La chute de l’empire de Rabah/Préface

Hachette (p. i-iv).

LETTRE-PRÉFACE

DE M. MÉZIÈRES, DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


Monsieur,


Je n’ai d’autre titre pour parler de vos travaux que ma qualité de compatriote. Il est vrai que nous tenons beaucoup tous deux à notre commune origine. Nous appartenons l’un et l’autre à cette partie de la France qui ne veut ni se consoler, ni oublier, la Lorraine. Quand un enfant de cette terre mutilée ajoute quelque chose par sa valeur personnelle au patrimoine national, nous éprouvons un sentiment d’orgueil particulier. C’est la confirmation de l’unité de la race, c’est la suppression momentanée d’une frontière artificielle que la conquête a pu tracer, mais que la conscience des vaincus n’acceptera jamais. Les Lorrains ne regardent que d’un seul côté, du côté de la France.

Parmi ceux qui nous donnent la joie de nous grouper ainsi sous le même drapeau, vous êtes, Monsieur, au premier rang. Vous avez accompli une œuvre magnifique. Grâce à vous et à la mission Foureau, d’Algérie à l’embouchure du Congo, un parcours de sept mille kilomètres peut être fait sans quitter un instant le territoire Français. Telle est l’ampleur de l’empire Africain que vous nous avez aidés à conquérir. Les difficultés que vous aviez à vaincre étaient de bien des natures : le climat, la température, l’absence de routes, souvent même de sentiers ; les forêts, les cours d’eau, les rapides, les rochers ; l’état d’esprit des populations, la défiance de presque toutes, l’hostilité déclarée de beaucoup.

Comme rien ne s’improvise en ce monde, vous étiez heureusement préparé à votre rôle par une série d’explorations antérieures. Votre éducation d’Africain était complète. Vous saviez comment on traite avec les indigènes, quels sont les moyens de se faire aimer ou de se faire craindre d’eux, par quels procédés et par quelles ressources notre civilisation peut agir sur ces âmes primitives. Vous ne le dites pas expressément, mais je suis sûr que les hommes vous ont créé moins d’obstacles que l’implacable nature. Celle-ci est l’ennemie de tous les jours, l’adversaire avec lequel il faut lutter sans cesse pour se frayer un chemin à travers la brousse, les lianes ou les marais, pour se nourrir ou pour camper. Que de fois elle a exercé votre patience ! Par moments quelle lenteur désespérante que celle de vos convois ! Que de temps, que d’efforts inutilement consumés !

Ainsi que Marchand, vous aviez compris qu’on ne peut pénétrer au cœur de l’Afrique que par les voies navigables, que le bâtiment à vapeur sera le principal conquérant du continent noir. Vous aviez donc, vous aussi, emporté votre bateau. Mais, même en le démontant, comment transporter à dos d’homme des pièces de 200 kilos, pétulant des centaines de kilomètres par des sentiers abruptes, sur des pentes escarpées et glissantes !

C’est là que vos porteurs soudanais ont fait merveille, c’est là que vous avez pu vous convaincre de ce que la France qu’il attendre d’une race si disciplinée, si énergique et si résistante. Nous avons là une réserve indéfinie de soldats de premier ordre.

Ils ne sont pas seulement patients et robustes. Vous les avez vus admirables sur le champ de bataille. Grande journée dans l’histoire de l’Afrique que celle où trois missions françaises, la vôtre, celle de Foureau et celle du capitaine Joalland, remplaçant le colonel Klobb, venues de trois points éloignés se rencontraient à Koussouri, tout près du lac Tchad. Dans cette région, un nègre intelligent et résolu s’était créé un empire où il régnait par la terreur. Sentant votre force, profitant de la circonstance unique qui plaçait sous vos ordres trois petits corps d’armée, le personnel le plus considérable qu’un Français eut pu réunir jusqu’ici si loin de la France, vous avez décidé l’attaque et détruit du même coup la puissance de Rabah, le plus redoutable adversaire de l’influence française, l’homme qui sur un vaste espace empêchait les indigènes de se rallier à nous en les intimidant.

Rabah vaincu et tué, que de conséquences pour l’avenir de notre colonie ! D’abord la pacification absolue, la fin de toute résistance et, ce qui n’est pas moins précieux, la facilité que nous éprouvons dans un pays déjà discipliné à substituer une autorité humaine aux procédés barbares d’un conquérant sans humanité. Après les pillages, les razzias d’esclaves, les massacres, nous apparaissons comme des bienfaiteurs. L’impôt que nous percevons semble une charge légère en comparaison des exactions et des brutalités antérieures.

Nous vous devons, Monsieur, cet heureux résultat, le développement pacifique d’une grande colonie. Mais nous vous devons beaucoup plus encore dans l’ordre moral. Vous nous réconciliez avec la destinée, vous relevez les courages, vous entretenez les saintes espérances. Il ne faut pas nous le dissimuler. Ce noble pays souffre d’un mal latent dont il n’a pas toujours conscience, qui pèse sur lui-même à son insu. La guerre de 1870 lui a infligé la plus douloureuse des épreuves. Bercé pendant soixante-quinze ans, de Valmy à Solférino, par des bulletins de victoires, il ne voit plus dans ses rues, sur ses quais, sur ses ponts, flamboyer des noms nouveaux à côté de ceux de Rivoli, d’Iéna et d’Austerlitz. La gloire et le panache, ses deux idoles, lui font défaut. Il aime et il admire son armée si disciplinée, si résistante, digne de tous les triomphes ; mais il sent vaguement l’impossibilité de s’en servir. Il n’a pas de présent, il vit sur son passé militaire.

Vous, Monsieur, et avec vous les grands explorateurs de l’Afrique, Brazza, Marchand, Foureau, Lamy, Monteil, vous nous rendez confiance en nous-mêmes, vous nous montrez ce qui reste de ressort et de vaillance dans les âmes françaises. Vos luttes contre la nature et contre les hommes ont quelque chose d’héroïque, vous écrivez des fragments d’épopée. Sur la terre lointaine où vous avez à braver tant de périls, vous déployez les grandes qualités du soldat, la discipline, la patience, le dévouement, le courage, l’audace. Tout ce qui honorait les héros des glorieuses guerres d’autrefois revit en vous. C’est tenir cela que sur toute l’étendue du territoire, dans nos moindres villages, vos noms sont prononcés avec respect, avec amour. Chacun y sent confusément que la France demeure encore la grande nation, que la décadence dont la menacent chaque jour des prophètes de malheur ne l’atteindra pas, tant qu’elle pourra produire des hommes tels que vous.

A. Mézières