas ;
Achève ta victoire.
Ah ! Je la veux plus grande ; [1195]
Il faut qu'un autre jour le Destin me la rende.
J'engage à cet effet mon honneur et ma foi :
Retourne en assurance ; et vous emportez-moi
Scène V
Non, Zelmane, mourons ; ma mort est préparée ;
Plutôt que ce conseil je l'aurais endurée : [1200]
Que je feigne d'aimer un autre ?
Oui, pour un temps,
Qui promet quelque issue à nos soins importants ;
Donnez, pour vous titrer de ce péril extrême,
Ce temps à Lyzidor, et donnez-le à moi-même.
Qu'il serait cher, ce temps, de la sorte acheté ! [1205]
Pyrocle me porter à cette lâcheté ?
Qu'on entende sortir ce propos de ma bouche
Que j'aime autre que vous, qu'autre souci me touche ?
Ou qu'Amphyale tire un regard seulement ?
Dieux ! Si vous le voyez, augmentez mon tourment, [1210]
Qu'on ajoute à mes fers ou la mort, ou la gêne,
Et que cette prison me soit la moindre peine.
Vous dérobez la plainte à mes esprits confus ;
Quelle force ! On m'oblige ici par un refus ;
Que puis-je, où l'on m'oppose à moi-même d'obstacle ? [1215]
Scène VI
Pamele paraît, les mains liées, les yeux bandés, la gorge nue, et un Bourreau derrière elle, qui tient un coutelas à la main, et suit deux hommes qui mènent cette Princesse au lieu du supplice, qui sera dans un lieu élevé au fonds du Théâtre, et qui se découvrira, la tapisserie étant levée.
Ah ! Zelmane, je meurs.
Quel étrange spectacle !
Ainsi doncque, ma Soeur, on te traîne à la mort ?
Et je te vis ?
Ma Princesse, apaisez ce transport.
Bourreaux, pour rendre à plein votre rage assouvie,
Sus, venez prendre en moi la moitié de sa vie ; [1220]
Apprenez que sans moi l'on la tue à demi ;
Comme sans elle aussi le jour m'est ennemi.
Hélas !
.
Quittez les cris, et songez à votre âme :
Achève, Exécuteur.
Ô Dieux ! Ce coup m'entame,
Je meurs ; adieu ; mon coeur en deux parts s'est fendu, [1225]
Et déjà près du sien mon esprit s'est rendu.
Ô sort injurieux ! Elle tombe pâmée,
Sans pouls, sans mouvement, sa force est consommée :
Et je pleure, et je crie, et je vis cependant ?
Achevons par un coup ce tragique accident ; [1230]
Arrache de tes mains ce coeur, et ces entrailles ;
Fais servir au besoin contre toi ces murailles ;
Que ta seule fureur te pouvant secourir
Fasse de tous objets des armes pour mourir ;
Combats contre toi-même, emploie en cet outrage [1235]
Ta force pour te perdre et ton propre courage ;
Anime à cet office et la tête et les mains ;
Meurs, plombe-toi de coups. Quoi ? Mes efforts sont vains ?
Je tombe, et ma langueur doublement s'évertue ;
J'anime Phyloclée au point que je me tue. [1240]
Qu'entends-je ? Malheureuse ; Et que vois-je aujourd'hui ?
Te tuer ? Inhumain ! Que fais-tu ?
Je vous suis.
Quel furieux chemin prenais-tu pour me suivre ?
Aussi bien qu'à mourir suis-moi donc à revivre ;
Si morte j'eus sur toi cet absolu pouvoir, [1245]
Qu'espéré-je en vivant ? En dois-je moins avoir ?
Revenez, mes esprits, la fureur m'abandonne,
Rentrez donc en mon coeur ; ma Princesse l'ordonne.
Ainsi que je ne vis qu'afin que vous viviez,
Il faut vous conservant que vous me conserviez ; [1250]
Oui, combien que le jour soit contraire à mon aise,
Je ne l'ose haïr, de peur qu'il vous déplaise ;
Pour rendre du Destin plus sévère la loi
Mourrai-je, sans mourir, en elle, en vous, en moi ?
Puisque ma mort serait de la vôtre complice, [1255]
J'ajouterai ma vie encore à mon supplice.
Vous vivrez pour me plaire, et moi pour soupirer
Une perte qu'il faut plus dignement pleurer :
Pamele, tu n'es plus... Ah ! Malheureuse vue !
Qu'une masse, d'esprits et d'âme dépourvue ; [1260]
Donc mes sens assoupis n'ont repris ce réveil,
Que pour me faire voir ce sanglant appareil ?
De faiblesse et d'horreur à cet objet je tremble :
Vois, regarde, Pyrocle ; et puis mourons ensemble.
Ô Destins !
C'en est fait, ma langueur me reprend. [1265]
De deux objets d'horreur, Dieux ! Quel est le plus grand ?
Scène VII
Donc un bras étranger, Amphyale, te dompte ?
Ta renommée est morte, et tu vis à ta honte ?
Et ce que mille exploits t'avaient acquis d'honneur,
Un seul te le ravit, ton sang, et ton bonheur ? [1270]
Par ces coups d'un Rival, vois par sa force ouverte,
Les marques de sa gloire et celles de ta perte ;
Si tu veux t'en remettre à la voix de ton coeur,
Ta faiblesse t'accuse, et le montre vainqueur ;
Tes blessures ne sont que des bouches nouvelles [1275]
Qui parlent de sa gloire, et qui lui sont fidèles ;
Ton sang, qui d'infamie est caché dans ton corps,
En murmure au-dedans, et l'écrit au dehors,
En ce honteux état vois qu'un Rival te presse
De t'aller exposer aux pieds de ta Maîtresse ; [1280]
Va trouver Phyloclée, et qu'en faveur d'autrui,
La recherchant pour toi, tes coups parlent pour lui ;
Apprends donc aujourd'hui, connais que c'est lui-même
Qui possédant son coeur empêche qu'elle t'aime.
Infâme, qu'espéré-je, après un tel affront ? [1285]
Pourrais-je parler, ou regarder son front ?
Non, non, il faut mourir, ma honte le demande,
Sa justice le veut, et mon sort le commande ;
Je condamne ma foi, j'approuve ses dédains ;
Et que ferait mon coeur, où sont vaines mes mains ? [1290]
De la fin de mes jours ma disgrâce est suivie,
Indigne de l'amour, je le suis de la vie :
Sus, mourons ; que mon bras par un coup généreux...
Mais le lâche il me fuit, il tremble, il est peureux ;
Ce fer le sollicite en vain de l'entreprendre, [1295]
Il ne m'ose attaquer, et ne me pût défendre :
Ouvrons, pour faire mieux et mourir plus soudain,
Ces blessures qui sont d'une plus forte main ;
Sur ce fleuve passons où la Parque demeure ;
Coule, coule, mon sang, jusqu'au point que je meure : [1300]
Reçois-le Phyloclée, et le vois rejaillir ;
Que je sens de courage à me voir défaillir.
Scène VIII
Tandis qu'il est en terre, couché, sans mouvement, Cécropie se fait voir sur une plateforme du Château.
Que la mort de Pamele à ses yeux supposée,
Que ma feinte effroyable, et sa vue abusée,
Que tant de cruautés ne la réduisent point ? [1305]
Que fais-tu, Cécropie, es-tu faible à ce point ?
Ce théâtre sanglant n'était qu'en apparence,
J'avais tendu ce piège à sa persévérance ;
Mais quelque vaine horreur que je lui pusse offrir,
Et ce que j'aurais craint, ses yeux l'ont pu souffrir ; [1310]
Appelle à ton secours, avant que de te rendre,
Des crimes que l'Enfer n'oserait pas apprendre ;
Sois Médée aux tourments à les exécuter ;
Et sois plus que Médée à les exécuter ;
Fais venir de l'Enfer l'horreur, les barbaries ; [1315]
Accrois de ta fureur le nombre des furies ;
Que le feu, les poisons, et la peste soient moins
Que ce qui doit borner sa constance, et tes soins.
Ah !
Quel cri pitoyable arrive à mon oreille ?
Malheureuse, est-ce toi, dont la voix me réveille ? [1320]
Regarde en quel état tes desseins m'ont réduit,
De ton ambition vois l'exécrable fruit.
Mais ma force revient, mon trépas se prolonge ;
Recourons à ce fer, il faut que je le plonge...
Que veut-il dire ? Hélas ! Peut-être dans mon sang ; [1325]
Approche, furieux ; oui, je tendrai le flanc ;
Viens rendre dans mon sein ta fureur assouvie,
Viens, apporte ici la mort où tu reçus la vie.
Le voici, que la rage anime à cet effort.
Apaisons par un coup Phyloclée, et mon sort. [1330]
Cruel, que veux-tu faire ?
Apprends-le ici, Tigresse ;
Expier tant d'efforts commis sur ma maîtresse,
Te rendre un mauvais sang que tu m'avais donné.
Il se tue ; et Cécropie reculant de peur,
tombe de la plateforme en bas, sur le Théâtre. [1335]
Ah ! Je tombe, et l'Enfer a mon corps entraîné.
De tous deux en un temps Phyloclée est vengée.
Je déteste le Ciel ; ah ! Je meurs enragée.
Moi, j'adore les Dieux dedans ce châtiment,
Et ne saurais après qu'expirer doucement. [1340]
Scène IX
Ah ! Poltrons, vous fuyez, et me laissez la place,
Quoi ? Vous étiez tout feu, vous n'êtes plus que glace ;
Indignes de ma peine, indignes de mes coups,
Allez, faites venir Amphyale après tout,
Tout un jour de combat accuse sa paresse ; [1345]
Que sa perte l'anime, et que l'honneur le presse ;
Le Château pris d'assaut dût enfin le montrer ;
Qu'attend-il en ce lieu que de me rencontrer ?
Qu'à mourir d'une main à qui sa vie est due ?
Sa gloire, en la perdant de la sorte, est rendue : [1350]
Amphyale, viens donc.
Scène X
Lui, Cécropie aussi
Sont au lieu d'où jamais on ne revient ici :
Tout est mort.
Quelle fin eut donc leur destinée ?
Celle qu'ils méritaient, et qu'ils se sont donnée.
Allons porter au camp cette nouvelle au Roi. [1355]
Courage, ma Princesse, et quittez cet effroi.
Dans tous ces accidents, et parmi cette feinte
J'ai plus d'étonnement encore que de crainte ;
Pamele n'est pas morte ?
Au moins dans ce moment
Si je ne meurs d'amour et de contentement ; [1360]
Ma mort n'était que feinte, et ma tête exposée
Près d'un corps emprunté vous tenait abusée,
Moi bien plus, qui soumise au fer de l'Assassin
Au lieu du coup mortel ne sentis qu'un bassin.
Quoi ? Je revois ma Soeur, je la tiens, je l'embrasse ? [1365]
Mais Lyzidor vous doit disputer cette grâce.
Tel prix à ses travaux ne se peut refuser ;
Et, si l'on m'en croyait, il mérite un baiser.
Quelle justice en vous, si vous payez de même ?
Tout mon sang ne vaut pas cette faveur suprême. [1370]
Vous le ménagez mal, et j'en fais plus de cas ;
Lyzidor l'a versé, j'en punirai Lycas.
Je m'en vais sous ce nom ennemi des alarmes
En reprendre l'habit où j'empruntai ces armes :
Déguisez bien au roi l'accident survenu, [1375]
S'il demande l'Auteur ; un Guerrier inconnu,
Dont le nom, le dessein, la qualité, la suite
Se cachent jusqu'ici, de même que sa fuite ;
Qu'on a rien su de lui que votre liberté :
Allez ; tandis je prends ce chemin écarté ; [1380]
Pour vous revoir plutôt souffrez que je vous quitte,
Je retourne en Lycas.
C'est bien dit ; allez vite.
ACTE V
Scène I
Je ne vous tiendrai pas davantage en suspens,
Si j'eus quelque rigueur, enfin je m'en repens,
Je suis homme.
Ô parole agréable et tardive ! [1385]
Homme, le moins heureux, le plus ingrat qui vive,
Ingrat à vos désirs, malheureux seulement
Dans le voeu qui me porte à ce déguisement ;
L'amour de Phyloclée, il est vrai, je l'avoue,
M'a mis en cet état, dont l'ingrate se joue : [1390]
Mais je me lasse enfin de tant de cruautés,
Et de poursuivre un bien que vous me présentez ;
Mon coeur a trop souffert, il est temps qu'il repose,
Que je quitte l'épine et choisisse la rose,
Qu'il fasse succéder les faveurs au mépris. [1395]
Ô doux ravissement, qui saisit mes esprits !
Tous mes sens sont à vous, et mon âme s'envole,
Trop de contentement m'interdit la parole ;
Ah ! Mon coeur est muet sur un plaisir si grand ;
Lisez dessus mon front les grâces qu'il vous rend. [1400]
J'y lis votre pudeur que la rougeur exprime,
Et ce qu'elle a de force à combattre un doux crime ;
Ma qualité le couvre, un voile de Grandeur,
Qui rend mon feu plus digne, excuse votre ardeur ;
La Macédoine m'offre un Sceptre que j'espère, [1405]
Si Fils unique on doit l'attendre de son père,
Evarchus est son nom, et Pyrocle le mien.
Pyrocle ? Ô l'heureux jour ! Agréable entretien !
Doncque nous possédions un bien sans le connaître ;
Je sens à ce récit ma passion s'accroître ; [1410]
Que l'on doit estimer mes voeux par leur objet !
Qu'il est doux de mourir pour un digne sujet !
Je trouve favorable et la main, et l'atteinte,
Et pleure de regret d'avoir pleuré de crainte.
Dans nos heureux transports pleurons plutôt ce temps [1415]
Qui manque à nos désirs pour les rendre contents.
Pour venir à ce point où tendent nos délices,
Nous n'avons qu'à choisir l'heure et les lieux propices.
La Grotte dans le parc où je passe la nuit
Peut cacher nos plaisirs, et nous joindre sans bruit ; [1420]
Là ce soir, en mon lit, tout seul, et sans remise
Je vous garde, Madame, une faveur promise.
Moi, je vais disposer et ma honte, et mes soins,
Pour y venir sans crainte, à l'heure, et sans témoins.
Sans témoins ? Ajoutez que les yeux de Bazyle ; [1425]
Que mon intention est heureuse et subtile !
Ce Vieillard amoureux qui s'en promet autant
Déjà dans ce lieu même à cet effet m'attend :
C'est la fourbe qu'Amour et mon coeur ont choisie
Pour guérir leurs esprits de cette frénésie ; [1430]
C'est dedans nos erreurs trop longtemps nous flatter,
Dissipons ce faux charme, il est temps d'éclater,
Leur amour m'importune, et la mienne est trop forte,
Pour sortir de nos maux j'ouvre à tous cette porte ;
La Reine en son devoir, le Roi sans passion [1435]
Céderont Phyloclée à ma discrétion ;
Lyzidor à l'éclat d'une illustre naissance
Emportera Pamele en sa reconnaissance ;
Et Bazyle verra ce beau jour arrivé
Qui lui rendra l'honneur dont il s'était privé. [1440]
Scène II
Nuit, favorable nuit, de mes voeux attendue,
Où de mes longs travaux la moisson m'est rendue,
As-tu jamais prêté pour un plus beau dessein
À quelque heureux Amant tes voiles et ton sein ?
Vous, qui suivez du Ciel la lumière seconde, [1445]
Qui veillez seulement pour endormir le Monde ;
C'est assez que l'Amour me prête son flambeau,
Astres, pour vous cacher empruntez son bandeau ;
Je tiens en ce chemin suspectes tant d'étoiles,
Je ne veux de la nuit que ses plus sombres toiles, [1450]
Je me fâche à mon ombre et crains qu'elle ait des yeux,
Je fuis ceux de la terre, et je suis vu des Cieux,
Chaque étoile est d'un Dieu l'oeil qui veille à sa garde,
Je crois que chacun d'eux maintenant me regarde,
Et que dans mon bonheur qui les rend envieux [1455]
Ils vont descendre en terre, et moi monter aux Cieux :
Je leur laisse pourtant le Ciel qui les enserre ;
Zelmane m'en promet un plus beau dans la terre,
Et l'autre tourne ainsi tous ses yeux contre nous
Pour se mirer en elle, et voir des feux plus doux : [1460]
Cédez donc au beau feu dont l'éclat vous surmonte,
Cachez-vous de respect, si ce n'est pas de honte,
Plongez-vous dans la mer, allez, petits flambeaux,
Souffrez que cette nuit ait des Astres plus beaux ;
Le monde a trop de feux lorsque Zelmane veille, [1465]
Allez chez l'Océan conter cette merveille,
Entretenez l'Aurore, et de quelques moments
Prolongez cette nuit et mes contentements ;
Dites-lui que Zelmane obtient cette licence,
Louez-lui ses beautés, vantez-lui sa puissance, [1470]
Qu'auprès de son Aurore et sur un beau téton
L'on verra cette nuit rajeunir un Tithon ;
Qu'elle porte en ses yeux une vertu secrète
Qui me rend la vigueur qu'au sien elle souhaite,
Qu'à nous voir elle doit mêler au point du jour [1475]
Des pleurs de jalousie à ses larmes d'amour :
Allons, je pense voir déjà dans cette guerre
L'une pleurer au Ciel, l'autre rire en la terre ;
Donnons à mes plaisirs le temps de l'affliger ;
Entrons, la nuit se passe, il la faut ménager. [1480]
Scène III
Mes soupirs, arrêtez, et vous larmes trop vaines,
Qui coulez de mes yeux comme de deux fontaines,
Vous ne m'entretenez que de plainte et d'ennuis,
Et du honteux état où mes voeux sont réduits ;
En vain vous reprochez à mon ferme courage [1485]
Que je suis trop constante, et Pyrocle volage,
Qu'il n'a plus, cet ingrat, de soins qu'à me trahir ?
Je sais sa perfidie, et ne le puis haïr :
Ma Mère tient partie encore dans sa faute,
Loin d'agir pour mon bien, c'est elle qui me l?ôte, [1490]
Leurs transports déréglés n'épargnent pas mes yeux,
Je ne les vois qu'ensemble, et c'est presque en tous lieux ;
La Nature et l'Amour, par une injure égale,
Me font chérir un Traître, honorer ma Rivale,
Et mon affection est contrainte à ce point [1495]
De feindre en les voyant que je ne les vois point :
Je souffre cependant un outrage sensible,
Et je conserve encore une amour invincible,
Dans un si grand malheur j'ai trop de fermeté,
L'excès de ma constance est une lâcheté ; [1500]
Cette fâcheuse nuit, où sans cesse je pleure,
Aux voeux de ces Amants peut-être la meilleure ;
Et l'Aurore déjà me semble reprocher
Que le monde s'éveille, et que je vais coucher :
Mais que peut faire un lit ? Il augmente ma peine : [1505]
Allons nous divertir plutôt dans cette plaine ;
C'est peu qu'en ma fureur ce tourment non pareil,
S'il doit m'ôter le jour, m'ôte aussi le sommeil.
Scène IV
Avecque cet habit prends un nouveau visage ;
À peine il me souvient de son premier usage. [1510]
À peine il te souvient de tes premiers serments,
Perfide ! Qui te porte à tant de changements ?
L'amour.
Qui me trahit.
Que j'ai pour vous, Madame.
Ce changement s'accorde à celui de ton âme ?
Non pas, mais au dessein qu'Amour fait aujourd'hui [1515]
D'accomplir nos désirs et nous tirer d'ennui.
Vos désirs sont flattés d'espérance certaine ?
J'ai tort, en cet habit vous alliez voir la Reine.
Ajoutez, de mon coeur ; ah ! Que je trouve doux,
Et qu'aisément j'entends vos mouvements jaloux ! [1520]
Dites, à les nourrir, à me perdre, Infidèle :
J'entends mieux le dessein qui vous tire auprès d'elle.
Cacherais-je un plaisir qui dans mes yeux se lit ?
Je vais trouver la Reine, et même dans mon lit.
Mais cessons à la fin tant de fausses alarmes ; [1525]
Doutez-vous de ma foi, non plus que de vos charmes ?
À mes sens aveuglés quel étrange conseil
Ferait prendre une Étoile, et quitter un Soleil ?
Vous changer, Phyloclée ? Et vous l'avez pu croire ?
Ah ! Que ce coup me blesse, et vous ravit de gloire ! [1530]
À quoi donc employer, sinon pour me trahir,
Ces soins qui vous faisaient la suivre, et me fuir ?
Pour la mettre en mon lit.
Enfin c'est trop le dire ;
Je doute en vous oyant s'il me faut plaindre ou rire.
Vos yeux gais et riants sont ennemis des pleurs, [1535]
Votre humeur les dissipe et chasse les douleurs ;
Venez voir dans la Grotte, en ma chambre nouvelle
Gynécie...
Ah ! Qu'entends-je ?
Et Bazyle avec elle :
C'est où leur vain espoir qui les attire à moi,
Pour les mieux réunir, leur fait rompre leur foi ; [1540]
Leur passion honteuse, à tous deux reconnue
Rendra libre la nôtre à son point parvenue :
Il est temps, ou jamais, de découvrir nos voeux ;
Voyez l'occasion qui nous tend ses cheveux ;
Résolvez-vous, allons ; sur un fait qui vous touche [1545]
Vos yeux vous pourront mieux éclaircir que ma bouche.
Quelle audace ! Pyrocle, où nous embarquez-vous ?
Pamele et Lyzidor feront autant que nous.
Scène V
Confessez librement une chose certaine ;
Pensiez-vous cette nuit coucher avec la Reine ? [1550]
Ainsi que vous croyez coucher avec le Roi ;
Qui s'est trompé le plus, ou de vous, ou de moi ?
De moi ? Sire ; je suis et plus fine, et plus sage ;
Toute la tromperie est à mon avantage ?
Il est vrai que le jeu vous semblait assez doux. [1555]
Qu'il l'eut été bien plus, Pyrocle, avecque vous !
Mais c'en est fait ; donnons un voile à ma surprise.
Ayant connu les feux dont votre âme est éprise,
Pour vous remettre au train d'une plus juste amour,
J'ai disposé Zelmane à vous jouer ce tour : [1560]
Que votre passion est digne de risée !
Est-ce ainsi que pour elle on m'avait méprisée ?
Vous lui réserviez donc ce reste de vigueur ?
Et vous n'aviez pour moi qu'une froide langueur ?
Vos baisers, qui ne sont que de glace en ma couche, [1565]
Peuvent être de feu dessus une autre bouche ?
Jamais je n'ai trouvé meilleure occasion,
Ni rien de si réel qu'en votre illusion ;
Je me tiendrais beaucoup à vos feux obligée
Toujours à mon profit d'être ainsi négligée ; [1570]
Mon bonheur est plus grand, pour ce qu'il est déçu ;
On me volait un bien lorsque je l'ai reçu.
Mais ce n'est pas celui qui flattait votre attente.
Ce qu'on attend le moins plus aussi nous contente.
Et Zelmane avouerait à nos esprits jaloux [1575]
Qu'elle se rit de moi, pour se moquer de vous ;
Notre intérêt commun nous défend les reproches.
Mais quelqu'un nous surprend ; tirons-nous de ces roches.
C'est Zelmane elle-même.
En quel état ? Ô Dieux !
Scène VI
Ce jour a destiné vos feintes en ces lieux. [1580]
Ce jour a destiné la fin d'un artifice
Qui recherche une grâce, ou demande un supplice ;
Pardonnez, ô grand Roi, sur tant d'effets produits,
Par l'état où je fus, à l'état où je suis.
Un pardon ?
Je dirais, pourvu que je l'obtinsse, [1585]
Et que Zelmane est homme, et que Lycas est Prince.
Ô Dieux ! Qu'ai-je entendu ?
La pure vérité ;
Qui vous montre sa faute, et ma témérité,
Si dans notre dessein honnête et légitime
On peut à notre amour donner un nom de crime. [1590]
Amour ? Que dites-vous ? Quelle audace, Impudent,
Par ce mot avancé vous perd en me perdant ?
La foi de ma Maison est doncque violée ?
Que veulent à genoux Pamele et Phyloclée ?
Scène VII
Implorer vos douceurs pour un couple chéri. [1595]
Attendre de vos mains chacune son Mari.
Que vois-je ? Qu'ai-je ouï ? L'Oracle véritable
Ouvre de mes malheurs la course inévitable.
Quel désordre ? En ces lieux des hommes inconnus ?
Sur les ailes d'Amour ils y sont parvenus, [1600]
Inconnus par dessein, mais non pas de naissance ;
Dont ce Courrier vous peut donner la connaissance.
Sire, ces deux paquets qui vous sont envoyés
Vous en éclairciront ; prenez, et les voyez.
Evarchus à Bazyle. À ce nom plein de gloire [1605]
Notre vieille amitié me revient en mémoire.
Par mots exprès, Madame, une Reine aujourd'hui
Vous recommande un Fils qui fut tout son appui.
Ce Fils est Lyzidor, Prince de Thessalie,
Dont par tout l'Univers la vertu se publie. [1610]
Lyzidor ?
Le voici, que l'amour et la foi
Changèrent en Berger.
Et pour l'amour de moi.
Prince ! Ô Dieux ! Que ce jour est rempli de merveille !
Comme d'un long sommeil ce papier me réveille :
Que Pyrocle en Zelmane ait pu se transformer ? [1615]
Je ne sais sous quel nom je vous dois plus aimer ;
Ah ! Mon Fils.
C'est le nom que je désire prendre :
D'une Amazone Amour veut faire votre gendre.
J'y consens de bon coeur, et connais que les Dieux
Me réservaient par vous ce destin glorieux ? [1620]
Fuir une alliance et si noble, et si chère ?
Et refuser ce point aux voeux de votre Père ?
Non, je l'honore trop ; ses desseins sont les miens,
Qui joindront l'Arcadie aux Macédoniens.
Mes peuples, qui suivront toujours votre puissance, [1625]
Apprendront leur devoir en mon obéissance ;
Je vous offre leur coeur par ma bouche.
Et voici
Lyzidor qui soumet la Thessalie aussi.
Ce Héros ?
Cet Amant, qu'un portrait de Pamele
Fit changer en Lycas pour se rendre auprès d'elle. [1630]
Celui que je vous dis, ce Chevalier errant,
Qui me tira depuis d'un danger apparent,
Qui me sacrifia tout le sang d'Amphyale,
Et rompit à la fin notre prison fatale.
Dieux ! Cet effet m'étonne, et me charme l'esprit : [1635]
Lyzidor ? Mais voyons ce que sa Mère écrit.
Votre destin, ma soeur, est dedans cette lettre ;
Qu'est-ce que votre coeur vous en ose promettre ?
Si l'on peut dans vos yeux lire vous mouvements,
Le pouls vous doit bien battre à ces chatouillements. [1640]
Dans le port aisément on se rit du naufrage,
Vous verriez sans regret vos Amis dans l'orage.
Le danger n'est pas grand, perdez-vous la vigueur ?
Je vous tiens par la main, un autre par le coeur.
D'offre et d'affection toute la lettre est pleine ; [1645]
Votre désir est juste, il me plaît, belle Reine :
Que j'embrase à ma fois deux Princes généreux,
De qui le rare appui rendra mon âge heureux ;
Pyrocle ! Lyzidor ! Ah ! Lycas ! Ah ! Zelmane !
Nom sensible et divin que ma bouche profane ; [1650]
Ô beau nom, que mon coeur a souvent réclamé,
Nom, qui m'enflamme encore, et que j'ai tant aimé,
Nom qui devait produire ici tous ces miracles
Qui me font voir le jour dans le sens des Oracles :
Je tiens entre mes bras ce Prince triomphant [1655]
Qui nous a captivés, Père, Mère, et l'Enfant :
Que votre loi, Destins, est infaillible et sainte !
Ce jour me rend la vie, et dissipe ma crainte ;
Qu'à jamais l'Arcadie adore ce beau jour,
Que nous devons bien moins au Soleil qu'à l'Amour : [1660]
L'Oracle me faisait fuir la multitude ;
Et j'en trouve l'effet dedans ma solitude ;
Solitude, où le sort aveugle mon désir,
Qui commence en tristesse et finit en plaisir.
Qu'on aille de ma joie épandre la nouvelle. [1665]
Mais voici Dametas, qui vient tout en cervelle.
Scène VIII
D'où se sont introduits tant d'hommes que je vois ?
Quoi ? Faire une assemblée, en ces lieux, et sans moi ?
Vous en riez encore, et me fuyez, Mauvaise,
Croyez-vous donc qu'ainsi ma colère s'apaise ? [1670]
Vous dérober de moi ? Sortir contre mes voeux ?
Courir seule en ces champs plus matin que nos boeufs ?
Retournez au logis, que votre obéissance
M'ôte le souvenir d'une telle licence.
Demandez à Lycas...
Peut-être s'il le veut ? [1675]
Doit-il vous commander ?
Non, ce Prince le peut.
Moi dans vos voeux communs à présent je lui donne
Ma fille, et le pouvoir que j'ai sur sa personne.
Je ne prends cet honneur, que dans la volonté
De plaire...
À Dametas. [1680]
À votre Majesté. [1680]
Qu'il possède ma place ? Un Valet ? Ah ! Le traître !
Ce n'est pas le premier qui débusque son maître.
Tu vois, c'est à mon tour aussi d'être le tien ;
Mais cette perte un jour doit accroître ton bien.
Deux Princes à la fois honorent ta Cabane. [1685]
Lyzidor en Lycas.
Et Pyrocle en Zelmane.
Puis-je croire mes yeux ? Quel sort a pu changer
En cet homme une Fille, en ce prince un Berger ?
L'Amour ; qui des Mortels conduit les destinées,
Et qui fait en un jour deux heureux hyménées. [1690]
Mais, pour rendre le tout conforme à leurs Grandeurs,
Donnez un peu de temps à des Ambassadeurs,
Que ce Courrier devance, et qui feront paraître...
Cet éclat que leurs fronts nous font assez connaître :
Mon Fils vient avec eux ; ces Princes reconnus, [1695]
Pour être à leur abord dans ma maison venus,
L'ont commis pour le mieux à cet heureux affaire.
Qu'on n'aurait pas laissé sans cela de parfaire :
Mais nous les attendrons pour l'ordre seulement ;
Allons.
Mon esprit prend un tout autre élément ; [1700]
Je crois déjà régner dedans quelque Province,
Dois-je être moins que Roi, si mon Valet est Prince ?
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