La chute d’un Ange de M. de Lamartine



LA
CHUTE D’UN ANGE
De M. A. de Lamartine.

Le nouveau poème de M. de Lamartine n’a pas réalisé les espérances que nous avions conçues il y a trois ans. En lisant les notes confuses que l’auteur a rédigées sur son Voyage en Orient, nous pensions que ces notes pourraient un jour acquérir une valeur positive en devenant le commentaire d’un poème emprunté à l’Orient. Cette opinion, nous en avons l’assurance, était partagée par les nombreux admirateurs du poète. Or, quoique le récit qui ouvre la Chute d’un Ange nous parle du Liban, nous devons dire en toute franchise que, pour écrire ce récit, il n’était pas nécessaire d’avoir visité l’Orient. L’accomplissement de notre espérance est donc ajourné. Le nouvel épisode que M. de Lamartine publie aujourd’hui est plein à la fois de grandeur et de grace, et révèle chez l’auteur une énergie, une virilité que nous étions loin d’attendre. Ni les Méditations, ni les Harmonies, ni Jocelyn ne promettaient ce que nous trouvons dans la Chute d’un Ange. Malgré ces qualités excellentes et imprévues, le nouvel épisode n’obtiendra pas le même succès que Jocelyn, et paraîtra certainement au plus grand nombre des lecteurs fort au-dessous des Méditations et des Harmonies. Le public pourra, sans injustice, se montrer sévère pour la Chute d’un Ange ; et cependant nous affirmons avec une conviction complète que l’intention qui a dicté la Chute d’un Ange est plus élevée, plus grande, plus féconde que la rêverie des Méditations, la piété des Harmonies, l’évangélique charité de Jocelyn. Pour tous ceux qui sont capables de séparer la pensée de la forme qu’elle a revêtue, il n’est pas douteux que la Chute d’un Ange appartient à un ordre d’idées très supérieures aux idées qui animent les précédens ouvrages de M. de Lamartine. Mais, pour faire ce départ, pour dépouiller la pensée du poète de la forme imparfaite qu’il lui a prêtée, il faut une rare bienveillance, un courage patient ; et c’est à peine si la bienveillance et le courage suffisent à l’accomplissement de cette tâche. Il n’y a guère que les hommes familiarisés par des lectures nombreuses, par une réflexion assidue, avec la valeur des idées poétiques, habitués à estimer les idées pour elles-mêmes, qui puissent se résoudre à voir, je ne dis pas un poème, mais un recueil de fragmens poétiques dans la Chute d’un Ange. Si donc le plus grand nombre des lecteurs refuse d’apercevoir et d’admirer les beautés vraies qui abondent dans ce nouvel épisode, M. de Lamartine n’aura pas le droit de se plaindre. Il a semé la paresse, il recueille le dédain, la moisson est digne du laboureur. Sans accuser la foule de frivolité, nous concevons très bien qu’elle détourne les yeux d’un livre confus où les mots sont détournés presque à chaque page de leur sens naturel, où les images se croisent et se contrarient et semblent prendre à tâche de dérouter l’attention. Mais comme cette grossière ébauche est pleine, selon nous, d’idées excellentes, qui, pour atteindre à la beauté suprême, n’attendaient qu’une volonté persévérante, un poète pénétré de respect pour lui-même et pour les lecteurs auxquels il s’adresse, nous croyons utile d’apprécier la valeur individuelle de tous les élémens que M. de Lamartine a entassés dans la Chute d’un Ange, et qu’il n’a voulu ni trier, ni combiner, ni traduire, comme le prescrivaient les lois du goût. Nous croyons que le public se trompe en traitant le nouvel épisode avec une ironie cavalière ; mais nous reconnaissons que M. de Lamartine a mérité, par sa négligence, les reproches que le public ne lui épargne pas. L’analyse attentive du nouveau poème suffit à établir l’erreur et la justice de la foule.

Les personnages mis en scène par M. de Lamartine sont dessinés avec aussi peu de précision que l’action à laquelle ils prennent part. Cependant je dois faire une exception en faveur de Cedar et de Daïdha. Comme, grâce à la popularité du nom de l’auteur, ce livre est aujourd’hui connu de tous les amis de la poésie, je suis naturellement dispensé de raconter l’action et de décrire le rôle des personnages ; je puis, en toute liberté, parler de la Chute d’un Ange comme d’un tableau que tout le monde a vu. Ainsi conçue, la critique a plus de franchise et de portée. Je dis donc que Cedar et Daïdha, entre tous les personnages du nouveau poème, sont seuls dessinés avec précision. Cedar, qui aurait dû donner son nom à la Chute d’un Ange, chargé par Dieu de veiller sur Daïdha, passe de l’admiration à l’amour, de l’amour à la tristesse, de la tristesse au désir, et du désir à la condition mortelle. Pour le punir d’avoir gémi sur l’immatérialité de son être, qui lui défend de se révéler à Daïdha sous une forme visible, Dieu permet que Cedar prenne la figure humaine et soit soumis à toutes les misères de notre condition. Jusque-là tout est bien, tout se comprend ; mais ce qui ne se comprend pas, c’est que Cedar, transfiguré par le désir, ne garde aucun souvenir de sa condition précédente ; c’est que l’ange soit complètement effacé de la mémoire de l’homme. Quoique cette transfiguration semble appartenir exclusivement au domaine de la foi, la logique cependant ne perd pas ses droits sur le sujet de la métamorphose. Or, aux yeux de ceux qui croient à l’existence d’êtres placés entre Dieu et l’humanité, moins parfaits que le créateur et supérieurs à la créature humaine, il n’est pas naturel que Cedar, en descendant de la condition angélique à la condition humaine, oublie absolument ce qu’il a été. Vainement objecterait-on que les religions et les philosophies qui ont admis la métempsycose ont admis en même temps que l’ame, dans ses différentes migrations, ne conserve aucun souvenir de la forme qu’elle a dépouillée. Que signifie le châtiment infligé par Dieu à Cedar, si Cedar n’a pas conscience de ce qu’il a perdu ? Abolissez le souvenir chez l’ange transfiguré, et vous abolissez du même coup le caractère pénal de la transfiguration. Toutefois, malgré cette inconséquence que j’ai cru devoir signaler, Cedar est plein de grandeur et nous inspire une vive sympathie.

La figure de Daïdha n’a pas moins de charme que celle de Cedar. Tendre, naïve, dévouée jusqu’à l’héroïsme, heureuse de sa beauté, conciliant très bien l’amour de la parure et la pudeur la plus sévère, cette création ferait honneur aux pinceaux les plus habiles. Par la suavité des contours, par la grace à la fois chaste et voluptueuse de ses mouvemens, elle rappelle la Madeleine du Corrége et les madones de Raphaël. Mais nous sommes étonné que le poète, après nous avoir dit que Daïdha reconnaît dans Cedar le rêve de toutes ses nuits, ne cherche pas à pénétrer le mystère de cette ressemblance. Il nous semble que cet oubli est réprouvé par la logique, et nous insistons d’autant plus volontiers sur cette inconséquence, que Daïdha, en comparant le visage de Cedar au visage lumineux qui rayonnait dans ses rêves, trouverait dans sa curiosité une grâce de plus.

Adonaï, en qui se personnifie la piété, est loin d’avoir la même valeur que les figures précédentes : les traits de ce personnage sont tracés avec une impardonnable confusion. Quant au titan Nemphed, quant à Lakmi, son ame damnée, il nous est impossible d’apercevoir, dans les traits que l’auteur leur a prêtés, la beauté sévère qui convient aux héros d’un poème élevé. Placés dans un mélodrame, Nemphed et Lakmi ne manqueraient pas de produire un grand effet ; placés dans un poème qui a la prétention de peindre le monde primitif, de retracer la condition humaine avant le déluge, ils semblent vulgaires malgré leur monstrueuse dépravation. L’égoïsme inflexible de Nemphed et la corruption précoce de Lakmi auraient besoin, pour paraître vraisemblables même dans le monde primitif, d’être conçus et dessinés avec plus de sobriété. Les proportions indéfinies que l’auteur a données aux vices de ces deux personnages troublent la vue sans exciter l’étonnement. Cette courtisane qui n’a pas de sens et qui tue ses amans dans un baiser, sur un signe de son maître, ce tyran qui se complaît dans la cruauté et qui dépasse de cent coudées les monstrueuses fantaisies dont Suétone nous a laissé le tableau ; près de qui Caligula et Néron sont presque purs, réussissent à peine à soulever le cœur, tant ils sont loin de nous, tant ils dépassent nos rêves les plus hardis. Je veux bien que les Titans, lorsqu’ils se mêlaient de débauche et de cruauté, aient conçu et pratiqué ces deux vices avec plus d’énergie que les fous couronnés qui ont régné sur la vieille Rome ; je veux bien que les orgies et les supplices qu’ils ordonnaient pour tromper leurs ennuis aient été conçus sur une plus vaste échelle que les orgies et les supplices ordonnés par la démence impériale ; mais au moins faut-il que Néron et Caligula puissent nous aider à comprendre la débauche et la cruauté des Titans. Or, Tacite et Suétone, malgré l’effrayante nudité de leurs révélations, ne sont d’aucun secours pour l’intelligence de Nemphed et de Lakmi ; et pourtant Tacite et Suétone sont les seuls témoins d’après lesquels il nous soit donné de concevoir la débauche et la cruauté élevées à des proportions monstrueuses. Je pense donc que dans la peinture des Titans M. de Lamartine a manqué le but en le dépassant.

Les différens momens de l’action à laquelle prennent part ces personnages, et que l’auteur a partagée en visions, je ne sais trop pourquoi, offrent plusieurs genres de mérite, et souvent, comme je l’ai dit, des mérites que M. de Lamartine n’avait, jusqu’ici, ni révélés ni promis. Le combat qui délivre Daïdha est plein de beautés neuves et mâles. Je n’aime pas le chœur des cèdres du Liban ; car cette personnification de la nature muette, soutenue pendant plusieurs strophes, est plutôt singulière que grande, et pour émouvoir, pour être sublime, elle a besoin d’être indiquée en traits rapides, comme dans les Psaumes de David, comme dans le livre d’Isaïe. Mais je sais bon gré au poète d’avoir placé, avant la description du combat de Cedar et des Titans, qui veulent ravir Daïdha, un tableau plein de grace et de pudeur, où la nudité se montre, comme dans les marbres grecs, plus chaste et plus sévère que le plus discret vêtement. Le sommeil de Daïdha, éclairée par les rayons de la lune, dont les contours se dessinent sous une lueur argentée, n’est pas indigne d’être comparé aux plus belles inspirations de la poésie antique : il est, je crois, impossible de pousser plus loin la pudeur dans la franchise.

La captivité de Cedar et l’amour qu’il inspire à Daïdha sont racontés avec un charme dont notre langue n’avait pas offert le modèle depuis l’unique et beau roman de Bernardin de Saint-Pierre. Il y a même, dans la passion de Cedar et de Daïdha, une hardiesse, une naïveté à laquelle n’atteint pas Bernardin-de-Saint-Pierre, et dont M. de Lamartine semble avoir dérobé le secret à la Chloé de Longus, à la Nausicaa d’Homère. L’éducation de Cedar par Daïdha, les leçons données par le rossignol à sa couvée, et qui servent de modèle à Daïdha, sont empreintes d’une grace que je ne saurais trop louer.

L’amoureuse union de ces deux belles créatures, en face de Dieu, sur un tapis de fleurs, sous un berceau embaumé, est racontée par M. de Lamartine avec une richesse d’images vraiment éblouissante. Pour ma part, je l’avoue, j’eusse mieux aimé un peu plus de sobriété dans le choix des couleurs ; mais je n’ai pas le courage de blâmer un tableau qui me ravit en extase. Jamais le dernier abandon d’une femme qui sent doubler sa vie par le bonheur qu’elle donne, jamais la confusion de deux ames qui se sanctifient en s’unissant, n’a été retracée avec plus d’abondance et d’entraînement, plus de franchise et de pureté ; il faut aller chercher dans Moïse et dans Milton le modèle de cette scène admirable qui concilie avec une étonnante simplicité l’ivresse des sens et l’enthousiasme du cœur.

Les joies et les douleurs de Daïdha devenue mère, la ruse employée par sa famille pour découvrir le nom de l’homme qu’elle aime, ses deux enfans allaités par une gazelle et découverts sous le feuillage pendant le dénombrement des troupeaux, composent une série de tableaux pleins de fraîcheur et d’intérêt. La miraculeuse délivrance de Daïdha, condamnée à périr dans la tour de la Faim, ne produit pas tout l’effet qu’elle eût produit, sans doute, si l’auteur eût apporté plus de mesure dans la description du supplice infligé à Daïdha. Il y a un point où finit la douleur tragique, où commence la douleur qui n’appartient plus à la poésie. Faute d’avoir saisi ce point, M. de Lamartine n’a pas tiré de la tour de la Faim tout le parti que nous pouvions espérer. Le récit de la fuite des deux amans, après la délivrance de Daïdha, n’a pas toujours une clarté suffisante. Mais il offre deux épisodes admirables, le combat de Cedar contre son chien qu’il étouffe en croyant lutter contre un lion, et l’enlèvement des deux enfans, déposés dans les branches d’un palmier par un aigle qui plane au-dessus de Cedar et de Daïdha. Ce dernier épisode est tout-à-fait homérique.

Les fragmens du livre primitif qu’Adonaï met sous les yeux des deux amans, renferment plusieurs parties d’une excellente beauté, plusieurs paraphrases de versets évangéliques, dignes certainement des éloges et de la sympathie de tous ceux qui aiment la poésie religieuse. Mais, le dirai-je ? Ces fragmens qui luttent souvent de grandeur avec les prophètes, de mansuétude et de charité avec les plus beaux chapitres de saint Jean, demanderaient, je ne dis pas à être ordonnés, car le défaut d’ordonnance frappera tous les yeux, mais à être abrégés, ce qui est assurément plus grave. Dans ses extases ferventes, dans ses pieux élans vers la divinité, M. de Lamartine ne s’arrête pas à temps. Il noie trop souvent dans un océan d’images confuses des idées qui, pour garder leur beauté première, auraient besoin de se montrer vêtues avec plus de simplicité.

Les feuilles métalliques sur lesquelles Adonaï grave les préceptes de la sagesse éternelle, sont une invention mesquine et puérile. Quant au navire aérien dans lequel voyagent les messagers des titans, chargés de mettre à mort Adonaï, c’est un caprice empreint d’une ignorance si naïve, qu’il provoquera dans nos colléges le sourire dédaigneux des écoliers de douze ans. Aujourd’hui que l’enseignement des sciences physiques marche de front avec l’enseignement des langues anciennes, il n’est pas permis de construire des navires aériens dans lesquels la proue et la poupe jouent le rôle de poumons. Nous ne pouvions pardonner à M. de Lamartine de parler dans la description du Liban des reflets réfractés, des veines qui s’échappent d’une haute artère ; car les enfans qui lisent Quinte-Curce ou Justin, savent très bien que la réfraction et la réflexion de la lumière sont deux phénomènes très distincts ; ils n’ignorent pas que les artères charrient le sang du cœur aux extrémités, tandis que les veines le charrient des extrémités au cœur. Mais son navire aérien dépasse en ridicule, en puérilité, en ignorance, les plus misérables inventions. Le récit de la mort d’Adonaï gagnerait beaucoup à être abrégé. Il y a plusieurs détails qui dépassent les limites de l’horreur poétique.

Le palais des titans réunit les défauts et les mérites des créations de Martin. Il y a dans la description de ce palais une incontestable grandeur, une richesse d’imagination que personne ne peut révoquer en doute. Mais, dans la description du poète comme dans les tableaux du peintre, la forme manque de précision. La perspective, à force de s’élargir et de s’éloigner, finit par devenir confuse et par ressembler aux rêves des mangeurs d’opium. J’ai entendu blâmer sévèrement les chapiteaux vivans dont M. de Lamartine a décoré le palais des titans. À cet égard je ne saurais partager l’opinion générale. Ces chapiteaux vivans me semblent un caprice vraiment poétique, vraiment digne des titans. Puisque la figure humaine sculptée dans le marbre fait bon effet dans la décoration d’un édifice, je ne vois pas pourquoi de belles femmes et de beaux enfans, dressés au rôle de chapiteau, rôle difficile, je l’avoue, ne produiraient pas un effet également heureux. Mais M. de Lamartine, résolu à exprimer l’égoïsme et la servitude sous toutes les formes, a singulièrement abusé de l’avilissement de la personne humaine. Je lui accorde les chapiteaux vivans ; je lui permets de composer, pour les galeries de son palais, des festons de belles femmes entrelacées. Mais ma générosité ne saurait aller plus loin. Je ne lui pardonne pas d’avoir façonné la personne humaine en tapis, en coussins, en canapés. Je ne comprends pas que Nemphed trouve grand plaisir à mettre ses pieds sur l’épaule d’une femme, son coude sur le col d’une autre. Les épaules et le cou d’une belle femme ont un grand mérite pour les yeux du sculpteur et du peintre, pour tout homme capable de sentir et de comprendre la beauté ; mais ni le cou, ni les épaules de la Vénus de Milo ne peuvent remplacer avec avantage, dans le rôle de coussin, le satin et le velours. Je pense donc que M. de Lamartine, dans son désir de ravaler la personne humaine au rang de la chose, a franchi les limites marquées par le goût. Autant j’aime et j’admire ses chapiteaux vivans, autant j’ai de répugnance pour ses femmes façonnées en coussins et en canapés.

L’amour de Lakmi pour Cedar, la subite horreur qu’elle éprouve pour elle-même et pour sa précoce corruption, et le regret de sa virginité sacrifiée sans amour, dès qu’elle a conçu une passion vraie, sont bien conçus et bien racontés. Mais le tour de passepasse à l’aide duquel Lakmi surprend les caresses de Cedar est indigne de la poésie et ne saurait tromper un amant. Malgré la recommandation expresse de Lakmi à son prisonnier, lorsqu’elle lui promet de le délivrer, il est impossible que Cedar prenne Lakmi pour Daïdha sans autre témoignage que le parfum des cheveux si souvent couverts de ses baisers. Que cet unique témoignage l’abuse pendant quelques instans, je le veux bien ; mais, dès les premières caresses qu’il reçoit et qu’il donne, il doit reconnaître son erreur et chasser loin de lui la courtisane impure qui a voulu dérober le bonheur de l’épouse.

Le séjour des deux amans dans le désert et leur mort désespérée sont retracés avec une grande vigueur ; mais, malgré le mérite incontestable qui éclate dans cette quinzième vision, je pense que M. de Lamartine eût bien fait de supprimer plusieurs traits qui nuisent à l’effet du tableau. La folie de Daïdha, après la mort de ses enfans, est une heureuse invention ; mais M. de Lamartine, en nous racontant l’agonie de cette mère désespérée, n’a pas su s’arrêter à temps. En multipliant les détails de la douleur maternelle, il a réussi à l’appauvrir. Quant au suicide de Cedar, qui place sur un bûcher sa femme et ses enfans, morts de faim et de soif, et qui maudit son ame comme il avait maudit son immatérialité, je déclare humblement n’avoir pas pénétré le sens de ce dénouement.

Qu’est-ce donc que ce livre qui abonde en beautés excellentes, en épisodes marqués du sceau de la plus haute poésie ? Est-ce un beau poème ? Assurément non. Y a-t-il, dans ces quinze visions dont nous avons dit franchement les défauts et les mérites, quelque chose qui ressemble à une composition logiquement ordonnée ? Le milieu se déduit-il du commencement, et la fin du milieu ? La bienveillance la plus généreuse ne peut aller jusqu’à reconnaître, dans la Chute d’un Ange, une œuvre conçue en vue d’un but déterminé. C’est un champ qui réjouit la vue, où les fleurs éclatantes succèdent aux moissons dorées ; parmi les acteurs qui marchent et qui agissent au milieu de ce magnifique paysage, plusieurs respirent la vigueur et sont taillés en athlètes. De gracieuses figures sont placées près de ces athlètes homériques ; mais l’action qui s’engage entre les personnages de ce livre obéit au hasard au lieu d’obéir à la volonté. Il n’y a pas de relation nécessaire entre l’amour de Cedar et de Daïdha et leur séjour chez Adonaï. On ne comprend pas pourquoi les deux amans, une fois instruits de la vérité religieuse, sont enlevés dans un navire aérien et portés dans le palais des titans. À proprement parler, il n’y a dans ce poème ni commencement, ni milieu, ni fin ; c’est une série éblouissante d’épisodes qui ne sont liés entre eux que par le rapport de succession, qui, loin d’être nés d’une volonté une, persévérante, progressive, patiente, prévoyante, fidèle au but qu’elle a marqué d’avance, paraissent enfantés par une imagination vagabonde, sans but et sans frein. Assurément ces défauts sont graves, et je me saurais mauvais gré de les dissimuler ; car c’est à ces défauts que nous devons attribuer la réprobation presque unanime qui accueille la Chute d’un Ange. Mais il y a dans ce poème informe, qui n’a de poème que le nom, qui ne relève ni de la volonté, ni de la prévoyance, où éclate parfois une ignorance si naïve ; il y a dans ce poème un mérite bien rare, le mérite de la vérité humaine. L’action, au lieu de marcher vers un but déterminé, s’agite au hasard ; mais plusieurs des personnages qui concourent à cette action toute fortuite ont un cœur qui bat, des yeux qui pleurent ; ils aiment sincèrement ; ils sont capables de s’indigner, de haïr ; les sentimens qu’ils éprouvent sont souvent traduits d’une façon très imparfaite ; mais du moins ils éprouvent quelque chose ; ils peuvent tressaillir de joie ou de douleur, et cela vaut mieux que d’avoir des paroles joyeuses ou éplorées pour des joies et des larmes menteuses. Dans cette ébauche poétique, il y a plus de vraie poésie que dans les trois quarts des rimes militairement alignées qui prennent aujourd’hui le nom de poème.

Toutefois la critique manquerait à son devoir si elle n’insistait pas hautement sur l’incorrection qui éclate presque à chaque page de la Chute d’un Ange. La syntaxe est violée avec une obstination dont M. de Lamartine n’avait jamais donné l’exemple. Les cœurs germent l’amour. Plus loin on rencontre les chefs-d’œuvres humains. Tournez la page et vous trouvez les larmes écoulées du cœur. Il est impossible d’afficher pour la langue un mépris plus décidé. Je crois pouvoir affirmer que sur les douze mille vers du nouveau poème, il n’y en a pas cinq cents où la langue soit respectée. Dire que le style de la Chute d’un Ange est incorrect, ce serait demeurer bien au-dessous de la vérité. L’idiome adopté par M. de Lamartine est la négation de toutes les formes et de toutes les lois du style. En voyant l’auteur des Méditations et des Harmonies saccager la langue comme ferait une armée d’un pays conquis, on se demande s’il obéit à la paresse ou à la vanité, si le courage lui manque pour écrire sa pensée selon les lois de la langue qu’il parle, ou s’il croit que les bégaiemens de sa parole, si confus qu’ils soient, ont droit à l’indulgence, à l’admiration du lecteur. Paresse ou vanité, peu importe. J’incline d’ailleurs à penser que la paresse et la vanité ont exercé une égale influence sur l’exécution de la Chute d’un Ange. Mais le mépris de M. de Lamartine pour les lois du langage est un scandale qui afflige tous les amis de la poésie ; et l’improvisation ne justifie pas un tel scandale. Que M. de Lamartine improvise, je le crois volontiers ; qu’au lieu d’écrire cent vers dans sa journée, il ait la prétention et la faiblesse d’en bégayer trois ou quatre cents, il n’y a là rien d’invraisemblable, et la lecture attentive de la Chute d’un Ange ne permet guère d’élever un doute à cet égard. Mais les vers improvisés ne doivent pas franchir le cercle de la famille. En échange de l’admiration qu’elle accorde à M. de Lamartine, la France a droit à quelques égards, et c’est la traiter avec ingratitude que de publier des vers écrits sans prévoyance, sans but déterminé. Si M. de Lamartine a voulu tenir une gageure, et prouver qu’en se moquant de lui-même et du public, il trouverait encore des lecteurs, je l’avertis qu’il a gagné, mais qu’il ne pourra cependant retrouver son enjeu tel qu’il l’avait mis sur table. Si grand poète qu’il soit, personne ne voudra plus croire qu’il aime vraiment la poésie, puisqu’il prend plaisir à gaspiller les riches facultés que le ciel lui a données. Fût-il le premier orateur, le premier homme d’état de son temps, dès qu’il se montre à nous comme poète, il n’a pas le droit de nous donner des vers improvisés dans ses momens perdus.


Gustave Planche.