La coupellation chez les anciens Juifs


La coupellation chez les anciens Juifs
1891

Revue scientifique 47: 756-758

HISTOIRE DES SCIENCES

LA COUPELLATION CHEZ LES ANCIENS JUIFS

La genèse de la métallurgie de l’or et de l’argent intéresse au plus haut point l’histoire de la chimie. Il est très probable, ainsi que l’a fait ressortir M. Berthelot, que les origines de cette science se rattachent aux procédés primitifs d’extraction des métaux précieux.

L’or et l’argent étaient connus dès la plus haute antiquité. Les plus anciens documents, tant égyptiens qu’assyriens, en font mention. Ce fait n’a rien qui puisse nous étonner, ces métaux étant très répandus, soit à l’état libre, soit dans des combinaisons dont la réduction est bien plus facile que celle des minerais de cuivre et surtout de fer.

Il est rare que les métaux précieux obtenus directement soient purs. Les lingots représentent, à l’ordinaire, un alliage contenant, outre de l’or ou de l’argent (le plus souvent des deux ensemble), du cuivre, du plomb, du fer, etc. Aussi soumettons-nous ces lingots à diverses manipulations Raffinage, ayant pour but de séparer les métaux précieux des autres.

Des procédés analogues étaient-ils connus dans l’antiquité? Le plus ancien témoignage que citent les historiens de la chimie en réponse à cette question est un passage d’Agatharchides de Cnide, écrivain du IIe siècle avant Jésus-Christ, passage qui nous a été conservé par Diodore de Sicile. On y voit décrit, avec une exactitude suffisante (sauf pourtant une erreur matérielle assez grave), un procédé d’affinage et d’essayage que nous désignons par le nom de coupellation. Agatharchides ne parle d’ailleurs que de l’affinage de l’or.

Quant à la coupellation de l’argent, on n’a pas allégué jusqu’à ce jour de témoignage antérieur à Pline l’Ancien. Or un certain nombre de citations, que nous emprunterons aux livres de l’Ancien Testament, nous permettront d’établir que, vers l’an 600 avant notre ère, la coupellation de l’argent était une opération fort commune en Judée.

Rappelons brièvement en quoi consiste cette opération. On chauffe le métal qu’on veut purifier dans un creuset ou sur la plante d’un four, s’il s’agit de masses plus considérables, en y ajoutant du plomb en proportion convenable. Le plomb s’oxyde et forme de la litharge, laquelle dissout les oxydes de fer, de cuivre, d’étain, etc., en formant une scorie en fusion. Cette scorie est absorbée par la paroi du creuset ou écartée par le fondeur. A un moment donné, la dernière couche de litharge se déchire et la surface de l’argent métallique apparaît. Ce phénomène qu’on appelle l'éclair annonce la fin de l’opération.

Il est souvent fait allusion, dans la Bible, à un procédé d’essayage des métaux par le feu. Tantôt cette opération sert de terme de comparaison à l’action de Dieu qui pénètre les mobiles de l’âme humaine : « Comme l’argent s’éprouve par le feu et l’or dans le creuset, ainsi le Seigneur scrute les cœurs. » (Proverbes, ch. XVII) « Tu m’as éprouvé par le feu, et l’iniquité ne s’est point trouvée en moi. » (Psaumes, ch. XVI) D’autres fois, il s’agit des souffrances que Dieu envoie aux siens et qui sont assimilées à une épuration : « L’or et l’argent s’épurent par le feu ; mais les hommes que Dieu veut recevoir au nombre des siens s’éprouvent dans le fourneau de l’humiliation. » (Ecclésiaste, ch. II) « Car il (le Seigneur) est comme le feu du fondeur et comme l’herbe du foulon. Il sera assis fondant et purifiant l’argent ; il purifiera les fils de Lévi et les affinera comme l’or et l’argent. » (Malachie, ch. III) « Je ferai passer le tiers (des habitants) par le feu et je les affinerai comme on affine l’argent ; je les éprouverai comme on éprouve l’or. » (Zacharie, ch. XIII)

Remarquons en passant que le trope dont se servent les auteurs bibliques dans les textes que nous venons de citer a persisté jusqu’à nos jours. Le mot épreuve le contient à l’état latent, et telle phrase de Jean-Jacques Rousseau paraît un pastiche (certes, involontaire) du passage de l’Ecclésiaste. En voici deux exemples, tirés tous les deux des Confessions : « Mon cœur s'est purifié à la coupelle de l’adversité. » — « C’est à la coupelle de l’adversité que la plupart des amitiés s’en vont en fumée. Il reste peu d’or, mais il est pur. »

Revenant à nos textes, nous devons constater que tout en nous montrant que l’opération devait se pratiquer fréquemment aux temps bibliques, ils ne nous apprennent rien sur sa nature même. Mais voici un passage plus explicite. Il se trouve dans Ezéchiel (ch. XXII). C’est Dieu lui-même qui parle : « Fils d’homme, ceux de la maison d’Israël sont devenus, pour moi, des scories ; eux tous ne sont que cuivre, étain, fer et plomb au milieu du fourneau ; ils sont des scories d’argent. C’est pourquoi le Seigneur éternel parle ainsi : Parce que vous êtes tous devenus des scories, à cause de cela je vais vous rassembler au milieu de Jérusalem. Comme on met ensemble argent, cuivre, fer, plomb, étain, au milieu d’un fourneau, en souillant sur eux le feu pour les fondre, ainsi je vous assemblerai dans ma colère et mon courroux ; je vous mettrai là et je vous fondrai. Je vous rassemblerai, et je soufflerai sur vous le feu de ma fureur et vous serez fondus au milieu d’elle. Comme de l’argent qu’on fond au milieu d’un fourneau, ainsi vous serez fondus au milieu d’elle, et vous saurez que, moi l’Éternel, ai répandu sur vous mon courroux. »

Ce passage appelle quelques explications. Et tout d’abord on ne voit pas très bien, à travers les artifices de style dont les écrivains hébreux étaient coutumiers, s’il s’agit d’une seule opération ou de plusieurs opérations consécutives. La plupart des traducteurs paraissent adopter la première de ces opinions. Il se pourrait pourtant que le contraire fût vrai. En effet, il s’agit évidemment d’un minerai (ou d’une scorie) très pauvre et dont l’épuration est malaisée. Ce n’est qu’au bout de l’opération que l’argent apparaît, séparé des métaux qui l’accompagnent et dont la nomenclature est d’ailleurs assez complète. Tout le récit évoque presque invinciblement l’image d’une coupellation terminée par l'éclair. Toutefois, il y a une difficulté. Le plomb ne paraît pas jouer le rôle prééminent auquel il a droit, puisqu’il est nommé indifféremment parmi les métaux qui accompagnent l'argent. Mais voici un dernier passage qui va, nous l’espérons, trancher la question. Nous l’empruntons au sixième chapitre de Jérémie. C’est encore Iahvé qui menace son peuple : « Tous sont les plus revêches des hommes, semant partout des calomnies ; ils sont airain et fer, et se perdent les uns les autres. Il est consumé, le soufflet, et le plomb a totalement disparu ; en vain le fondeur fait-il son œuvre, le mauvais alliage ne s’est point détaché. On les appellera : Argent rejeté, car Iahvé les a repoussés. »

Ici le doute n’est guère possible. L’auteur, se servant d’une figure de rhétorique fort commune chez les poètes hébreux et qu’on appelle le « parallélisme syntaxique », indique deux raisons pour lesquelles l’opération ne saurait plus être continuée. L’une est la destruction du soufflet, l’autre la disparition du plomb. C’est donc bien cette dernière substance qui servait à débarrasser l’argent de ses impuretés.

Ajoutons que la nature du métal dont il s’agit ne saurait faire aucun doute. Le mot hébreu badil a été rendu par molybdos dans la traduction, des Septante et par plumbum dans la Vulgate. Tous les traducteurs modernes sont également d’accord sur ce point. D’ailleurs, au besoin, ce passage suffirait, à lui tout seul, pour fixer le sens du mot en question. Le plomb est, en effet, le seul métal dont les Juifs aient pu se servir pour la coupellation.

La valeur des témoignages que nous venons de citer est fort inégale. Les écrits d’où nous les avons tirés ont été rédigés à des époques très différentes, plusieurs à une date très incertaine, quelques-uns peut-être à une époque relativement récente. Toutefois, par un heureux hasard, le passage le plus important, celui que nous avons cité en dernier lieu et qui, à la rigueur, suffirait pour établir notre thèse, est extrait d’une œuvre dont l’authenticité ne paraît pas avoir été sérieusement contestée par la critique. En supposant, comme on est enclin à l’admettre actuellement, que les premiers chapitres de Jérémie aient été écrits avant l’exil, il reste donc établi que la coupellation était une pratique connue des Juifs vers l’an 600 avant notre ère. De plus, ce n’était nullement une opération secrète. Au con¬ traire, les détails en devaient être connus de tout le monde, puisqu’ils ont fourni des images aux prophètes, orateurs essentiellement populaires.

Ce dernier point mérite d’être relevé. M. Berthelot, dans son beau livre sur les origines de l’alchimie, a, en effet suffisamment démontré que l’art des métaux avait chez les anciens le caractère d’un art secret, sacré. A quoi attribuer cette anomalie? La transformation de la métallurgie en art ésotérique serait-elle postérieure à l’époque qui nous occupe? Ou plutôt faut-il constater l’influence du culte de Iahvé, hostile aux mystères?

Quoi qu’il en soit, il nous a semblé trouver dans la Bible même, ou plutôt dans ses apocryphes, la trace d’une lîttérature mystico-chimique.

Dans le troisième chapitre du livre de Daniel se trouve rapportée une histoire fort merveilleuse : Trois Juifs, Sidrach, Misach et Abdenago, pour avoir refusé de s’incliner devant une image érigée par le roi Nébuchadnézar, sont jetés dans une fournaise ardente. Les flammes les entourent sans les entamer. Au milieu du feu, ils chantent la gloire du Seigneur. Par contre, les serviteurs du roi, qui se sont approchés du four, sont saisis par les flammes et immédiatement consumés.

Il ne faut point un grand effort d’imagination pour rapprocher cette histoire des passages que nous avons cités, et où l’homme juste est comparé à l’or ou à l’argent et le pécheur à un métal impur. Ensuite, il faut se rappeler que toute l’antiquité a connu trois métaux précieux, l’or, l’argent et l'électrum ; ce dernier était un mélange d’or et d’argent, mais il était considéré comme une substance à part, ce qui s’explique par les difficultés qu’offre la séparation des deux métaux précieux. Ajoutons encore que le récit du livre de Daniel est émaillé de détails assez oiseux et inexplicables. Ainsi on nous apprend que les trois Juifs furent précipités dans la fournaise avec leurs vêtements et leurs tiares.

Se pourrait-il que tout cela ne fût que la transcription, par un auteur profane, d’un livre secret de métallurgie, livre que le copiste ne comprenait point? Dans ce cas, le vêtement des victimes indiquerait simplement qu’on prenait la précaution d’envelopper les métaux, avant de les mettre dans un creuset, de quelque substance étrangère, destinée probablement à faciliter la fusion. La recette de Pline mentionne d’ailleurs expressément toute une série de ces substances.

Sans insister sur cette hypothèse, à laquelle nous n’attribuons qu’une valeur relative, il nous sera peut-être permis de faire ressortir que le livre de Daniel serait, d’après des critiques autorisés, écrit sous l’influence de la culture chaldéenne. D’ailleurs, la transformation de métaux en hommes, si étrange qu’elle puisse paraître, n’est pas sans exemple dans l’histoire de la chimie. M. Berthelot nous a exposé comment les théories des premiers alchimistes sur « l’homme d’or » et « l’homme d’argent » sont devenues la légende de l’homuncule qui naît dans un creuset, de son côté, M. Kopp nous a fait voir que la croyance du moyen âge à la vertu médicinale de la pierre philosophale est née de la phrase de Geber : « Amène-moi les lépreux (les métaux impurs), afin que je les guérisse (les transforme en or). » On ne peut se refuser, croyons-nous, à admettre une grande analogie entre ces deux cas et celui que nous venons d’exposer.

E. Meyerson.