La colonie agricole de Saint-Firmin

La colonie agricole de Saint-Firmin

LA COLONIE AGRICOLE DE SAINT-FIRMIN.

On accuse généralement notre époque d’égoïsme. En voyant cette foule d’associations charitables qui se forment pour venir en aide au malheur, nous serions tenté d’expliquer ce reproche par l’humeur frondeuse et chagrine qui de tout temps a porté les hommes à vanter le passé pour médire du présent. Quoi de moins compatible avec l’égoïsme que cet esprit de charité que rien ne rebute ni ne décourage ? Les infirmités du corps, celles de l’ame, le coupable qu’on doit relever, l’innocent qu’il faut garantir, rien n’échappe à cette généreuse ardeur qui trouve en elle-même son aliment et sa récompense. Ses œuvres sont bien accueillies, plus fécondes, mieux soutenues qu’elles ne furent jamais. Et si, malgré ces apparences, notre époque est vraiment atteinte de cette incurable plaie, il faut reconnaître qu’il est beaucoup de nobles cœurs préservés de la contagion. Chaque jour voit combler une lacune dans la série des œuvres méritoires qui secondent les efforts de la charité publique. Mais, par une fatalité que nous ne saurions expliquer, les enfans trouvés, seuls jusqu’à ce jour, étaient restés presque en dehors de ce cercle que la charité s’efforce incessamment d’agrandir pour y renfermer tous les objets de sa sollicitude. Et pourtant, s’il est un malheur digne de pitié, fait pour émouvoir profondément, n’est-ce pas celui qui frappe l’innocence au berceau ? N’est-ce pas pour ce malheur immense et si peu mérité qu’on doit réserver, prodiguer les trésors de la compassion ? Abandonner ces enfans à la rigueur de leur sort, n’est-ce pas, dans une société qui se prétend chrétienne, suivre encore la loi cruelle de Moïse, et punir sur les enfans l’iniquité des pères ? Sans doute, il est fâcheux pour l’état, et surtout pour la morale et pour l’humanité, de voir grossir, d’année en année, cette population malheureuse qui devient un embarras pour le présent et une menace pour l’avenir ; mais suffit-il de s’occuper des moyens de la réduire aura-t-on tout fait, quand on aura mis les plus grands obstacles à l’abandon des enfans ? Ne restera-t-il pas encore une question qui dominera toutes les autres, celle de moraliser, d’instruire, de rendre à la vie de l’ame, au bonheur, à la société enfin, ceux de ces pauvres enfans qui seront toujours à sa charge, et qui, actuellement, sont de véritables ilotes ?

Jusqu’à présent l’intérêt qu’excite le sort des enfans trouvés n’a encore produit que des théories où les uns, exclusivement préoccupés du point de vue administratif, les autres entraînés par un zèle charitable, ont semblé méconnaître que cette grande question, comme toutes celles qui se rattachent à l’ordre social, est très complexe et ne saurait être résolue qu’en alliant avec prudence les calculs de l’économiste aux inspirations du cœur. Qu’on nous permette un examen rapide de ce qui a été fait jusqu’à ce jour.

Il faut se reporter à l’avènement du christianisme pour découvrir les premiers et faibles efforts par lesquels la charité étendit ses mains sur le berceau des pauvres créatures que la loi païenne traitait avec une indifférence barbare. La protection qu’on leur accorda ne fut alors ni très étendue, ni très efficace. Aucun asile ne s’ouvrait pour les recevoir, et dans tout l’Occident ils étaient esclaves de ceux qui les recueillaient. Cette disposition était encore en vigueur au temps de Charlemagne, comme l’atteste un de ses capitulaires.

Vers la fin du VIIIe siècle, un vertueux prêtre de Milan, Dathéus, fonda le premier asile ouvert à l’enfance délaissée, « voulant, dit-il dans l’acte constitutif, que les enfans y soient élevés, qu’on leur fasse apprendre un métier, et qu’ils soient préservés de la servitude. » Cette clause indique suffisamment que l’esclavage des enfans abandonnés était encore en usage. Le savant Muratori nous a conservé ce document, précieux à plus d’un titre ; car cette fondation du digne précurseur de saint Vincent de Paul est le premier anneau qui rattache la civilisation ancienne à la civilisation moderne. Ainsi, dans tous les temps, païenne ou chrétienne, l’Italie a donné au monde de glorieux exemples et de grandes leçons.

Si la France n’a pas marché la première dans la route tracée par l’Italie, du moins on peut dire à sa gloire qu’elle n’est pas restée long-temps en arrière dans cette voie. Dans le XIe siècle, la ville de Montpellier vit s’élever un hospice pour les enfans abandonnés. On ne sait pas bien positivement à qui revient l’honneur de cette fondation, qui existait encore sous Louis XV. Les chanoines du Saint-Esprit, à Marseille, en 1188, fondaient un hospice semblable, exemple promptement suivi par Bordeaux, Aix et Toulon. En 1523, Lyon, sous la direction de son évêque, et par les soins d’une pieuse confrérie, ouvrait un Hôtel-Dieu pour recevoir les enfans abandonnés. À dater de cette époque, et pendant plus d’un siècle, aucune fondation particulière ne leur fut consacrée. Les lois, il est vrai, semblent, à plusieurs reprises, vouloir les prendre sous leur protection : ainsi, en 1542 et 1545, le parlement permet, par lettres patentes, de quêter pour eux comme on quêtait pour les orphelins et les enfans légitimes, en faveur desquels le roi Jean, Charles VII et François Ier avaient fondé des établissemens spéciaux. Ces adoucissemens révélaient plutôt l’étendue de leur misère qu’ils n’aidaient à la soulager, et les lois insuffisantes étaient, relativement au sort de ces infortunés, une lettre morte que ne vivifiait point l’esprit de charité.

Cet état de choses allait bientôt cesser. Vers la fin du règne de Louis XIII, une femme généreuse, dont l’histoire n’a pas conservé le nom, recueillit et éleva plusieurs enfans abandonnés. Elle demeurait près de Saint-Landry, dans la Cité, et sa maison fut nommée par le peuple : Maison de la Couche. Après sa mort, les servantes qu’elle avait prises pour l’aider continuèrent à recevoir les enfans qu’on y apportait ; mais, loin de donner à ces faibles créatures les soins nécessaires, ces misérables femmes en firent les victimes d’un exécrable commerce, et ceux qui ne périssaient pas entre leurs mains étaient publiquement achetés et vendus à vil prix dans les vues les plus criminelles.

Un homme vivait alors, dont le nom réveille dans tous les esprits le souvenir de la plus tendre charité et des vertus les plus sublimes. Vincent de Paul, pénétré d’épouvante et de douleur au récit de ce qui se faisait dans la Maison de la Couche, voulut s’assurer par ses yeux que ces bruits étaient fondés, et il acquit promptement la certitude qu’on n’avait rien exagéré. Tout le monde sait ce qu’il a fait, et, si nous le répétons après tant d’autres, c’est qu’il est impossible de s’occuper des enfans délaissés sans rappeler ce qu’ils doivent à leur plus ardent protecteur. Après avoir épuisé ses ressources personnelles pour arracher à la mort le plus grand nombre possible de ces infortunés, il résolut de faire un appel au cœur des femmes réunissant autour de lui toutes celles dont le rang, les richesses et les généreux sentimens pouvaient assurer le succès de sa pieuse entreprise, dans un discours que l’histoire a recueilli, il leur peignit en termes si énergiques et si touchans le sort des malheureux petits êtres en faveur desquels ses entrailles s’étaient émues, que, tout d’une voix, le concours qu’il sollicitait avec tant de chaleur lui fut accordé. La vie des enfans exposés fut désormais garantie. Le roi Louis XIII s’associa à cette œuvre par le don du château de Bicêtre et d’une rente de 4,000 livres. Anne d’Autriche donna aussi, plus tard, 8,000 livres de pension au nouvel établissement.

Les enfans, d’abord réunis à Bicêtre, n’y restèrent pas long-temps : la mortalité, qui fit de grands ravages parmi eux, persuada, à tort sans doute, que l’air y était trop vif pour leur jeune âge, et on les ramena à Paris, où ils restèrent, pendant quelque temps, sous la protection de Mme Legras, nièce du garde-des-sceaux Marilhac. L’établissement de Vincent de Paul se soutint par les dons de la charité privée, jusqu’à ce que Louis XIV, environ dix ans après la mort du saint fondateur, constitua et adopta définitivement, en 1670, ce que, par lettres patentes, il appelle avec raison un si bon œuvre. Nous n’entrerons pas dans le détail des règlemens qui, à cette époque, régissaient le sort des enfans abandonnés ; nous nous contenterons de dire que ce fut alors seulement que le principe du droit à l’assistance, pour ces pauvres créatures, admis depuis long-temps en théorie, fut définitivement mis en pratique.

Louis XV fit à l’hôpital des enfans trouvés des dons considérables, entre autres celui de 120,000 livres de rente, le 9 mars 1767, et, par une disposition que nous regrettons de ne pas voir conservée, il ordonna que les enfans trouvés du sexe masculin, élevés dans une famille, pourraient remplacer à la milice le fils, le frère ou le neveu du chef de famille qui les avait adoptés.

La convention ne pouvait oublier, dans ses vastes et généreux projets, des êtres si dignes de compassion. Aussi la loi du 28 juin 1793 est-elle un code complet en faveur des enfans abandonnés ; mais ses promesses ne purent se réaliser, et les pauvres enfans se ressentirent cruellement alors du malheur de tous. Cependant ce serait une grave erreur de croire que les travaux de la convention aient été sans influence sur le sort de ceux qu’elle appela noblement les enfans de la patrie. S’il ne lui fut pas donné de voir la réalisation de ses desseins, du moins il est juste de reconnaître qu’à cet égard elle a imprimé la meilleure direction aux idées, si bien que depuis cette époque les dispositions les plus favorables aux enfans trouvés, soit dans l’opinion publique, soit dans les lois, ont été inspirées par elle ; et, pour choisir entre tous un exemple singulier de la justesse et de la moralité de ses vues, nous citerons le principe par elle émis de la nécessité de secourir les filles-mères qui veulent élever leurs enfans. Ce principe souleva pendant un demi-siècle de violentes clameurs que justifiait, en partie, la hardiesse cynique des femmes qui, à cette époque, profitèrent des bienfaits de la loi ; mais enfin, grace aux études les plus sérieuses et les plus approfondies, aux résultats de l’expérience, administrateurs et moralistes, tous pensent aujourd’hui, avec la convention, que le secours accordé aux filles-mères n’est plus une prime donnée à l’oubli des lois de la pudeur, mais un des plus puissans obstacles apportés à l’abandon des enfans, et le seul moyen, peut-être, de retirer du désordre les infortunées qui ont une fois succombé.

Enfin, par le décret de 1811, qui compose presque toute la législation actuellement en vigueur, Napoléon destinait à l’armée de terre et de mer tous les enfans trouvés du sexe masculin. Cette partie du décret ne reçut d’exécution que sous l’empire, et maintenant les enfans trouvés sont appelés à concourir à ces services dans la même proportion que les autres citoyens.

La restauration, comme le gouvernement actuel, n’a guère pris, à l’égard des enfans trouvés, que des mesures d’ordre, telles que la fermeture d’un certain nombre de tours d’exposition, le déplacement des enfans en nourrice, etc. Ces mesures, uniquement répressives, n’ont amené ni les inconvéniens qu’on pouvait craindre, ni les avantages qu’on pouvait espérer ; si bien que le sort des enfans trouvés reste ce qu’il était, c’est-à-dire fort malheureux ; et, selon nous, voici pourquoi. La législation qui les concerne est incomplète et ne les protège qu’imparfaitement ; les sacrifices que l’état s’impose pour eux sont insuffisans, et par conséquent faits en pure perte.

Ainsi le prix des mois de nourrice pour les enfans trouvés est de 7 francs pour la première année ; ce prix décroît dans les années suivantes[1]. La modicité de cette rémunération empêche les cultivateurs un peu aisés de se charger de tels nourrissons, qui, pour des gens honnêtes et voulant remplir leurs devoirs, seraient plus ruineux qu’utiles. Il en résulte que ces malheureux tombent en partage à la classe la plus misérable et souvent la plus corrompue de nos campagnes. Ce n’est pas tout ; pour engager les nourrices, qu’un si mince profit n’attire pas, on leur permet trop souvent de se charger de trois, quatre et quelquefois jusqu’à six enfans qui partagent les soins, ou, pour mieux dire, sont également soumis à la négligence d’une femme que trop souvent ses occupations retiennent loin de la maison. Une effrayante mortalité décime alors ces pauvres enfans. Ceux qui survivent sont-ils plus heureux ? Épuisés par les privations, par l’absence des soins si nécessaires aux premiers jours de la vie, leur santé détruite ne leur permet guère de pourvoir par le travail à leurs besoins. Les garçons la plupart du temps sont même incapables de satisfaire aux obligations que leur impose la loi de recrutement. Chez eux d’ailleurs, l’esprit n’est pas dans un meilleur état que le corps. Obligé dès l’âge le plus tendre de gagner un pain qu’on lui donne d’une main trop avare, l’enfant trouvé ne peut suivre l’école, ne reçoit aucune instruction religieuse, et reste enfin, sous le rapport de l’intelligence, presque au niveau des animaux dont il a constamment la garde : heureux quand on ne le force pas à mendier, ou, ce qui est pis encore, à marauder : triste apprentissage par lequel on le fait préluder à la vie de désordre qui devient trop souvent son partage ! Tels sont les malheurs communs aux enfans trouvés des deux sexes ; mais, pour les filles, que de périls dans tant de misère et d’abandon ! N’arrive-t-il pas trop souvent qu’une infortunée ainsi réduite fait, comme dit un orateur chrétien, « de son innocence le prix funeste de la nécessité ? »

Les commissions administratives, dira-t-on, sont chargées de la tutelle de ces enfans et doivent veiller sur les pupilles que la loi leur confie. Il est vrai ; mais, en réalité, cette tutelle est tout-à-fait illusoire. Lorsque l’enfant atteint l’âge de douze ans, l’hospice retire au nourricier la faible rétribution qu’il lui payait encore, et à dater de ce moment l’enfant devient libre de fait, sinon de droit. Une querelle, un caprice, un juste mécontentement, peuvent lui faire quitter le toit qui l’abritait, et, maître de ses actions, il part, il offre ses services au premier venu, qui les accepte ou les refuse sans encourir la moindre responsabilité. Que de dangers dans cette liberté à un âge où le frein d’une autorité protectrice est toujours si nécessaire ! A-t-on le droit de s’étonner si ces enfans, doublement abandonnés, cédant tout à la fois aux cruelles tentations des besoins, aux aveugles impulsions des mauvais instincts, et aux coupables séductions de ceux qui ont un intérêt quelconque à les égarer, deviennent redoutables à la société, qui n’a pas su jusqu’ici tourner à son profit leurs forces et leur intelligence ?

Là aussi, il y a quelque chose à faire ; ainsi du moins l’ont pensé les fondateurs de la société d’Adoption, et ils ont tenté d’ouvrir une voie nouvelle pour affranchir les enfans trouvés du servage d’ignorance et de misère qui pèse sur eux et les renferme dans un cercle fatal, infranchissable, si, comme l’a dit un illustre économiste, tout enfant qui ne naît que pour la misère ne naît aussi que pour le vice. Dissiper leur ignorance, faire cesser leur isolement, remplacer l’abandon auquel ils sont livrés par une tutelle active et puissante ; en un mot, en faire des hommes robustes, intelligens et honnêtes, tel est le problème que se sont posé les fondateurs de la société d’Adoption, et nous osons croire que ce problème sera heureusement résolu.

En choisissant pour y faire l’éducation de ses pupilles un établissement agricole, la société a cherché surtout à les garantir de la corruption et de la misère des grands foyers d’industrie où s’engloutissent les populations des villes. Si cette corruption est à craindre pour l’enfant pauvre élevé par ses parens, que doit-elle être pour l’enfant abandonné ? Tous les jours, l’industrie enlève des bras à l’agriculture, sans avantage pour le bonheur ou la moralisation de ceux qu’elle reçoit dans ses rangs ; ne pourrait-on essayer de rétablir l’équilibre en rejetant vers l’agriculture ces enfans dont on peut disposer ? N’y aurait-il pas là une innovation heureuse pour le pays et même pour ces infortunés ?

La colonie agricole choisie par la société d’Adoption pour l’éducation de ses pupilles était déjà constituée et connue sous le nom de colonie agricole du Mesnil-Saint-Firmin. Fondée par M. Bazin, propriétaire du Mesnil-Saint-Firmin, ses commencemens furent modestes ; mais tout y était disposé pour recevoir, s’il y avait lieu, des développemens qui entraient dans les vues du fondateur, et qui s’accordaient avec les projets de la société. La colonie est située dans le canton de Breteuil, département de l’Oise, sur la ligne du chemin de fer du Nord. Elle est placée, partie sur la commune du Mesnil-Saint-Firmin, partie sur la commune de Rouvrey, au lieu nommé Merles. La colonie se compose, en ce moment, de quatre-vingt-huit enfans, un directeur et douze contremaîtres, qui accomplissent tous les travaux d’exploitation sans aucun secours étranger.

Les enfans sont admis depuis l’âge de cinq ans jusqu’à seize ans. Par un accord fait avec les commissions administratives, ils doivent rester à la colonie jusqu’à leur majorité. On prélève sur le prix de leur travail une somme qui leur sera comptée à cette époque ; mais avant ce moment, si on trouve à les placer d’une manière sûre et qui leur soit avantageuse, on le fait avec empressement, en stipulant pour eux les conditions les plus favorables. Ils sont élevés à peu près comme le seraient les enfans des métayers de nos campagnes. Tous, jusqu’au plus jeune, se servent eux-mêmes. Chaque division, qui est de vingt-cinq élèves, a un chef et un sous-chef. Le chef de la division est élu par ses campai’des, et il choisit le sous-chef. La faible portion d’autorité qu’exercent ces jeunes élèves et les légers privilèges dont elle est accompagnée excitent et développent chez les enfans une utile émulation.

Tous les jeunes colons travaillent aux champs, et, suivant leurs forces et leur âge, ils labourent et tracent des sillons, font la moisson, battent en grange, ou gardent les troupeaux ; tous enfin sont employés à quelque tâche agricole, et, quand les travaux champêtres sont forcément interrompus, principalement l’hiver, les enfans s’adonnent aux travaux industriels dans les nombreux ateliers de la colonie. On essaie leurs aptitudes diverses, sans les éloigner un seul instant de la ligne qui leur est tracée, puisque toutes les industries ou tous les métiers qu’on leur enseigne se rattachent directement à l’agriculture, et s’exercent mieux aux champs qu’à la ville. Des soins paternels sont donnés aux jeunes colons, comme nous avons pu nous en assurer plusieurs fois.

C’était beaucoup, sans doute, de préparer l’avenir de ces enfans en leur enseignant un état, mais il restait encore à les moraliser. Les façonner à la discipline était peu de chose ; il fallait la leur faire aimer, remplir leur cœur d’une mutuelle bienveillance, remplacer par les liens d’une fraternité de choix ces douces affections de la famille dont ils avaient été déshérités sans les avoir goûtées. Pour tout cela, il fallait un homme plein de cœur, et cet homme, on l’a trouvé.

M. l’abbé Caulle, curé du Mesnil-Saint-Firmin, vivait modestement et paisiblement dans sa cure, lorsque la colonie fut fondée. Dès qu’il en entendit parler, il éprouva le désir de se consacrer à l’éducation de ces pauvres enfans. Il conçut tout ce qu’on pouvait faire pour ces innocentes créatures ; il renonça à une vie douce et tranquille pour embrasser avec joie de pénibles labeurs. Ce digne ecclésiastique, le premier levé, préside à tous les actes de la vie de ces enfans ; il mange à leur table, sans permettre qu’on déroge en rien pour lui à leur régime frugal. Il partage tous leurs travaux, et, mêlant toujours l’exemple au précepte, il rend leur tâche plus facile et plus agréable. D’une bonté qu’on ne saurait rendre, d’un courage, d’une activité qui dépassent souvent ses forces, il donne, avec une simplicité évangélique, l’exemple des plus rares vertus. Que n’est-on pas en droit d’attendre de l’éducation de ces enfans, confiée à un tel homme ? Aussi, n’hésitons-nous pas à le dire, d’excellens résultats témoignent déjà de l’influence salutaire qu’exerce un tel exemple. Les jeunes colons sont tous instruits dans la proportion de leur âge et dans le cercle peu étendu qu’il leur est donné de parcourir. Des lectures journalières, des livres saints découle naturellement l’enseignement moral et religieux. Faut-il dire que des enfans ainsi élevés sont heureux, que leurs jeunes et frais visages sont rians et sereins, que rien, à Saint-Firmin, ne sent la gêne ou la rigueur, qu’on se croirait au sein d’une grande famille, tant l’obéissance est facile, tant la discipline est douce ? Ces résultats, on les doit à l’admirable dévouement de M. Caulle, et ce dévouement, comme il arrive toujours, en a fait naître d’autres qui, pour n’être pas sur le premier rang, n’en ont pas moins leur mérite, et n’en sont ni moins louables ni moins touchans. On nous permettra de citer les noms des premiers frères laïques qui sont venus seconder les efforts de M. l’abbé Caulle : M. Provost, vieil agriculteur qu’une longue expérience rend précieux à la colonie, MM. Philippe et Chaumont, qui ont tous deux payé leur dette à la patrie dans les rangs de l’armée, se sont, ainsi que le directeur, voués à l’éducation des pupilles de la société. Comme M. l’abbé Caulle, aucun travail ne les rebute, aucune fatigue ne les effraie. Souvent, après avoir fait la classe aux enfans, nous les avons vus, courbés sous le poids de leurs lourds fardeaux, traverser les cours de la ferme, ou, conduisant la charrue d’une main habile, confirmer par cet enseignement pratique la théorie qu’ils développaient en peu de mots.

Nul ne s’étonnera qu’avec un personnel si heureusement trouvé, initié à la pratique de l’éducation, rompu aux habitudes d’une vie austère et laborieuse, on ait obtenu à Saint-Firmin les meilleurs résultats. À cet égard, déjà les prévisions des fondateurs sont réalisées ; il en sera de même, on espère du moins, en ce qui concerne la partie financière de cette généreuse entreprise. Au Mesnil-Saint-Firmin, aucun luxe, rien à retrancher, rien à ajouter : la vie des champs dans son agreste simplicité, avec ses rudes travaux, mais aussi avec ses plaisirs purs, son calme profond, son bonheur facile. La plus grande économie préside aux dépenses, comme la charité la plus ingénieuse pourvoit aux recettes. Chaque enfant coûte environ 50 centimes par jour ; le bénéfice du travail des enfans ne peut pas encore être apprécié avec une exactitude rigoureuse, par la raison qu’ils ont été, jusqu’à présent, des apprentis plutôt que des ouvriers ; on peut cependant estimer leur travail à 20 centimes l’un dans l’autre. Le temps n’est pas loin où la colonie se suffira, et peut-être même donnera des bénéfices ; mais cette question, qui a sans doute son importance, n’est que secondaire pour les fondateurs de la société d’Adoption. Ce qui leur importait surtout, c’était de prouver qu’on peut donner, à peu de frais, une éducation essentiellement morale et religieuse aux enfans trouvés, les plier de bonne heure et sans peine à des habitudes laborieuses, développer à la fois leurs forces et leur intelligence, en faire des hommes probes et des citoyens utiles. Cette preuve est donnée ; déjà la situation florissante de la colonie fait concevoir les plus belles espérances, déjà elle réalise les prévisions de M. le comte Molé, qui, en acceptant la présidence de la société, s’est dévoué à cette œuvre avec une chaleur et une persévérance qui attestent à la fois le noble cœur d’un homme de bien et les vues élevées d’un homme d’état.

Ce serait vainement, toutefois, que les esprits les plus éclairés s’uniraient pour soutenir et développer l’œuvre de Saint-Firmin, si le pays lui-même ne la sanctionnait en l’acceptant. Le bien que peut faire la charité privée est grand, mais il est limité. Il serait triste de penser que cette heureuse création, qui arrache à une vie misérable et trop souvent honteuse des êtres innocens et malheureux, dût périr faute de trouver dans l’état l’appui dont elle a besoin. L’état se plaint, avec raison, de voir le nombre des enfans trouvés augmenter chaque jour, et cette institution peut lui venir efficacement en aide. Le chemin est ouvert, il ne reste qu’à suivre la route tracée. Il ne s’agit pas de chimériques projets, de vaines utopies. L’expérience est là, elle est décisives c’est à l’état qu’elle est utile, c’est à l’état de la soutenir, et nous espérons qu’il entendra notre appel.

Ad. de Watteville.

  1. Sous Louis XIV, ces prix étaient plus élevés qu’ils ne le sont maintenant.