La conquête du paradis/XXV

Armand Collin (p. 315-321).

XXV

LE FIANCÉ

Bussy est dans la chambre persane — dans son diamant creux, comme il l’appelle — étendu sur un divan, devant la fenêtre ouverte, et fume lentement le houka parfumé d’eau de rose.

Il est seul, mais, dans les salles voisines, des pages attentifs sont prêts à répondre à son plus léger appel.

Engourdi par une rêverie, il suit vaguement des yeux les légers voiles de fumée bleue qui s’envolent par la fenêtre, vont se déchirer au sommet des palmiers, puis s’évaporent ; alors ses regards flottent, par delà les jardins du palais, sur l’immensité de la ville, toute noyée de lumière, sous ses hauts minarets, flamboyants au soleil comme de grands flambeaux, et ses nuées d’oiseaux voraces, qui tournoient sans cesse.

Le marquis songe à ces aventures singulières qui l’ont conduit si rapidement au faîte de la gloire ; Sata-Nanda, le savant fakir, ne s’est pas trompé : les plus folles ambitions du capitaine des volontaires sont surpassées. Son palais, avec ses jardins, occupe une superficie de plus d’une lieue ; il ne sait pas le nombre de ses esclaves : s’il sort, enveloppé du nuage odorant qui s’échappe des cassolettes, tout un peuple s’agenouille. L’Inde l’acclame et la France le bénit ; car ses triomphes sont doubles : il est général, chevalier de Saint-Louis, en même temps qu’il est nabab et honoré des titres les plus rares. Son nom est plus pompeux encore que celui de Salabet, car on l’appelle aujourd’hui : le nabab Bussy-Bâhâdour, Humdet-el-Molouk, Saïfet-Daula, Gazamfer-Cingh, ce qui signifie : Le Plus Important des Rois, le Glaive de l’État, le Lion des Lions. Il a même reçu du Grand Mogol, Alemguir II, qui vient de succéder à Achmet, une lettre extrêmement flatteuse dans laquelle « Sa Toute-Puissance » confirme les titres dont « le très digne de sa faveur » a été investi, et l’invite à la venir visiter à Delhi.

Mais au-dessus de toutes ces vanités qui ne font qu’amuser son orgueil, il y a pour le jeune homme ce bonheur profond de se savoir aimé en secret, et de l’avoir été même avant que l’éclat de ces grandeurs fût venu lui donner son prestige. Maintenant qu’il est son égal, la fière Ourvaci laissera-t-elle enfin s’envoler en plein ciel cet amour qu’elle garde si tyranniquement captif ? entendra-t-il un jour ses lèvres délicieuses lui confirmer l’aveu que ce beau regard a laissé rayonner sur lui ? Qu’arrivera-t-il encore ? Il se plaît à édifier l’avenir, repoussant la sourde inquiétude qui l’obsède : le danger imminent de ce mariage, dont la seule pensée lui donne des frissons glacés ; mais il éloigne ces terreurs ; il est aimé et ne veut rien savoir de plus.

À présent, il ferme les yeux, pour mieux s’enfoncer dans son rêve, pour laisser les chères visions qui le font vivre, apparaître plus lumineusement.

C’est ainsi qu’il trompe les heures, heureux de ces illusions, auxquelles le tabac qu’il fume, trempé d’opium, donne une vivacité extrême.

Une fanfare éclatante vient tout à coup l’arracher à son rêve, avec une secousse douloureuse ; il rouvre les yeux, à regret.

— Qu’est-ce donc ? dit-il. Les troupes musulmanes, sans doute, qui reviennent du champ de manœuvres.

Une revue a lieu, ce jour-là, de tous les cavaliers hindous, et Bussy s’est abstenu d’y assister, pour laisser le roi briller seul, car il évite autant que possible de le blesser, en montrant la dépendance dans laquelle il le tient, lui laisse toutes les apparences du pouvoir et déguise toujours les ordres qu’il donne sous forme de conseils ou de prières.

Un page a soulevé une portière :

— Des hérauts viennent d’annoncer que Sa Majesté le roi sera ici dans quelques instants, pour rendre visite à Ta Grandeur, dit-il.

— Le roi ? ici !

Bussy s’est levé vivement ; il donne des ordres pour la réception : les canons du portail doivent tirer ; les garaouls en haie dans la cour, les bayadères avec des guirlandes de fleurs… Mais il n’a pas le temps d’achever, un autre page écarte la draperie et crie :

— Le très magnanime padischah Salabet-Cingh.

Et le jeune roi, riant de la surprise qu’il cause, s’avance rapidement, dans sa parure guerrière, toute scintillante de pierreries.

Le marquis veut ployer le genou, mais Salabet le retient et l’embrasse.

— J’avais peur de te trouver malade ; en ne te voyant pas assister au défilé, j’étais inquiet, dit le roi ; et puis j’ai à te parler. Mais cette poussière que soulevaient les chevaux m’a donné une soif terrible ; fais venir des sorbets, et qu’ensuite on nous laisse seuls.

Salabet se jeta sur le divan avec un soupir de lassitude.

— Quel honneur et quelle confusion ! dit Bussy. Te recevoir chez moi, et être si peu préparé à le faire dignement.

— J’aime beaucoup à taquiner mes amis, en arrivant chez eux, sans être annoncé, comme un ami.

Il tira quelques bouffées du houka, qui brûlait encore.

— Ah ! Gazamfer, trop d’opium ! s’écria-t-il. Tu te feras mal. Il faut que je t’envoie de mon tabac d’Ispahan, qui ressemble aux blondes chevelures des Occidentales. N’es-tu donc pas heureux, que tu cherches le rêve ? ajouta-t-il en regardant attentivement Bussy.

— Je serais donc fou ! répondit le marquis évasivement. Et il offrit au roi les boissons fraîches qu’on venait d’apporter.

Le marquis voulut s’asseoir sur un tabouret, mais le roi l’attira auprès de lui.

— Ah ! Bussy, dit-il en soupirant, tu ne m’aimes pas !

Et comme le jeune homme protestait, le roi secoua la tête.

— Non, dit-il, je le sais, tu m’as donné un trône, mais tu me refuses ton amitié. Pourquoi ? Je ne puis le deviner.

— Ai-je manqué en quelque chose à mon roi ? s’écria Bussy.

— Oh ! jamais ! cette aversion se voile d’une courtoisie parfaite. Ton cœur est comme mon bouclier, tout couvert d’un réseau de perles, brodé de fleurs et d’oiseaux de diamants, mais sous son doux aspect, dur et impénétrable.

Le roi se penchait, regardait Bussy dans les yeux :

— Qui sait si sa froideur n’abrite pas un sentiment plus précieux que la vie, protégée par le métal que cachent les pierreries ?

Il l’interrogeait comme s’il eût voulu provoquer un aveu ; mais, sous l’invincible dureté du regard clair qui répondait au sien, il se rejeta en arrière :

— Ah ! toujours cette neige étincelante, que rien ne réchauffe ! s’écria-t-il avec douleur.

Mais il revint aussitôt et, d’un mouvement affectueux, lui prit la main.

— Malgré tout, je n’ai confiance qu’en toi, dit-il, et puisque tu t’ennuies près de moi, je veux t’envoyer en ambassade.

— En ambassade ! Où cela ? s’écria Bussy, sentant venir le coup, et cherchant à dégager sa main qui, se glaçant, trahissait son émotion.

— Il faut que tu ailles saluer pour moi la future reine du Dekan, en lui rappelant les promesses de notre enfance, que nous n’avons que trop tardé à tenir.

Involontairement Bussy serra d’une étreinte si rude les doigts qui tenaient les siens que le roi étouffa un cri, et de sa main libre atteignit, sur le divan, la poignée de son sabre. Mais il se remit et feignit de ne s’être aperçu de rien.

— Tu verras avant moi la Padischah-Bégum, dit-il ; on la proclame la fleur la plus merveilleuse qui ait jamais fleuri sous le ciel de l’Hindoustan.

— Tu ne l’as jamais vue ? demanda vivement Bussy.

— Une seule fois, le jour de nos fiançailles ; elle avait cinq ans, j’en avais sept, et c’était la première fois que je montais sur un éléphant ; la joie, mêlée de terreur, que me causait cet événement, occupait seule mon jeune esprit, et je n’ai retenu que cela. On dit cette reine fière et d’un caractère indépendant. Je serai forcé, sans doute, de lui sacrifier l’Étoile Heureuse, ma favorite persane, que j’aime à la folie ; mais je suis prêt à tout pour plaire à ma royale fiancée.

— Je jure bien, se disait le marquis à lui-même, que si Ourvaci m’aime assez pour dédaigner le trône du Dekan, tu ne la verras jamais, dussé-je écraser ton front sous cette couronne dont je l’ai orné !

Les prunelles noires de Salabet, glissant sous les cils jusqu’au coin de l’œil, examinaient Bussy à la dérobée.

— En ce moment, il médite ma mort, se disait-il. Mais il reprit d’une voix douce et calme : Grâce à ta valeur mon royaume est en paix, toutes les révoltes sont domptées, aucun danger ne nous menace donc, et ton absence est possible sans nous causer d’inquiétude. Le grand vizir et Kerjean conduiront les affaires, avec tes instructions, et t’informeront de tout. Des hérauts vont partir ce soir même pour annoncer la venue de l’ambassadeur, afin qu’il soit reçu comme il mérite de l’être, et je vais donner des ordres pour que ta suite, que je veux magnifique, soit prête rapidement. L’ambassadeur c’est le roi lui-même, et c’est mieux encore, puisque c’est Bussy, qui est plus que le roi.

Salabet se leva. Le marquis, d’une pâleur affreuse, s’inclinait sans parler.

— Je ne t’ai pas dit que c’est à Bangalore que je t’envoie.

— Je suis le serviteur du roi, balbutia Bussy.

Il aida le prince à remettre son casque, lui ragrafa le baudrier couvert de pierreries, dont les facettes des murailles s’embrasaient ; puis il l’accompagna, à travers les salles et les galeries, jusqu’au portail extérieur.

Avant de le quitter, le roi, appuyant ses deux mains sur les épaules de Bussy, le regarda encore une fois, longuement, avec une expression singulièrement triste, les yeux comme troublés de larmes ; mais le marquis, torturé de jalousie, ne sut pas les voir.

Enfin, Salabet-Cingh l’embrassa et, poussant un soupir, remonta à cheval, tandis que Bussy lui tenait l’étrier d’or.