Éditions de l'Action canadienne-française (p. 128-132).


XV

RÉVEIL DES IROQUOIS — VAINE POURSUITE



LES FUGITIFS étaient partis depuis déjà quelque temps et la plupart des Iroquois dormaient encore, cuvant leur vin ; d’autres commençaient à ouvrir les yeux. Loup-Cervier et son frère, complètement dégrisés, s’aperçurent avec stupeur de l’absence des Français…

Poussant des cris de rage, ils éveillèrent les dormeurs et leur apprirent qu’ils avaient été joués !

Le chef se refusait à croire la chose possible ; Loup-Cervier l’amena sur le rivage ; le jour commençait à paraître et l’on pouvait vaguement distinguer, au loin, sur le lac, une suite de canots :

— Vois ! Ils fuient, ils vont descendre la petite rivière !

— Ils avaient donc des canots ! s’écria rageusement le chef, et nous qui n’en avons pas, ici !

— Je n’en ai qu’un seul, dit Loup-Cervier, mais veux-tu que je les poursuive, pour essayer de les retarder ?

— Hé, pars avec un autre et faites ce que vous pourrez, s’écria le chef ; nous allons tous reprendre la route du bourg et de là monter à la rencontre des Visages-Pâles, ou bien les poursuivre s’ils sont en avant de nous !

— Je pars, dit alors Loup-Cervier, et malheur à qui je pourrai rejoindre !

L’Iroquois partit alors avec son frère à la poursuite des fugitifs ; plus vifs et plus habiles que les Blancs à manier l’aviron, ils allaient, pensaient-ils, arriver avant eux à la rivière…

Les Onontagués, tous pleinement éveillés maintenant, hurlant de dépit et de rage, saccagèrent le fort et y mirent le feu et, tandis que les lueurs de l’incendie éclairaient de leur sinistre éclat les environs du lac Gannentaha, les Peaux-Rouges s’acheminaient au pas de course vers leur village, pour continuer ensuite par un autre chemin et couper la retraite aux Français…

Mais ceux-ci, suivant la direction que leur avait donnée le brave Huron, passèrent chez les Sénécas et de là poursuivirent vivement leur voyage… les Indiens, furieux, suivirent longtemps mais inutilement leur piste : ils ne purent jamais les rejoindre.

Arrivés enfin à Ville-Marie, après un long et pénible voyage et de nombreux détours, ils purent relater leurs exploits et les dangers incroyables de leur fuite presque miraculeuse ; le nom du loyal manchot fut partout répété avec admiration.

Le chasseur retourna à Québec et résolut de s’établir dans la campagne environnante ; les Hurons dispersés occupaient maintenant le village de Lorette et ce fut là que Jean Brisot se fixa avec son fils.

La fidèle Onata n’avait pas eu la force de suivre la troupe durant la longue randonnée du retour ; elle était restée chez les Indiens sénécas qui la reçurent avec bonté.

Jeannot se fit bientôt des amis et des camarades parmi les villageois, mais il grandissait, et son père voulut lui faire commencer ses études. À la demande de Brisot, le jésuite, qui desservait la mission, consentit à lui faire tous les jours quelques heures de classe ; ce jésuite était le même missionnaire qui avait séjourné si peu de temps à Gannentaha ; il avait donc connu Amiscou et il en parlait fréquemment avec son jeune élève.

— Il était singulièrement bien doué, ce brave manchot, dit un jour le prêtre ; j’ai toujours regretté de n’avoir pu continuer à l’instruire. J’avais été vivement impressionné par le naïf récit qu’il m’avait fait de sa vie ; je suis convaincu qu’il est au ciel… il a versé son sang pour te sauver, petit Jeannot, il était bon et loyal, et Dieu a sûrement ratifié le baptême « in extremis » que lui a conféré le capitaine Dupuis.



Bien des années plus tard, lorsque Jeannot fut devenu un homme, établi, lui aussi, aux environs de Lorette, il voulut refaire le voyage au pays des Sénécas, en compagnie de son père. Le chasseur, blanchi par les années, mais encore viril, se rappelait fort bien le trajet suivi jadis en sens inverse par la troupe des fugitifs de Gannentaha.

Ils contournèrent le lac Seivisala jusqu’aux abords de la petite rivière et s’arrêtèrent au site jamais oublié où s’était accompli l’héroïque dévouement de leur ami de race indienne.

Le bois était devenu extrêmement dense, mais on retrouva le groupe des jeunes sapins d’alors, maintenant des arbres géants ; en les examinant avec attention, le chasseur y découvrit la trace des incisions faites jadis avec son couteau et qui marquaient d’une cicatrice l’écorce rugueuse des troncs.

À l’ombre des grandes branches résineuses, dans cette terre de forêt, où, depuis quinze ans, Amiscou dormait de son dernier sommeil, ils plantèrent une croix de bois blanc et Jeannot y inscrivit les mots suivants :


« Grand-Castor — 32 ans — loyal Huron
« Ci-gît un héros qui donna sa vie
« pour sauver celle d’un enfant. »


« (mars 1657) »


FIN



Québec, septembre 1937