La corvée (deuxième concours littéraire)/I

Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 7-12).

L’ANNONCE DU CONCOURS[1]



L’AN dernier à pareille date nous lancions, non sans quelques craintes, notre premier concours littéraire.
Le Petit Canadien n’était guère connu ; le sujet, si séduisant que nous le trouvions, ne plairait peut-être pas ; l’apathie intellectuelle de notre population, que nous nous serions bien gardé de mettre en doute, tant nous l’avions entendu affirmer, devait l’empêcher de s’intéresser à notre concours ; bref nous n’étions guère rassurés. Nos craintes, heureusement, restèrent vaines : grâce à la bienveillance de la presse quotidienne, la nouvelle de notre concours pénétra partout, le sujet fut accueilli avec enthousiasme et notre succès fut complet. Complet au point de vue de la qualité des manuscrits qui nous furent envoyés et dont nous avons pu tirer l’un des plus intéressants volumes de la littérature canadienne ; complet aussi à un autre point de vue. Sur les quatorze travaux dont se compose notre volume La Croix du Chemin, quelques-uns sont signés de noms avantageusement connus, tandis que les autres sont l’œuvre d’étudiants, de collégiens même et de jeunes filles dont nous avons révélé le talent au grand public et peut-être à eux-mêmes. Il nous est donc permis de croire que nous sommes dans la bonne voie, puisque notre initiative rencontre un si bon accueil et puisque nous atteignons le double but pour lequel la Société Saint-Jean-Baptiste a inauguré ses concours littéraires, savoir : encourager nos jeunes qui ont du talent à le cultiver, et enrichir notre littérature d’œuvres destinées à perpétuer les nobles traditions et les poétiques et touchantes coutumes de chez nous.

C’est sous l’empire de cette confiance ou de cette conviction que nous lançons aujourd’hui notre deuxième concours littéraire, pour sujet duquel nous avons choisi la Corvée ; la courvée comme disent nos habitants.

De toutes nos bonnes vieilles coutumes, la corvée est incontestablement l’une des plus jolies et l’une des plus révélatrices de la nature sociable et charitable, en d’autres termes française et catholique, de nos excellentes populations rurales ; on s’y rend comme à une fête parce qu’elle fournit une occasion de se rencontrer nombreux, de rire et de causer, et de rendre service. Aussi tout prétexte est-il bon pour faire une corvée : le levage d’une maison ou d’une grange, des billots à charrier, du blé d’inde à éplucher ; on ne se gêne pas pour lancer une invitation qui, on le sait, sera accueillie avec le plus grand plaisir.

L’épluchette de blé d’inde est la plus populaire des corvées, parce que la jeunesse des deux sexes s’y rencontre et qu’un épi rouge s’y trouve toujours à point pour rompre la monotonie du travail ; mais les autres ne manquent pas d’attrait non plus. S’agit-il d’un levage ; il y a les prouesses des plus agiles qui se disputent l’honneur de clouer le bouquet au faîte du bâtiment en construction. Dans les charriages de billots on organise de véritables tours de force entre les chevaux, et les murmures d’approbation, parfois même les applaudissements, accompagnent la vaillante bête qui, cambrant ses reins robustes, réussit à sortir du bois une énorme charge sur laquelle les autres chevaux s’étaient escrimés en vain.

Comme La Croix du Chemin, la Corvée est un sujet très vaste, aux aspects multiples, sur lequel peuvent s’exercer avec fruit tous les genres de talents. Il y a les corvées légendaires, par exemple celle dont parle Hubert Lame, ou le diable, sous la forme d’un fringant cheval noir harnaché par un sorcier de l’Île d’Orléans, dut transporter toutes les pierres moins une, destinées à la construction de l’église Saint-Laurent. Il y a des corvées apparemment miraculeuses, par exemple, celle qu’on fit sur le pont des Chapelets, lors de la construction de l’église du Cap-de-la-Madeleine. Les corvées sont généralement gaies, mais on peut en imaginer qui se terminent d’une façon tragique, comme l’épluchette dont il est question dans le Baiser Fatal, des « Contes vrais », de M. Pamphile Lemay.

Puis il y a le décor où se déroulent les péripéties diverses de la corvée et qui, bien décrit, situe les scènes que l’on veut raconter, leur donne, pour une large part, leur couleur locale et en augmente considérablement l’intérêt. L’épluchette se fait généralement dans l’allonge de la maison ou la batterie de la grange, éclairée par une lampe ou des fanaux fumeux ; et la scène à décrire est d’un pittoresque intense. Les autres corvées dont nous avons fait mention se passent en plein air ; ce sont des coins de notre merveilleuse nature canadienne qui leur servent de cadre et qu’il faut faire voir.

Tout cela explique pourquoi la Corvée est un sujet si populaire chez nos auteurs canadiens. Poètes et prosateurs — depuis M. l’abbé Casgrain jusqu’à M. Anglebert Gallèze — tous ceux qui ont écrit sur les choses de chez nous en ont parlé, au moins en passant. Quelques-uns, comme M. Pamphile Lemay, y sont revenus à plusieurs reprises et en ont tiré chaque fois des effets nouveaux.

Qu’on ne nous accuse pas, pour autant, d’avoir choisi un sujet de concours usé, vidé, sur lequel tout ayant été dit, il ne reste par conséquent plus rien à dire. La plainte de nous ne savons plus quel poète ou peut-être, simple rimeur français :

Dis-je quelque chose d’assez belle,
L’antiquité, tout en cervelle,
Me dit : « Je l’ai dit avant toi.
Que ne venait-elle après moi,
J’aurais dit la chose avant elle !

Cette plainte n’est qu’amusante, elle n’est pas fondée, et c’est Brunetière qui avait raison quand il écrivait : « Rien ne se fait de rien… et l’invention ne s’exerce véritablement, en toute originalité, que sur des matières amenées pour ainsi dire, par un long usage, à l’état de lieu commun. »

Et encore : « le lieu commun est la condition même de l’invention en littérature…

« L’invention n’est pas dans le fond, elle est dans la forme, uniquement dans la forme…

« Il faut que plusieurs générations aient vécu sur le même fond d’idées, pour que ce fond lui-même puisse être transformé par la main de l’artiste. »[2]

Le fond est là. De nombreuses générations y ont puisé sans l’épuiser, ou plutôt l’ont enrichi de leur apport, de leur travail. Nous invitons nos artistes jeunes et vieux, connus et inconnus, à l’exploiter à leur tour, à s’emparer de la matière d’idée, si l’on peut dire, dont il déborde, à se l’assimiler, à la transformer et à nous la rendre… chef-d’œuvre.

Pour le Comité de Rédaction,
ARTHUR SAINT-PIERRE
  1. Extrait du Petit Canadien, organe de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, septembre 1916.
  2. Brunetière : La théorie du lieu commun Histoire et littérature, tome I.