La ceinture fléchée/L’attelage de chevreuils

Éditions Édouard Garand (p. 3-6).




CHAPITRE I

L’ATTELAGE DE CHEVREUILS


L’hiver était hâtif, cette année-là. On n’en était qu’au 25e jour de novembre et déjà la campagne était blanche de neige. La traditionnelle bordée de la Sainte-Catherine avait été beaucoup plus forte que d’habitude. Il était tombé plusieurs pieds de neige. Les clôtures qui divisaient les champs étaient invisibles presque partout. Chose sans précédent à cette saison de l’année, les raquetteurs pouvaient exercer leur sport favori sans risquer de casser leurs raquettes en sautant les clôtures.

« Hue donc ! Cerf-Volant. »

L’homme confortablement assis dans une longue traîne sauvage tirée par deux élégants chevreuils filait à une rapidité folle sur la neige lisse et craquante que le froid vif avait durci.

« Hue donc ! Pommette ! » cria-t-il au second chevreuil au moment où les deux bêtes montaient, rapides comme l’éclair, un banc de neige qui dérobait une clôture à la vue.

L’homme était emmitouflé dans un chaud mackinaw au collet relevé. Sa figure était à demi cachée sous un épais casque de fourrure que la vieillesse rendait innommable. Sa voix était rude comme celle des coureurs des bois, rude à faire peur à un enfant.

Il monologuait :

« Ma femme aurait dû venir à cette veillée. Mais Philomène est comme ça ; elle ne veut jamais sortir. Pas moyen de la décoller de la maison. Son mari n’est pas si bête. Il ne manquerait pas une veillée où il y a du whiskey, peut-être du rhum ! Il serait bien fou de le faire, hein ? Cerf-volant, ma bonne bête ! Allons, chevreuil, je t’ai baptisé Cerf-Volant. Fais honneur à ton nom ; vole, vole. Plus vite encore. Nous sommes encore à 20 bons milles de chez le père Lacasse. Il fait déjà sombre. La nuit va bientôt tomber. Si le temps se couvre, il va faire noir comme chez le diable. Faudra aller doucement. Gagnons du temps en attendant. Hope-là, vite, au galop ! Cerf-Volant ! Remue-toi, Pommette ! »

Activés par la voix de leur maître, les deux chevreuils dociles augmentèrent de vitesse.

La traîne-sauvage bondissait ne faisant qu’effleurer la neige. À chaque cahot, l’homme devait user de toutes les ressources de son expérience pour ne pas rouler dans le champ. Il tenait les rênes serrées sans trop tirer de peur de déchirer la gueule tendre des chevreuils.

À un moment, il enleva l’épaisse couverte de fourrures qui lui recouvrait les pieds et se les frotta :

« Ah ! dit-il, Philomène avait raison. J’aurais dû mettre une autre paire de bas de laine. Les orteils commencent déjà à me geler. Faut l’admettre, les femmes ont parfois du bon sens. »

Il était botté de souliers mous en grosse vache huilée. Comme il se frottait les pieds, il releva son casque d’un mouvement instinctif, pour se gratter, et sa figure apparut, sombre, dure, terrible, mais non repoussante. Il avait des yeux noirs, profondément noirs. La vie qu’il menait, celle de coureur des bois, avait basané sa peau, l’avait endurcie, noircie et lui avait donné un aspect éternellement sale.

Le voyageur solitaire qui rencontrait Jérôme Fiola et le regardait, filait son chemin plus rapidement, pendant qu’un frisson de peur le glaçait.

Cependant, dans la poitrine de cet homme à figure rébarbative, battait un de ces grands cœurs comme on ne sait plus en faire dans les villes.

Il exerçait le métier de guide pour les chasseurs nombreux qui parcouraient l’immense forêt de Rimouski. Un jour, un de ces chasseurs mourut et lui légua la somme de $1000. Jérôme Fiola monta à Québec avec $500 et prit une magistrale brosse de deux mois et demi. À son retour, il donna $200 à sa femme et $300 au curé. Les chasseurs le comblaient d’argent et de cadeaux. Jamais sa Philomène n’avait manqué de quoi que ce fût. On s’arrachait ses services ; car c’était le meilleur guide de la région. Avec lui, « on était sûr de tuer », suivant le langage des bois. Si on lui disait : « Je veux abattre un orignal et deux chevreuils » Jérôme répondait : « On les abattra ! » Et on les abattait.

Fiola était de descendance sauvage. Son père était un pur huron de Lorette qui avait quitté sa réserve pour venir s’établir à Sainte-Blandine de Rimouski, pendant sa jeunesse.

Le père Fiola, comme ses ancêtres, se refusa toujours à cultiver la terre. Ses plaisirs favoris étaient de pêcher, de chasser et de battre sa femme. Il appréciait surtout la chasse et la pêche en temps prohibé.

Dès son jeune âge, Jérôme avait suivi son père dans ses courses à travers les forêts. Il y apprit très vite à chasser la perdrix, le chevreuil et à imiter à perfection le cri de la femelle orignal pour attirer le mâle.

Jérôme n’était jamais allé à l’école. Il ne savait ni lire ni écrire. Mais il avait sur les gens et les choses des axiomes de sage. Le chasseur redevenu avocat le citait dans ses plaidoiries et l’autre redevenu politicien répétait ses pensées sur les tribunes ou au parlement.

Fiola avait maintenant 38 ans. C’était le plus dur marcheur de la région. Mais, en voiture, comme Achille, il était vulnérable au talon et… aux orteils. Il ne cessait de maudire le temps froid, répétant avec une exagération si commune à l’humanité :

« Diable de diable qu’il fait froid ! Je suis sûr que le thermomètre marque 40 degrés sous zéro. Nous sommes au pôle-nord. »

Jérôme commençait à croire qu’il avait eu une mauvaise idée de faire un détour de 12 milles pour voir ce vieillard mystérieux dont toute la région parlait depuis quelques jours.

Mais la curiosité l’avait emporté.

Qui était cet étrange vieillard venu s’établir seul dans les bois, à cette saison de l’année ?

On ne parlait que de l’arrivée du vieillard à Sainte-Blandine, à Saint-Anaclet et jusque dans le rang éloigné des Lepage, près du Lac Lunettes.

Il était descendu du train, à Rimouski, le lundi précédent. Personne ne le connaissait dans la ville. Élégamment vêtu pour son âge, il portait une longue barbe blanche. Sa figure était bonne et honnête. Cependant un nuage constant de tristesse l’obscurcissait.

Il ne s’attarda pas à Rimouski et partit le même soir en traîneau vers les hauts du comté. Le cheval et la voiture qui l’emportaient, il les avait achetés dès son arrivée. Le traîneau était chargé de provisions et de valises.

Le vieillard dépassa Sainte-Blandine et se rendit jusque dans le rang des Lepage. Là, il acheta 500 âcres de forêt et se fit construire une maisonnette en bois rond. Il semblait pressé d’en finir ; car il ne ménagea pas les pourboires pour pousser les ouvriers dans leur travail.

À toutes les questions qu’on lui posait, le vieillard se contentait de répondre :

— Si quelqu’un vous demande qui je suis, dites-lui que vous n’en savez rien.

Les cultivateurs étaient mystifiés. Mais ce qui porta leur surprise à son comble, c’est que les Lepage qui avaient bâti la maisonnette se refusèrent complètement à dévoiler l’endroit où le vieillard s’était retiré. Ils avaient sans doute été bien payés pour garder le silence.

Les rumeurs les plus contradictoires se répandaient dans la région.

Les âmes les moins charitables se plaisaient à dire que le vieux était un repris de justice. On le soupçonnait même d’avoir assassiné Blanche Garneau. Le bruit de cette cause célèbre n’était pas encore éteint dans la province. Des mères le prenaient pour un ravisseur d’enfants. Elles pressaient, apeurées, leurs petits dans leurs bras et fermaient prudemment leurs portes à clef le soir.

Mais la plupart croyaient plutôt que le vieillard était un être inoffensif, un richard, un millionnaire au cerveau craqué.

Jérôme Fiola voulait le voir. Un de ses vieux amis, le guide Martouche, lui avait dit le matin de ce jour-là :

— Jérôme, j’ai rencontré un vieux dans le bois, hier.

Jérôme se fit désigner le lieu de la rencontre.

C’était vers ce lieu qu’il se dirigeait.

« Allons ! plus vite, Cerf-Volant ! Ne frétille pas que de la queue, frétille aussi des jambes, Pommette ! »

Il faisait nuit. Heureusement le ciel ne s’était pas couvert. Il y avait des étoiles et même de la lune.

« Ah ! s’écria Jérôme, jetant un coup d’œil sur les champs et les montagnes idéalisés par la clarté lunaire, je suis peut-être un vieux bougre ; mais chaque hiver, quand je revois pour la première fois cette blancheur de ma forêt, ça me fait quelque chose de bon au cœur. Ah ! c’est tout de même beau, ça ! Il n’est pas fou, le bon Dieu qui a créé ça ! »

Le coureur des bois ne s’ennuyait jamais seul. Il avait l’habitude de dire :

« C’est avec la forêt que je jase le mieux. Les arbres me connaissent. Ils m’aiment. Je ne les coupe pas, moi ! Quand je leur parle, leurs feuilles bruissent et me répondent. »

Les chasseurs dont il était le guide lui demandaient souvent :

— Vous devez trouver les jours longs à courir les bois, seul.

— Oh ! non, répondait-il invariablement, je ne m’ennuie pas, ne craignez rien. La forêt n’est point une seconde silencieuse. À chaque instant, j’entends un bruit que je comprends. C’est le hibou, c’est la perdrix, c’est l’écureuil, le martin-pêcheur, le pique-bois, c’est le chevreuil ; parfois, et alors j’arrête, c’est l’orignal ; cinq ou six fois, ce fut l’ours. Vous autres, vous ne savez pas quel plaisir c’est pour moi de marcher dans la forêt et d’épier tous ces bruits.

Jérôme regarda l’heure à la clarté de la lune.

« Déjà sept heures, fit-il. Heureusement, je suis près de l’endroit que m’a désigné Martouche ; car j’arriverais en retard à la veillée de la Sainte-Catherine, à Saint-Anaclet. »

À ce moment, il vit une faible lueur percer parmi les branches nues de la petite forêt voisine.

Il tira sur les rênes. Cerf-volant et Pommette prirent le galop.