La corvée (deuxième concours littéraire)/V

Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 57-68).

Jean-Brette à l’épluchette


« Fanfants ! Savez-vous qui c’était Jean-Brette ? »

C’est ainsi que grand-papa commençait toujours l’histoire du fameux, du mirobolant Jean-Brette, dont les tours inouïs hantaient sans cesse nos jeunes imaginations.

Aussi, lorsque nous veillions avec les grands, — permission exceptionnelle — et que nous voyions pépère fumant au coin du feu, sa grosse pipe d’érable, vite, Mariette et moi nous mettions à jouer autour du bon vieux, lui accrochant, qui un bras, qui une jambe, tant et si bien qu’à la fin impatienté, pépère se levait en nous arrêtant du geste : « Si vous voulez rester tranquilles les enfants, j’vais vous conter un conte. » C’était justement ce que nous attendions.

— Une histoire de Jean-Brette n’est-ce pas ?

— Oui, c’est bon, une histoire de Jean-Brette.

Déjà, nous étions des anges, et aussitôt grands et petits de s’approcher, regardant le conteur avec des grands, grands yeux. "Lui" regardait au plafond ; ou plutôt non, il ne regardait rien. Seulement, on eût dit qu’il cherchait loin, loin dans sa tête, comme lorsqu’on cherche des vieux souvenirs… et qu’on a quatre-vingt-six ans…



Puis soudain, tirant une dernière touche — car les grands-pères ne fument pas en contant : « ça empêche de dire vrai, » — il nous interpellait avec son beau vieux sourire : « Fanfants ! Savez-vous qui c’était Jean-Brette ? »

— Mais non… pépère !

Il fallait voir avec quel air nous disions ce « non » là. Car à chaque histoire de Jean-Brette — et il y en avait bien dix — c’était toujours la même question qui revenait, et aussi la même réponse.

Si je tiens à vous dire tout cela, vous comprenez, c’est rien que pour vous dire… Parce que je sais bien que pour vous autres, une histoire de Jean-Brette, de la Corriveau, ou de Bellenflure, ça vous est parfaitement égal. Pourtant… si vous aviez seulement entendu conter par pépère en personne, « la fois du presbytère », ou « la fois de la Croix-Neuve », ou « la fois du bedeau » ah ! « la fois du bedeau ! »… mais pour aujourd’hui, c’est « la fois de l’épluchette » que je voudrais vous raconter, et telle que je la tiens de mon grand-père.

* * *

— Or donc, mes bons amis, savez-vous qui c’était Jean-Brette ?… Non ?… Eh bien ! Écoutez !

Autrefois au ras la Sapinière du Grand-Coteau, il y avait un homme qui s’appelait Virelouche, et sa fille, Roselinette. Le père était bon, bon comme un ange, mais laid, mais laid comme un péché mortel. Il était bien laid n’est-ce pas ? Tandis que Roselinette était belle, oh ! belle, mais orgueilleuse la petite, et avec ça, fière comme une oie.

Par malheur, il arriva qu’un jour Roselinette se moqua et rit de son vieux père : vous savez que c’est très mal cela ; alors Bonne Fée lui apparut et lui dit : « Roselinette ! ma belle Roselinette ! comme tu es méchante enfant ! Tu as ri de ton père ; pour ta punition, le premier garçon qui t’embrassera, tu le marieras. »

Or comme Roselinette était on ne peut plus orgueilleuse, elle eut dès lors grand peur de se faire embrasser par des gas du Grand-Coteau. Car vous saurez que « mam’zelle » ne voulait miette marier un habitant. Elle avait pour son dire, que « ça commençait à être tannant, toujours faire le train et tirer les vaches : c’était un monsieur de la ville qu’il lui fallait… »

Voilà pourquoi dans les veillées et les épluchettes, on ne voyait plus maintenant Roselinette. Quant au père Virelouche, ça le taquinait un brin, ces manies là : « Pour sûr, disait-il, que ma Rose ne se mariera pas. Ça me serait pourtant si utile d’avoir un gendre pour m’aider. »

Voyez ce que c’est que d’être méchante petite fille !…

— Mais Jean-Brette, pépère ?

— Ah ! attendez un peu… Jean-Brette…

Un beau jour, Virelouche qui avait pas mal de blé-d’inde, décida qu’on ferait une épluchette : « les épis commençaient à reluiser, et puis disait-il, ça sera un adon pour ma Rose de se faire des cavaliers ; car nous inviterons les jeunesses des trois rangs. »

Qui fut dit fut fait. Et comme c’était la première épluchette de la saison, aucun des invités n’y manquait : c’est vous dire que les trois Coteaux y étaient.

Mais faut avouer que si la chose adonnait Virelouche, ça n’était pas aussi adonnant pour Roselinette ! Me voilà bien prise, se disait-elle, toute triste. Car, dans une épluchette, il y a des épis rouges, et alors ? alors je vais me faire embrasser ; et alors ? oui alors… » Vous savez le reste, n’est-ce pas ? La belle pouvait se faire embrasser par queuque gamin du Vieux Coteau, et il lui faudrait l’épouser. Orgueilleuse comme elle était, la pauvre Roselinette tordait son tablier en pleurant de rage.

Tout à coup une idée lui vint : « Si je cachais tous les épis rouges, se dit-elle, personne ne pourrait m’embrasser… » Et toute la nuit qui précéda l’épluchette, Roselinette la passa à trier des épis rouges et à les bien cacher. La petite n’avait pas les yeux clairets le lendemain, mais tout de même, elle était fière de son coup ; et pour un coup vous conviendrez que c’en était un mâtin.

Or faut que vous sachiez, qu’en ce temps-là, Jean-Brette, le fameux Jean-Brette, cherchait femme. Ça fait que juste le soir de l’épluchette au père Virelouche, notre Jean-Brette s’en fut au Bois des Diables, trouver sa Vieille Sorcière et lui dit : « Sorcière, je cherche femme, et je veux trouver belle, aussi belle que le jour ; peux-tu me renseigner ? »

Alors la Vieille Sorcière, qui était une amie de Bonne Fée et connaissait tous ses secrets, fit tourner sa baguette et craquer son petit doigt, tiens, comme ça : « Jean-Brette, dit-elle, tu sais que t’es pas mal canaille : c’est toi qui as volé le vin du curé et la madone de la Croix-Neuve. C’est toi qui as fait chauffer le bedeau dans un four, et coupé au ras, au ras, la queue de son pauvre chien. Tu as fait bien d’autres mauvais coups, mais tout de même, pour t’aider à trouver femme, je ne puis pas te refuser ça. Je t’indiquerai donc ce que tu cherches. »

— « Parlez, bonne vieille, lui dit Jean-Brette, je vous écoute. » Et il glissa une pièce d’or toute neuve dans la main de la Sorcière.

— « Sais-tu où est la Sapinière du Grand-Coteau ? »

— « Oui »…



— « Eh bien, tout près de là, il y a un homme qui s’appelle Virelouche et sa fille Roselinette. On dit que c’est la plus belle fille du monde. Seulement, pour l’avoir en mariage, il faudra auparavant que tu l’embrasses une fois. »

— « Voilà qui est assez difficile, dit Jean-Brette ; mais j’essaierai et on verra bien, si je ne réussis pas. Merci, bonne vieille ! » Et Jean-Brette s’en alla.

L’épluchette venait justement de commencer chez Virelouche, lorsqu’arriva soudain un étranger avec une belle jument noire, — plus belle encore que Princesse, — et avec ça, un grand tuyau-de-castor, et pis une canne ; il avait aussi de jolies moustaches et des cheveux frisés. Tout le monde pensa que c’était le gouverneur en personne, ou son envoyé : mais ce n’était ni l’un ni l’autre. L’étranger se nomma « un avocat de Québec, qui allait plaider à Montréal. »

Dans ce temps là, vous savez, les chars n’étaient pas inventés ; c’est pour ça qu’on voyageait en voiture.

Or ce qui vous surprendra le plus mes agneaux, si vous ne l’avez pas déjà deviné, c’est que le beau monsieur à moustaches et aux cheveux frisés, n’était autre que Jean-Brette lui-même. Eh oui ! Jean-Brette ! Le rodeux ! il s’était déguisé pour ne pas se faire reconnaître : il en avait des plans n’est-ce pas, pour embrasser Roselinette ? Car c’était bien pour ça, qu’il venait, le faraud !…

Et avant qu’on le questionnât trop, Jean-Brette, ou plutôt monsieur l’avocat, se mêla aux éplucheux, en disant que « le blé-d’inde, ça le connaissait, puisque dans son jeune temps, il passait ses vacances en campagne. » Mais dans le moment, ce qui l’occupait le plus, c’était Roselinette ; il n’eut pas grand’peine à la reconnaître, tant elle était la plus belle des éplucheuses : et pour ne pas se faire jouer de tour, il se mit à éplucher comme un bon. Vous vous imaginez pourquoi n’est-ce pas ? Pour avoir un rougeau et voler un bécot à la belle Roselinette.

Épluche ! Épluche ! Épluche ! Toujours des épis blancs !

Épluche toujours ! Épluche toujours ! Épluche toujours ! Encore des épis blancs !

« Batte-feu ! pensa Jean-Brette, en se frottant la moustache, pour sûr qu’on a trié tous les épis rouges ! »

Et Roselinette se disait : « Que j’ai donc été folle ! Si au moins je m’étais caché un rougeau dans le tas ; je l’aurais fait trouver au beau monsieur de Québec : Et alors ? alors il m’aurait embrassée. Et alors ? Oui alors… » Roselinette tordait encore plus fort qu’hier son tablier, et avait grande envie de pleurer. Les autres, vous pensez bien, trouvaient ça assez ennuyeux et pas mal curieux : rien que des épis blancs ; pas un rougeau encore !…

Mais Jean-Brette sans se décourager, épluchait toujours.

Épluche encore ! Épluche encore ! Épluche encore ! Le pauvre garçon en suait à grosses gouttes, tant il avait chaud. Roselinette, elle, commençait à blêmir : elle voyait tout son rêve qui s’en allait à l’eau, rien que pour un épis rouge…

Tout à coup, le beau monsieur s’écria tout joyeux : « J’en ai un, un rougeau ! J’en ai un !… » Tous se penchèrent pour le voir, mais se mirent à rire : c’était une citrouille. Vous savez ces petites citrouilles qui poussent dans les champs de blé-d’Inde, et qu’on fait cuire le soir de l’épluchette, pour manger avec le blé-d’Inde bouilli. Le Jean en avait trouvé « une », en pigeant dans le tas ; et tout fier il criait : « J’en ai un rougeau ! J’en ai un ! »

Vous croyez qu’il disait ça par farce ? Nenni, mes petits amis ! Faut vous rappeler que Jean-Brette était fin renard, et qu’il n’avait pas qu’une corde à son arc.

On le vit bien, lorsque le beau monsieur s’avança galamment vers Roselinette, et lui présenta sa petite citrouille en disant : « Mam’zelle, par chez-nous, dans les épluchettes, les petites citrouilles comptent pour des épis rouges. » Alors, vous comprenez que la belle ne se le fit pas dire deux fois, et pan ! ils s’embrassèrent…

Et c’est ainsi que Jean-Brette trouva femme à son goût et que l’orgueilleuse Roselinette dut épouser le garçon le plus canaille, à dix lieues à la ronde. Ça vous montre n’est-ce pas, ce qui peut arriver aux petites filles qui se moquent et rient de leurs parents. Ça vous montre aussi, que parce qu’on est belle fille, faut pas s’imaginer que le roi va venir nous demander en mariage.

Non, mes petits enfants, concluait grand’père avec son gros bon sens : quand on reste au Grand-Coteau, et qu’on veut se marier, faut pas cracher sur les habitants, pour courir après les messieurs de la ville.

Faut jamais trop se craire : ça porte pas bonheur. C’est moi qui vous le dis.

* * *

Elle est longue mon histoire de Jean-Brette… N’est-ce pas qu’elle est longue ? Et simple aussi ? Trop simple peut-être, dans un siècle où l’on aime tant les choses compliquées. Que voulez-vous ? au temps dont je vous parle, c’était simple comme cela. Et puis, « trop longue » ou « trop simple » franchement je la trouve belle, mon histoire. Tiens ! seulement que de vous l’avoir racontée, — bien mal il est vrai — je me suis senti revivre mille petits bouts de vie d’autrefois ; vous savez ces « petits bouts » qu’on oublie çà et là sur la route, au bord des fossés et des ruisseaux, « au ras la Sapinière du Grand-Coteau », ou près du P’tit-Rocher…

D’ailleurs n’est-ce pas joli : « Fanfants ! Savez-vous qui c’était Jean-Brette ? »

Moi, je trouve ça charmant…

Et toi Mariette ?…

Viateur FARLY
(Fanfant)
Joliette, novembre 1916.