5. — La Civilité puérile et honnête.


Je cherchais, mes enfants, ce que j’avais encore à vous dire à propos des repas, quand il m’est tombé sous la main un bien vieux livre, fort répandu dans les familles et la gent écolière, il y a quelque cent ans.

Ce vénérable ouvrage est intitulé : « La Civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, ou milité puérile et honnête. » Je vais vous en donner des extraits 1[1].

Si quelques mots vieillis, quelques expressions singulières, quelques recommandations naïves vous font sourire, vous pourrez néanmoins profiter de bon nombre des conseils qu’il contient. Écoutez :

« À table, il ne faut pas témoigner par aucun geste qu’on ait faim, ni regarder les viandes avec avidité, ni indiquer les mets qu’on préfère, ni porter les viandes à son nez pour les sentir.

« Il ne faut pas manger vite, ni goulûment, quelque faim que l’on ait, de peur de s’engouer[2].

« Il faut en mangeant joindre les lèvres, ne pas montrer ce qu’on a dans la bouche et ne pas laper[3] comme les bêtes.

« Il ne faut pas non plus ronger les os, ni les casser ou les secouer pour en avoir la moelle.

« Il est très mal séant de toucher les viandes, de les porter à sa bouche avec sa main, d’essuyer ses doigts gras à son pain ou de les lécher, ce qui est le comble de l’impropreté[4]. »

Ici une petite digression qui nous prouvera que les souverains ne respectent pas toujours les règles de la civilité.

La reine d’Angleterre, Victoria, est très friande de gibier. Elle mange à la bonne franquette[5], se servant volontiers de ses mains pour achever une aile de perdreau. Un jour, la petite princesse May de Teck, mariée aujourd’hui au duc d’York, fils du prince de Galles, fut admise à la table royale.

En voyant la reine se servir de ses mains, elle eut un beau cri d’horreur : « Oh ! fit-elle, la malpropre qui mange avec ses doigts ! »

Et toute la famille de rire, la reine la première.

Revenons à notre sujet : « Il est incivil de dire : je ne mange point de ceci, de cela. Je ne mange jamais de rôti ni de lapin. Je ne saurais manger où il y a du poivre, de la muscade, de l’oignon. Il ne faut jamais que de telles répugnances soient connues. Il faut prendre civilement tout ce qu’on vous présente et si le dégoût est invincible, comme il arrive quelquefois, il faut, sans faire semblant de rien, laisser


le morceau sur l’assiette, manger d’autre chose et, quand on n’y prend pas garde, se laisser desservir.

« C’est au maître et à la maîtresse de maison, et non à d’autres, d’inciter 1[6] à manger de loin à loin et sans tourmenter.

« Il ne faut pas faire comme on dit, la petite bouche, mais manger honnêtement et selon son besoin ; aussi ne faut-il pas paraître insatiable ni manger jusqu’à se faire venir le hoquet.

« Comme il ne faut point manger à la dérobée, aussi ne faut-il point boire en cachette.

« Il faut toujours avant de boire s’essuyer la bouche et ne pas trop laisser remplir son verre de peur d’en répandre en le portant à ses lèvres.

« Il ne faut pas non plus boire la bouche pleine de peur de s’engouer, outre que c’est une action de goinfre 1[7]de boire tout d’un coup comme si on entonnait…

« Il faut encore se garder de faire du bruit avec le gosier pour marquer toutes les gorgées qu’on avale, de telle sorte qu’un autre pourrait les compter, et de faire un bruit éclatant pour reprendre son haleine.

« Il est incivil de présenter un verre de vin à une personne si on en a déjà goûté.


« Nous terminons ici les recommandations de la « Civilité puérile et honnête » ; il ne nous reste que peu de mots à ajouter pour compléter le chapitre important des repas.

Il est bon, surtout pour une femme, de ne pas s’habituer à boire beaucoup et de s’abstenir de toute liqueur. Elle doit toujours mettre de l’eau dans son vin. Boire à trois fois différentes durant un repas est généralement assez, et le faire en plus peut avoir des inconvénients.

Chose importante, on ne doit jamais laisser de vin dans son verre ; il est donc utile de ne pas s’en laisser verser une quantité plus grande que celle qu’on peut absorber.

Une jeune fille qui se trouve à table près d’une dame âgée doit avoir pour elle beaucoup de prévenances, lui offrir avant de se servir elle-même ; lui procurer ce dont elle a besoin, répondre avec amabilité à ses questions. C’est ainsi qu’on se fait aimer.


RÉSUMÉ


1. Mangez avec modération, propreté et adresse.

2. Tenez-vous sans raideur ni gaucherie, et ne mettez jamais les coudes sur la table.

3. Fermez la bouche en mangeant et essuyez vos lèvres avant de boire

4. Ne gesticulez pas avec la fourchette ou le couteau. Ne parlez pas et ne buvez pas la bouche pleine. 5. En mangeant le potage, en coupant votre viande, n’éclaboussez personne avec le liquide ou la sauce.

6. Laissez sur le coin de l’assiette les os, les arêtes de poisson ou les pelurcs de fruits.

7. Gardez-vous bien, sous aucun prétexte, de meure la moindre partie du dessert dans votre poche.

8. Répondez à table quand on vous interroge, et n’importunez pas par votre bavardage.


CONSEIL.


Apprenez à manger dans l’intimité suivant les règles du savoir-vivre, afin de ne pas être embarrassées quand vous assisterez à des repas de cérémonie.

Rédaction : Vous avez lu dans votre Civilité la manière de se tenir à table, de boire, de manger, faites en le récit à une de vos compagnes qui ne connaît pas ce livre.



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  1. 1. C’est à la fin de ce livre qu’on trouve les quatrains de M. de Pibrac, magistrat, diplomate et poète français, né à Toulouse en 1529, mort à Paris en 1580. Il n’est plus connu que par ses quatrains qui ont du trait, un tour animé, une certaine grâce piquante et originale. Autrefois, on les savait par cœur dans toutes les familles, Ils constituaient ce qu’on appelait le bréviaire des honnêtes gens.
  2. S’obstruer, se boucher la gorge.
  3. Tirer la langue et boire à la manière des chiens.
  4. Nous disons aujourd’hui malpropreté.
  5. Sans façons.
  6. I. D’exciter.
  7. 1. Qui mange avidement