La constitution de l’hôtel du Roule/01

Société des bibliophiles cosmopolites (p. v-xv).
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La constitution de l’hôtel du Roule, 1872-Bandeau-1
La constitution de l’hôtel du Roule, 1872-Bandeau-1


NOTICE

SUR LA CONSTITUTION

DE L’HÔTEL DU ROULE




Le livret rarissime que nous réimprimons aujourd’hui n’a jamais, à notre connaissance, passé en vente publique et il ne se trouve dans aucun grand dépôt littéraire. L’auteur en est inconnu, et le Dictionnaire des Anonymes passe même l’ouvrage sous silence. Le Manuel du Libraire ne le cite pas. La seconde édition de la Bibliographie du C. d’I*** en parlait (colonne 90) d’une manière erronée ; la troisième le cite avec plus de détails. Elle dit que c’est un volume petit in-8o de 144 pages, contenant 101 épigrammes, qui ne paraissent avoir été réimprimées nulle part ailleurs, si ce n’est dans un volume plus rare encore, intitulé l’Unigenitus du duc de R… (Richelieu), l’an des C…, 7756. L’Unigenitus offre quelques variantes sur le texte de la Constitution de l’hôtel du Roule, mais elles sont peu importantes. Ainsi, à la dédicace, le Bref à notre chère fille en amour la duchesse d’...., signé, dans la Constitution : La Pâris, et contresigné : La Florence, dans l’Unigenitus est signé : Le duc de R...., et contresigné : La Montigni.

Nous avons réimprimé ce singulier ouvrage sur le seul exemplaire que nous en connaissions et qui était possédé par l’excellent et savant bibliophile marseillais, M. Hubaud, lequel avait eu l’occasion de voir le volume de l’Unigenitus et avait noté le petit nombre de variantes qu’il y avait trouvées sur son exemplaire de la Constitution. Nous avons reproduit ces diverses variantes. En les examinant, elles nous ont donné la conviction que l’édition originale était l’Unigenitus, que ce recueil d’épigrammes avait été fait pour l’amusement de Richelieu, alors très-puissant, et de son royal compagnon de débauches, Louis XV, et qu’il aura été imprimé à un nombre extrêmement restreint d’exemplaires. La Constitution de l’Hôtel du Roule, supprimant l’indication du nom de Richelieu, et ajoutant à la fin de la brochure quelques pièces libres déjà connues, mais n’ayant pas le même sel politique, fut sans doute une reproduction de l’Unigenitus, faite quelque temps après pour l’amusement des jeunes libertins du grand monde et, par conséquent, également à petit nombre.

Maintenant, quelle est cette affaire de l’Unigenitus, à laquelle fait allusion ce recueil d’épigrammes ? C’est, en vérité, une chose bien oubliée et bien morte aujourd’hui ; mais qui, pendant près d’un siècle, a tout agité et bouleversé en France. Rappelons simplement les faits en deux mots.

Un prêtre, le père Pasquier Quesnel, qui s’était fait admettre dans l’ordre de l’Oratoire en 1657, publia, de 1671 à 1678, des Réflexions morales sur le Nouveau Testament. Il les dédia au cardinal de Noailles, alors évêque de Châlons-sur-Marne, et quelque temps après archevêque de Paris. De Noailles approuva cet ouvrage, lequel obtint le suffrage de tous ceux qui lisent ces sortes de livres. Mais Noailles et Quesnel étaient antagonistes des jésuites, et ceux-ci réduisirent Quesnel à s’expatrier. Il se retira dans les Pays-Bas espagnols en 1685. Les jésuites obtinrent un ordre de Philippe V, roi d’Espagne, pour le faire arrêter. Il fut transporté dans les prisons de l’archevêché de Malines, et il ne fut remis en liberté qu’en 1703.

Les jésuites, le père Le Tellier et Louis XIV, son pénitent, à leur tête[1], firent condamner à Rome le commentaire de Quesnel sur le Nouveau Testament. On déclara qu’il y avait dans cet ouvrage cent-une propositions condamnables, et l’on dressa la Bulle ou constitution Unigenitus qui les censurait. Le pape Clément XI était fort indifférent aux questions en litige ; il désirait seulement être agréable au roi de France, et il laissa faire les jésuites. Il fut fort étonné d’apprendre que sa bulle était reçue dans presque toute la France avec des sifflets et des huées. Pour couper court aux discussions, on avait même défendu aux fidèles de lire cette bulle. On la lisait cependant, et on était étonné de voir un pape, au nom de Jésus-Christ, condamner comme hérétiques, sentant l’hérésie, mal sonnantes et offensant les oreilles pieuses, des propositions comme celles-ci :

« Il est bon de lire des livres de piété le dimanche, surtout la Sainte Écriture ; » ou cette autre : « La crainte d’une excommunication injuste ne doit pas nous empêcher de faire notre devoir. »

La plus grave dissidence entre les jésuites et les jansénistes était celle de la grâce, c’est-à-dire, du libre arbitre et de l’irresponsabilité de l’homme ; et c’est là une question qui, comme on sait, est encore bien débattue de nos jours. Ainsi, au nombre des centaines de livres publiés dans cette polémique religieuse, on en remarque un intitulé : Apologie de Cartouche, ou le Scélérat justifié par la Grâce du Père Quesnel (par le père Louis Patouillet, jésuite), satire qui eut trois ou quatre éditions en 1731 et dans les années suivantes.

Après la mort de Louis XIV, le duc d’Orléans régent apaisa toutes ces querelles en s’en moquant ; mais les jésuites continuèrent toujours leurs intrigues, et réussirent enfin, en 1728, peu de temps avant sa mort, à décider le cardinal de Noailles à se soumettre à la fameuse constitution Unigenitus. Vingt-cinq curés de Paris et une grande partie du clergé français protestaient encore, et, pour en finir enfin avec des troubles qui se prolongeaient éternellement, le gouvernement français prit d’abord le parti d’interdire la publication de tous ces mandements et de tous ces livres furibonds. Ensuite, voyant que loin de se modérer, les jésuites devenaient de plus en plus hostiles au point qu’ils tentèrent même, en 1757, de faire assassiner le roi par un fanatique de leur domesticité, Damiens, on comprit qu’il fallait absolument, comme dans le reste de l’Europe, recourir aux grands remèdes, et, en 1762, on bannit leur ordre de France, où ils n’ont jamais été, jusqu’aujourd’hui, rétablis légalement.

Parmi tous les livres et brochures qui ont été publiés à l’occasion de la constitution Unigenitus, il se trouve très-peu de chose d’assez spirituel pour qu’on en puisse seulement supporter la lecture. Nous nous contenterons de citer pour échantillon de drôleries la Quénélomachie, ou l’Histoire de la Constitution Unigenitus, poëme en six chants, en vers burlesques, par M. de G… (Amst., 1741, pet. in-8o de 156 pag.) Malgré le lieu d’impression, le livre est bien plus dirigé contre les jansénistes que contre les jésuites. Il y a tout au plus à la fin du volume quelques chansons et épigrammes que l’on peut citer, car le poème lui-même est lourd, sans sel, et dans un mauvais style. En voici quelques-unes.




COUPLETS À UNE BELLE JANSÉNISTE


Sur l’air de Joconde


Que dans vos yeux Jansénius
Trouve de fortes armes ;
La pancarte Unigenitus
Tient peu contre vos charmes.
Pour vous obéir, de bon cœur,
Je me fais janséniste ;
Mais ayez pour moi la douceur
D’une âme moliniste.

Je vois l’amour avec ses traits
Qui vous suit à la trace,
De vos beaux yeux, de vos attraits
La grâce est efficace.
Je soutiendrai ce dogme là
Dans ma thèse publique,
Quand on devroit, chez Loyola
Me traiter d’hérétique.

Croyez-moi, fuyez les amans
Qui sont d’une autre secte.
Ne lisez point leurs mandemens,
Leur doctrine est suspecte.
Quant à moi, je ne craindrai rien
Sous votre aimable empire,
Si votre équivoque entretien
À mon cœur ne l’inspire.

N’allez pas, comme avec Quénel
En usa le saint Père,
Me faire un procès criminel ;
Je crains votre colère.

Pour mes tendres réflexions,
Quelle heureuse fortune !
Si de cent propositions
Vous en acceptiez une.

AUTRE

Philis, je ne prends point sur moi
Le soin de votre conscience.
C’est un fort honorable emploi,
Mais plus dangereux qu’on ne pense.

Vous avez un air séducteur,
Un teint, un esprit, un visage,
Qui, dans l’âme d’un directeur,
Pourroient bien faire grand ravage.

Malgré que vos intentions
Soient aussi pures que chrétiennes,
Me découvrant vos passions,
Vous pourriez allumer les miennes.

Un jour, en moi, vous trouverez
Un directeur prudent et sage :
Mais ce sera quand vous aurez
Moins de jeunesse, et moi plus d’âge.

AUTRE

L’autre jour deux diables volant,
Entre eux firent gageure :
Lequel foireroit plus puant
Sur humaine nature.
Le premier foira le Tellier ;
L’autre d’effroi recule,
Et pour surpasser le premier,
Il a foiré la Bulle.

AUTRE

Que saint Pâris, à ses malades,
Fasse faire sauts et gambades,
Le beau miracle que voilà !
Vive celui de la Cadière,
Qui fait sauter un Loyola
De Sodome jusqu’à Cythère.



La constitution de l’hôtel du Roule, 1872-Vignette-3
La constitution de l’hôtel du Roule, 1872-Vignette-3

  1. « Louis XIV était un souverain qui avait pris pour devise un soleil dardant un de ses rayons sur un globe, avec ces mots : Nec pluribut impar ; qui étonnait l’Europe par le nombre et la magnificence de ses palais, le faste et l’éclat de sa cour, la variété et la galanterie de ses fêtes ; qui couvrait d’or ses maîtresses ; qui donnait deux cent mille livres aux filles de ses ministres à leur mariage, et cinquante mille écus à un courtisan endetté ; qui, dans son voyage en Flandre, dépensait quinze cents louis par jour, rien qu’en cadeaux aux dames et en gratifications aux officiers ; qui faisait à des étrangers des présents si considérables, qu’un florentin bâtit de ses libéralités une superbe maison, sur le frontispice de laquelle on lisait : Œdes a Deo datœ ; qui, pour la réception d’un prétendu ambassadeur de Perse, se fit faire un habit dont les diamants seuls valaient douze millions cinq cent mille livres ; qui, pour se construire des lieux de délices, épuisait l’art et forçait la nature ; dont enfin les profusions coûtèrent à la France dix-huit milliards.

    « Que des courtisanes, des orateurs et des poëtes disputent entr’eux d’adulation ; que, l’encensoir à la main, ils enfument à l’envi le monarque qui les salarie ; qu’ils lui donnent le nom de Grand, celui même de Dieu, l’histoire attend leur idole à son tribunal. Là, dépouillé de ses fastueux oripeaux, accusé par la vérité qu’il entend pour la première fois, cherchant en vain ses flatteurs et ses satellites, le Dieu disparaît et ses adorateurs sont tout étonnés de voir leur colosse se rabaisser à leur niveau. J’ouvre, non les Mémoires caustiques de Saint-Simon, mais le Siècle de Louis XIV, par Voltaire, l’ouvrage, sans contredit, le plus favorable au grand roi, et je m’arrête stupéfait à l’aspect des sombres couleurs dont l’historien-courtisan n’a pu s’empêcher de rembrunir le tableau magnifique qu’il avait d’abord tracé.

    « Ici, c’est un prince, ruiné par la guerre et le luxe, qui ordonne que tous les meubles d’argent massif soient portés à la Monnaie, et se prive, pour donner l’exemple, d’une partie des siens, dont il ne retira que trois millions, de douze qu’ils avaient coûté. Viennent ensuite les emprunts, l’altération des pièces d’or et d’argent, l’établissement de la capitation, l’imposition du dixième, les billets de monnaie, de subsistance, d’ustensiles, la vente des lettres de noblesse, l’obligation à tous les nobles, anciens et nouveaux, de faire enregistrer leurs armoiries et de payer la permission de cacheter leurs lettres avec leurs armes ; la création de nouvelles charges ridicules, telles que celles d’inspecteurs de boucheries, d’inspecteurs des boissons, d’inspecteurs des perruques, d’essayeurs de beurre salé, de visiteurs de beurre frais, etc. ; et tout cela sans pouvoir arrêter le désordre des finances, qui s’accrut tellement que, au commencement de l’année 1715, le roi fut obligé de faire négocier trente-deux millions de billets pour en avoir huit en espèces, et qu’à sa mort il laissa une dette de deux milliards six cents millions, à vingt-huit livres le marc.

    « Là, c’est un autocrate qui, se prétendant le maître des consciences comme de l’état, tourmente de toutes manières une classe nombreuse de ses sujets, qui était restée tranquille au milieu des factions de la Fronde et des guerres civiles qu’avaient excitées des princes, des parlements et des évêques ; donne ordre à Colbert de ne plus recevoir aucun protestant dans les fermes ; les exclut des arts et métiers ; rend une délibération, par laquelle les enfants sont reçus à renoncer à leur religion à l’âge de sept ans ; les arrache à leurs parents, dont on punit les cris douloureux par des logements de gens de guerre (ce qui amène l’émigration d’une foule de familles d’artisans) ; décrète alors la peine des galères contre ceux de ces professions qui tenteront de s’échapper ; confisque les immeubles que vendent les protestants non émigrants ; applique aux hôpitaux du royaume toutes les rentes laissées par testament aux consistoires ; défend aux maîtres d’école de recevoir des pensionnaires ; met les ministres à la taille ; ôte la noblesse aux maires et les charges de sa maison aux officiers qui en sont revêtus ; défend d’admettre des protestants parmi les notaires, les avocats et même les procureurs ; interdit les temples sur la plus légère contravention, en détruit un grand nombre ; fait supplicier deux ou trois cents malheureux, sans chefs, sans places et même sans dessein, qui avaient osé s’opposer à la suppression de leurs prêches ; envoie des missions bottées où les missions catholiques sont sans effet ; casse enfin l’édit de Nantes, ouvrage de son auguste aïeul, et, par cet acte impolitique, dépeuple et appauvrit ses états ; transporte l’industrie nationale dans les paye étrangers, grossit les armées ennemies de régiments français, qui joignent les fureurs du fanatisme et de la vengeance à leur valeur naturelle ; s’attire la haine de la moitié de l’Europe ; ajoute les malheurs d’une guerre civile à ceux d’une guerre étrangère, et se met dans l’humiliante nécessité de traiter avec un garçon boulanger.

    « Plus loin, c’est un moliniste couronné, qui, fanatisé par les jésuites, à l’ordre desquels il s’est affilié, poursuit à toute outrance de modestes et savants solitaires ; arrache de timides vestales à leur asile sacré, et fait de l’école de Racine et de Boileau ce que le farouche Omar a fait de l’école d’Alexandrie ; mais qui, tremblant, malgré son pouvoir, sur des débris accusateurs, appelle à son secours les armes du Vatican, et, nouveau Persée, croit trouver dans la bulle Unigenitus une Méduse qui pétrifiera l’armée sortie des cendres de Port-Royal : vain espoir ! il n’y trouve qu’une égide ridicule, qu’une source de chagrins pour lui, de divisions pour l’église, de troubles pour l’État, et les derniers regards du nouveau Constantin, du nouveau Théodose, ne rencontrent partout, même dans sa cour, qu’indifférence et lassitude. »

    (Description historique de la ville de
    Reims
    , par J.-B. Fr. Géruzez)