La ceinture fléchée/Deux étranges ressemblances

Éditions Édouard Garand (p. 16-17).

CHAPITRE VIII

DEUX ÉTRANGES RESSEMBLANCES


Ce même soir, pendant que Jérôme Fiola causait dans la maisonnette en bois rond avec le vieillard mystérieux, Alice Paquin était assise dans le salon de sa demeure et entretenait une conversation animée avec Jacques Martial.

La pièce où ils se trouvaient était meublée avec un luxe discret, un luxe essentiellement féminin où on reconnaît la délicatesse d’une main de femme jusque dans les plus infimes détails de la décoration.

Madame Paquin aidait à sa servante à laver la vaisselle. On venait de quitter la table.

Le jeune homme et la jeune fille avaient passé la journée ensemble. Ils s’étaient amusés comme deux gamins à jouer aux chasseurs.

Il n’y a rien comme un tête à tête de chasse ou de pêche pour amener une intimité rapide. C’est comme les amitiés contractées quand on est gris de vin.

Jacques et Alice se sentaient parfaitement à l’aise en face l’un de l’autre.

Toute la journée ils avaient conversé sur tous les sujets.

Le jeune homme avait passé de surprise en surprise. La jeune fille l’étonnait par l’étendue de son érudition. Elle aurait pu en montrer à bien des professeurs d’astronomie, de littérature, voire même de philosophie.

Cependant une chose intriguait Jacques. Chaque fois qu’il regardait Alice, il avait l’impression de l’avoir déjà vue quelque part, autrefois. Il avait beau se creuser la tête, il ne pouvait faire que son souvenir se précisât davantage.

Il s’en ouvrit à la jeune fille.

— Où puis-je donc vous avoir vue ? questionna-t-il.

— C’est à se le demander. En effet, je n’ai pas quitté le district depuis ma naissance.

Pauvre petite, sa mère lui avait laissé entendre qu’elle était née à Sainte-Blandine. Madame Paquin avait un secret à cacher.

— Mais quel secret ? se demandait Jacques.

Alice continua :

— Je vais souvent à Rimouski en automobile. Les chemins sont affreusement mauvais. Mais mon Ford passe partout ; et ça ne fait rien ; j’aime ça. Cependant maman m’a toujours refusé de me rendre au Bic. Elle ne veut pas me dire le pourquoi de son refus. J’aimerais tant aussi aller à Québec, à Montréal.

La conversation fut interrompue par un chut ! de Jacques qui avait vu un lièvre passer dans le bois, en jetant un regard effarouché vers eux.

La jeune fille cria sèchement :

— Arrête !

Drôlement obéissant comme c’est son habitude, le lièvre se planta sur son train de derrière et regarda autour de lui, immobile.

Jacques épaula son fusil et tira.

Le faible animal tomba, inerte.

Le jeune homme était content de son petit exploit. Stupide comme la plupart des hommes le sont quand une femme est près d’eux en de pareilles circonstances, il fut orgueilleux comme si c’eût été un orignal qu’il eût tué.

La jeune fille le félicita de son coup d’œil juste.

Ils prirent le chemin du retour. Alice l’invita à venir chez elle.

— Pourquoi refuser ? se dit-il, cette jeune fille me plaît. Je passerai une soirée agréable.

Il accepta.

Tandis qu’ils revenaient tranquillement, bras dessus, bras dessous, elle lui expliqua comment il se faisait qu’elle fût si instruite !

— Maman, dit-elle, est une érudite. Vous verrez à la maison la bibliothèque considérable que nous possédons. Il y a des livres sur tout. Mais on ne me laisse pas tout lire. Il y a ce que maman appelle les « rayons du diable ». Ils sont toujours fermés à clef afin que ma curiosité ne soit pas tentée. Je ne suis jamais allée à l’école. D’autres vous l’ont probablement dit. C’est maman qui s’est chargée de mon instruction. Je crois qu’elle a un peu réussi. Depuis que j’ai eu 6 ans, tous les jours, maman m’a enseigné quelque chose. Mon cours n’est pas encore terminé. Chère maman ! Que je les aime ces nombreuses années d’études avec elle ! Quand je lisais un livre, souvent je n’y comprenais goutte. Mais dès que maman me donnait des explications, tout devenait lumineux.

La jeune fille dit alors à Jacques en appuyant davantage sur son bras :

— Vous allez la connaître, maman ; vous verrez comme elle est belle et bonne. Ce qui me désole, c’est qu’elle se montre toujours un peu triste. Il y a quelque chose que je ne comprends pas en elle.

Jacques ne put s’empêcher de dire :

— C’est une sainte femme !

— Mais la connaissez-vous ?

— Non ; seulement d’autres m’en ont parlé. Soyez sûre que tous les villageois sans exception ont une très haute estime et un très profond respect pour votre mère.

Alice rougit de plaisir :

— Oh ! que je suis contente, fit-elle.

Puis, se rembrunissant :

— Il y a certainement un gros secret dans sa vie passée. Mais personne ne peut savoir. Je voudrais tant qu’elle me le dise ! Il me semble que si nous étions deux à supporter le fardeau, celui-ci ne pèserait presque plus.

— Ne forcez pas les confidences de votre mère, mademoiselle, dit gravement le jeune homme. Elle a sans doute raison de se taire. Il y a tant de choses qu’ignorent les jeunes filles comme vous !

Alice fit fuser un rire argentin :

— Oh ! dit-elle, mais vous parlez comme maman ! Allons, ne faites pas votre petit père. Il y a bien des choses, aussi, que les jeunes gens ignorent.

Pendant tout le reste du trajet, ce ne fut plus que badinages.

Le soir, confortablement installé dans un fauteuil généreusement coussiné, Jacques fumait une cigarette pendant qu’Alice tapotait de petits airs exquis sur le piano.

Madame Paquin apparut, tristement souriante.

— Savez-vous, dit-elle, que c’est la première, oui, la première fois que je reçois un citadin dans la maison. Oh ! J’ai donné plusieurs veillées à des cultivateurs des alentours. Mais jamais je n’ai reçu ce qu’on appelle dans le village un monsieur.

Elle apparaissait de côté, dans une porte, grande, élancée, dans une robe sombre qui lui allait à merveille.

Un peintre eût adoré ce tableau et l’eût intitulé : « La Souffrance Discrète ! »

En voyant soudain ainsi le profil de cette femme, Jacques sentit un souvenir remuer en sa mémoire.

Pour la seconde fois ce jour-là, il se dit :

« Cette femme me rappelle quelqu’un. Où donc ai-je déjà vu ce profil ? »

Mais cette fois encore son souvenir ne put se préciser davantage.

Alice lui demanda :

— Mais, monsieur Jacques, qu’avez-vous donc à tant songer ?

— Je songe à la délicieuse journée que nous avons passée ensemble et qui se répétera, je l’espère. Vous ne vous objectez pas à de futures rencontres, Madame Paquin ?

— Oh ! non, fit la femme, Alice a si peu de distractions et je suis pour elle une si triste compagne !