La constitution essentielle de l’humanité/3

CHAPITRE III

LES PRINCIPES ET LES COUTUMES DE LA CONSTITUTION ESSENTIELLE

§ 1

La tradition de la loi morale assurée par les principes et les coutumes de la Constitution essentielle.


Chez les races fécondes qui établissent sur leur propre territoire les familles de leurs rejetons, il se produit naturellement un contraste entre le régime du pain quotidien et le régime de la loi morale. Le premier répond aux besoins matériels du corps. Comme je viens de l’indiquer au chapitre précédent, ceux-ci varient dans leur nature selon les lieux et les temps, et ils se multiplient dans la même proportion que s’accroît le nombre des familles. Pour être toujours satisfaits, ils réclament la transformation incessante des forces productives du territoire. Le second pourvoit surtout aux aptitudes immatérielles de l’homme, c’est-à-dire aux facultés intellectuelles et aux sentiments moraux, dont le développement n’est plus lié aussi directement à la mise en valeur du sol.

Les facultés intellectuelles sont réparties fort inégalement entre les individus d’une même famille, et plus encore entre ceux d’une même race. Elles sont en grande partie innées, et, par conséquent, en connexion intime avec l’organisme physique de chacun. Toutefois, elles se développent beaucoup par l’éducation, notamment par celle qui est implicitement contenue dans l’exercice des arts usuels et des arts libéraux (ii, 5).

Les meilleures organisations sociales élèvent le niveau intellectuel de la race entière : mais elles accroissent, plutôt qu’elles ne diminuent, l’amplitude des inégalités naturelles. L’âge de la houille, sous l’impulsion qui lui est imprimée jusqu’à ce jour dans l’Occident, tend plus que les âges précédents à produire ce résultat. Comme je l’indiquerai plus loin, il convertit en contrastes douloureux et permanents les inégalités intellectuelles créées en germe par la nature : en multipliant les professions qui procurent la richesse et la prépondérance sociale aux plus intelligents, il développe chez ces derniers l’orgueil, souvent même le vice et l’erreur. Sous ces influences, ceux qui sont ainsi favorisés oublient ou violent la loi morale, qui leur ordonne de contribuer, autant qu’il dépend d’eux, au bonheur des individus moins libéralement doués par la nature. Dans les sociétés qui s’agglomèrent et se compliquent pour subvenir à la demande croissante du pain quotidien, il devient donc chaque jour plus difficile de conjurer les inconvénients de la richesse, de la science et de la force, c’est-à-dire des produits légitimes des inégalités naturelles. Heureusement, comme je le constaterai plus loin, l’observation méthodique des faits révèle dans ces mêmes sociétés des forces toutes nouvelles pour réprimer, au sein des générations naissantes, les tendances innées qui les portent à violer la loi morale.

Dans les deux derniers âges, en effet, certaines sociétés ont résolu ce double problème : elles ont concilié les traditions de la loi morale avec les nouveautés du pain quotidien. La famille stable a continué son œuvre principale, la répression du vice originel chez ses enfants. La société a secondé cette œuvre en développant peu à peu certaines institutions qui n’étaient qu’en germe dans l’âge des herbes, et qui ont conjuré les inconvénients qu’aurait pu amener l’agglomération progressive des familles. Ces institutions se rattachent à trois catégories qui, bien que distinctes, sont néanmoins liées entre elles par des rapports intimes, et qui, dans leur ensemble, ont formé à tous les âges la Constitution essentielle de l’humanité. De nos jours comme dans le passé, elles se manifestent par les traits dont les paragraphes suivants offrent la description : par les principes qui donnent une impulsion décisive à l’âme et aux intérêts de la communauté ; par les coutumes familiales qui règlent l’organisation de la famille ; enfin, par les coutumes sociales, qui président au gouvernement de la société.

§ 2

Les principes de la Constitution, ou les éléments essentiels à toute société prospère.

Sept éléments sont indispensables pour constituer solidement, au sein d’une société, le bonheur fondé sur la stabilité et la paix. Ils réunissent dans un ensemble harmonieux les individus qui, faute de ce lien matériel et moral, donneraient le spectacle de la division et du désordre. Ils forment trois groupes qui sont comparables aux parties principales de tout édifice. Dans les sociétés heureuses, le Décalogue et l’autorité paternelle peuvent être assimilés aux fondements ; la religion et la souveraineté, aux ciments qui relient entre eux les matériaux ; enfin, la propriété sous ses trois formes, aux matériaux eux mêmes, c’est-à-dire à la partie matérielle de la construction.

Ces principes forment, à vrai dire, toute la constitution chez les races simples et primitives de l’âge des herbes ; et, par conséquent, ils s’y présentent à l’observateur avec une évidence irrésistible. Au contraire, chez les races compliquées, ils sont parfois masqués, au premier coup d’œil, par une foule d’institutions signalées bruyamment comme prépondérantes, bien qu’elles n’aient en fait qu’une importance secondaire. Toutefois, si la prospérité règne, la supériorité réelle des principes essentiels apparaît bientôt dans tout son jour à l’observateur attentif.

§ 3

Le premier principe de la constitution : le Décalogue.

Le Décalogue est le premier principe que tous les peuples prospères ont placé en tête de leurs institutions. La tradition orale des dix commandements a été la loi suprême des races simples et primitives. On peut encore observer aujourd’hui la même organisation sociale chez les familles éparses, presque isolées, sur certains territoires de l’Asie centrale. Le texte de ces mômes commandements a été, au XVIIe siècle, le point de départ de la loi écrite et des coutumes de la Nouvelle-Angleterre. Les novateurs hostiles aux traditions nationales de la France n’ont jamais combattu directement le Décalogue. Il a même été signalé, par l’un des plus renommés[1], comme le code suprême de la sagesse. Ce code, appuyé sur la tradition, présente donc un moyen sûr de grouper, en un faisceau réformiste, beaucoup d’hommes que divisent aujourd’hui des erreurs inspirées par l’esprit de nouveauté.

§ 4

Le deuxième principe de la Constitution : l’autorité paternelle.

L’autorité paternelle est formellement instituée par le IVe commandement du Décalogue. Elle est tout d’abord imposée par la nature même de l’homme, comme l’unique pouvoir humain, et elle s’est toujours perpétuée, sans rivale, chez les familles primitives. Elle repose à la fois sur la loi écrite et la coutume chez deux nations qui se placent au premier rang dans le monde, en raison des succès extraordinaires qu’elles obtiennent depuis que l’âge de la houille est ouvert. Elle est, à la vérité, attaquée en France depuis 1793 par une loi écrite que servent une foule d’agents intéressés, celle du partage forcé des successions ; mais, depuis lors, le progrès de l’action destructive marche de front avec la déchéance de la race qui en est la victime. L’action prépondérante de l’autorité paternelle est donc démontrée par ces phénomènes éclatants de prospérité et de souffrance. La mention de ce second principe à la suite du Décalogue peut être considérée, à la rigueur, comme faisant double emploi : elle est néanmoins fort opportune. Elle conseillera aux Français et aux peuples voisins qu’ils ont égarés de rentrer, à cet égard, dans la voie suivie par tous les peuples prospères.


§ 5

Le troisième principe de la Constitution : la religion.


La religion, comme l’autorité paternelle et les autres principes, est implicitement contenue dans le Décalogue. C’est, en effet, sur les trois premiers commandements que s’appuient partout la croyance fondamentale de l’institution et les pratiques qui se résument dans les termes suivants : Dieu n’est pas seulement le créateur de l’univers et de l’humanité ; il a concédé à celle-ci, par une exception unique, une partie de sa grandeur et de sa puissance. Il a dispensé l’homme d’obéir aveuglément à l’instinct qui lie les animaux soumis, dans l’intérêt de leur conservation, aux forces de la nature. Il a concédé le libre arbitre qui permet à sa créature privilégiée de dominer ces forces dans une certaine mesure, et de s’établir en maîtresse sur presque toute la terre. Les sociétés humaines peuvent, il est vrai, abuser de celle liberté au point de se détruire elles-mêmes, en supprimant les moyens de conservation assurés aux animaux ; mais une seconde concession complète la première sans détruire la liberté. Dieu a révélé au premier homme, dans son Décalogue, la loi morale qui fournit aux familles et aux sociétés le frein qu’elles ne trouvent pas dans leur propre nature. Celles-ci réagissent contrôles premiers abus de leur liberté, en demandant à Dieu la grâce qui leur est nécessaire pour devenir capables d’accomplir cet effort. L’établissement de cette relation directe de l’homme avec Dieu s’impose aux familles et aux sociétés aussi impérieusement que la satisfaction des deux besoins essentiels : jamais, chez aucune race, on n’a pu établir ce lien indispensable à la pratique de la loi morale, sans instituer une autorité spéciale chargée de ce service. Tel est le cas surtout quand le reste du peuple ne suffit pas à la production du pain quotidien. Partout le personnel investi de cette autorité est secondé par des « rites locaux », dont la pratique n’est pas moins nécessaire que la consommation du pain quotidien. Chaque jour, en effet, la faim rappelle à l’homme qu’il a besoin de nourrir son corps. Chaque jour également la pratique des rites lui rappelle qu’il doit être soumis à Dieu pour observer la loi morale, c’est-à-dire pour procurer à son âme la nourriture qui est la seconde source du bien-être temporel. Partout la religion assure aux croyants le même bienfait : elle établit entre eux cet accord admirable que les chrétiens nomment si justement « la paix de Dieu » ; mais elle a pour manifestation extérieure ce personnel et ces rites.

Chez les races simples, cette manifestation est purement domestique. Chez les races compliquées, elle donne lieu à de puissantes institutions qui grandissent à mesure que la majorité des familles, absorbée par le travail croissant du pain quotidien, devient moins capable d’enseigner ses enfants. Partout l’enseignement public de la religion insiste sur l’obéissance à la loi de Dieu et sur la double sanction réservée à la soumission ou à la révolte : dans la présente vie, la prospérité ou la souffrance ; dans la vie éternelle, la récompense ou la punition. La méthode sociale justifie scientifiquement l’existence de cette première sanction temporelle. J’ai en vain cherché parmi les contemporains une seule race d’hommes qui prospère sans prendre pour règles les croyances et les pratiques de la religion.


§ 6

Le quatrième principe de la Constitution : la souveraineté.


L’autorité paternelle, appuyée sur la religion, ne suffit pas pour assurer complètement le règne de la paix, même au sein des sociétés prospères. Alors même que les quatre premiers commandements ne soulèvent aucune résistance formelle, la violation des six autres, sous l’impulsion du vice ou de l’erreur, jette toujours quelque trouble dans la vie privée et dans la vie publique. La société s’abîmerait bientôt dans la discorde, si la justice et la force armée n’agissaient pas de concert pour prévenir les violences, juger les conflits d’intérêts et punir les attentats contre la paix publique. La haute direction de ces deux services est la fonction spéciale de la souveraineté.

Pour la souveraineté comme pour la religion, le principe est partout le même. Mais l’application du principe offre une grande variété, depuis l’extrême simplicité de l’âge des herbes jusqu’à la complication infinie amenée par l’âge de la houille.


§ 7

Les trois derniers principes de la Constitution : la propriété sous ses trois formes.


La propriété foncière est, pour toutes les races d’hommes, le principal moyen de subsistance. Le pain quotidien est d’autant mieux assuré à tous, et la paix sociale a des garanties d’autant plus solides que les familles sont en contact plus intime avec le sol nourricier. Les nations entrées dans l’âge de la houille s’écartent de cette organisation tutélaire : elles séparent le pauvre des productions spontanées et d’une foule d’objets qui pourraient le nourrir sans dommage pour le riche ; et, en conséquence, elles s’exposent à de grandes catastrophes. Heureusement, tout en subissant la nécessité de l’agglomération, les grandes nations, qui se développent maintenant avec une rapidité inouïe, atténuent ce danger de leur condition par une foule de moyens, notamment par une bonne organisation de la propriété foncière.

L’organisation de la propriété dépend de causes innombrables qu’on peut classer en deux groupes. En premier lieu, la condition des propriétaires et celle de leurs collaborateurs, le mode employé pour répartir entre eux les produits créés par le travail de l’homme et les forces de la nature, enfin les rapports de toute sorte établis entre les deux intérêts par la coutume des localités. En second lieu, la constitution du sol et du climat, la nature et la destination des produits et les relations qui unissent, dans la contrée environnante, le personnel de l’exploitation à celui des autres professions.

Considérées dans leurs détails, sous ces diverses influences, les formes de la propriété se présentent en nombre infini. Toutefois, si l’on ne tient pas compte des traits secondaires, si l’on fait surtout abstraction des vices nombreux qu’introduit, dans l’institution, la corruption des races compliquées, on voit clairement apparaître la simplicité des principes. D’un autre côté, l’observation actuelle des trois âges qui persistent de nos jours, en beaucoup de lieux, sur les diverses régions du globe, démontre que les propriétés instituées sur un territoire sont, pour toutes les familles qui l’habitent, la vraie garantie du pain quotidien. Il faut donc exclure de la notion de propriété les territoires qui ne satisfont pas à celle condition primordiale. Dans un classement ainsi réduit, il n’existe plus que trois formes vraiment distinctes, sous lesquelles la propriété doit être nommée : « communale », « familiale », « patronale ». Enfin, dans les diverses localités où chacune de ces formes domine, les modes d’existence de la population peuvent être caractérisés respectivement par les trois noms : « communauté », «  vie de famille », « patronage ».

Sous le régime de la propriété communale, le sol et les eaux appartiennent à une communauté. Les limites du territoire sont fixées de concert avec les communautés voisines ; mais, dans l’enceinte formée par ces limites, il n’est établi aucune subdivision. Nul membre de la communauté ne peut troubler, en quoi que ce soit, l’état du sol et de ses productions spontanées. Tous peuvent les récolter, toujours, par la chasse, la pêche et la cueillette ; souvent, en outre, par l’organisation du pâturage. Cette forme de la propriété est caractéristique pour les races simples du premier âge. Elle se restreint peu à peu dans les âges suivants. Dans l’âge de la houille, elle n’est guère représentée que par des lambeaux épars, si même elle ne disparaît complètement.

Sous le régime de la propriété familiale, le sol est subdivisé invariablement en petits domaines. Chacun d’eux procure la subsistance à une seule famille. Selon les coutumes de la Constitution, le domaine est exploité directement par les membres et les domestiques de la famille propriétaire. Celle-ci, constituée habituellement sous le régime de la famille-souche, reste dans la condition créée par les ancêtres. Chaque année, elle accumule, par une sévère épargne, les produits qui ne sont pas indispensables à sa subsistance ; et elle les répartit, à titre de dot, entre tous les rejetons qui désirent fonder, hors du domaine, de nouvelles familles. La coutume maintient l’union indissoluble de la famille et du domaine. À cet effet, après la mort des parents, elle confère la propriété à l’héritier que ceux-ci ont institué, en fait, en le mariant au foyer domestique. Quant à l’héritier et à sa femme, ils instituent à leur tour un nouvel héritier, dès que les enfants arrivent à l’âge adulte. Enfin, ce dernier ménage se conforme à son tour aux deux règles de la coutume : il pourvoit par le travail et l’épargne aux dots des rejetons ; il transmet intégralement le domaine aux descendants.

Sous le régime de la propriété patronale, le sol et les eaux appartiennent à un propriétaire, nommé habituellement « père » ou « patron ». Celui-ci réside en permanence sur son domaine, afin de pourvoir aux obligations que lui imposent les traditions de la famille-souche, et les coutumes sociales inhérentes à la possession d’une grande propriété. Il exploite directement, avec le concours de sa famille et de ses domestiques, la partie du territoire contiguë à son foyer. Le surplus est subdivisé en domaines de consistance invariable. Chacun de ceux-ci est exploité par une famille stable de tenanciers qui partage avec le propriétaire les produits de son exploitation. Les rapports mutuels du patron et du tenancier varient selon les lieux ; mais partout ils ont un caractère commun. Le patron est attaché en permanence à ses tenanciers. Il leur garantit le pain quotidien. Il leur donne l’exemple de la soumission à la loi morale. Il se concerte avec chaque famille pour instituer l’héritier de sa tenure, et pour établir au dehors ses rejetons, quand il ne peut les attacher à son propre foyer.

§ 8

Les coutumes familiales de la Constitution essentielle.

Les coutumes fondamentales de la famille ont surtout pour effet d’organiser la vie domestique, conformément aux traditions que les grandes races de l’histoire et celles du temps actuel ont établies, en affermissant les résultats de leur propre expérience et en s’inspirant de la sublime concision du Décalogue. Ces coutumes se sont créées sous l’empire de deux préoccupations dominantes. En premier lieu, répartir entre le père et la mère la portion d’autorité paternelle qui leur est expressément attribuée par le IVe commandement : régler en conséquence le partage des fonctions que les deux époux remplissent, soit dans la famille, soit dans la société. En second lieu, obéir aux prescriptions formulées dans les commandements VI et IX ; réprimer les attentats commis contre l’honneur de la femme, sous l’impulsion de l’appétit sensuel le plus dangereux ; en retour de la légitime prépondérance que l’homme s’attribue dans le gouvernement de la société, ne faire expier qu’à lui seul les défaillances qui violent le respect ou simplement la protection que les sociétés prospères accordent à la vierge ; enfin, comme compensation à cette lourde responsabilité de l’homme, réprimer, par une alliance prudente des mœurs et de la loi, l’industrie scandaleuse des femmes qui, se révoltant contre l’institution du mariage, provoquent et exploitent la corruption de la classe riche.

Au milieu de l’ébranlement que l’âge de la houille imprime aux sociétés, les régions froides et tempérées de l’Europe et de l’Asie m’ont offert des exemples admirables de ces coutumes. L’école de la paix sociale en donne la description, au moyen de ses monographies de famille. L’enseignement spécial consacré à l’art des voyages fournira à la jeunesse et aux missionnaires des grandes races européennes les moyens d’acquérir personnellement, par l’observation scientifique des familles, la connaissance approfondie de ces coutumes. Cette connaissance peut seule donner, en présence du relâchement actuel des mœurs, les convictions énergiques à défaut desquelles les amis de la réforme resteront impuissants. Après avoir fait ce qui dépendait de moi pour indiquer le but, j’attends avec résignation que l’opinion publique vienne en aide à ceux qui veulent l’atteindre ; et je me borne ici à nommer les pratiques essentielles que décrit notre enseignement et que signalent les Ouvriers européens, dans les localités où se conservent les bons modèles de la Constitution.

Toutes les familles y participent à la propriété foncière, soit sous l’une des trois formes définies ci-dessus, soit sous les formes innombrables de la subvention permanente. Les plus pauvres possèdent au moins le foyer domestique, complété souvent par l’atelier de travail et par quelques dépendances agricoles. Quand une nouvelle famille doit être établie, l’acquisition préalable du foyer domestique est une des premières conditions dont se préoccupent les intéressés.

La conclusion des mariages est subordonnée à de longues méditations. Le principe des unions est l’affection réciproque des futurs époux. La prospérité du ménage est garantie par l’accord des caractères, des aptitudes et des sentiments, qui permettra à la nouvelle famille de conquérir le pain quotidien et de pratiquer la loi morale. Cette garantie, elle-même, est donnée par l’institution des fiançailles, qui sont célébrées longtemps avant le mariage. Les deux fiancés sont dès lors en contact journalier. Ils se concertent pour compléter le futur établissement par leur propre travail, avec l’assistance des parents et des amis. Ils abrègent ainsi, autant qu’il dépend d’eux, le délai opposé par la tradition à la célébration du mariage.

Quand la famille est solidement établie sur le sol, grâce à la possession du foyer domestique ; quand les époux offrent des conditions de paix intérieure garanties par l’affection réciproque, par le travail qui procure le pain quotidien, par les sentiments qui assurent la pratique de la loi morale, il reste encore à transmettre cet état de bien-être aux générations suivantes. Sous le régime de la Constitution essentielle, ce résultat est obtenu par un ensemble, d’habitudes qui se rattachent à deux groupes principaux.

La fécondité du mariage est un trait commun à toutes les familles stables. Les traditions de la race enseignent que les enfants issus du même sang ont des aptitudes et des qualifiés fort différentes. Les garanties d’un heureux avenir se fortifient donc pour la famille, à mesure que s’accroît le nombre des enfants : dans ce cas en effet, les parents voient augmenter l’espoir de choisir un jour un héritier digne de sa mission. C’est ce motif qui fait redouter aux familles la stérilité du mariage, et qui les porte à regarder la fécondité comme un signe de la faveur divine.

Une épargne, tenue en rapport avec l’importance du foyer et de l’atelier, est réalisée chaque année : elle remédie, s’il y a lieu, aux fléaux déchaînés par les désordres atmosphériques et les calamités sociales ; mais, sauf ces cas exceptionnels, tous les produits épargnés dans le cours d’une génération sont également partagés, à titre de dot, entre ions les enfants que la famille doit établir pendant ce même intervalle de temps. Toute la communauté s’inspire du même sentiment : le désir de perpétuer la famille. Le père et la mère, seuls pouvoirs institués par le IVe commandement, propagent autour d’eux ce désir, en s’appuyant sur la plus puissante des forces humaines, sur l’amour paternel. D’après leur enseignement, que confirme la pratique de la vie journalière, le bonheur acquis est le résultat évident des traditions léguées par les ancêtres avec le domaine familial ; et ce bonheur ne peut être transmis aux descendants que sous les mêmes influences.

Dans les rangs supérieurs de la société, de même que dans les situations les plus humbles, la famille stable et féconde est, pour la race entière, la vraie source de la prospérité. C’est l’unité sociale par excellence : celle où se perpétuent l’application au travail, la soumission à Dieu et à sa loi, la simplicité des goûts et la frugalité de l’existence.

Après avoir goûté, grâce à ce régime, toutes les satisfactions propres à l’enfance, les jeunes adultes fondent à leur tour de nouvelles familles. Ils s’établissent, en général, dans les localités où ils peuvent compter sur l’appui des parents qui les y ont devancés. Ils y arrivent pourvus de la quantité d’épargne que comportent et le travail de leur génération et la puissance productive du domaine paternel. Toutefois au premier rang de leurs ressources figure la totalité des forces morales accumulées au foyer et à l’atelier par les générations successives des ancêtres. Quelques adultes, peu enclins au mariage, restent au domaine paternel en y conservant leur dot, sous forme de pécule : dans cette condition les filles, plus encore que leurs frères, sont la providence des enfants et la joie du foyer. De loin en loin un rejeton, doué d’aptitudes supérieures, s’élève par ses talents et ses vertus au-dessus du rang occupé par sa famille. Cependant tous ceux qui ont fondé un nouvel établissement, les plus humbles comme les plus illustres, se plaisent à honorer la maison-souche ; ils y reviennent en pèlerinage, à certains anniversaires, même des lieux les plus éloignés, et signalent ainsi la source de leur succès. Par là également, chaque pèlerin enseigne à ses descendants les traditions d’honneur et de vertu, que doit perpétuer la famille nouvelle. Quant à l’héritier de la vieille maison, il reste au foyer natal dans la condition des aïeux. Pendant un demi-siècle, il procure l’éducation, puis l’établissement à deux générations nombreuses composées de ses frères et de ses propres enfants. Enfin, après avoir institué son héritier de concert avec ses parents, et après l’avoir guidé longtemps encore, il meurt heureux, avec la pensée qu’il revivra dans la mémoire de ses descendants.

§ 9

Les coutumes sociales de la Constitution essentielle.

Chez les races simples et primitives éparses sur de vastes territoires, où se présentent les tableaux que je viens de tracer, où le père et la mère conservent à leur foyer la paix intérieure et ne troublent pas celle de leurs voisins, on ne sent pas le besoin d’instituer des pouvoirs publics ayant pour mission d’imposer aux familles les devoirs que celles-ci pratiquent spontanément. Tout au plus confie-t-on à quelques familles renommées par leur prudence le soin de remédier aux accidents qui amèneraient, en certains lieux, la perle du pain quotidien, la violation de la loi morale ou le déchaînement de la discorde. Sous un tel régime, les principes de la Constitution essentielle règnent dans leur pureté et leur simplicité : les coutumes familiales assurent le bonheur de tous sans le concours des coutumes sociales : tant vaut la famille, tant vaut la société.

À toutes les époques de l’histoire, quelques familles ont trouvé le bonheur dans ces conditions, et il en est encore de même aujourd’hui. Toutefois, ces groupes isolés, quand on les compare à l’ensemble de l’humanité, ne sont qu’un phénomène exceptionnel et presque idéal. Le lecteur en comprendra tout d’abord la raison, s’il se reporte aux détails présentés sur les trois âges du travail.

Une race simple, qui pratique la loi morale et possède le pain quotidien sur un territoire où abondent les productions spontanées, réunit les deux conditions essentielles du bonheur. Par cela même qu’elle est heureuse, elle se multiplie et s’agglomère. Il arrive donc un moment où le sol, s’il était conservé dans son état primitif, ne pourrait plus nourrir ses habitants. Alors apparaît pour l’homme la nécessité de ne plus s’en tenir aux productions spontanées. Le travail pénible qui procure les subsistances se joint peu à peu à la récolte attrayante des produits offerts à l’homme par les libéralités de la nature. Cependant le travail qui agglomère les hommes et multiplie leurs moyens de subsistance devient d’autant plus nécessaire que le but est mieux atteint. Certains territoires de l’Europe sont maintenant cent fois plus peuplés qu’ils ne l’étaient à l’époque où leurs habitants s’adonnaient encore exclusivement à la chasse, à la pêche et à la cueillette. Les catastrophes de l’histoire et les souffrances actuelles de l’Europe démontrent que cette transformation incessante des territoires n’est pas sans danger ; mais l’impulsion imprimée à l’humanité par la première charrue qui déchira le sol, se perpétue avec un mouvement accéléré. La complication s’introduit plus que jamais, soit dans l’organisation du travail, soit dans l’emploi des forces matérielles et intellectuelles qu’elle met en jeu. Cette complication des sociétés n’est point une cause fatale de souffrance. Certaines races réussissent encore à s’en préserver, pourvu qu’elles restent soumises à la Constitution essentielle. Les difficultés cpie ce problème soulève augmentent avec l’agglomération des hommes, avec ce qu’on nomme aujourd’hui « les progrès de la civilisation ».

Dans la solution du grand problème social, les peuples « civilisés » les plus prospères ont tous à vaincre le même obstacle, l’inégalité qui règne parmi les familles. Cette inégalité est le résultat forcé des différences et même des contrastes qui existent dans les aptitudes matérielles et intellectuelles développées, par l’exercice de professions innombrables et la poursuite acharnée du pain quotidien. Les principes de la Constitution ne sont désormais ni connus ni pratiqués pur toutes les familles ; les coutumes familiales perdent en partie leur vertu, et il faut suppléer à leur impuissance par le développement des coutumes sociales. À la longue, celles-ci deviennent tellement prépondérantes qu’elles sont nommées « le gouvernement de la société » ; et de là naissent une foule de maux qui remplissent les annales de l’humanité, justifiant ainsi le mot célèbre : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! »

Ces phénomènes de prospérité et de souffrance ont offert, selon les lieux, une diversité infinie. En chaque lieu également, ils ont varié à mesure que les hommes, contraints de s’agglomérer, ont dû transformer leur territoire et créer des méthodes nouvelles de travail pour se procurer les moyens de subsistance. La connaissance de ces changements et de leurs résultats justifie les principes exposés dans ce chapitre et les coutumes qui en dérivent. Elle constitue un enseignement utile à la réforme que réclame l’état présent de l’Europe. L’histoire sommaire de ces alternances chez les diverses races d’hommes et sous les trois régimes du travail, m’a donc paru nécessaire pour établir la conclusion de ce livre. Cette histoire est l’objet du chapitre suivant.

  1. P.-J. Proud’hon, qui a publié tant d’aberrations sur la religion et la science sociale, a été mieux inspiré en analysant le Décalogue. Il le ramène à sept groupes de vertus et de devoirs ; puis il conclut en ces termes : « Quel magnifique symbole ! quel législateur, que celui qui a établi de pareilles catégories, et qui a su remplir ce cadre ! Cherchez dans tous les devoirs de l’homme et du citoyen quelque chose qui ne se ramène point à cela, vous ne le trouverez point. Au contraire, si vous me montrez quelque part un seul précepte, une seule obligation irréductible à celle mesure, d’avance je suis fondé à déclarer celle obligation, ce précepte hors de la conscience, et par conséquent arbitraire, injuste, immoral. » (De l’Utilité de la célébration du dimanche, I, 13 et suiv.)