La circulaire ministérielle du 27 avril 1891 sur l’abus des exigences grammaticales dans la dictée

U. A.
La circulaire ministérielle du 27 avril 1891 sur l’abus des exigences grammaticales dans la dictée
Revue pédagogique, second semestre 1891 (p. 81-85).

LA PRESSE ET LES LIVRES



La circulaire ministérielle du 27 avril 1891 sur l’abus des exigences grammaticales dans la dictée. — Sous ce titre, le Manuel général de l’instruction primaire du 20 juin a publié l’article suivant :

« Le public et la presse ont, dans ces dernières années, maintes fois réclamé contre l’importance donnée dans nos écoles à l’étude des difficultés de notre grammaire et de notre orthographe. On a demandé et même on a tenté une réforme plus ou moins complète de l’une et de l’autre.

Naguère, à propos de l’enseignement de la langue française (voir le n° 16 du Manuel général), nous nous bornions ici à exprimer le vœu que, dans les divers examens d’ordre primaire, on se montre à l’avenir moins rigoureux pour l’appréciation des fautes de la dictée, afin que nos instituteurs ne se croient plus obligés de consacrer à un enseignement, en réalité un peu vain, tout le temps qu’ils y consacrent actuellement.

» La circulaire de M. le ministre de l’instruction publique sur l’abus des exigences grammaticales dans la dictée nous donne pleine satisfaction. Mais cette circulaire si remplie d’indications sages, de remarques fines et spirituelles, n’est pas sans causer un certain émoi dans le monde de l’enseignement et particulièrement dans les commissions d’examen réunies en ce moment à peu près partout pour les épreuves du certificat d’études primaires.

» Il a paru à beaucoup de personnes que la circulaire était non seulement une critique, mais une attaque directe des formes traditionnelles de notre langue écrite. On a trouvé même que le grand-maître de l’Université prenait, en cette occasion, le rôle de l’Académie française, et cela avec une vigueur, une hardiesse dans l’esprit de réforme, qui ne sont point dans le caractère de la docte assemblée.

» La simplification de l’orthographe, a-t-on pensé, va donc s’introduire non par en haut, comme il conviendrait, c’est-à-dire par les maîtres de la littérature, mais par en bas, par les illettrés, par l’école primaire, grâce à un système de tolérance excessive. C’est la ruine de notre littérature, au moins dans sa forme, car de concession en concession on en viendra à la suppression de toute règle étymologique, de toute orthographe.

» Nos instituteurs eux-mêmes, tout en se félicitant de voir augmenter les chances de succès des candidats qu’ils présentent aux examens, s’inquiètent de voir trop amoindrir un enseignement qui était jusqu’ici, pour eux, fondamental ; ils se demandent dans quelle mesure ils auront maintenant à faire étudier la grammaire et l’orthographe d’usage. Ils craignent aussi que l’interprétation de la circulaire ne soit pas partout la même. Toutes les commissions ne renferment point des philologues, et certains examinateurs pourront être embarrassés pour apprécier la valeur relative des fautes. Il en résultera des notations diverses ; en sorte que des candidats, également préparés, seront jugés différemment, suivant l’esprit des commissions devant lesquelles ils se présenteront.

» Ces craintes sur les conséquences des recommandations de M. le ministre ne nous paraissent pas fondées. Il n’est pas question d’une tolérance extrême ni même d’une réforme dans la manière d’écrire les mots. Les manquements à l’orthographe admise continueront à être considérés comme des fautes, mais comme des fautes plus ou moins graves, suivant les cas. Tout au plus, l’attention générale est-elle appelée par la circulaire sur certaines rectifications désirables, sur la suppression possible d’exceptions, de règles bizarres qui ne peuvent être justifiées par aucune raison sérieuse. M. le ministre n’a pas entendu, d’ailleurs, se mettre à la place de l’Académie française, et décider des formes nouvelles des mots de notre langue ni des règles de leurs rapports.

» D’accord avec le Conseil supérieur, il s’élève seulement contre « le fétichisme de l’orthographe et surtout contre la tarification mécanique des fautes dans les dictées d’examen ». Il rappelle que ce même Conseil supérieur a, depuis dix ans, supprimé, dans tous les règlements qui lui ont été soumis, « le caractère éliminatoire de la dictée, ainsi que l’échelle officielle des fautes entraînant au delà d’un certain chiffre la note zéro ». Il cite l’opinion des pédagogues, « unanimes à exprimer le vœu que les fautes soient plutôt pesées que comptées et à recommander aux comités qui choisissent les textes comme à ceux qui corrigent les épreuves de s’attacher moins aux mots bizarres, aux curiosités linguistiques, aux règles compliquées ou controversées, aux contradictions de l’usage, qu’à l’intelligence du sens et à la correction générale de la langue ».

» Il ajoute avec raison que ce qui fait maintenir encore dans beaucoup d’écoles un nombre invraisemblable d’heures exclusivement consacrées aux exercices grammaticaux, c’est la crainte fondée ou non des rigueurs qu’aura l’examinateur dans son appréciation de la dictée. C’est donc cette appréciation qu’il importe de soumettre à des règles qui puissent guider plus encore l’opinion des candidats que le jugement des examinateurs. » Mais le ministre ne pouvait avoir la pensée de dresser ou de faire dresser par MM. les recteurs « un tableau officiel des variantes orthographiques qu’il conviendra d’admettre indifféremment dans les divers examens. Il faut évidemment tenir compte de l’âge des élèves et de la nature des épreuves. » Les commissions seules peuvent établir leur jurisprudence à cet égard.

» À la suite de ces considérations si justes, la circulaire propose comme base de jugement les trois règles suivantes qu’elle fixe par des exemples :

1° Renoncer à une rigueur absolue toutes les fois qu’il y a doute ou partage d’opinion : ainsi on devra admettre consonance comme consonnance, excédant comme excédent, etc.

» 2° Se montrer de même indulgent quand la logique donne raison au candidat contre l’usage et quand la faute qu’il commet prouve qu’il respecte, mieux que ne l’a fait la langue elle-même, les lois naturelles de l’analogie ; ainsi on ne comptera pas comme faute ou l’on comptera seulement comme faute légère bijous au lieu de bijoux, contreindre au lieu de contraindre, cantonier au lieu de cantonnier, charriot au lieu de chariot, imbécille au lieu de imbécile, extention au lieu de extension, appercevoir au lieu de apercevoir, abattis au lieu de abatis, etc.

» 3° N’attacher que peu d’importance à l’application d’un certain nombre de règles fondées sur des distinctions que les grammairiens jugeaient décisives et que la philologie moderne ne confirme qu’avec beaucoup de restrictions, comme les règles de même, vingt, cent, nu, demi, etc. l’orthographe des noms composés, des locutions comme des habits d’homme ou d’hommes, de la gelée de groseille ou de groseilles, etc.

» Mais il n’était pas possible, dans un document de cette nature, de multiplier indéfiniment les exemples. Il n’appartenait pas non plus au ministre de déclarer formellement que la dictée resterait ou ne resterait pas éliminatoire. De là l’hésitation, l’embarras des commissions d’examen. Et puis, il n’est pas toujours bien facile de peser les fautes, et il y aura certainement des différences sensibles dans la notation de ces fautes. Il est vrai qu’on peut trouver la même inégalité dans l’appréciation des épreuves d’écriture, de rédaction et de toutes les épreuves orales.

» C’est là, certainement, l’inconvénient le plus sérieux du régime inauguré par la circulaire du 27 avril. Nous n’avons pas qualité pour préciser plus que ne l’a fait la circulaire les cas dans lesquels les jurys pourront user d’indulgence et ne pas compter faute entière et même ne pas compter de faute. Il nous semble que, pour tous les mots dont l’orthographe a pu varier, il faut se montrer tolérant. Tout ce qui n’est qu’affaire de pure mémoire est de bien moindre importance que ce qui tient à la logique ou à l’analogie.

» C’est depuis un siècle environ que s’est surtout marquée, chez nous, la tendance à donner aux mots une forme immuable. Cela est peut-être regrettable. Ouvrons au hasard Montaigne, et nous trouvons les mots suivants, dont l’ancienne forme nous paraît tout aussi bonne que la forme actuelle : battaille, aureille, gents, applanir, appercevoir, addresse, renger, recommendation, trencher, échaffaud, avaller, rabbattre, batteau, etc.

» Plus près de nous, au contraire, Rollin écrit et recommande d’écrire, en vue de la simplicité : batème, nape, flote, lontems, etc. Vers le milieu du dix-huitième siècle, quelques auteurs écrivent de même, systématiquement, avec une seule consonne, tous les mots dans lesquels nous redoublons cette consonne : ateinte, doner, acuser, etc.

» Le redoublement nous paraît préférable, mais y a-t-il lieu de compter comme faute entière l’autre façon d’écrire ? Nous ne le pensons pas.

» L’enfant qui écrit recommender ou renger, comme Montaigne, a tort sans doute, mais sa faute n’est pas aussi grave que s’il écrivait, par exemple, forait au lieu de forêt. S’il écrit existance par analogie avec subsistance, consistance, etc., sa faute est encore bien légère.

» Écrire raisonable est une petite faute, mais résonable est une faute grossière. Sans recourir jamais à l’étymologie latine ou grecque, lorsqu’on trouve dans la langue française un mot de la même famille que celui dont il s’agit et dont l’orthographe peut justifier la variante employée par l’élève, il ne faut pas, à notre avis, lui compter une faute entière. Il doit en être de même, lorsque c’est par analogie avec d’autres mots que l’élève a été induit à écrire d’une manière fautive.

» En ce qui concerne les examens du certificat d’études primaires, c’est aux inspecteurs primaires, présidents des commissions d’examen, qu’il appartient de faire comprendre aux examinateurs la portée véritable des instructions ministérielles et l’esprit dans lequel il convient de les appliquer. Ils ont à cet égard toute la compétence désirable, et il n’est pas à craindre qu’ils laissent la correction tomber dans un excès d’indulgence ou se maintenir trop rigoureuse.

» Plusieurs personnes avaient pensé que, sans modifier la manière de compter les fautes, il eût été plus simple d’établir pour cet examen qu’à l’avenir chaque faute, qui aujourd’hui enlève deux points, n’enlèvera plus qu’un point. La limite pour l’élimination aurait été ainsi reportée à dix fautes.

» Il est facile de voir que ce mode ne répondrait pas complètement aux vues du Conseil supérieur et du ministre, qui entendent diminuer non pas indistinctement l’importance de toutes les fautes, mais uniquement l’importance de celles qui sont en désaccord avec un usage peu justifié ou avec des règles compliquées ou controversées. Mais, après avoir compté les fautes pour leur valeur relative, c’est-à-dire, suivant leur nature, pour une unité, pour une demie, pour un quart, il nous paraît inévitable de donner cependant la note zéro à toute copie qui présenterait encore cinq fautes ou plus de cinq fautes, avec cette réserve toutefois qu’à moins d’être véritablement très mauvaise, l’épreuve d’orthographe ne fera pas éliminer un candidat qui, dans l’ensemble des autres compositions, aurait réuni le nombre total des points exigés pour l’ensemble des épreuves écrites.

» Quant à l’avenir de l’étude de la grammaire et de l’orthographe dans nos écoles, il n’est nullement en question.

» Nos instituteurs continueront à enseigner les règles aujourd’hui admises ; ils habitueront leurs élèves à écrire les mots dans la forme employée par nos écrivains. Mais ils n’auront plus à insister, comme ils croyaient devoir le faire, sur les cas difficiles, exceptionnels, qui arrêtent les enfants ; ils ne donneront plus à la dictée l’importance qu’elle a depuis trop longtemps ; ils ne multiplieront plus les compositions pour compter les fautes des élèves. Ils porteront plutôt leurs efforts sur l’étude même de la langue, sur l’apprentissage du langage, c’est-à-dire sur l’acquisition méthodique et la connaissance exacte des termes et des expressions ; ils exerceront leurs élèves à dire et à écrire leur pensée clairement et aussi correctement que possible, enfin ils leur feront connaître, apprécier et retenir par des lectures expliquées, par des récitations, les meilleurs morceaux de nos auteurs classiques, afin de former leur goût et de leur donner, s’il est possible, l’habitude des formes élégantes du langage.

U. A. »