La ceinture fléchée/Le portrait

Éditions Édouard Garand (p. 9-11).

CHAPITRE IV

LE PORTRAIT


Les chevreuils frémissaient sous leur harnais léger. Jérôme Fiola les caressa successivement. Il leur passait la main sur le museau et les aristocratiques bêtes des bois lui léchaient la main, faisant de la tête des mouvements brusques, pendant que dans leurs yeux éternellement apeurés, on pouvait lire un reste de sauvagerie.

Jérôme venait de « prendre l’air », suivant son expression. Chaque matin, quand la neige était « bonne », il faisait une dizaine de milles dans sa traîne. C’était sa course d’appétit ; il déjeunait ensuite.

Comme il arrivait près de la maison où, la veille, avait eu lieu la soirée de la Sainte-Catherine et où il avait passé la nuit, le jeune homme qui disait s’appeler Jacques Martial en sortit.

— Hola ! Comment est-ce que ça va ce matin ? lui demanda Jérôme, toujours jovial.

— Très bien, très bien ! Partons-nous bientôt pour notre excursion de chasse ?

— Nous allons d’abord prendre un bon déjeuner. Ensuite nous verrons.

Les deux hommes pénétrèrent dans la maison. Seuls, le vieux et la vieille, les maîtres du logis étaient debout. Les autres dormaient encore.

— Vous êtes matinal, comme toujours, monsieur Fiola, remarqua le vieil habitant.

Jérôme eut un large sourire :

— C’est au petit jour qu’on prend les lièvres au collet, dit-il.

Ils mangèrent un succulent repas de campagne : des grillades de lard salé, des œufs frits et du pain de ménage.

Le guide laissa la table alors que son compagnon n’avait pas encore fini son déjeuner et sortit. Au dehors, il scruta l’horizon et le firmament. Il n’y avait pas un seul nuage. Le ciel était parfaitement clair. Un timide soleil d’hiver paraissait.

Jérôme hocha la tête et entra :

— Monsieur Martial !

— Oui ?

— Je crois bien qu’il vaut mieux ne pas aller chasser aujourd’hui.

— Mais pourquoi ?

— Parce que nous allons perdre notre temps. Il n’a pas neigé depuis quelques jours. Aujourd’hui le temps est beau et je suis sûr qu’il ne neigera pas. Actuellement les pistes de l’orignal et du chevreuil sont trop vieilles. Nous pourrions les suivre des semaines avant de rattraper les animaux. Ah ! s’il neigeait, nous aurions de belles pistes fraîches à suivre ! Mais le bon Dieu, de ce temps-ci, est avec le gibier. Vous auriez dû venir il y a 15 jours. Les lacs n’étaient pas gelés. Les orignaux étaient en rut ; ils se couraient. Je vous aurais amené au Lac Lunettes. Là, tous deux dans un bon canot de toile, nous aurions guetté l’orignal. J’aurais imité la voix de la femelle ; et vous auriez entendu le bruit des sabots du mâle descendant de la montagne. Ah ! dans ce temps-là, il faut viser juste ; car l’orignal en rut arrive sur nous, enragé. Une fois, il y a 16 ans, l’un de ces animaux a fait chavirer l’embarcation dans laquelle je me trouvais. Heureusement je sais nager. Mais un bain dans une eau froide de novembre n’est guère alléchant.

Jacques Martial déclara :

— Ainsi il est inutile de penser à la chasse pour aujourd’hui.

— Oh ! nous pourrions toujours tuer quelques perdrix. Mais s’il y a des orignaux dans les environs, le bruit des détonations les effraiera et quand viendra le temps de leur faire la chasse, ils auront déguerpi.

— Que faire alors ?

— Vous allez venir chez moi, monsieur Martial. Là, nous attendrons le jour favorable.

Le jeune homme réfléchit quelques instants, puis accepta l’offre du guide.

Jérôme se garda bien de prendre le même chemin que la veille pour retourner chez lui. Il suivit la grande route tout le temps.

Les deux chevreuils allaient lentement, le poids des deux hommes étant trop lourd pour leurs reins.

Le guide se demandait toujours avec curiosité si Jacques Martial allait lui parler du vieillard mystérieux.

Le jeune homme jasait :

— Il y a beaucoup de chasseurs dans la région actuellement ? questionna-t-il.

— Oui, pas plus que d’habitude à cette saison de l’année, mais pas moins.

— Vient-il beaucoup d’étrangers à part les chasseurs ?

Le guide dressa l’oreille :

— Ça dépend, dit-il. En été, nous avons des pêcheurs, des automobilistes. Mais actuellement il ne vient plus personne.

— Personne ? Vous en êtes sûr ? Cependant on disait hier soir, à la veillée, qu’il y avait dans la région un vieillard qui intriguait fort les gens. Connaissez-vous ce vieillard ? Vous l’avez peut-être vu ?

Jérôme fut surpris. Ne lui avait-il pas posé la même question le veille ?

— Moi, mais je ne le connais pas le moins du monde. Non seulement je ne l’ai pas vu, mais je ne crois même pas à son existence. C’est une fable inventée de toute pièce par quelque maman qui aura voulu en évoquant devant son enfant la figure terrible de ce vieillard inspirer au petit une crainte salutaire.

La conversation tomba. Jacques Martial, après quelques minutes de silence, continua :

— Cependant, il doit y avoir un fond de vérité dans cette histoire. En effet on dit que le vieillard a remis une forte somme au curé de Saint-Anaclet.

— C’est moi-même qui ai inventé cette histoire de don pour me payer la tête des bonnes gens de la veillée hier soir.

Le jeune homme eut un mouvement de surprise :

— Ah ! fit-il. Je suis tombé en plein dans le panneau, moi aussi.

Jérôme désirait tenir le mieux possible la promesse qu’il avait faite au vieillard mystérieux. Aussi fit-il du zèle :

— Vous voyez bien, cher monsieur, déclara-t-il, que cette histoire ne tient pas debout. Comment voulez-vous qu’un vieillard riche comme on le prétend vienne braver tous les froids de l’hiver, seul en pleine forêt, dans une cabane mal bâtie !…

— C’est vrai !

Changeant le sujet de la conversation, Jacques Martial demanda au guide :

— Comment donc vous y êtes-vous pris pour vous emparer de ces deux chevreuils ?

— Oh ! cela, m’a été bien facile. Après la première pluie du printemps, il se forme à la surface de la neige une petite croûte tendre. Les chevreuils ont alors peine à courir. Leurs pattes s’enfoncent et restent prises sous la croûte. Nous pouvons les prendre vivants avec une relative facilité.

Ils arrivaient à la demeure du guide située dans l’un des rangs de Sainte-Blandine.

La maison était quelconque. Il y en a des milliers qui lui ressemblent partout, sur le bord des routes, dans la province de Québec.

Philomène accueillit son époux avec une humeur qui eût étonné seulement un célibataire :

— Comment ! tu n’es pas saoul ! Jérôme, s’exclama-t-elle. Où allons-nous faire la croix ! C’est un miracle. Oh ! pardon !

Madame Fiola venait d’apercevoir le jeune étranger. Elle rougit :

— Entrez, entrez, fit-elle.

Elle ajouta, s’adressant à Jacques Martial :

— Excusez-moi, monsieur, mon mari n’est pas un modèle de tempérance.

Jérôme dit en riant :

— Tu devrais pratiquer, toi, la tempérance du langage.

Ils pénétrèrent dans la maison.

Le jeune homme se décapota. Comme il enlevait son paletot, un portrait tomba sur le plancher. Il se précipita pour le ramasser. Mais son geste ne fut pas assez rapide. Jérôme avait déjà le portrait dans ses mains. Après y avoir jeté un coup d’œil furtif, il le remit au jeune homme en réprimant un mouvement de surprise.

Il y avait en effet de quoi surprendre le guide.

Dans le portrait que Jacques Martial venait d’échapper, Jérôme avait reconnu la figure du vieillard mystérieux.