La campagne de 1861 en Cochinchine

La campagne de 1861 en Cochinchine
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 300-346).
LA
CAMPAGNE DE 1861
EN COCHINCHINE

Les succès de l’armée de Cochinchine en 1861 n’ont séduit ni même contenté l’opinion publique en France. Les noms des victoires de Ki-hoa et de My-thô sont à peu près inconnus. Bien des causes accessoires ont concouru à cette mauvaise fortune : un pays sans histoire, tributaire assez obscur du grand empire de la Chine, les idées fausses répandues sur les peuples de ces pays lointains, l’indifférence qu’ils inspirent généralement, d’autres circonstances encore qu’il n’est pas dans notre dessein de rapporter. Là cependant n’est pas la raison principale de l’obscurité où sont restées les guerres annamites ; un fidèle récit de la campagne nous aidera peut-être à découvrir la cause qui détourna des combats de l’Annam l’attention de la France. C’est après avoir exposé comment furent préparées, conduites et exécutées les opérations militaires en Cochinchine, que nous pourrons essayer de les caractériser, et montrer que, dans les limites mêmes où elle dut se renfermer, cette campagne ne fut ni sans résultats utiles, ni sans gloire.


I

La fuite précipitée de l’empereur Hien-foung à Zhe-hol, dans le fond de la Mantchourie, avait fait disparaître toute espérance de traiter avec le Céleste-Empire. De toutes les incertitudes que pouvait provoquer la marche en avant des armées franco-anglaises, la plus grande était l’embarras causé par cette résolution extrême. Le mois d’octobre 1860 venait de commencer, et l’avenir s’annonçait sous de sombres auspices : on voyait une guerre barbare éternisée, une occupation difficile à terminer avec honneur. L’hiver, qui déjà se faisait sentir et qu’on savait être rigoureux dans cette partie de la Chine, ne permit pas d’ailleurs d’attendre plus longtemps sans prendre un parti. L’armée alliée devait revenir sur ses pas, s’établir fortement à Tien-tsin et se relier, par Tien-kou, Sing-ko, Ta-kou, à sa base d’opérations, qui était la mer. En conséquence, l’armée navale devait subir l’hivernage ; elle s’y était préparée. L’influence du prince de Kong, son caractère, la position de ce prince dans l’empire, l’entremise d’une puissance européenne en relations de bon voisinage avec la Chine, changèrent brusquement la face des choses. Le général Ignatief fut le principal instrument de la paix, qui fut signée le 25 octobre 1860 par le baron Gros, lord Elgin et le prince chinois. La situation fut détendue, et les armées de deux grandes puissances se trouvèrent dégagées. Les forces navales et une partie du corps expéditionnaire devenant disponibles, on pouvait porter en Cochinchine un coup qui assurât désormais notre domination sur cette partie de l’Asie.

Le vice-amiral Charner, désigné par l’empereur pour commander cette expédition, s’occupa immédiatement de répartir les forces navales, dont il avait, depuis le commencement de la guerre de Chine, le commandement en chef. Il en forma deux grandes divisions. L’une fut la division de Chine et comprit la protection ou la surveillance de Ta-kou, de Tche-fou, de Shang-haï, de Chusan et du Japon. Il désigna le contre-amiral Protet pour en exercer le commandement, et décida que les navires de la division de Chine paraîtraient presque tous à de courts intervalles au Japon pour y montrer les moyens d’action dont la France disposait dans ces mers. Le Japon à surveiller, les rebelles à contenir dans leurs entreprises sur Shanghaï et sur Ning-po, le corps expéditionnaire à faire vivre, puis à rapatrier, un traité dont l’exécution était incertaine, une ligne de communication à maintenir entre Ta-kou et Tche-fou[1], toutes ces attributions faisaient du commandement du nord de la Chine un poste important, bien qu’il fût éloigné des opérations de guerre qui allaient s’ouvrir. L’autre division fut destinée à opérer en Cochinchine. Le vice-amiral, qui prenait la direction de la campagne, désigna le contre-amiral Page pour le suivre et occuper un commandement sous ses ordres. Hong-kong et Canton ressortirent du quartier général de Saïgon.

Le commandant en chef, s’étant rendu à Tien-tsin, s’entendit avec les ambassadeurs et les généraux sur les diverses mesures qui allaient résulter de la situation nouvelle. Le Ditchayla devait être mis à la disposition du baron Gros, qui allait rentrer en France après avoir installé à Pékin M. de Bourboulon, attendu de Shang-haï. Le Ditchayla toucherait à Hong-kong, à Manille, à Saïgon peut-être. Il emportait des renforts[2] pour la garnison de Saïgon, qui se trouvait serrée de plus en plus d’après les dernières nouvelles, et dont le service était des plus rudes à cause de l’étendue des lignes de défense. Le corps de débarquement qui avait marché avec l’armée jusqu’à Pékin était dissous. L’infanterie de marine cessait de faire partie du corps expéditionnaire de Chine ; elle fournirait la garnison de Ta-kou ; le reste serait envoyé à Canton, plus tard à Saïgon. Le général Jamin, le 101e de ligne, le 2e bataillon de chasseurs à pied, une batterie de 12, une batterie de 4, une compagnie du génie et la moitié des services administratifs revenaient à Shang-haï. Le général Collineau était chargé d’occuper Tien-tsin avec le 102e de ligne, deux batteries d’artillerie, une compagnie du génie, quelques cavaliers et la moitié des services administratifs. Le Forbin était mis à la disposition du général Montauban, qui désirait visiter quelques points du Japon avant de retourner à Shang-haï.

Les questions de détail ayant été ainsi réglées entre les chefs d’état-major généraux de la marine et de l’armée, l’embarquement fut commencé malgré les glaces et les tempêtes de l’hivernage. Le vent soufflait presque toujours du large ; la houle arrivait sur les fonds de vase, où elle s’embarbouillait et se changeait en un clapotis plus gênant pour les embarcations qu’un mouvement long et ondulé. Le froid était déjà très vif : les cordes, le pont des navires étaient couverts de verglas ; il gelait souvent le jour ; la nuit, le thermomètre marquait 10, 12 degrés au-dessous de zéro. Les équipages des grandes canonnières venues de Cochinchine, affaiblis par un séjour de deux ans dans un pays chaud, souffrirent cruellement. Vers le 20 novembre, les glaces commencèrent à obstruer le cours du Peï-ho. Dans un violent coup de vent, la canonnière l’Alarme s’échoua sur la barre du fleuve, en face de Ta-kou, perdit son gouvernail et une partie de son étrave. L’aviso l’Alom-Prak eut son hélice hors de service et se trouva gravement compromis. La canonnière la Fusée fut prise par les glaces dans le Peï-ho, et n’en put sortir qu’après le départ de l’armée, grâce à une crue subite du fleuve.

L’évacuation d’une partie de l’armée et de ses bagages, exécutée sur une rade foraine, à six milles de terre, au moment où l’hiver se déchaînait journellement, fut la plus dure des opérations de détail accomplies par les marins. Elle marqua la fin de l’expédition de Chine. C’est en effet de Sha-lui-tien, à cinquante lieues de Pékin et à douze cents lieues de Saïgon, que furent dirigés les premiers renforts destinés à l’armée de Cochinchine, et que les canonnières en fer furent remorquées. Ces petits navires avaient rendu de brillans services comme bâtimens de flottille de guerre : ils avaient concouru puissamment à la reddition des forts du Peï-ho. Plus tard encore, on les avait vus parcourir le fleuve et transporter sans cesse des troupes ou des approvisionnemens. Le rôle de ces canonnières avait changé : elles étaient alors simplement utiles ; elles n’avaient point été faites pour les communications entre la rade de Sha-lui-tien et le Peï-ho, et dans cette traversée de six milles, par une mer houleuse, leur roulis devenait parfois inquiétant. Leur machine n’était pas assez forte pour, remonter contre la brise dès qu’elle devenait un peu fraîche. C’était par elles cependant que l’évacuation des troupes avait pu être terminée en vingt jours malgré la mer, le vent et le froid. Que de coups d’aviron n’avaient-elles point épargnés ! Les équipages n’y auraient pas suffi. En Cochinchine, dans un pays coupé par des cours d’eau intérieurs, leur rôle devait être précieux, et on pouvait prévoir qu’elles seraient d’excellens moyens d’action pour combattre et pour ravitailler. Seulement c’était une expérience nouvelle que de traîner à la remorque. Sur un espace de douze cents lieues, ces légères chaloupes à vapeur faites pour des eaux tranquilles. Leurs canons, leurs munitions et leurs vivres furent embarqués à bord des bâtimens qui devaient les remorquer ; leurs panneaux furent calfatés, et le charbon fut transporté à l’avant pour diminuer leur très grande différence de tirant d’eau. Elles supportèrent bien cette épreuve, et il ne s’en perdit que deux.

Cependant les navires appareillaient à mesure qu’ils étaient prêts. La Saône ramenait les coulies à Canton. Le Duchayla partait le 10 novembre avec le baron Gros ; il portait au grand mât le pavillon carré national sous la flamme[3]. Le lendemain, lord Elgin se rendait à Hong-kong. Le 1er décembre, la Némésis, qui était en Chine depuis cinq ans, appareillait pour la France. Combien étaient partis avec elle qui ne revenaient pas ! Pendant cet intervalle, elle avait contribué à toutes les opérations de guerre accomplies en Chine et en Cochinchine, soit par son artillerie, soit par ses marins débarqués. La Renommée, le Monge, la Dryade, la Dragonne, le Forbin, appareillaient à des intervalles calculés. Ils allaient montrer le pavillon français à Nangasaki et à Yédo, et devaient, après avoir ainsi défilé, rallier Woosung ou Hong-kong.

Le 5 décembre 1860, les troupes qui revenaient de Pékin et qui devaient former la garnison de Shang-haï étant embarquées, les derniers navires de guerre français levèrent l’ancre et quittèrent le mouillage du Peï-ho. Cet entonnoir, dont les bords sont invisibles, dont les eaux, jaunies par les alluvions du Peï-ho et du Peh-tang, paraissent illimitées comme la pleine mer, ce fond du golfe de Pe-tche-li, qu’on appelle assez improprement la rade de Sha-lui-tien, se trouva vide ; l’agitation de plus de deux cents navires fit place à la plus grande solitude. L’Impératrice-Eugénie, capitaine de Lapelin, qui portait le pavillon du vice-amiral Charner, et l’Echo, capitaine de Vautré, qui servait de mouche, firent route pour Tche-fou, qui n’est séparé du Peï-ho que par une soixantaine de lieues. Ces bâtimens y arrivèrent le 6 décembre dans l’après-midi. Après avoir réglé les détails du nouveau service, le vice-amiral commandant en chef partit le 7 avec les deux navires et arriva le 10 décembre à Woosung, qui forme l’avant-garde de Shang-haï. Il ne tarda pas à y être rejoint par les bâtimens que leur mission avait retardés.

Le chef de l’expédition, le vice-amiral Charner, avait des pouvoirs complets pour faire la guerre et la paix avec l’empire d’Annam. Depuis la Mer-Jaune et la mer du Japon jusqu’à l’Océan-Indien, tout ce qui portait le pavillon français était placé sous son autorité. L’état de guerre, l’éloignement de la métropole, le double caractère de chef d’expédition et d’ambassadeur, le nombre de bâtimens rangés sous ses ordres, donnaient à son commandement un éclat tout particulier. C’est la délégation la plus étendue sur une force navale qui ait été remise depuis le premier empire. Ses prérogatives étaient exceptionnelles comme sa position : il donnait les commandemens, pouvait acheter des navires ; il avait qualité pour faire passer aux élèves de l’école navale et de l’école polytechnique les examens qui leur ouvrent l’entrée définitive dans le corps des officiers de vaisseau ; il nommait les premiers maîtres mécaniciens, etc.[4]. Son commandement s’exerçait sur une force navale qui ne comptait pas moins de soixante-dix bâtimens de guerre[5]. Malheureusement une partie de ces navires atteignaient leur quatrième année de campagne, quelques-uns entraient dans la cinquième. Le matériel de ces derniers bâtimens était en mauvais état, les chaudières de quatre grandes canonnières et de trois avisos tombaient en ruine ; mais les équipages étaient bons, les officiers excellens, rompus par quatre ans de guerre, usés si l’on veut, mais non à bout, animés d’un souffle héroïque. Parmi ces officiers, partis de France depuis si longtemps, quelques-uns, lors de leur arrivée en Chine, n’étaient que des adolescens. Ils avaient vieilli dans ce dur labeur, ne connaissant de la France que quelques planches qui la représentaient et qui les portaient, ignorant les mœurs des peuples qui défilaient sous leurs yeux, ou, comme tous les marins, ne s’en souciant guère. Rien de ce qui fait battre le cœur d’un homme de vingt-cinq ans ne les troublait. Ils s’occupaient de tout autre chose. Ils parlaient de leurs expéditions de guerre, des coups brillans accomplis dans leur métier, où certains d’entre eux excellaient, et du tableau d’avancement. Aucun d’eux n’était jeune ; ils avaient comme un air uniforme de virilité et d’activité : ceux qui eussent été frivoles ailleurs avaient ici quelque chose de vieux ; les autres, arrivés à l’âge où la plupart des hommes sont désireux de repos, étaient remplis d’ardeur. Ils étaient sensibles à la gloire, à l’honneur d’augmenter leur réputation de marins, et formaient une solide réunion militaire, dissoute aujourd’hui, et que les mêmes circonstances ne reproduiraient peut-être pas. Sans trop chercher, on pouvait trouver parmi eux des hommes de mer, des hommes de guerre, des hydrographes, des capitaines de trente ans que la main heureuse du commandant en chef avait choisis, et qui battaient sans cesse cette mer orageuse de Chine, atterrissant par tous les temps à Shang-haï, dont les approches passent pour les plus difficiles du monde. Le choix, s’exerçant continuellement au milieu de l’action, avait fourni presque à chacun sa voie. Un chef pouvait s’appuyer avec confiance sur de tels hommes. L’annonce d’une expédition dont la Cochinchine allait être le théâtre fit ressortir l’excellent esprit des équipages : ceux qui avaient acquis depuis bien longtemps des droits à revenir en France n’en parlèrent plus. Chacun ne songea qu’à prendre une part dans les opérations qui allaient s’engager.

Woosung est une pauvre ville chinoise située au confluent du Yang-tzé et de la rivière de Shang-haï. Il avait été décidé en France qu’une partie de l’armée de Chine passerait sous les ordres de l’amiral Charner. C’est à Woosung que les préparatifs de l’expédition furent continués et arrêtés dans tous leurs détails de concert avec le général Montauban. Le général de brigade de Vassoigne commanderait les troupes du corps expéditionnaire, sous la direction supérieure de l’amiral commandant en chef. Les chasseurs à pied, les chasseurs d’Afrique, l’artillerie, le génie, l’intendance, fourniraient un effectif de 85 officiers, 1,303 hommes et 261 chevaux. Les îles Chusan seraient évacuées. Le détachement d’infanterie de marine qui les gardait rallierait Hong-kong. L’infanterie de marine, déjà placée sous le commandement de l’amiral, par suite d’un accord réciproque arrêté à Ta-kou, fournirait un contingent d’environ 800 hommes. Pour assurer les mouvemens des troupes et l’exécution des règlemens militaires dans les différens services, un chef d’état-major spécial était attaché au corps de Cochinchine[6]. Les services de campement, d’ambulance et de subsistance seraient surveillés par des comptables de la guerre placés sous les ordres d’un adjoint à l’intendance militaire. Le service de la trésorerie et celui des postes serait organisé d’une manière permanente à Saïgon. Un agent établi à Singapour aurait qualité pour recevoir les dépêches adressées d’Europe en Cochinchine.

Le corps expéditionnaire de Cochinchine se trouvait dès lors constitué. Un contingent de marins débarqués, dont les cadres étaient formés et qui montait à un millier d’hommes, une partie de la garnison de Saïgon qui ne se trouve pas comprise dans rémunération précédente, portèrent à plus de 4,000 hommes l’effectif de la petite armée de Cochinchine. C’était en effet l’image exacte d’une armée qui peut marcher, combattre, camper et combattre encore, bien différente de ces troupes débarquées le matin, obligées de rallier le soir leur point de départ, sous peine de ne pouvoir vivre.

L’expérience avait démontré l’utilité des portefaix chinois dans le nord de la Chine. Sous un climat brûlant, empesté par des fièvres putrides, les coulies devaient être encore plus utiles. On inclinait ainsi vers le système où l’on demande principalement aux Européens de combattre. Un corps de 600 coulies fut recruté et formé par les soins du capitaine de vaisseau Coupvent-Desbois, commandant supérieur de Canton, et du lieutenant de vaisseau Rouvier qui les conduisit et les commanda en Cochinchine. L’argent, les vivres et le charbon furent emmagasinés et répartis à Hong-kong d’après des indications spéciales. Le contre-amiral Page reçut l’ordre de faire arrêter et débarquer à Hong-kong 1,300,000 piastres mexicaines qui allaient arriver de France sur les bâtimens de guerre. La frégate la Persévérante dut prendre à son bord les sommes consenties par le traité de Tien-tsin et la convention de Pékin. Quatre cent mille rations qui existaient alors à Hong-kong furent considérées comme une réserve suffisante. Tous les navires vivriers durent être envoyés à Saïgon. Sur huit mille tonnes de charbon qui se trouvaient en rade de Hong-kong à bord des bâtimens affrétés par le gouvernement français, quatre mille tonnes furent mises à terre, quatre mille autres envoyées à Saïgon.

Pour achever le tableau des préparatifs de l’expédition de Cochinchine, il convient, d’indiquer ici la part qu’allait y prendre l’Espagne. Le contingent espagnol à Saïgon se trouvait alors réduit à deux cent trente hommes d’infanterie. Le vice-amiral Charner donna avis des préparatifs en cours d’exécution au colonel et plénipotentiaire Palanca y Guttierez, ainsi qu’au gouverneur-général des Philippines. Il demandait à ce dernier, et par ordre d’urgence, un supplément de cent cinquante cavaliers, de quatre cents fantassins et trois cents marins tagals. Manille était particulièrement à même de fournir cent cinquante cavaliers montés, dont il était aisé de prévoir que le rôle serait des plus utiles en Cochinchine. Ce renfort fit défaut cependant ; mais l’amiral trouva chez le plénipotentiaire Palanca y Guttierez une coopération loyale et ardente, telle que pouvait l’assurer le caractère chevaleresque de cet officier espagnol.

Tous les services étrangers à l’expédition de Cochinchine furent également réglés à Voosung. Le Prégent, la Dordogne et la Gironde partirent avec des missions spéciales. Le Prégent fut détaché à Fou-chow-fou, sur les côtes du Fo-kien, pour y percevoir le premier terme de l’indemnité due à la France d’après les clauses de la convention de Pékin. Cette affaire était épineuse ; elle fut bien conduite et réussit. Le Prégent fut le premier navire français qui parut dans la rivière Min, sur les bords de laquelle est bâtie Fou-chow-fou. La Dordogne se rendit au Japon, où la situation des agens diplomatiques et consulaires à Yédo, après avoir été améliorée pendant quelques jours par la présence des forces françaises et anglaises placées sous le commandement des contre-amiraux Page et Jones, différait très peu alors d’un emprisonnement. La Gironde partit pour Bang-kock, où elle devait recevoir les ambassadeurs siamois.

Les derniers préparatifs furent poussés activement. Les navires avariés[7] avaient passé successivement au bassin de Shang-haï et s’y étaient réparés. Du 15 au 21 janvier 1861, le personnel et le matériel furent embarqués, et les navires firent route pour Saïgon. Le 24 janvier, comme il l’avait fixé, le commandant en chef quittait Woosung. Au moment où la frégate amirale l’Impératrice-Eugénie franchissait la barre du Yang-tzé-kiang, la Dryade, montée par le contre-amiral Protet, entrait dans le fleuve pour aller tenir station à Shang-haï. L’Impératrice-Eugénie ne fit à Hong-kong qu’une courte relâche de quatre jours. Tout s’y trouvait prêt par les soins de l’amiral Page, qui depuis vingt jours y était arrivé de son expédition du Japon. La Fusée et le Calvados poursuivaient leurs réparations. L’infanterie de marine fut rapidement embarquée, et le 7 février l’Impératrice-Eugénie, remontant les rives verdoyantes et monotones du Don-naï, jetait l’ancre devant Saïgon.


II

Cinq grands fleuves traversent la Basse-Cochinchine et vont se jeter à la mer par un des plus vastes estuaires du monde : le Don-naï, le Don-trang, le Soirap, le Vaï-co, le Cambodge. Ce dernier fleuve est obstrué par des bancs et n’est accessible qu’aux bâtimens qui calent quatorze pieds. Les passes sont changeantes en hauteur et en direction suivant les moussons. Les côtes sont basses, couvertes d’une végétation verdoyante et uniforme : aucun arbre ne se détache au milieu des mangles et des palétuviers et ne peut servir de point de repère. Ces cinq grands cours d’eau communiquent entre eux par des canaux perpendiculaires à la direction générale des fleuves. — La paume de la main humaine est une image frappante par son exactitude du régime des eaux de la Basse-Cochinchine. Les jambages du grand M seraient les fleuves, sauf quelques déviations qui n’altèrent pas la physionomie générale ; les linéamens transversaux figurent les canaux ou arroyos — Quelques-uns de ces canaux ont visiblement été creusés à main d’homme, ou tout au moins régularisés dans leur cours et leur profondeur. Les autres proviennent d’une action naturelle, quoiqu’il n’existe aucune explication bien satisfaisante de la formation de tant de rigoles creusées dans une direction si différente des affluens ordinaires. Les arroyos se déversent dans deux fleuves : ils ont par conséquent deux embouchures. Leur lit est en dos d’âne : l’endroit le moins profond est situé au point où les deux courans se rencontrent et amoncellent les vases. Les bords sont couverts d’une végétation douce et molle, gracieuse et agréable, mais où l’on cherche vainement la splendeur des tropiques. Ce sont des manguiers, des palétuviers, des palmiers nains, des arbres à jasmin blanc, beaucoup d’autres qui ont souvent un feuillage d’aspect européen et qui étalent la gamme de tous les verts, depuis le vert pâle et maladif du saule pleureur jusqu’au vert sombre et métallique du camellia. À une petite distance du bord s’élèvent des cocotiers et le plus gracieux des arbres de la terre, qui semble une colonne vivante, le palmier arac. De hautes herbes, des lianes, des aloès, des cactus très épineux, forment des fourrés impénétrables pour les Européens, mais où les Annamites savent glisser, ramper et guetter. Une découpure pratiquée naturellement dans les rives des arroyos rend encore les surprises plus faciles : ce sont de petites anses qui s’enfoncent dans la terre parallèlement au cours de l’eau, et dont l’entrée est masquée par des plantes grimpantes et tombantes. Ces réduits naturels abritent un homme, une barque, une petite troupe : il n’y a pas de lieu plus sûr pour une embuscade. Les arroyos ont donné à la guerre de Cochinchine une figure particulière. Quand on les voit pour la première fois, qu’on essaie de rompre leur bordure d’épines et de fanges, qu’on se sent disparaître dans la vase, qu’on est déchiré au visage, réduit à l’impuissance par des herbes molles et fortes qui s’enroulent et se nouent d’elles-mêmes, on se demande comment on pourra éviter les surprises d’un ennemi qui se joue de tous ces obstacles. Les petites canonnières en fer furent l’âme de cette guerre, sinon dans l’action principale, du moins dans celles qui la suivirent.

L’aspect de la Basse-Cochinchine est monotone, triste comme celui de tous les pays de rizières. Quand une trouée faite par les tigres ou les daims laisse la vue s’échapper au-delà de ces rives d’arroyos, rien ne frappe les yeux qu’une plaine verdoyante qui ondoie quelquefois comme la mer. Les rizières sont des terres bouddhiques. Là, rien n’attache l’âme à la terre. Le fond de la vie fait défaut. La terre cède, c’est de la boue : seule, la pensée peut glisser sur cet infini verdoyant ; le corps s’y abîmerait. L’éternel brin d’herbe succède au précédent, toujours semblable à lui-même. Devant l’inconsistant et le monotone, la volonté s’amoindrit, l’âme se dégage et s’échappe. C’est bien là qu’aurait dû être évoqué, pour terme d’une suprême félicité, l’anéantissement parlait, la fin de toute tristesse, de tout souvenir. Vers le nord et l’ouest cependant, quand on se rapproche de l’une ou de l’autre chaîne montagneuse, le terrain se relève, les rives des fleuves deviennent escarpées, et les forêts succèdent aux rizières. Ces forêts sont riches en produits destinés à la droguerie chinoise, lesquels se vendent souvent plus qu’au poids de l’or.

Les canaux qui dépendent des cinq fleuves de la Basse-Cochinchine et les relient entre eux sont autant de routes très propres au commerce, à la guerre, mais aussi au brigandage. Le commandement d’un point qui aurait été à la fois un centre militaire et commercial aurait singulièrement réduit les difficultés de la conquête ; mais il se trouva que ces deux attributions étaient séparées, que Saïgon était le centre militaire, My-thô le centre commercial. Les habitudes de plusieurs siècles, le faible tirant d’eau des jonques japonaises, chinoises, annamites et siamoises, la proximité des provinces les plus abondantes en riz, la concentration de tous les arroyos sur le Cambodge, toutes ces causes faisaient de My-thô, avant l’arrivée des Européens, le premier centre commercial de la Basse-Cochinchine. Saïgon, par sa forteresse, sa position à cheval sur les routes qui mènent à Hué et au Cambodge, et surtout la domination du Don-naï, était le centre militaire et administratif des six provinces : sous un maître européen, il devait conserver cette influence militaire et y joindre l’importance commerciale de My-thô. Cette concentration du commerce et de l’action militaire dépendait du commandement d’un cours d’eau qui relie les deux villes, l’Arroyo Chinois, dont l’importance stratégique était de premier ordre.

Saïgon, où se trouvait alors bloquée une petite garnison franco-espagnole, n’est pas une ville dans l’acception européenne du mot. Ce n’était plus une place forte étendant au loin son influence, puisqu’elle était bloquée et que sa forteresse avait été ruinée et remplacée par un fort de moindre importance[8]. De ses chantiers, où se trouvaient en 1819, avant l’invasion des Cambodgiens, deux frégates à l’européenne et cent quatre-vingt-dix galères, de son vaste palais impérial, de son arsenal maritime, il ne restait rien. Tout au plus pouvait-on voir sur les bords du Don-naï quelques établissemens d’un aspect assez précaire, où les débris de l’occupation de Touranne avaient été rassemblés. Sa population, autrefois de cent cinquante mille habitans, s’était aussi singulièrement réduite.

Le voyageur qui arrive à Saïgon aperçoit sur la rive droite du fleuve une sorte de rue dont les côtés sont interrompus de distance en distance par de grands espaces vides. Les maisons, en bois pour la plupart, sont recouvertes de feuilles de palmier nain ; d’autres, en petit nombre, sont en pierre ; leurs toits de tuile rouge égaient et rassurent un peu le regard. Sur le second plan, des groupes de palmiers arac s’harmonisent bien avec le ciel de l’Inde ; le reste de la végétation manque de caractère. Des milliers de barques se pressent contre le bord du fleuve et forment une petite ville flottante. Des Annamites, des Chinois, des Hindous, quelques soldats français ou tagals vont et viennent et composent au premier abord un spectacle étrange dont les yeux sont bien vite rassasiés. Il n’y a plus ensuite grand’ chose à voir à Saïgon, si ce n’est peut-être le long de l’Arroyo Chinois quelques maisons assez propres et en pierre, dont quelques-unes sont anciennes et ont résisté à l’invasion cambodgienne de 1835 ; plus loin, sur les hauteurs, l’habitation du commandant français, celle du colonel espagnol, le camp des lettrés. C’est tout ou à peu près[9]. Cette rue en fondrière, ces maisons éparses, cet ensemble un peu misérable, c’est Gia-dinh-thann, que nous appelons Saïgon.

Ainsi devaient être Batavia, Singapour, Hong-kong, quand les Européens s’y établirent. Un jour peut-être une ville belle et populeuse s’élèvera où nous n’avons vu qu’un village annamite portant encore les traces d’une guerre d’extermination[10]. Sur les hauteurs s’élève la citadelle construite en 1837 par les Cochinchinois. Les fossés ne sont comblés que sur quelques points ; il faudrait peu de travail pour les remettre en état. Les maisons que renfermait cette citadelle sont ruinées. Sur deux lignes parallèles, des amas d’une poussière blanche et fine forment, dans l’intérieur, une chaussée assez longue ; c’est le riz incendié en 1859 et qui brûlait encore en 1861. Vingt-quatre mois d’hivernage n’avaient pu l’éteindre. Les grains de riz, en certains endroits, avaient conservé leur forme, mais ce n’était plus que de la cendre ; le vent, la pression la plus légère, les dispersaient bien vite en poussière. D’après les traditions du pays, cette fournaise recouvrait des trésors considérables.

Quelques détails sont nécessaires ici pour montrer les vicissitudes par lesquelles avait passé Saïgon avant le commencement des opérations décisives accomplies contre les Annamites. Saïgon fut fortifié en 1791 par le colonel Ollivier. Cet officier était un des vingt Français amenés par l’évêque d’Adran, seul reste de cette flotte de vingt vaisseaux et de ces sept régimens qui furent envoyés de France et retenus sur la route de Cochinchine par le gouverneur anglais de Pondichéry. L’empereur Gia-long essayait alors de reconquérir son empire. La citadelle élevée par l’ingénieur français était quadrangulaire. Chacune de ses faces comprenait deux fronts. En 1835, elle fut prise et rasée par les Cambodgiens après un siège de deux ans. La ville fut détruite, les habitans se dispersèrent ou furent emmenés en esclavage. En 1837, les Annamites élevèrent une nouvelle forteresse à l’angle nord de la première. Ils adoptèrent la forme d’un grand carré bastionné, revêtu de maçonnerie. Ils y réunirent une grande quantité de riz, de munitions et d’armes. La ville se releva de ses ruines sur les rives droites du Don-naï et de l’affluent dit Arroyo Chinois. My-thô était alors le centre commercial, Saïgon le centre militaire et administratif. Sa nouvelle forteresse commandait le pays et pouvait arrêter pendant longtemps les efforts du Cambodge ou du Siam. Elle devait être moins heureuse contre l’invasion française. L’amiral Rigault de Genouilly la prit le 17 février 1859, la ruina et se retira dans un petit poste organisé sur l’emplacement de l’ancien poste annamite de Henon-bigne (le fort du sud). Quelques familles chrétiennes vinrent former le village de l’Evêque, qui se trouvait ainsi protégé par un fort français. Les Annamites abandonnèrent la ville et la citadelle, et s’établirent à 4 kilomètres seulement de Saïgon, dans une plaine immense, remplie de tombeaux, où ils se retranchèrent solidement. Au mois d’avril 1859, le capitaine de frégate Jauréguiberry attaqua de front les lignes cochinchinoises, mais il échoua et avec pertes. Les Annamites, à partir de cette époque, agrandirent leurs ouvrages et les perfectionnèrent de longue main.

Dans le mois de décembre 1859, le contre-amiral Page, qui succédait au vice-amiral Rigault de Genouilly, vint à Saïgon, le reprit, et avant de retourner à Touranne, qu’il avait reçu l’ordre d’évacuer, il désigna le terrain sur lequel les Français restèrent désormais établis. Il traça les lignes de défense, prescrivit la construction d’un hôpital, de logemens, de magasins, et ouvrit le port au commerce[11]. Soixante-six navires et cent jonques chargèrent en quatre mois soixante mille tonnes de riz, et réalisèrent des bénéfices énormes sur les places de Hong-kong et de Singapour. Quelques villages descendirent, attirés par les bénéfices extraordinaires que les Français leur procuraient. Ceux-ci étaient peu nombreux, et les vexations presque nulles. Les Chinois, suivant leur politique, ménageaient les chefs annamites et français, afin d’assurer leur commerce. Cette situation allait changer.

Dès le mois de juin 1860, les mandarins tendaient à couper les Français de la ville chinoise, où se trouvaient emmagasinés les riz qu’on chargeait à Saïgon. En conséquence, s’appuyant sur des forces considérables, disposant de loin en loin des redoutes fermées et marchant vite, l’ennemi ouvrit de l’angle nord de l’ouvrage de Ki-hoa une sape double, une longue tranchée qui devait couper de la ville chinoise la redoute de Caï-maï, occupée par nos troupes, et nous forcer de l’abandonner. La clé de la situation était là : il s’agissait de garder ou de perdre le marché chinois.

Pendant tout le temps de la guerre de Chine, — inconnue, presque abandonnée, — une petite poignée d’hommes énergiques s’éleva à la hauteur de ces temps où l’on brûlait ses vaisseaux pour ne plus demander à revoir la métropole. Deux autres pagodes furent choisies entre Saïgon et la redoute, qu’il fallait conserver à tout prix. On s’occupa immédiatement de les fortifier. La pagode des Mares avait une cour entourée de briques qui formait une défense passable ; elle était assez éloignée des lignes ennemies. L’autre, celle des Clochetons, était complètement à découvert ; elle n’était qu’à 400 mètres de la tête de sape. On prit immédiatement la terre des tombeaux pour se mettre à couvert. Les Annamites, sur le moment, abandonnèrent leur tranchée ; mais presque aussitôt après ils ouvrirent un feu bien dirigé qui tua un homme et en blessa quelques autres. Les premiers tombeaux avaient été bien vite dégarnis ; il fallait aller chercher la terre dans des sacs assez loin ; le travail de remblai était lent, pénible, et se faisait à découvert. Dans la nuit du 3 au 4 juillet, les Annamites, au nombre de deux mille au moins, sortirent en silence de leurs lignes, et, entourant la pagode, qui n’était pas encore une redoute, se lancèrent franchement sur elle avec de grands cris. L’artillerie annamite occupait les autres pagodes par de fortes divisions ; elle tirait aussi sur les Clochetons, et mitraillait Français, Espagnols et Annamites. On s’entre-tua pendant une heure. Un renfort qui arriva de Saïgon fit cesser la lutte. L’ennemi laissa plus de cent cadavres. La garnison des Clochetons était composée de cent Espagnols et de soixante Français. Le capitaine espagnol Hernandez et les enseignes Gervais et Narac commandaient cette petite troupe. Les Annamites ne renouvelèrent pas l’attaque des Clochetons ; mais ils firent partir de leur sape double un retranchement parallèle à notre ligne de défense. Ils renfermaient ainsi la garnison franco-espagnole dans ses lignes et lui interdisaient l’accès de la plaine qui s’étendait sur les derrières de Ki-hoa.

Ainsi établi, ce grand camp retranché avait repris toute l’importance de l’ancienne citadelle. Il dominait le pays ; il tenait les routes qui conduisent à My-thô, à Hué et au Cambodge. Les communications des Annamites avec la ville chinoise étaient régulières. Les sapes de l’ennemi partaient comme des bras du grand corps de Ki-hoa, étouffaient la petite garnison alliée dans Saïgon, et la réduisaient à l’impuissance malgré l’immobilité que semblaient avoir adoptée ses adversaires.

Le camp annamite affectait une forme rectangulaire. Il comprenait cinq compartimens séparés les uns des autres par des traverses. L’enceinte était un épaulement en terre de 3 mètres 1/2 de haut, de 2 mètres d’épaisseur : elle était percée de meurtrières très rapprochées, dont la grande ouverture était tournée dans un sens contraire à celui des meurtrières européennes. Les défenses accessoires étaient accumulées sur toutes les faces, mais principalement sur le front et le derrière de l’ouvrage. Les rencontres de Touranne et l’attaque du mois d’avril donnaient une connaissance suffisante de ces obstacles. On savait que les tiges du bambou et les touffes épineuses de cet arbuste y étaient employées avec un art consommé : les tiges fournissaient des pieux pointus dans les trous de loup, des chevaux de frise, des barrières et des piquets ; les touffes couronnaient toute l’enceinte d’un buisson épais, dru et épineux.

La partie de la province de Gia-dinh qui entourait le camp des Annamites était un terrain ferme, solide, et, d’après les renseignemens qu’on recueillit, elle pouvait être parcourue par de l’artillerie de campagne. L’hivernage et les pluies qu’il amène ne devaient commencer qu’au mois d’avril. Quant aux influences du climat, on ne pouvait alors les bien apprécier : les hommes qui venaient de conserver Saïgon avaient passé par tant de fatigues, qu’il eût été difficile d’attribuer au climat de la Basse-Cochinchine la part qui lui revenait dans les maladies qui avaient éprouvé le corps expéditionnaire.

Les mœurs et le caractère des Annamites étaient alors fort peu connus : ceux qu’on voyait à Saïgon étaient grêles de corps et paraissaient appartenir à une race abâtardie ; mais on ne pouvait juger de la population cochinchinoise par la multitude vicieuse et cupide rassemblée à Saïgon. Il était plus juste de présumer le caractère des Annamites par la résistance qu’ils avaient fournie dans quelques rencontres, ils avaient montré, notamment au mois d’avril 1859, qu’ils pouvaient se défendre. On savait que leur gouvernement était résolu, patient et fort, qu’ils étaient façonnés à une obéissance aveugle, et qu’ils vénéraient sous le titre double de père et de mère un empereur, souverain despotique, prince ecclésiastique, revêtu d’un pouvoir sacré et décidé personnellement à soutenir la lutte jusqu’au bout.

Telle était la situation respective des Européens et des Annamites quand le corps expéditionnaire fut concentré à Saïgon dans les premiers jours de février 1861.


III

Le jour même où l’amiral commandant l’expédition arrivait à Saïgon, on continua de pousser avec vigueur les préparatifs de la guerre de Cochinchine A Woosung, le corps, expéditionnaire avait été composé, armé, équipé et embarqué ; à Saïgon, il fut mis en état de marcher et de combattre, et ces dispositions définitives qui se rapportent aux lieux et en exigent la connaissance furent assurées et complétées. Les derniers postes furent assignés, les questions personnelles réglées. Le bataillon formé avec le corps des marins débarqués fut placé sous le commandement du capitaine de vaisseau de Lapelin ; il comptait neuf cents hommes, formant neuf compagnies, dont une dite de marins abordeurs, qui devait faire l’office du génie et frayer le passage[12]. L’amiral se consulta avec le colonel espagnol et l’ancien commandant de Saïgon, qui venaient de défendre cette place pendant un an. Il reconnut, avec les commandans du génie et de l’artillerie, la plaine de Ki-hoa, et parcourut la ligne de défense qui avait été tracée, par le contre-amiral Page[13] de l’arroyo de l’Avalanche à la redoute de Caï-maï ; il s’assura que devant cette ligne le terrain était sec, à la rigueur praticable pour l’artillerie malgré les tumulus et les accidens artificiels qui abondent dans cet immense champ des morts. Cet examen le conduisit à penser qu’avec les moyens dont il disposait, et dont l’ensemble faisait le caractère exceptionnel du corps expéditionnaire, il pourrait prendre les Annamites à revers, pendant qu’il les tiendrait sur leur front et sur leur flanc.

En conséquence, il arrêta le plan de campagne suivant, auquel se rangèrent les commandans du génie et de l’artillerie. D’un côté, la flottille, remontant le Don-naï, culbuterait les obstacles accumulés par l’ennemi, détruirait les barrages, réduirait les forts, et dominerait le cours supérieur du fleuve. Venant ensuite et regardant le front et le flanc droit de l’ennemi, la ligne des pagodes, munie d’une puissante artillerie, appuyée sur l’ouvrage neuf et sur une ceinture de navires de guerre mouillés devant Saïgon, maintiendrait l’ennemi dans l’impuissance. Enfin l’armée expéditionnaire, partant de la redoute de Caï-maï, devenue sa base d’opérations, romprait en un premier point les lignes annamites, continuerait sa route hors de portée de l’artillerie ennemie, viendrait prendre à revers l’ouvrage entier de Ki-hoa, et, se rapprochant du Don-naï et de l’action de la flottille, fermerait presque complètement l’étau qui devait presser l’ennemi. Alors l’armée annamite, séparée de son magasin de Tong-kéou, enserrée dans un cercle de fer, n’aurait d’autre alternative, dans une lutte suprême, que de repousser le choc ou d’être en un seul coup écrasée et dispersée. Une route, il est vrai, resterait libre si l’on ne pouvait, pendant le combat, y placer un corps d’observation : c’était la route de l’évêque d’Adran ; mais, pour la rejoindre, il fallait traverser les terrains fangeux du marais de l’Avalanche. C’était un chemin pour une déroute, non pour une retraite.

Les dispositions nécessaires pour assurer ce plan de campagne furent mises à exécution sans délai. Le contre-amiral Page reçut le commandement de la flottille, qui devait remonter le cours supérieur du Don-naï et ses affluens et mettre l’ennemi dans l’impossibilité de se rejeter directement vers la plaine de Bien-hoa. Les bâtimens de la flotte envoyèrent une partie de leurs canons rayés de 30 aux pagodes des Clochetons et de Caï-maï, et leur constituèrent ainsi un armement formidable. Les troupes échelonnées de Saïgon à la ville chinoise, en arrière de la ligne des pagodes qu’elles renforçaient, se rapprochèrent de Caï-maï, c’est-à-dire du point d’où elles devaient partir. Elles étaient casernées en d’immenses maisons abandonnées, construites à la façon du pays, avec des toits très inclinés, dont les bords n’étaient distans du sol que de quatre pieds. Les serpens y abondaient. La nuit, les factionnaires faisaient bonne garde : les têtes étaient mises à prix. Une attaque militaire n’était guère à craindre ; mais tout mettait en éveil contre les surprises particulières : la disposition du terrain, couvert d’épaisses touffes de broussailles, et les allures d’un ennemi qui savait ramper et se glisser comme une bête fauve. Ces conditions si singulières donnaient la nuit une valeur indicible aux cris d’appel des sentinelles.

Les troupes brûlaient d’ardeur de joindre enfin l’ennemi. Jusqu’alors les lignes étaient restées silencieuses. À peine de la pagode des Clochetons distinguait-on le relief des obstacles annamites, comme un branchage jaunâtre, épais, entrelacé, — les miradores avec leurs plates-formes, une ombre qui remuait ; mais l’immensité de ces lignes, dont le développement atteignait 20 kilomètres, l’existence de cette armée qu’on disait de trente mille hommes, dont on était séparé par quelques centaines de mètres, et qu’on ne voyait pas, ces réduits mystérieux dont on parlait, l’opiniâtreté de la race, le souvenir d’une attaque désastreuse et de l’état de défensive qui venait de durer un an, donnaient à l’ennemi une importance toute particulière. Plus tard, quand l’enceinte de Ki-hoa fut rasée, que les chevaux de frise et les revêtemens en hérisson furent devenus un peu de cendre noire, quand l’ennemi fut défait, errant et misérable, des gens venus de France, jugeant du passé par le présent, tournèrent en dérision la valeur militaire des Annamites, et sans distinction les traitèrent en brigands ; mais alors l’attente d’un engagement prochain donnait à la vie une valeur nouvelle, une grande animation qu’on n’a pas revue dans les expéditions suivantes. Cette période de la guerre est restée intéressante et unique pour tous ceux qui l’ont traversée. La nouveauté et la beauté des sites, qui, dans cette partie de la province de Saïgon, sont doux et gracieux, formaient un cadre d’autant plus attachant qu’on savait devoir s’éloigner bientôt. L’Arroyo Chinois et la route qui le prolonge par terre étaient animés par un grand mouvement d’hommes, de vivres, d’artillerie et de munitions de guerre. L’arroyo surtout amenait sans cesse des embarcations chargées : les mêmes chaloupes grises qui avaient débarqué l’armée de Chine au Peh-tang transportèrent les pièces rayées et les boulets ogivaux.

L’Arroyo Chinois, dont le nom revient si souvent quand on parle de Saïgon, est un cours d’eau vraisemblablement creusé ou tout au moins canalisé à main d’homme. Il part à angle droit de la rivière de Saïgon, et enfonce sa nappe unie, large de 100 mètres, dans l’intérieur du pays. Il se rejoint sans interruption à l’Arroyo Commercial, et forme ainsi, avec d’autres cours d’eau, une grande artère qui débouche dans le Cambodge, et par laquelle se fait tout le commerce de la Basse-Cochinchine. Sur les deux rives, en quittant Saïgon, on rencontre des bouquets de magnolias, de jasmins odoriférans, d’aloès et de roseaux. Le rideau de gauche[14] cache les rizières, qui s’étendent à perte de vue, et dont l’aspect est monotone et triste. Le rideau de droite, en s’écartant, laisse apercevoir de distance en distance quelquefois un petit autel, un miao, élevé au génie familier du lieu, souvent d’assez belles maisons de plaisance annamites, recouvertes en tuile et entourées de cactus impénétrables.

Une route large comme une route départementale, en assez bon état, ombragée par de beaux arbres, suit à une distance de 200 mètres une direction parallèle à l’Arroyo Chinois : c’est une partie de la route de Saïgon à My-thô. Sur la droite, en quittant Saïgon, sont les pagodes, transformées en redoutes, de Barbet, des Mares, des Clochetons et de Caï-maï. Un peu plus loin de la route, toujours vers la droite, le terrain se relève légèrement et s’étend en plaine jusqu’à l’horizon. Les palmiers arac, les arbres verts font place à des bouquets d’arbres rabougris, à une végétation jaune et herbacée. Tout est stérile et triste, brûlé par le soleil : les tumulus, les tombeaux enluminés et peints à fresque, arrêtent seuls le regard. Cet immense champ des morts est la plaine de Ki-hoa. Là sont les lignes annamites, dont le faible relief se confondrait avec la couleur de la terre, s’il n’était indiqué par quelques cavaliers et par des miradores.

La ville chinoise, connue dans le pays sous le nom de Chô-leun, qui est un nom chinois, s’étend pendant une longueur de 2 kilomètres sur les rives de l’arroyo. Son aspect est animé par un mouvement considérable de coulies chinois et annamites qui transportent sans cesse leurs charges de riz, de monnaie de cuivre, de chevrettes, et de poissons séchés. Les toits en tuile rouge se détachent vivement entre les touffes d’aréquiers, dont les troncs droits et cannelés semblent avoir servi de modèles aux colonnes corinthiennes. La perspective qu’on découvre au premier détour de l’arroyo ne manque ni de grâce ni d’élégance, Des ponts, en grand nombre, rejoignent les deux rives. À mesure qu’on s’éloigne de Saïgon, les jardins deviennent plus grands, les maisons de plus en plus isolées et solitaires. Chô-leun ne ressemble pas plus à une ville européenne qu’à une ville chinoise ou annamite : on dirait une agglomération de fermes opulentes. Au fond des cours des maisons chinoises, sans que la vue soit masquée comme en Chine par un pan de mur qui se dresse droit en face de chaque porte, on distingue aux heures des repas trois tables dressées et disposées en triangle. Celle du fond, la plus élevée, est occupée par le maître, ses enfans, ses amis et le premier des serviteurs : les coulies mangent aux deux autres. Cette vie en plein air a quelque chose de patriarcal. Sur l’arroyo, le mouvement est continuel. Les bateaux sont pressés côte à côte, et ne laissent entre eux qu’un étroit passage. Quand la marée est basse, il ne reste plus qu’un ruisseau à peine suffisant pour les barques plates ; les autres barques s’échouent sur les bords avec insouciance et toujours sans dommage. Ces petits navires destinés au batelage d’eau douce sont recouverts du beau vernis du pays qui leur donne un air d’aisance.

Cette ville chinoise est la clé de tout le commerce de la Basse-Cochinchine. Qui la tient a dans les mains le plus puissant moyen d’action sur les peuples de cette partie de l’Annam. Les redoutes des Clochetons et de Caï-maï nous en assuraient la possession ; le cours d’eau était commandé en outre par une torcha mouillée à l’entrée de la ville, le Jajareo, dont le capitaine était un enseigne, et le second, par un des accidens de cette guerre singulière, un sous-lieutenant d’infanterie de marine. La ville de Chô-leun est de construction ancienne ; les Chinois qui l’habitent sont divisés en congrégations, munis de chartes et d’exemptions. Il y en a de fort riches : quelques-uns frètent directement des navires européens et les envoient dans l’Inde, à Bourbon ou en Chine. Il est aujourd’hui avéré que pendant la guerre de Chine, dans la période difficile de l’occupation française, quand les négociant européens établis à Saïgon ne connaissaient les cours de Hong-kong et de Shang-haï que par des communications irrégulières, les Chinois de Chô-leun possédaient un service de courriers entre Saïgon et Canton.

Dans toute cette partie de la province de Gia-dinh les pagodes et les miao (petits autels expiatoires) sont en grand nombre. Ces temples sont d’une construction élégante et uniforme, semblables à ceux qu’on voit en Chine. Ils ont été élevés, selon toute apparence, par les cotisations des marchands chinois. Les Chinois, aussi indifférens en matière religieuse que les Annamites, sont plus riches et plus portés à l’ostentation.

Les quatre pagodes que le contre-amiral Page avait, un an auparavant, transformées en redoutes, et qui couvraient Saïgon, étaient reconnaissables de loin aux dragons symboliques, aux poissons perchés sur leurs queues, à ces chiens aux yeux d’hommes, dont les originaux existaient au palais de Yen-minh-yuen, près de Pékin, et qui ne sont pas tout à fait la réalisation d’un caprice de l’imagination chinoise. Sur l’esplanade qui précède ces pagodes, s’élevaient des peupliers d’Inde à larges feuilles, de ceux appelés maha-phot, sous l’un desquels la tradition rapporté que Bouddha fut ordonné bonze par le roi des anges, Indra.

La pagode Barbet portait le nom d’un capitaine d’infanterie de marine qui la commandait, et qui fut assassiné au premier coude de la route qui mène à la pagode des Mares. Le capitaine Barbet partit un soir à cheval pour faire sa ronde accoutumée. Les assassins le guettaient, cachés dans un bouquet d’arbustes que l’on montre à tous ceux qui passent près de là. Il fut assailli à coups de lance, et tomba de cheval aux premiers coups. Les Annamites le décapitèrent aussitôt, et gagnèrent, en rampant à travers les broussailles et les hautes herbes, les lignes de l’ancien Ki-hoa. Le lendemain matin, on trouva le tronc, qui avait été traîné sur le bord de la route ; le cheval blessé se tenait auprès et n’avait point bougé. On raconte que le général annamite, quand la tête du capitaine fut déposée à côté de son plateau à bétel, compta le prix d’abord sans rien dire, puis laissa échapper une parole de regret. Le capitaine Barbet était d’une taille et d’une force athlétiques, et tous les Annamites le connaissaient.

La pagode des Mares était célèbre autrefois par le pèlerinage qu’y faisaient à leur retour les marchands de My-thô. Deux mares d’eau croupissante, une grande et une petite, dans lesquelles on voyait de temps à autre un caïman, avaient donné leur nom à la redoute.

La pagode des Clochetons était un peu plus éloignée que les autres de la route qui mène de Saïgon à My-thô. Elle s’élevait au milieu de la plaine des Tombeaux. Les dieux dorés, qui représentaient sans doute un des états voisins de l’anéantissement parfait, avaient été conservés autour des salles. Des poules, que les soldats ou les marins couvaient de l’œil, furetaient partout. Sur la table des officiers, il y avait des bouteilles de vermouth et d’absinthe, et en face de la redoute s’allongeaient sur leurs plates-formes les longues pièces rayées de 30, dont la peinture noire s’était un peu éraflée à tant de descentes et d’ascensions. Ces redoutes tenaient à la fois de la ferme, du corps de garde et de la batterie ; mais les dieux bouddhiques vous transportaient dans un autre monde : leur rictus plus qu’humain semblait railler cette dépense d’énergie dont ils étaient témoins ; la vue de ces idoles produisait un contraste étrange au milieu des engins de destruction, des écouvillons, des anspects, des allées et venues des servans affairés, de toutes les expansions d’une race inquiète, mais forte.

La pagode de Caï-maï était le point extrême de cette ligne de défense, dont la droite partait de l’arroyo de l’Avalanche. C’était un poste très avancé ; on l’eût perdu avec un ennemi européen. Cette pagode était bâtie sur un mamelon rapporté à main d’homme ; elle offrait les mêmes détails d’intérieur que les autres. En face de Caï-maï était le fort annamite de la Redoute, qui terminait les lignes ennemies et aboutissait à un obstacle naturel, un marais. Cette pagode fut accidentellement, quelques jours plus tard, le siège d’un parc de munitions pour l’artillerie et l’infanterie.

Les travaux de force nécessaires pour hisser les lourdes pièces de 30 sur leurs plates-formes furent conduits par des maîtres d’équipage. Le lieutenant-colonel d’artillerie de terre Crouzat avait sous son commandement l’artillerie de siège et l’artillerie de campagne. En sept jours, les plates-formes furent construites, les pièces débarquées de leurs navires conduites aux pagodes, hissées sur leurs plates-formes et approvisionnées de munitions à cent coups. La pagode Barbet reçut trois obusiers de 80 et deux chevalets pour fusées de siège de 125 millimètres, la pagode des Clochetons quatre canons de marine de 30 rayés, la pagode de Caï-maï un canon rayé de 30 et un obusier de 80. Ces pièces conservèrent leurs servans marins.

Le 16 février, le commandant en chef quitta la frégate l’Impératrice-Eugénie et transporta son quartier-général à l’ouvrage neuf, un peu en arrière de la redoute Barbet. Il confia le commandement direct des bâtimens échelonnés devant Saïgon au capitaine de vaisseau de Surville[15]. Les équipages qui passaient sous les ordres de cet officier avaient fourni des compagnies au corps de débarquement, des servans aux pièces rayées des pagodes. Pendant vingt jours, courbés sur les avirons depuis le matin jusqu’au soir sous un ciel dévorant, ils avaient remplacé le matériel roulant considérable qu’exige une armée, même petite. Ils allaient entendre la canonnade et la fusillade ; ils ne connaîtraient de la lutte que le transport des blessés, qu’il faudrait secourir et consoler. Ce rôle exigeait un grand esprit de dévouement. Le commandant de la marine sut le faire supporter sans amertume et sans impatience.

Une première reconnaissance, commandée et dirigée par le lieutenant-colonel Crouzat le 13 février, avait appris que le seul débouché praticable pour l’artillerie se trouvait en avant et à gauche de Caï-maï, qu’il aboutissait à un terrain ferme, situé à environ 1,000 mètres des lignes ennemies. Les travaux indispensables pour aplanir ce débouché furent exécutés par la compagnie de l’Impératrice-Eugénie sous un feu assez gênant, mais qui ne toucha personne. Le génie dirigeait ces travaux et y prenait une part active. Le 19 février, vingt fusées incendiaires de la marine de 125 millimètres et trente-deux fusées de l’artillerie de terre de 9 centimètres à chapiteau rouge furent lancées de la pagode Barbet à une distance approximative de 5 kilomètres sur le camp de l’ennemi pour le troubler et l’inquiéter. Le 21 et le 22 février, la pagode de Caï-maï, sur laquelle devait s’appuyer l’armée dans son mouvement tournant, reçut un approvisionnement double pour les bouches à feu et cinquante mille cartouches d’infanterie.

Le commandant en chef fit alors connaître à l’armée que le moment était proche. Il lui dit qu’elle allait porter la guerre à l’empereur des Annamites, mais non aux Annamites. Il mit le peuple inoffensif, ses biens et son commerce, sous la protection de l’armée de Cochinchine. Toutes les dispositions étant assurées, les dernières troupes arrivées, le commandant en chef ordonna que l’attaque des premières lignes aurait lieu dans la matinée du 24 février.


IV

À quatre heures du matin, les clairons sonnent aux drapeaux. La nuit est encore sombre ; le jour, comme dans tous les pays tropicaux, ne se fera qu’aux approches de six heures. C’est au milieu de l’obscurité que les troupes prennent leurs postes. Avant de partir, elles ont bu le café et reçu leur ration d’eau-de-vie. Les sacs ont été faits la veille. Ils contiennent huit jours de biscuit et deux rations de viande cuite, à l’avance.

À cinq heures, tous les corps sont à leurs postes sur la route des pagodes. L’amiral, son état-major, le général de Vassoigne sont en tête près du débouché de Caï-maï ; un petit détachement de chasseurs d’Afrique leur sert d’escorte. Viennent ensuite l’infanterie espagnole, puis deux compagnies de chasseurs à pied. L’artillerie, qui a bivaqué à Caï-maï, est en colonnes par pièces et dans l’ordre suivant : les six obusiers de montagne, les fuséens, les trois canons de 4 rayés, les quatre canons de 12 rayés. L’infanterie est disposée sur la route à la suite et dans cet ordre : les chasseurs à pied, le génie et ses échelles ; les marins abordeurs, leurs échelles, leurs engins ; le corps des marins débarqués, l’infanterie de marine ; puis viennent le train et le service d’ambulance. Le convoi, porté par six cents coulies chinois et par cent bêtes de somme, est placé sur la route du Jajareo, qui coupe perpendiculairement le chemin des pagodes. Ainsi disposé, le convoi ne gênera pas la marche de la colonne.

À cinq heures et demie, l’armée se met en marche. Le jour s’est fait ; la température est encore bonne, mais la poussière, que l’humidité de la nuit avait d’abord abattue, s’est élevée. Les corps placés en tête débouchent dans la plaine et se dirigent sur le fort dit de la Redoute, qui marque l’extrémité ouest des lignes cochinchinoises. Une compagnie de chasseurs à pied se développe en tirailleurs devant l’artillerie, qui paraît à son tour et forme ses sections sans difficulté sur la route nivelée la veille. Les pagodes Barbet, des Clochetons, de Caï-maï, ont déjà ouvert leur feu depuis une heure. Le roulement grave et puissant des grosses pièces d’artillerie domine tous les bruits et remplit la scène. L’ennemi, de son côté, a garni ses lignes et s’est porté tumultuairement aux armes. Du haut de la redoute, on a pu distinguer son mouvement. Le bruit des gongs, le sifflement très reconnaissable de son artillerie, qui est en fer et de moindre calibre, couvrent les intervalles du tir des pièces rayées de 30. Des officiers venus de Saïgon et réunis à Caï-maï s’avancent rapidement sur la route, et échangent avec ceux qui passent un mot d’adieu ou une poignée de main.

La colonne a débouché presque tout entière. L’artillerie montée se répand maintenant dans la plaine ; elle élargit son front. À 1,000 mètres environ de l’ennemi, elle se déploie en avant, en batterie oblique à gauche, s’arrête court et ouvre son feu. Une vibration cuivrée, qui s’allonge en sifflant et en bourdonnant, bondit dans la plaine. Les canons rayés de 12 dirigent leur feu sur le fort de la Redoute, les pièces de 4 et de montagne, les fusées, sur les deux redans voisins. Le feu se règle en quelques instans et devient très précis. La ligne annamite, quoique placée par la faiblesse de son calibre dans des conditions inférieures, se couvre de fumée et redouble de résistance. Le feu est vif, mais l’action, n’est, à vrai dire, engagée que pour l’ennemi.

Toute l’armée a débouché dans la plaine ; elle marche par bataillons en colonne. Ce combat d’artillerie a permis à l’infanterie de reprendre haleine. L’ordre est donné de diminuer les distances de moitié. Les pièces de montagne partent au grand trot malgré les tumulus et les tombeaux, et se placent à 500 mètres de l’ennemi. Les pièces de 4, les fuséens, les pièces de 12, continuent la manœuvre par un mouvement successif. L’infanterie arrive sur la nouvelle ligne. Une reconnaissance pratiquée la veille avait fait reconnaître l’existence d’un marais qui bordait la plaine à gauche, près du fort de la Redoute. L’infanterie, pour l’éviter, oblique un peu trop sur la droite. Malgré le léger retard provoqué par cette circonstance et le chevauchement qui en est la suite, l’armée se trouve en position peu de temps après que le second engagement d’artillerie a commencé. Deux colonnes d’assaut sont formées. Celle de gauche est formée de marins débarqués ; elle est commandée par le capitaine de frégate Desvaux et dirigée par le capitaine du génie Galimard. La colonne de droite se compose d’une section du génie, de deux compagnies de chasseurs à pied, de l’infanterie espagnole, de l’infanterie de marine ; elle est commandée et dirigée par le chef de bataillon du génie Allizé de Matignicourt.

À la distance de 500 mètres, les projectiles de l’ennemi arrivent en grand nombre dans les rangs français et espagnols. Le tir des Annamites est bon en hauteur et en direction. Les pièces du fort, les fusils de main et de rempart tirent à outrance. Partout où le groupe formé par l’amiral, son état-major et son escorte, s’arrête, le feu se concentre et devient acharné. En quelques minutes, plusieurs servans d’artillerie et des chevaux sont atteints. Le peu de distance qui nous sépare de l’ennemi a diminué la supériorité des armes de précision, et quoique notre feu soit très bien mené, qu’il soit accéléré et supérieur, l’action dure depuis longtemps, et la résistance de l’ennemi ne paraît ni abattue ni découragée. Nos pertes augmentent : le général de Vassoigne, le colonel espagnol Palanca y Guttierez, l’aspirant Lesèble, sous-lieutenant de la compagnie de la Renommée, sont grièvement blessés. L’amiral prend le commandement direct des troupes ; il donne le signal, les colonnes s’ébranlent, les pièces de montagne les protègent sur les ailes. Une compagnie de marins fusiliers est lancée en tirailleurs en avant de la colonne de gauche, une compagnie de chasseurs en avant de la colonne de droite. En tête des marins marche le peloton des marins abordeurs. Eux-mêmes portent leurs échelles, leurs grapins attachés ou emmanchés, leurs gaffes, leurs grenades. Les coulies ont été remplacés à la seconde halte : le service de porteur d’échelle est maintenant un service d’honneur. La colonne de gauche marche au pas de promenade sous une fusillade très nourrie, réservant son haleine pour le dernier moment, obliquant légèrement à droite pour ne pas s’embourber dans le marais. À 30 mètres de l’obstacle, un cri de vive l’empereur ! domine la fusillade ; les premiers s’élancent, le revolver au poing ou le sabre à la main droite. Ils sont suivis de près par les porteurs d’échelles, qui dédaignent leurs armes et s’avancent préoccupés d’une chose : tenir leur promesse, appliquer les échelles. Les premiers reçoivent l’arquebusade en pleine poitrine, écartent avec leurs sabres les bambous entrelacés, marchent à petits pas sur la crête des trous de loup, enjambent les chevaux de frise, sautent dans le fossé, et, se frayant un passage à travers les branchages épineux, — les mains et le visage en sang, les vêtemens en lambeaux, — paraissent victorieux sur le dernier obstacle.

La colonne de droite, en tête de laquelle marchait le génie, abordait l’obstacle avec la même vigueur. Il n’y eut d’engagement corps à corps en aucun point, et les Français qui les premiers mirent le pied sur la banquette intérieure purent voir les Annamites céder le terrain, emportant leurs gingoles et leurs fusils de main. Ils s’éloignaient d’un pas presque tranquille en apparence, comme des travailleurs qui suspendent leur travail, et, chose singulière, quoique pressés de bien près par toute une armée qui escaladait leurs remparts, un très petit nombre s’enfuit en courant. En quelques minutes, ils joignirent un gros de leurs troupes dont on voyait flotter les banderoles du côté de Ki-hoa. — Les Annamites avaient accepté la lutte à coups de canon sans qu’elle parût les entamer beaucoup ni affaiblir leur courage : les nombreux cadavres étendus le long des parapets témoignaient de l’effet des pièces rayées ; mais quand les colonnes marchèrent à l’assaut, droit sur eux, ils cédèrent le terrain et s’enfuirent, tout en restant en vue. Ainsi les avaient représentés la plupart des rapports sur les premières affaires de Saïgon et de Touranne[16].

L’enseigne de vaisseau Berger et le sous-lieutenant Thénard du génie arrivèrent, les premiers de toute l’armée, au sommet du parapet, aux deux points où la ligne ennemie fut rompue, l’un à l’attaque de gauche, l’autre à l’attaque de droite. L’affaire était terminée ; elle nous avait coûté cinq tués et une trentaine de blessés, dont un général, un colonel et un aspirant. Un coulie du génie avait été tué, un autre blessé. Les coulies du génie marchèrent jusqu’au dernier obstacle suivant l’habitude contractée en Chine, qui faisait remplir un poste d’honneur par des mercenaires. L’artillerie eut plusieurs chevaux du mulets tués ou blessés. Elle avait manœuvré dans des terrains difficiles, semés de fondrières et de puits, coupés de fossés, barrés de pans de murs, tous accidens artificiels excellens pour des tirailleurs, des plus mauvais pour des pièces montées dont le recul n’était pas facile[17].

Dans cette affaire, qui dura deux heures, l’artillerie combattit très longtemps. Elle tira deux cent vingt-huit coups de montagne, cent quarante-six de 4, cent vingt-huit de 12, et lança quatre-vingts fusées. La nature des obstacles, qui étaient en bambou et en terre, ne permettait pas d’espérer qu’on pût y faire brèche, soit en les incendiant, soit en les bouleversant. Cette ligne du reste n’était que secondaire et offrait peu de relief. Enfin, quoique le tir des pièces rayées fût conduit et réglé avec autant de calme et de précision que dans un exercice, l’ennemi ne parut pas vouloir renoncer à la résistance par le fait d’un simple combat d’artillerie ; mais les pièces, en tirant aussi longtemps, permirent à l’infanterie, qui se trouvait étranglée sur une route étroite et qui n’avait qu’un débouché insuffisant, d’opérer son déploiement et d’arriver en position.

Les blessés, avant même la fin de l’action, avaient été enlevés et dirigés sur Caï-maï, d’où ils furent conduits, par terre et par eau, à l’hôpital de Cho-quan, situé sur le bord de l’arroyo Chinois. Le génie se mit immédiatement à l’œuvre, et pratiqua dans le parapet un passage pour l’artillerie. Les munitions qui avaient été consommées furent renouvelées à Caï-maï. Cette opération était terminée à une heure de l’après midi. Dans la journée et la nuit du 24, le parc provisoire de Caï-maï fut mis en état : les munitions furent tirées du Rhin et de la Loire, mouillés devant Saïgon. Ces bâtimens servaient de poudrières, car on n’avait trouvé à terre aucun emplacement assez sec ou assez sûr pour en tenir lieu. Les troupes reprirent leurs sacs, qu’elles avaient mis à terre pour marcher à l’assaut. Vers neuf heures, elles étaient établies dans des maisons basses, — quelques heures auparavant les logemens des soldats annamites. — Ces cases étaient sales, empuanties d’une odeur particulière qui rappelait le fumet russe. L’armée se reposa jusqu’à trois heures. Elle était sur pied depuis quatre heures du matin, le sac au dos. Elle avait marché dans la poussière, puis dans un terrain difficile, et livré un assaut sous une chaleur déjà accablante. Ce repos était indiqué par la prudence autant que par l’humanité. On savait que le soleil de Saïgon était un puissant auxiliaire pour les Annamites, et qu’il développait d’une manière foudroyante les germes de la peste marécageuse.

À trois heures, on sonne le réveil, puis la marche du bataillon. Une compagnie d’infanterie de marine et un obusier de montagne sont laissés au fort de la Redoute : ils assureront nos derrières et permettront de continuer à nous appuyer sur la pagode de Caï-maï. L’armée se met en marche : l’artillerie est au centre, en colonne par batteries ; l’infanterie est sur deux colonnes par sections, une colonne à droite, une colonne à gauche. Sur un sol uni et résistant, couvert d’un lichen très ras, où les roues des caissons et des chariots ne rencontrent plus d’obstacles, où le pied s’appuie avec une sorte de plaisir, nous prolongerons par une marche de flanc, hors de portée de son artillerie, les revers de l’ennemi. L’armée va se rapprocher du but qu’elle poursuit : ce soir, elle campera devant la face occidentale du camp des Annamites, sur la ligne même de leur retraite.

Vers quatre heures, une troupe dont il fut assez difficile d’estimer le nombre à cause des taillis d’où elle sortait, parut sur notre droite, banderoles déployées, avec des éléphans de guerre. L’armée annamite voulait-elle essayer d’arrêter notre mouvement, qui compromettait de plus en plus sa ligne de retraite, ou commençait-elle à faire filer ses éléphans, ses chariots, ses gros bagages ? On n’a jamais bien su ce que signifiait cet épisode de la campagne. Le corps annamite se rapprochant, le feu s’engagea avec nos tirailleurs. Le commandant en chef fit porter trois obusiers de montagne et trois pièces de 4 en avant et à droite ; leur feu eut un plein effet. L’ennemi s’arrêta, puis rentra dans son camp.

L’armée avait fait halte pendant ce petit engagement ; elle se remit en marche et arriva vers six heures sur le lieu choisi pour le campement, c’est-à-dire en plein sur les derrières de Ki-hoa. En cet endroit, la nudité de la plaine cessait ; quelques bouquets d’arbres et des bois taillis s’élevaient çà et là. Des maisons ruinées formaient un petit village adossé contre les arbres et situé à une distance d’environ 2 kilomètres de l’ennemi. L’amiral établit son quartier-général dans une de ces maisons abandonnées. En ce moment, les grosses pièces de Ki-hoa envoyèrent quelques coups bien dirigés sur le village ; un boulet traversa le toit du quartier-général, et une fusillade des plus nourries partit des bois taillis sur notre bivac. L’infanterie occupait la lisière du bois. Elle resta un instant exposée à ce feu inattendu. Les Espagnols, puis la compagnie de la Renommée et successivement deux autres furent lancés en tirailleurs. Les chevaux étant dételés, on roula à bras deux pièces de 4 qui prirent position et tirèrent à mitraille. Cette fusillade opiniâtre, qui venait de tireurs invisibles, dura près d’une demi-heure. Après quelques retards, le placement de l’infanterie fut éloigné, et son camp fut établi à une distance du bois qui rendait une surprise plus difficile. L’artillerie, s’étant trouvée découverte, avait déployé quelques servans en tirailleurs. Les troupes du génie furent également déployées.

Cependant, le bois ayant été nettoyé et la fusillade éteinte, les Espagnols, les marins, les artilleurs et les troupes du génie rentrèrent dans le camp. Quelques escouades firent la soupe ; les autres, trop fatiguées, surtout par les dernières allées et venues, pour allumer du feu, mangèrent leur biscuit et burent de l’eau, qui heureusement se trouvait près de là en abondance. Ce fut leur souper. Puis chacun s’étendit sur la terre. Demain les canons de la flottille, les pièces rayées des pagodes, allaient de nouveau faire entendre leur voix puissante, et nous, marchant désormais droit sur l’ennemi, nous engagerions avec lui une lutte corps à corps, armée contre armée.


V

La nuit fut silencieuse, pas un coup de feu ne fut échangé. À cinq heures, l’artillerie monte à cheval, chacun est sous les armes. L’armée pivotant sur la maison qui a servi de quartier-général, quelques corps se trouvent tout placés, d’autres font une marche préparatoire assez longue. À six heures, l’armée est en position, en colonnes, à 2 kilomètres environ de la face occidentale de Ki-hoa. Deux colonnes d’infanterie comprennent entre elles l’artillerie. La colonne de gauche se compose du génie, qui marche en tête avec ses échelles, de l’infanterie de marine et des chasseurs. Quatre canons de 12, trois canons rayés de 4, deux obusiers de montagne, de l’artillerie de marine, disposés en une seule ligne de bataille, marchent droit à l’ennemi et appuient la colonne de gauche, qui suit le mouvement. La colonne de droite se compose de l’infanterie espagnole et des marins débarqués ; les marins abordeurs marchent en tête, chargés comme la veille de frayer le passage. Trois obusiers de montagne marchent avec la colonne de droite. Ils prendront, s’ils le peuvent, la face du camp en enfilade, et allégeront la tâche de la colonne d’assaut. Dans les colonnes de droite et de gauche, les corps et les compagnies qui le jour précédent marchaient au premier rang forment aujourd’hui la réserve.

Le sol, que recouvre un épais entrelacement d’herbes roussies par le soleil, ne rend aucun bruit ; les clairons ont cessé d’envoyer leurs sons barbares. Point de tambours, et chez l’ennemi plus de gongs ni de tam-tams. Le grondement sonore et d’un ton égal des pièces de Ki-hoa, puis le déchirement aigu de l’air que traversent les boulets, voilà les seuls bruits qui se font entendre. Et rien ne diffère plus, en ce moment, des idées que fait naître le mot d’assaut que la marche sûre, presque tranquille, de cette armée, qui déjà laisse des morts et des blessés derrière elle et semble dédaigner le danger. Ni habits brodés, ni couleurs éclatantes ; du noir et du blanc, de la laine et de la toile. Rien ne brille chez elle que ses baïonnettes. Son expression, c’est l’énergie concentrée, la confiance et la force. Et pourtant ici manque absolument l’espérance si chère aux Français de la louange publique, la pensée de vivre au-delà de la mort, d’être connu et célébré. Ceux-ci vont tomber obscurément à l’extrémité de l’Asie.

Les coups de l’ennemi, tirés d’abord à des intervalles assez longs, deviennent de plus en plus multipliés. Son feu est vif et bien réglé, en direction surtout. Les Annamites ont l’avantage ; le soleil est dans les yeux de l’armée française. L’artillerie, qui s’est établie à 1,000 mètres, a déjà supporté des pertes. Des hommes et des chevaux sont tués ou blessés ; une roue de caisson vole en éclats. Le lieutenant-colonel Crouzat, portant ses pièces par des élans rapides et brillans à 500 mètres, puis à 200 mètres, parvient à diminuer l’infériorité notable causée par le soleil, dont les rayons sont presque horizontaux. Dans cette halte à 200 mètres, qui fut la dernière, les pièces tirent à mitraille sur le haut des épaulemens.

La fusillade est des plus violentes. À cette distance se dresse, avec un relief considérable, l’obstacle de terre et de bambous percé de meurtrières qui blanchissent de fumée à toute seconde. La plaine ne présente aucun abri, et l’on ne peut attendre à découvert l’effet de l’artillerie. Déjà les pertes sont sensibles. Il faut profiter de la confiance des troupes, que le souvenir de la veille exalte et qui ne demandent qu’à s’élancer. Les sacs sont mis à terre, les coulies porteurs d’échelles sont remplacés ; l’amiral ordonne aux colonnes de s’avancer. On parlera principalement ici de l’attaque de droite et de ses épisodes. La 2e compagnie[18] est lancée en tirailleurs. Un tumulus, le seul qu’il y eût dans la plaine, s’élevait à environ 200 mètres de la ligne ennemie. C’est en cet endroit que la colonne de droite fut lancée. Elle rencontra les premiers trous de loup 50 mètres plus loin, à 150 mètres par conséquent de l’obstacle principal. Ces défenses accessoires étaient disposées avec un art consommé. C’étaient six lignes de trous de loup séparées par des palissades, sept rangées de petits piquets, deux larges fossés garnis de bambous pointus et remplis de trois pieds d’une eau vaseuse ; enfin une escarpe en hérisson, surmontée d’une rangée de chevaux de frise très solides. Les branchages épineux accumulés sur ce dernier obstacle étaient à dessein peu profondément fichés en terre ; les mains, en s’ensanglantant, ne pouvaient s’en servir pour l’escalade. La hauteur de l’escarpe au-dessous du fond du fossé était de quinze pieds environ ; les trous de loup étaient profonds de cinq pieds : tous étaient dissimulés par de légers clayonnages sur lesquels l’herbe avait été semée et avait poussé. Ils étaient intérieurement garnis de fers de lance ou de pieux très pointus.

C’est au milieu de ces obstacles, qui semblaient plus faits pour arrêter des bêtes féroces que des hommes, que les colonnes durent s’avancer. À mesure que les assaillans s’engageaient sur la crête étroite des trous de loup, cheminant avec circonspection et très lentement, le feu de la mousqueterie et de l’artillerie redoublait d’intensité. Un bruit sec de branches cassées se faisait entendre, et sur toute cette nappe, large de 150 mètres, les balles tombaient littéralement comme des noix qu’on gaule. Qu’on imagine, s’il est possible, les difficultés que durent vaincre les porteurs d’échelles, de grappins et de gaffes, tous ceux qui étaient embarrassés d’une carabine au milieu de tant d’embûches, quand il eût été difficile d’arriver sain et sauf, les mains libres. La plupart des porteurs d’échelles, cheminant plus lentement que les autres, tombèrent dans les trous de loup ou furent blessés. Leurs échelles servirent de passerelles. Elles étaient faites de bambou léger, et ne dépassaient pas un poids de trente livres. Elles furent brisées en quelques secondes sous les pieds de ceux qui s’en servirent. Trois cependant furent portées dans le dernier fossé ; mais devant l’escarpe la lutte prit un caractère d’acharnement unique sans doute dans les rencontres d’Annamites et d’Européens. Ceux qui parvinrent sur le sommet de l’obstacle, soit en montant sur les échelles, soit en s’aidant des épaules de leurs camarades et en saisissant les branches inférieures et solides des chevaux de frise, furent tués à bout portant, ou brûlés au visage, ou renversés à coups de lance. Celui qui parut le premier sur le rempart put voir, avant d’être renversé, un spectacle bien différent de celui qui avait frappé ses yeux en montant à l’assaut la veille : la banquette intérieure était garnie de défenseurs ; les uns servaient leurs fusils de rempart par les meurtrières ; les autres, armés de lances ou de fusils, guettaient les premiers assaillans.

En ce moment, qui devenait critique, l’ordre fut donné de lancer les grenades. On en lança vingt, et toutes heureusement, quoique le jet fût presque vertical et des plus dangereux. Trois marins abordeurs parvinrent à lancer leurs grappins, qui, s’accrochant solidement en dedans du rempart par le fait même des branchages qui nous faisaient obstacle, ne purent en être rejetés malgré les efforts des Annamites, dont on voyait les lances s’entre-croiser autour. Ces engins firent l’effet de herses, et trois brèches furent pratiquées. Malheureusement elles se trouvèrent à dix ou vingt pieds de distance, et chacune d’elles ne put donner passage qu’à un combattant. Des trois hommes qui s’y présentèrent les premiers, l’un, qui était de la Renommée, fut tué ; les deux autres furent blessés. Leurs corps, rejetés violemment en arrière, tombèrent dans le fossé. D’autres, suivant de près, escaladèrent enfin l’obstacle et sautèrent sur la banquette, qui était glissante de sang. Tout ce qui se trouva de ce côté périt par le fer ou par le feu.

Les Annamites, qui cessèrent de combattre, voyant que les passages allaient être frayés, s’éloignèrent quelques minutes avant l’irruption des Français. Ils filèrent en bon ordre et au pas le long des enceintes du camp. Une partie des nôtres se jeta à leur poursuite, mais sans résultat, car l’ennemi put disparaître dans un fort avant d’être rejoint. Le reste des troupes victorieuses se rallia autour de ses chefs. Il en était grand temps ; on se trouvait dans un compartiment battu de tous côtés, et rien n’était fait, puisqu’il y avait un second assaut à livrer, et qu’on se trouvait à découvert devant une ligne formidable. C’est en champ clos que l’on allait combattre, et le feu, suspendu un instant par les Annamites pour permettre à leur colonne d’entrer dans le fort, reprit avec une nouvelle furie.

Il est indispensable, pour l’intelligence des épisodes du combat du 25 février 1861, de décrire ici d’une manière sommaire l’ouvrage qu’il s’agit d’enlever. Jusqu’à présent l’armée expéditionnaire s’est heurtée contre une ligne d’une longueur de 1,000 mètres, l’un des petits côtés du vaste rectangle qui s’appelle Ki-hoa. Cette face, qui forme le revers de l’ennemi, est garnie de saillans aux deux extrémités : un fort fermé, appelé fort du Centre, s’appuie à la gorge sur le milieu de la ligne ; les deux saillans et le fort du Centre se flanquent mutuellement ; leurs feux balaient les approches par lesquelles les colonnes d’assaut ont dû cheminer. En outre ces approches sont couvertes, comme on l’a dit, sur une largeur de 150 mètres, de trous de loup, de fossés et de chevaux de frise. Vu à une certaine distance, tout ce système de saillans et de forts, dont le relief est du reste peu élevé, se projette sur un même fond et figure une ligne sans angles rentrans ni sortans. Le camp de Ki-hoa en cet endroit est partagé en deux compartimens par un rempart perpendiculaire au premier, garni de banquettes, percé de meurtrières, défendu par un fossé et un large espace couvert de piquets pointus entre-croisés. Cette ligne d’enceinte, désignée sous le nom de seconde ligne dans quelques rapports, est munie de deux redans. Une porte pratiquée au pied de la perpendiculaire établit en temps ordinaire la communication entre les deux enceintes. Le compartiment de gauche prend le nom de Camp du Mandarin, du nom d’un réduit qui s’y trouve, et dont les défenses accessoires sont décuplées. Le compartiment de droite est battu par le compartiment de gauche, c’est-à-dire par la courtine et les redans, et en troisième lieu par un fort situé dans une encoignure, à l’extrémité de la diagonale de l’enceinte de droite.

L’armée expéditionnaire se heurta à la droite, au centre, puis à la gauche de la ligne ennemie, une partie des troupes (infanterie de marine) s’étant portée sur le saillant de gauche et ayant formé une troisième attaque. Si le sort de ces trois chocs eût été le même, si la ligne eût été rompue en ces trois points au même moment, l’ennemi, se voyant entamé d’une force égale, eût cédé d’un seul coup au lieu de céder par des mouvemens successifs, à droite d’abord, à gauche ensuite ; mais le choc de la colonne de droite fut si furieux qu’elle défonça la ligne en un quart d’heure : les autres attaques en durèrent trois[19]. Les marins débarqués et les Espagnols, qui combattaient ensemble ce jour-là, entrés dans l’enceinte une demi-heure avant les autres colonnes, restèrent pendant ce temps pris comme dans un piège. Leur contenance fut héroïque, et leurs efforts, détournant une partie considérable des ressources de l’ennemi, furent d’un puissant secours pour les attaques du centre et de la gauche.

L’amiral se tenait à cheval, très exposé, devant les premiers trous de loup. Les chasseurs de son escorte avaient presque tous été touchés. Près de lui se tenaient son chef d’état-major général, le contre-amiral Laffon de Ladébat, et le chef d’escadron d’état-major de Cools. Les réserves venaient d’être envoyées en renfort à gauche, au centre, mais surtout à droite, où le feu redoublait d’intensité[20]. Les bagages n’étaient plus gardés que par une demi-compagnie ; les trois obusiers de montagne qui devaient enfiler la face du camp annamite étaient à peine soutenus. En ce moment, la lutte, par le temps qu’elle durait, par le redoublement de violence de l’attaque et de la défense, prenait un caractère sinistre et de plus en plus acharné. Les cris avaient depuis longtemps cessé : la crépitation non interrompue de la fusillade, le bruit aigu des balles, quelquefois, mais rarement, l’imprécation ou le cri de douleur d’un mourant, attestaient seuls le choc furieux de deux volontés, l’acharnement de vingt-cinq mille hommes séparés par une mince barrière de terre, par la distance à laquelle on peut se tendre la main, et dont les uns voulaient passer et les autres résistaient. À ces termes aboutissaient, dans une simplicité terrible, tant de proclamations, de mouvemens d’hommes et de navires, un chemin de six mille lieues et tant d’or prodigué ! Un assaut qui dure trois quarts d’heure est singulièrement compromis : après l’élan, la réaction déjà se faisait sentir. L’énergie de l’attaque diminua, et celle de la résistance augmenta.

Cependant, dans l’enceinte où les marins et les Espagnols ont pénétré, l’action a fini par se régler. Tous les efforts se portent sur deux points principaux : à la porte du Camp du Mandarin et au centre de la courtine, à moitié chemin environ entre la porte et le premier redan ; mais tous ces mouvemens s’opèrent complètement à découvert sous des feux étudiés d’avance, et ce funeste espace se couvre de morts et de blessés. Un des aumôniers de l’armée courait d’un mourant à un autre, se penchait vers eux et psalmodiait rapidement des paroles latines. Là furent blessés, mais restèrent debout ou se relevèrent le lieutenant de vaisseau de Foucault, l’enseigne Berger, les aspirans Noël et Frostin ; le quartier-maître Rolland, qui eut la cheville fracassée, se pansa lui-même et se traîna au feu ; le clairon Pazier, qui dans le commencement de l’action fut atteint au front, se releva et continua à sonner la charge. Près de là tomba l’enseigne de vaisseau Jouanheau-Lareignère, qui eut le flanc gauche emporté et engagea les hommes qui voulaient le relever à le laisser et à continuer de combattre. Dans cette enceinte furent aussi étendus, frappés mortellement, le matelot Soubri, les Espagnols Jean Leviseruz et Barnabé Fovella, qui s’étaient distingués, et tant d’autres dont les belles actions furent ignorées d’eux-mêmes et de leurs chefs.

Ce drame, jusqu’alors indécis, tirait pourtant à sa fin. Quelques hommes, un lieutenant de vaisseau en tête, après avoir marché droit à la courtine, traversaient le fossé et touchaient l’obstacle, quand l’effort des trois attaques aboutit en même temps sur les trois points. La porte fut défoncée à coups de hache par quelques hommes intrépides que le lieutenant de vaisseau Jaurès, second aide-de-camp de l’amiral, avait ralliés ; le fort du centre fut enlevé par le génie, et l’infanterie de marine, les chasseurs à pied, la compagnie indigène, entraînés par le chef de bataillon Delaveau, débordèrent avec impétuosité par la gauche[21]. Tous les Annamites qui ne purent s’enfuir furent massacrés, et la lutte finit par une scène de carnage.

Dans cette affaire, l’armée eut trois cents hommes hors de combat. Douze furent tués sur le coup. Beaucoup de blessés ne survécurent pas à leurs blessures. L’enseigne de vaisseau Jouanheau-Lareignère expira dans la journée, après cinq heures de souffrances atroces. Le lieutenant-colonel Testard, de l’infanterie de marine, mourut le lendemain seulement de ses blessures. On entendit peu de blessés se plaindre : ils étaient simples et admirables. La vie abandonnait ceux qui étaient frappés mortellement sans qu’il leur échappât une parole de désespoir ou de regret de mourir si loin de la France. Leur contenance attesta jusqu’au bout la valeur morale de l’armée de Cochinchine[22].

Cent cinquante canons de tous calibres, deux mille fusils de Saint-Etienne dans un excellent état de conservation, des boulets, des obus non chargés, deux milliers de kilogrammes de poudre, des lances, des piques, des hallebardes, furent trouvés dans le camp. Les fusils étaient à pierre, de la fabrique de Saint-Étienne : c’étaient ceux du premier empire. Les boulets étaient lisses, en fonte et suffisamment sphériques, la poudre lisse et bien grenée. Il n’y avait dans Ki-hoa ni fusils à mèche, ni arcs, ni arbalètes. On recueillit un lot considérable de monnaie de cuivre. On trouva un grand nombre de cartes et de plans annamites : les cartes étaient bonnes et furent utiles pour les reconnaissances.

Les listes d’appel trouvées dans le camp furent traduites par le père Croc, des missions étrangères, interprète du commandant en chef, et indiquèrent un effectif de vingt et un mille réguliers. On sut d’autre part qu’il se trouvait à Ki-hoa un millier de colons militaires, de ceux appelés don-dien. À cette armée régulière il faut joindre des miliciens en grand nombre qui gardèrent, pendant l’attaque principale, le front et les flancs de Ki-hoa. L’ennemi laissa trois cents cadavres dans les compartimens de droite et de gauche. C’étaient pour la plupart des soldats du Tonquin, plus forts et plus grands que les Annamites de la Basse-Cochinchine : leur visage avait conservé, même dans la mort, une expression d’énergie très accentuée. Le contre-amiral Page, suivant le plan tracé d’avance, avait brillamment enlevé tous les forts qui commandaient le cours supérieur du Don-naï. La division placée sous ses ordres se composait de la Renommée, du Primauguet, du Laplace, du Forbin, du Monge, de l’Avalanche, de la Mitraille, de l’Alarme, du Lily, du Sham-Rock, des canonnières 18 et 31. Presque tous ces bâtimens furent touchés par l’ennemi ; ils eurent des hommes tués ou blessés.

Le commandant en chef établit son quartier-général dans le réduit du Mandarin[23]. Les troupes, après avoir repris leurs sacs, furent casernées dans les logemens annamites, qui formaient une longue rue dans la partie septentrionale du camp. La moitié des blessés environ furent immédiatement évacués par Caï-maï sur l’hôpital de Cho-quan ; les autres furent reçus dans une ambulance établie à Ki-hoa. Le soir même, les convois avaient tiré de la redoute de Caï-maï une quantité de munitions égale à celle qui avait été consommée le matin, et trente mille cartouches qui devaient former un dépôt de munitions à Ki-hoa. La pointe que l’armée allait pousser sous peu de jours dans le haut du pays nécessitait l’établissement d’un parc intermédiaire entre elle et Caï-maï.

La conduite des Annamites dans l’assaut de Ki-hoa présente une grande singularité ; elle est une preuve de leur merveilleuse flexibilité dans le courage. Là fut accepté ce face-à-face qui trouble si fort les Asiatiques qu’ils ne songent alors qu’à mourir, non plus à se défendre. Comment expliquer en effet, si ce n’est par l’infériorité de la volonté chez les races de l’Orient, ces succès, toujours les mêmes, de quelques centaines d’Européens qui marchent en avant et renversent des milliers d’ennemis qui sont braves ? L’infériorité des instrumens de destruction ne fournit pas une explication suffisante, car il est certain que, la lutte étant acceptée jusqu’à des distances assez réduites, cette infériorité diminue, et qu’une mauvaise escopette tue aussi bien à dix pas qu’une carabine à tige. La journée du 25 février, où les Annamites ne cédèrent pas le terrain et où un grand nombre d’entre eux se firent tuer sur leurs banquettes, présente donc un caractère presque unique. Ils parurent persuadés d’abord que les Franco-Espagnols échoueraient au milieu des trous de loup, ensuite qu’ils les obligeraient à rétrograder à coups de lance, de hallebarde ou de fusil, de fusées de main et de pots à feu.

Les troupes expéditionnaires firent preuve d’élan, puis de solidité. Celui qui les conduisait eût pu dire, comme Montluc : « Je me retournai trois fois, et vis qu’on me suivait bien. » La confiance resta entière, et le danger resserra la discipline. Malheureusement, au milieu de tant d’obstacles et de la fumée produite par un feu violent de mousqueterie, les officiers ne purent être vus et reconnus que d’un très petit nombre d’hommes placés à leurs côtés. Leur vêtement différait peu de celui des simples marins ou soldats : une chemise de laine et de vieux galons. Cet inconvénient, qui faillit être funeste, frappa ce jour-là tout le monde, et la troupe la première. Plus tard, comme il arrive, on ne s’en soucia plus.

L’amiral remercia l’armée de la générosité avec laquelle, depuis le premier jusqu’au plus humble, chacun avait fait le sacrifice de sa vie. Dans un document qui ne distinguait aucun grade, il distribua à un petit nombre la louange publique de l’ordre du jour. Cette récompense, sous le premier empire, était considérée comme la plus belle. Aucune décoration ne valait alors une citation ; mais en Cochinchine quelle valeur n’avaient pas ces marques publiques d’estime ! C’était la consolation de ceux qui combattaient sur une terre éloignée de penser que ces paroles du chef dépasseraient le petit cercle du corps expéditionnaire, qu’elles traverseraient les mers, que leurs amis les rediraient. L’exil, les privations alors n’étaient plus des maux ; un regard de la France les consolait.


VI

L’importance des résultats obtenus le 25 février ne devait être connue tout entière que le lendemain. Le 26, dès qu’il fit jour, une reconnaissance, appuyée par une section de pièces de 4, s’engagea dans l’ouvrage de Ki-hoa, et put en parcourir toute la longueur jusqu’à l’arroyo de l’Avalanche. Les cinq compartimens dont se composait l’ouvrage, l’ancien et le nouveau Ki-hoa, venaient de tomber en un seul coup. L’armée annamite, délogée du Camp du Mandarin, avait suivi les traverses malgré le feu des pagodes, et avait pu rejoindre le fort de l’Avalanche. Ce fort, situé en face de Saïgon, dans le nord-ouest de cette ville, est entouré d’une eau fangeuse, encombrée de piquets et de défenses inextricables. C’est à travers ce marais, où un corps européen se fût abîmé et eût disparu, que les Annamites s’enfuirent précipitamment par deux trouées qui ressemblaient à des passages de bêtes fauves. Ils purent ainsi rejoindre la route de l’évêque d’Adran, changer leur déroute en retraite, gagner le haut du pays en passant par Tong-kéou, Oc-moun, Tay-theuye. Leurs pièces de campagne furent presque toutes enterrées dans des bois taillis, entre des repères convenus, où ils comptaient venir les chercher plus tard[24].

Dans les journées du 25, du 26 et du 27 février, un passage pour l’artillerie fut pratiqué dans le terre-plein occidental de Ki-hoa. Les trous de loup, en cet endroit, furent comblés ; les chevaux de frise, les piquets, les revêtemens furent enlevés. Ce travail ne fut pas accompli sans difficulté : la terre, remuée autrefois par les Annamites dans la saison des pluies, s’était durcie depuis au soleil de manière à défier la pioche. — Les troupes prirent un peu de repos, autant que le permirent ces travaux de route et ceux d’installation du camp, les reconnaissances sur Saïgon et sur la ville de Tong-kéou, dite ville du Tribut. Cette ville est la première qu’on rencontre en marchant vers le haut du pays (nord-nord-ouest). D’après les rapports des prisonniers, ses ressources étaient considérables en riz et en monnaie de cuivre. Elle était défendue par trois forts moins entourés de bambous que les autres, mais en état de résister. C’était le magasin de l’armée annamite.

Tong-kéou est séparé de Ki-hoa par une plaine immense où l’on aperçoit à peine quelques plantations de tabac : un arbuste de deux pieds de haut, dont la feuille pressée répand une forte odeur d’aromate plaque aussi la terre de quelques taches brunes. Un cours d’eau, le Tam-léon, barre la route. Le pont qui servait à le passer était détruit en ce moment ; mais sur la gauche la plaine se relevait, et il suffisait pour tourner l’obstacle d’obliquer un peu la route. Cette plaine, très praticable pendant la saison sèche, est inondée pendant l’hivernage, ainsi que l’attestent des crevasses qui ne sont ni assez profondes ni assez larges du reste pour embarrasser la marche des hommes et des chevaux. La nature du terrain, la disposition de la route furent reconnues le 27 février. On estima que le terrain était bon et praticable pour l’artillerie, et le commandant en chef ordonna que le lendemain 28, avant le jour, l’armée se mettrait en marche sur Tong-kéou. Elle allait continuer la conquête du territoire et assurer l’effet de la domination de l’amiral Page sur le Don-naï. Il était permis de penser que l’armée annamite, serrée de moins près à Tong-kéou par la flottille, assurée d’une ligne de retraite passable vers le nord, puis vers les provinces du sud, renouvellerait à Tong-kéou la défense qu’elle avait faite à Ki-hoa. Chacun en regardant près de lui pouvait trouver un vide, et l’armée prenait en considération un ennemi qui venait de lui faire subir des pertes si cruelles.

L’artillerie sortit la première, et malgré quelques malencontres (un caisson qui tomba dans un trou de loup), à six heures, le 28 février, les quatre canons de douze, les trois canons rayés de 4, les cinq obusiers de montagne et les fuséens se trouvaient déployés en bataille hors du camp. L’infanterie sortit à son tour par l’étroit débouché pratiqué dans le rempart, et à six heures et demie l’armée se mit en marche. L’artillerie était au centre, elle avait à droite les chasseurs à pied et l’infanterie espagnole, à gauche l’infanterie de marine. Les marins formaient la réserve.

L’action s’engagea entre les tirailleurs annamites et les chasseurs d’Afrique, lancés en éclaireurs. Le fort de Tong-kéou était alors à 1,500 mètres de la colonne. À cette distance, on en distinguait parfaitement l’enceinte, le terrain sur lequel elle est bâtie dominant légèrement la plaine. Les grands bâtimens qui se trouvaient à l’intérieur, un cavalier armé de canons, donnaient à l’ouvrage un air considérable. L’armée s’arrêta, et l’artillerie se forma en bataille ; son tir fut distribué à l’avance de la manière suivante : trois obusiers de montagne furent dirigés sur la droite, en dehors d’un petit massif d’arbres qui voyait le fort de très près. Les fuséens envoyèrent leurs fusées sur les grands bâtimens ; le 12 concentra son feu sur le Grand-Mirador ; le 4 et deux obusiers de montagne devaient tirer sur toutes les embrasures d’où partiraient des coups de canon. L’amiral, voulant épargner les troupes, rudement éprouvées par l’assaut du 25, et modifiant sa méthode d’attaque d’après la nature de l’ouvrage, qui présentait du relief et comprenait des magasins et un cavalier important, avait décidé que l’artillerie aurait dans cette journée le principal rôle. Elle se porta en avant, par batteries, au trot, et fit trois stations, à 800, à 600 et à 200 mètres. Son feu, précis et très vif, prit rapidement une supériorité marquée, et la fusillade des gingoles, d’abord assez nourrie, s’éteignit au bout de cent cinquante coups de toute espèce. Le feu de l’ennemi n’avait pour objet que de masquer la retraite d’une réserve d’environ huit cents hommes. L’infanterie, qui avait suivi les canons en s’avançant d’une manière Successive, s’établit dans le fort et dans le village qui lui était adossé.

Tong-kéou fut enlevé sans pertes considérables. Un assez grand nombre de chasseurs à pied furent touchés cependant par les balles ennemies et contusionnés. Dès le commencement de l’action, le lieutenant-colonel Crouzat fut blessé grièvement à la cuisse par un accident malheureux ; son cheval, effrayé par le sifflement d’une fusée, se cabra et le jeta par terre. Dû côté de l’ennemi, des hommes. furent tués, d’autres blessés.

La ville du Tribut était un magasin considérable pour l’armée annamite. La chute de ses forts fit tomber en notre pouvoir quatorze cents tonnes de riz, de la poudre en quantité, des projectiles, des lances, des hallebardes, de petits canons, vingt grosses pièces en fonte du calibre de 16, des équipemens militaires et de la monnaie de zinc. L’armée annamite, suivant son habitude, avait enlevé presque tous ses blessés, dont la plupart étaient ceux de Ki-hoa. Les murs des maisons où l’on campa étaient souillés de sang.

Au-delà de Tong-kéou se trouvait Oc-moun, qui fait un commerce considérable de feuilles de bétel, et cultive en grand la plante grimpante qui les fournit ; puis vient Rach-tra ou Tay-theuye. À trois heures de l’après-midi, le mouvement en avant fut continué. La route se dirigeait droit sur Tay-theuye : elle était encaissée entre des arbres d’une élévation moyenne, et dont le feuillage terne et roussi, couleur de tôle rouillée, n’annonçait pas l’exubérante végétation des tropiques. La chaleur seule révélait le ciel de l’Inde ; elle était torride. Un sable impalpable, abondant et brûlant, remplissait ce sentier d’une largeur inégale. La marche était incertaine et mal réglée. Ce jour-là, des hommes tombèrent morts de chaleur, d’autres devinrent fous.

Quelques maisons bordaient la route, ruinées par l’armée annamite en déroute. Les habitans, cachés dans les taillis à quelques. centaines de mètres, se montraient quelquefois entre deux bouquets d’arbres, et s’éloignaient aussitôt avec frayeur. Sur le seuil de leurs maisons dévastées, ils avaient déposé à l’ombre des cruches de terre noire remplies d’eau. La soif fut plus forte que la crainte du poison. Le soir, quelques-uns de ces paysans se familiarisèrent et proposèrent aux soldats de les aider pour transporter les hommes qui étaient tombés.

Vers cinq heures, les premières troupes entrèrent dans le fort de Thay-theuye, qui était abandonné. Il renfermait de l’argent, un lot considérable de sapéques et trois pièces d’artillerie. Ce fort commandait la route qu’on venait de parcourir et le prolongement de cette route, qui s’enfonçait sur une chaussée jusqu’aux limites du Cambodge. Une pièce braquée en enfilade semblait placée là pour témoigner de l’importance de la position dont on venait de s’emparer. Là se terminaient les bois d’Oc-moun. Un plateau où s’élevaient quelques grands arbres s’étendait à partir de la lisière. On y établit le bivac. Plus loin, un marais s’élargissait jusqu’à l’horizon, plus triste, plus désolé que les landes de la Sologne. Quatorze jonques de guerre étaient halées à terre contre la chaussée depuis la prise de Saïgon (1859). L’ennemi n’avait laissé d’autre trace de son passage que les cadavres de six paysans annamites, grossièrement décollés quelques heures auparavant : on sut plus tard qu’ils étaient chrétiens. Des indications qui furent fournies le jour suivant firent découvrir sept nouveaux cadavres pareillement décapités. Ils étaient enterrés à une petite profondeur. On crut reconnaître parmi eux le corps d’un sergent d’infanterie de marine que les Annamites retenaient prisonnier depuis six mois.

Le lendemain 1er mars, les soumissions arrivèrent en foule : les villages de la rive droite du Don-naï et des deux l’Aï-co réclamaient la protection de la France. La province de Gia-dinh était à nous : ses forts, ses approvisionnemens, ses armes, se remettaient entre nos mains. La Dragonne, capitaine Galey, en poussant jusqu’à Tay-ninh, détermina la reddition de la province. Le 3 mars, une colonne mobile, composée du 2e bataillon de chasseurs à pied, de l’infanterie espagnole et d’une batterie d’artillerie, sous le commandement du chef de bataillon Comte, prit la route de Tay-ninh. Elle parcourut un pays monotone et plat, et coucha le 6 mars dans un grand village entouré de bois et de rizières, appelé Tram-ban. Après avoir fouillé le haut du pays, elle rejoignait le 8 mars l’armée expéditionnaire.

Cependant l’armée annamite n’était plus. De ces vingt-cinq mille hommes qui nous avaient si rudement disputé le passage, les uns, les miliciens, avaient jeté leurs blouses à écusson, leurs armes, et étaient redevenus paysans. Les colons appelés don-dien avaient rejoint leurs fermes militaires de Go-cong, de My-thô, de Saïgon. Les réguliers s’étaient jetés, par petits groupes, dans des bateaux ou à la nage, et avaient passé de cette manière le Don-naï ou les Vaï-co. Les uns avaient gagné Bien-hoa, les autres le sud de l’empire, My-thô et Vinh-long. Le général en chef annamite, blessé grièvement au bras, venait de gagner Bien-hoa en fugitif. Il avait fait connaître aux mandarins qu’il ne pouvait leur donner de nouveaux ordres avant d’avoir conféré avec l’empereur Teu-deuc.

Tels étaient les premiers résultats des journées du 24 et du 25 février 1861. D’autres, plus importAns, les suivirent, et un an plus tard la paix était signée entre la France et l’empire d’Annam ; mais dès lors il était passible d’embrasser dans son ensemble la série d’opérations dont la prise des redoutes de Ki-hoa, racontée ici, formait l’action principale. On l’a dit en commençant, une sorte d’obscurité est répandue sur ces événemens militaires, si glorieux pourtant. C’est à en rechercher les causes, en essayant de la dissiper, que l’on voudrait s’appliquer dans la conclusion de cette étude.


VII

Quand l’expédition de Chine fut terminée d’une si surprenante manière, quand les forces de la France, devenues disponibles, se portèrent vers la Cochinchine, il sembla qu’on allait apprendre que le drapeau français serait planté à Hué comme il venait de l’être à Pékin. L’armée crut à une opération de guerre décisive qui donnerait la paix et réduirait l’empire annamite ; les religieux qui propagent la foi chrétienne, tous ceux qui s’intéressent à leurs dangers et à leurs sacrifices, pensèrent que l’influence de l’évêque d’Adran allait enfin revivre, et que leur espérance la plus chère était sur le point de se réaliser : l’exercice du culte chrétien serait solennellement inauguré dans la capitale de l’empire d’Annam, et l’évêque d’Hué, en sortant de la cathédrale, entrerait, comme autrefois, le premier dans le conseil de l’empereur. Un nom domina tout : la prise de Hué fut présentée comme une sorte de corollaire de la prise de Pékin. Tout ce qui n’était pas conforme à ce programme parut secondaire, timide, inférieur à ce qu’on avait acquis le droit d’attendre, inutile même.

L’armée expéditionnaire de Chine s’était frayé un passage jusqu’à la capitale du Céleste-Empire à la manière des boulets de ses canons rayés. Comme eux, instrument de destruction, elle avait passé, renversant des milliers d’hommes sans être entamée, et quand, au bout de cette marche militaire, malgré un attentat épouvantable, on jugeait cette aventure poussée assez loin, quand on voulait traiter, la Chine, pour voir partir les Européens, donnait tout l’or et toutes les garanties qu’on lui demandait. Les deux parties, dans cette affaire, estimaient donc qu’elles avaient gagné : les Chinois d’être débarrassés de nous, et de ne plus nous savoir près d’eux ; le gouvernement français d’être débarrassé de la Chine et de retrouver la disposition de ses forces après les avoir engagées à l’extrémité du monde.

Mais allait-on à Hué dans des conditions semblables, et, comme en Chine, allait-on se contenter d’humilier les annamites et de leur infliger un châtiment ? Nous n’avons jamais eu, que je sache, la prétention de coloniser la Chine : c’était justement ce que nous voulions obtenir du roi des Annamites pour la plus belle partie de ses états. Il n’a subi cette extrémité que contraint par la famine, par la misère de ses sujets, et par une insurrection formidable. Ainsi les deux guerres avaient un but différent. En Chine, la France allait infliger un châtiment, mais elle comptait dégager ses forces dès qu’elle le pourrait et quitter la Chine ; en Cochinchine, il s’agissait d’arracher une riche province, de fonder un établissement, de prendre pied.

Supposons cependant qu’on dédaigne ces prémisses. Remontons le cours de deux années. Le commandant en chef de l’expédition de Cochinchine est absolument libre de porter la guerre sur tel point qu’il jugera préférable. Il condescend à l’idée préjugée ; il déroge à la règle austère de sa vie ; il se préoccupe de la comparaison qu’on ne va pas manquer d’établir entre les deux guerres, et il décide d’aller à Hué chercher ce qu’il veut prendre dans la Basse-Cochinchine. Les opérations contre Hué ne peuvent être engagées que dans le mois de juin. Les forces qui sont disponibles depuis six mois ne seront pas sans doute restées inoccupées pendant ce long espace de temps : Saïgon a été débloqué ; mais, comme l’expédition sur Hué exige des moyens d’action considérables, l’occupation dans la Basse-Cochinchine est restreinte autant que possible. Saïgon pour la seconde fois est sans doute évacué. On s’établit dans quelques forts détachés. Touranne[25] est pris pour la seconde fois, Hué est enlevé. La cour d’Annam se réfugie dans la nouvelle ville qu’elle a fait bâtir depuis ses différends avec la France et l’Espagne. L’autorité de l’empereur Teu-deuc reste entière. Il ne s’agit pas ici d’un état affaibli par la rébellion ; le pouvoir de l’empereur est admirablement concentré, et se déplace avec lui. Qui pourrait l’engager à traiter ? On l’a humilié, on ne l’étreint pas. La Basse-Cochinchine est libre, les riz abondent dans deux royaumes de l’empire. Les agens chargés de gouverner les peuples dans les provinces du sud resteront fidèles : la trahison à l’empereur est rare en Cochinchine. On se trouve vis-à-vis de tous les embarras que contenait en germe l’expédition de Chine, et que redoutait le gouvernement français quand il donnait ses instructions à M. le baron Gros[26]. Il n’y a nulle chance raisonnable qu’on rencontre ici un prince de Kong ; on n’aura point pour soi la salutaire influence d’une puissance européenne établie depuis longtemps dans le pays, entretenant de bons rapports de voisinage, et pouvant faire entendre à un prince barbare une parole de conciliation. Point de paix. C’est une occupation à prolonger et un gage à prendre par la force. Faudra-t-il donc procéder à une quatrième évacuation ? Les évacuations sont funestes dans un pays où l’ennemi sait habilement représenter les retraites comme des défaites. La campagne est manquée, et tout est à refaire, si l’on reprend les opérations contre Saïgon.

Il ne faut pas oublier qu’en Cochinchine un des objets principaux de la guerre n’était pas une contribution ou une excuse insérée dans un traité, mais la cession d’un riche territoire. Ce qu’il y eut de plus habile, c’était donc de le prendre. On tirait ainsi d’une longue succession d’efforts un profit qui ne pouvait être dédaigné. Telle fut la pensée qui nous dirigea sur Saïgon. La puissance annamite était alors concentrée dans l’immense camp retranché de Ki-hoa, appuyé sur les forts de Tong-kéou, où étaient ses vivres et ses munitions. Comme l’action qui fit tomber ces lignes formidables fut meurtrière et rudement disputée, on a fait entendre que l’ennemi aurait pu être réduit et contraint d’abandonner Ki-hoa si les opérations avaient été conduites sur un autre point de la Cochinchine, sur Bien-hoa sans doute. Il est beau de réduire une armée ennemie sans la combattre, par une suite d’opérations savantes, en lui coupant ses vivres et ses munitions ; mais les Cochinchinois ne sont pas le peuple qu’il faut pour ces grands succès de stratégie. On accule un ennemi européen contre un fleuve, un lac, un marécage ; les soldats annamites se jouent de ces obstacles. Dans l’occasion, ils enterrent leurs pièces, se glissent dans les roseaux comme des bêtes fauves dont ils ont la couleur, et disparaissent en enlevant leurs morts ; de traces humaines rien, si ce n’est quelques taches de sang. Toutefois ces considérations, qui sont générales, n’ont pas même besoin d’être invoquées pour le cas en question ; Bien-hoa n’avait aucun rapport avec Ki-hoa. Si l’on eût commencé par prendre Bien-hoa, donnant ainsi à une place inachevée une importance capitale, loin d’inquiéter ou d’entamer les lignes de Ki-hoa, on eût perdu Saïgon. Le camp retranché, d’un circuit de 20 kilomètres, qui avait fini par enserrer Saïgon, vivait par Tong-kéou (la ville du tribut), et non par Bien-hoa, dont il pouvait se passer. Il était fortement implanté et établi de longue main sur la province de Gia-dinh. Il tenait en échec tous nos essais de commerce malgré notre possession du marché chinois. L’armée annamite pouvait étendre ses bras, tenir le haut du pays ; elle pouvait, dans d’autres circonstances, les replier, se concentrer et vivre. En manœuvrant tout autour de ce grand camp, on ne l’eût pas compromis. Ses relations avec Bien-hoa étaient politiques, et non point militaires. Le camp pouvait vivre sans Bien-hoa, longtemps sans My-thô. Il fallait tout d’abord dégager Saïgon, dont l’investissement par une armée annamite était humiliant pour nos armes, dangereux, s’il se prolongeait, pour l’influence du nom français en Orient. L’armée annamite fut écrasée, puis dispersée par un choc inévitable, porté avec une grande vigueur. Le plan qui fit aboutir nos efforts à cette action de guerre résumait dans un coup décisif le profit des occupations antérieures. Il utilisait la disposition particulière d’un pays couvert d’artères fluviales, accessibles à des moyens d’action dont l’ennemi était absolument dépourvu.

La dispersion de l’armée annamite, les pointes qui furent poussées par terre et par eau, donnèrent en quinze jours le territoire considérable qui s’appuie sur le Soirap et monte vers le nord-ouest, entre le Don-naï et la branche occidentale du Vaï-co. C’est à cette époque que fut résolue, entreprise et menée à bien l’expédition de My-thô, et que la conquête fut augmentée du quadrilatère situé le long du Cambodge et occupé depuis militairement. Bien-hoa était facile à prendre : on nous l’offrait, comme chacun sait en Cochinchine. My-thô était d’une conquête difficile ; ses approches étaient barrées, inaccessibles, d’après les rapports de la marine, du génie, de l’artillerie, de l’état-major. On avait vu Bien-hoa, on y était entré. My-thô était inconnu, formidable, d’après les rapports des Annamites. Pourquoi laissa-t-on de côté Bien-hoa pour s’avancer vers My-thô ? C’est que Bien-hoa seul est une place sans importance, qui rompait notre ligne de frontière et nous embarrassait d’une pointe inutile, et que My-thô est un point stratégique qui donne le Cambodge, les arroyos, partant les riz, et dont la possession permet d’affamer tout l’empire annamite.

La saison des pluies qui s’avançait et le peu de temps qui nous en séparait obligeaient de borner la conquête. On dut se préoccuper de circonscrire le nouveau territoire pour l’administrer et le gouverner. On chercha une ligne de frontière. Il y en a deux entre la province de Saïgon et l’Annam méridional ou province de Hué. La grande arête qui laisse sur son versant oriental le Tonquin et le royaume d’Hué se termine aux approches de la Basse-Cochinchine par un grand nombre de pâtés montagneux. Une succession de ces petites montagnes qui vont en s’abaissant graduellement, et dont la direction générale est perpendiculaire à la chaîne principale et à la côte, forme comme une solide muraille établie par la nature entre l’Annam du sud et ce qu’on appelait autrefois le Cambodge annamite. Une autre ligne de frontière, c’est le Don-naï : ce fleuve est profond ; il peut être remonté très haut par de grands navires et par des canonnières jusqu’à une courte distance de Tay-ninh. Ce n’est pas une frontière excellente, mais c’est une ligne naturelle et bien tracée dont la possession permet d’attendre la conquête de la province de Bien-hoa et la recherche de la véritable limite.

L’occupation de la place de Bien-hoa eût rompu complètement cette ligne du Don-naï. Elle n’eût pas mis un terme aux prédications des agens d’Hué, à leur politique, qui consistait à irriter les chefs de poste, à les faire sortir et à escarmoucher à la façon annamite, avec de gros fusils de rempart qu’ils manœuvrent comme de l’artillerie de campagne et dont ils garnissent l’horizon, à bonne portée. Les envoyés de la cour d’Hué se seraient établis à cheval sur les deux lignes, celle qui mène au col, celle qui suit la route royale. Qui donc les eût empêchés dans cette position, hors de l’atteinte de nos canonnières, de réduire les chrétiens en esclavage, de requérir les villages pour les transports de riz et de canons, de fomenter les insurrections de Go-cong, du quadrilatère, de prédire notre expulsion prochaine et de prêcher la fidélité à l’empereur des Annamites ?

De tous les points où ils pouvaient s’établir dans cette province pour contrarier nos essais d’administration, Bien-hoa était le moins sûr pour eux, puisqu’il était exposé à l’attaque des bâtimens de flottille. Aussi n’ont-ils jamais achevé la défense de cette place ; ils en ont au contraire préparé la reddition. La prise de la forteresse de Bien-hoa, sans la conquête de la province du même nom, paraissant inutile et même nuisible, le temps pressant et la nécessité d’opter étant impérieuse, le commandant en chef résolut de s’emparer de My-thô. Sans doute la chute de cette place ne devait pas faire passer le peuple annamite sous le joug : ces sortes de victoires sont moins l’œuvre de la force que de procédés difficiles à résumer en formules, et tel succès militaire exaspère momentanément un peuple plutôt qu’il ne le réduit[27] ; mais la conquête de My-thô mettait entre nos mains les magasins de la Basse-Cochinchine, celui qui approvisionnait l’empire et Siam. My-thô était en outre le point de rencontre de tous les cours d’eau ; il donnait le Cambodge. — La chute de cette place marqua la fin des opérations militaires. La saison des pluies était déclarée ; l’armée expéditionnaire, cruellement éprouvée par tant de fatigues, était réduite, et deux évacuations faites à un court intervalle n’avaient pu vider les hôpitaux. Enfin les deux provinces conquises étaient dans une anarchie complète ; il fallait gouverner, calmer et protéger le peuple, qui se trouvait subitement abandonné de ses anciens maîtres, et l’on peut dire que, même dans le cas où l’on eût été dans la saison favorable et avec des forces suffisantes, il fallait borner momentanément la conquête. Le repos accordé à l’armée eût été absolu sans les insurrections du quadrilatère et de Go-cong, qui se produisirent quelques mois plus tard.

Le temps d’arrêt qui suivit la prise de My-thô était impérieusement commandé. Il fut employé utilement, et c’est de l’hivernage de 1861 qu’il faut dater l’établissement des Français en Cochinchine. Les instructions de notre gouvernement se trouvaient non-seulement suivies, mais même dépassées. Le commandant en chef s’appliqua pendant cet hivernage à faire accepter notre domination aux Annamites et à développer nos moyens d’action. Il créa un hôpital pour les indigènes, ce qui fut auprès d’eux un puissant moyen d’influence. Il institua des écoles pour enseigner la langue du pays aux Français et le français aux habitans de l’Annam ; il fit imprimer à Bang-kok un vocabulaire cochinchinois rédigé par son ordre. Les routes, les ponts furent réparés ; de nouvelles routes furent ouvertes ; on construisit des casernes, des magasins à poudre, d’autres magasins pour les vivres et les approvisionnemens, des salles d’hôpital, des cales pour le montage des canonnières. Les travaux de construction d’un phare au cap Saint-Jacques furent commencés ; l’importance du fort du Sud fut triplée. Le commandant en chef augmenta la flottille, approvisionna Saïgon de bois par des trains flottans qui descendirent le Vaï-co et le Don-naï. Il créa un matériel roulant de quarante voitures attelées, porta la cavalerie de cinquante chevaux à deux cents chevaux, le corps des coulies à neuf cents. Il arma une compagnie cantonnaise, une compagnie annamite, et renforça le corps expéditionnaire de la garnison de Canton, qui valait mieux que des milliers d’Annamites. Enfin il fit venir du nord de la Chine des hommes, des canons, des fusils et des mules. la fin de cette saison d’hivernage, le peuple ne se débattait plus que sur quelques points isolés, la sécurité de la province de Saïgon était complète, et tel marchand français se rendait seul à cheval de Chô-leun à Tay-ninh pour y faire le commerce de la droguerie du pays. Le mouvement des échanges avait décuplé à la ville chinoise, ainsi que le prouvent les relevés officiels. Les convois de bateaux qui se rendaient de Saïgon à My-thô dépassaient souvent un chiffre de deux cents. Quand le contre-amiral Bonard prit le commandement des mains du vice-amiral Charner, toutes les ressources, développées avec suite pendant l’hivernage, étaient prêtes. Quinze jours après, Bien-hoa était enlevé sans résistance sérieuse de la part de l’ennemi. Le caractère des événemens militaires qui se sont succédé depuis quatre ans en Cochinchine est désormais fixé. Trois faits de guerre se dégagent des autres, qui ne sont qu’accessoires, et les dominent. Ces grands traits des à présent sont arrêtés, et sont destinés à émerger de l’ombre que le temps appesantit de plus en plus.

Le premier fait de guerre est la prise de Saïgon par l’amiral Rigault de Genouilly, le 17 février 1859. La pointe qui fit tomber Saïgon fut hardie et brillante ; la pensée d’établir au cœur de la plus riche province annamite un centre d’action désormais européenne était une pensée féconde ; mais elle ne devait pas rapporter ses fruits immédiatement. L’amiral Rigault, dépourvu de ressources suffisantes, pressé par des considérations plus fortes que sa volonté, fut contraint d’évacuer Saïgon. Pendant un an, notre occupation en Cochinchine se borna à celle du fort du Sud, d’un fort séparé de Saïgon par un cours d’eau, — sans action sur cette ville et sur son commerce. Quant à Touranne, malgré les vertus de guerre et de dévouement que le corps expéditionnaire y pratiqua, ce n’était qu’une base pour marcher sur Hué. L’occupation de Touranne ne se relie en rien aux opérations de guerre telles qu’elles ont été conduites, et représente un effort qui n’a pas abouti.

Le second fait eut une influence considérable sur la fondation de notre établissement en Cochinchine, sur la direction de la guerre et le succès de nos armes. Il est absolument inconnu en France. C’est la reprise de Saïgon par l’amiral Page au mois de décembre 1859, et le tracé des défenses de la place. La possession de Caï-maï nous donna l’Arroyo Chinois et le marché de Chô-leun. Le coup porta si juste que les Annamites demandèrent aussitôt à entrer en négociations. Sans la guerre de Chine, qui éloigna presque tous nos moyens d’action et réduisit la garnison de Saïgon à une poignée d’hommes qui surent garder cette place, sans cette guerre qui raffermit les espérances du roi d’Hué, on peut supposer que le gouvernement serait venu à composition. La possession de Caï-maï se relie de la manière la plus heureuse au succès de la campagne qui fut décisive en Cochinchine. Quelle position bien différente eût été celle de l’armée expéditionnaire, si elle eût trouvé la petite garnison française établie au fort du Sud, les lignes ennemies se prolongeant jusqu’à l’Arroyo Chinois, et comprenant le marché de Chô-leun dans leur tracé ! Et que de difficultés pour ne pas recommencer la manœuvre du mois d’avril 1859 et ne pas attaquer les Annamites sur leur front !

Le troisième fait d’armes a donné la Basse-Cochinchine à la France : c’est l’enlèvement des lignes retranchées de Ki-hoa par l’amiral Charner, le 25 février 1861. Le vice-amiral Charner, en lançant l’armée qu’il commandait dans un choc suprême et dont l’issue est toujours incertaine, prit cette détermination si lourde, où tout est risqués et qui caractérise les grandes situations militaires. L’armée des Annamites fut écrasée ou dispersée, leur orgueil militaire abattu, le caractère de leur défense nationale altéré ; la prise de My-thô fut assurée, de My-thô, dont la chute, séparant l’empire du grenier sur lequel il comptait et qui le rendait fort contre l’esprit d’insurrection traditionnel du Tonquin, devait livrer l’empereur annamite à merci et l’amener à conclure la paix.


LEOPOLD PALLU.

  1. Le vice-amiral Charner, dans ses dernières instructions (4 décembre 1860) au capitaine de vaisseau Bourgois, commandant des forts de Ta-kou, lui faisait connaître qu’il devait se préoccuper de conserver les forts du Pel-ho, leur garnison, la flottille, que c’était là le point important de sa mission. Il fallait organiser un service de courriers du Peï-ho à Tche-fou, soit de concert avec le général Collineau et les autorités anglaises, soit avec la marine seule, s’il était impossible de s’entendre avec un tiers. Quelque coûteux que fussent ces courriers, ils le seraient moins que l’emploi d’avisos qui seraient exposés à périr. Le lieutenant de vaisseau des Varannes traça cette voie par une entreprise hardie exécutée au milieu de l’hiver et au prix des fatigues les plus dures. I ! fit cent quarante lieues on quatorze jours, et revint par la même voie avec les sept hommes qui l’avaient accompagné.
  2. Dépêche du vice-amiral Charner au ministre de la marine, Peï-ho 28 novembre 1860.
  3. C’est une marque de grande distinction, mais différente du signe de commandement, représenté à peu près de la même manière dans la marine.
  4. Tous les actes qui découlaient de ces pouvoirs exceptionnels devaient être ratifiés ; mais cette obligation n’amoindrissait pas l’étendue du commandement en chef des mers de Chine et de Cochinchine.
  5. Cette force navale comprenait 1 vaisseau de ligne, 2 frégates de premier rang à hélice, 5 frégates de premier rang à voiles, 1 frégate de deuxième rang à voiles, 1 corvette à batterie à hélice, 2 corvettes à barbette a hélice, 2 avisos de première classe à hélice, 1 aviso de deuxième classe à hélice, 2 avisos de flottille à hélice, 1 aviso de première classe à roues, 6 avisos de flottille à roues, 7 bâtimens de flottille à voiles, 5 canonnières de première classe à hélice, 16 canonnières en fer démontables, 5 grands transports à batterie à hélice, 4 transports-écuries à hélice, 8 transports de 1,200 tonneaux à hélice, 1 transport-atelier à hélice : en tout 70 navires de guerre, dont 14 à voiles et 56 à vapeur. Sept navires loués à la Compagnie péninsulaire et orientale servaient à assurer les communications sur une si grande étendue de côtes.
    4 officiers-généraux, 13 capitaines de vaisseau, 22 capitaines de frégate, 95 lieutenans de vaisseau, 105 enseignes, environ 100 aspirans, 100 médecins, 100 officiers d’administration, 8,000 marins, composaient le personnel. L’artillerie s’élevait à 474 bouches à feu, la force nominale des machines à 7,866 chevaux-vapeur.
  6. Le chef d’escadron d’état-major de Cools fut désigné pour remplir ce poste. Un capitaine d’état-major lui fut adjoint.
  7. La Dragonne, la Mitraille, l’Alarme, le Prégent, l’Alom-Prah.
  8. L’ouvrage neuf.
  9. Tel était l’aspect de Saïgon au mois de février 1861. Depuis cette époque, sous le commandement du vice-amiral Charner, de grands travaux ont été exécutés, principalement par le génie. La plaine est assainie ; les eaux s’écoulent dans le fleuve par des saignées. De belles routes, larges comme des routes impériales de France, ont été construites. Les rues de Saïgon existent ; les maisons sans doute viendront plus tard. L’arsenal a été fondé. Ces travaux néanmoins modifient peu l’aspect de Saïgon vu du fleuve. Comme autrefois, rien ne rappelle l’idée d’une ville. On a devant soi un paysage plat, sans caractère, que la présence de l’homme anime à peine.
  10. Celle que portèrent les Cambodgiens dans le Cambodge annamite.
  11. Il fut ouvert le 22 février 1860.
  12. Les marins abordeurs étaient armés de sabres d’abordage et de pistolets-revolvers.
  13. Décembre 1859.
  14. Les arroyos communiquant avec deux fleuves et se déversant ainsi par deux embouchures, les expressions droite et gauche dans ce récit indiqueront toujours la droite et la gauche stratégiques.
  15. Le capitaine de vaisseau d’Aries, pendant l’absence de l’amiral, eut le commandement supérieur de toutes les forces qui restaient à Saïgon, sur terre et sur eau.
  16. Sauf l’assaut infructueux du mois d’avril 1859.
  17. « Un affût de pièce de 12 fut cassé. Deux têtes de boulons s’enlevèrent, une vis de pointage fut faussée. La batterie de 12 remplaça son affût cassé, remit les boulons sautés ; mais elle ne parvint que très difficilement à redresser sa vis de pointage. Il était à souhaiter pour les pièces de 12 que le lendemain, qui nous promettait une affaire beaucoup plus sérieuse, le terrain fût meilleur. » — Rapport du lieutenant-colonel de l’artillerie de terre Crouzat.
  18. Des marins débarqués, capitaine Prouhet.
  19. « Le commandant du génie, voyant l’énergie de l’attaque, qui durait depuis trois quarts d’heure, diminuer… » — Rapport du chef de bataillon du génie Allizé de Matignicourt sur la journée du 25 février 1861.
  20. La 6e et la 7e compagnie de chasseurs à pied prirent part à l’attaque de gauche ; la 8e soutint trois pièces de montagne à droite.
  21. La compagnie indigène était forte de 80 Annamites. Elle marcha avec l’infanterie de marine, et se conduisit bien.
  22. L’enseigne Larcignère avait eu le flanc gauche emporté. Quand il fut à l’ambulance, on jeta sur lui un drap pour empêcher ses entrailles de se répandre. Qu’il souffrait, ce malheureux ! Il ouvrait la bouche d’une manière démesurée, il ne disait rien ; mais ses traits remplis d’angoisse se contractaient comme s’il eût arrêté des cris épouvantables qui voulaient sortir de sa poitrine. Le colonel Testard se démenait à l’ambulance et marchait ferme, tout nu, avec des exclamations d’impatience : « Eh bien ! qu’est-ce donc ? Je me sens la tête lourde. Qu’est-ce que j’ai donc là ? » Et il portait la main à son front avec un geste d’ennui. Il avait une balle qui lui était entrée d’un demi-pouce dans la tempe gauche. Son soldat d’ordonnance essayait de le ramener sur un lit ; mais il se relevait toujours. Un chirurgien, debout dans un coin de la chambre, regardait ce vivant à moitié mort, qui parlait, et qui dans quelques heures ne parlerait plus. Il était impossible de le panser, et c’eût été du reste inutile. Il mourut le lendemain 20 février, à trois heures, à Cho-quan. — Un homme qui avait reçu une balle dans le ventre fumait sa pipe. Quand il vit l’aumônier, il lui dit : « Oh ! moi, monsieur le curé, je sais que je n’en ai pas pour longtemps. — Eh bien ! mon ami, voulez-vous vous préparer ? — Volontiers. » Il fit sa confession et mourut une heure après. C’était un homme de peuple, qui s’exprimait avec cette aisance naturelle qu’on rencontre chez les Tourangeaux et les hommes du centre de la France.
  23. Au centre de ce réduit, dans une pièce d’eau, il y avait un caïman de taille moyenne qui paraissait conservé là comme un animal de luxe.
  24. Un corps de cavalerie lancé, dans la matinée du 25 février, au moment où les troupes victorieuses couronnaient les remparts de l’ennemi, eût complété sa déroute et l’eût empêché de joindre immédiatement la ville du Tribut. Il n’eût cependant pas fait l’armée annamite prisonnière, comme on l’a dit. Les Annamites ne sont jamais acculés. Pour employer l’expression d’un de leurs généraux qui leur adressait un reproche public, « ils disparaissent comme des rats. » Il leur restait ici le marais de l’Avalanche, où des troupes européennes n’eussent pu les poursuivre ; mais la cavalerie du corps expéditionnaire se réduisait à quelques chasseurs d’Afrique et quelques lanciers tagals, en tout une trentaine d’hommes commandés par le capitaine Mocquart, le contingent demandé au capitaine-général des Philippines ayant complètement fait défaut, comme on l’a dit ailleurs. Enfin il ne fut pas possible de suppléer l’effet de la cavalerie par celui de quelques pièces de montagne : toutes les réserves avaient dû être lancées pour décider le succès.
  25. Ce serait la base d’opérations d’une armée qui marcherait sur Hué.
  26. « Mais il est une hypothèse qui par son caractère politique appelle à l’avance votre examen et celui de votre collègue. Il se pourrait que le développement et le succès de nos opérations, en inspirant à l’empereur de la Chine des craintes pour sa sécurité personnelle, lui fissent prendre le parti d’abandonner sa capitale et de se retirer, pour attendre la suite des événemens, dans les parties les plus reculées de son empire. C’est là un danger que votre prudence devra s’employer à conjurer… » — Le ministre des affaires étrangères au baron Gros, avril 1860.
  27. « Organisons et fortifions le pays conquis ; conservons-y pendant plusieurs années une force respectable (trois ou quatre-mille hommes) : les Annamites, déjoués dans toutes leurs tentatives pour recouvrer leurs postes et réduits à l’impuissance, finiront par demander la paix. » — Saïgon 29 mars 1861, le vice-amiral Charner au ministre de la marine.