La blessure/Texte entier

Éditions Albert Lévesque (p. -160).

LA
BLESSURE
MAXINE
ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
 LES ROMANS SOCIAUX


LA BLESSURE














DU MÊME AUTEUR

IOuvrages pour Enfants :

Fées de la terre canadienne (1928)
Le Petit page de Frontenac (1930)
Les Orphelins de Grand’Pré (1931)
Jean la Tourte (1932)
La Huronne (1931).

IIOuvrages pour Adultes :

Moment de Vertige (Roman 1931).


Tous droits réservés. Canada, 1932.
MAXINE

LA BLESSURE
ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
MONTRÉAL 1932

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR


Cet ouvrage inaugure une série que nous avons intitulée, à dessein, « Les Romans Sociaux ».

Le genre littéraire, couramment appelé roman, est exploité sous diverses formes, depuis le roman pur jusqu’à la biographie romancée, y compris le roman historique, le roman d’aventures, le roman policier, le roman réaliste, le roman de mœurs, le roman à thèse, etc., etc. Henri Brémond s’essayait naguère à expliquer la poésie pure et Bernard Grasset, à flageller les déformations du roman ou ses dérivatifs.

Nous n’entreprendrons pas ici le procès du roman dans ses multiples variétés. Nous voulons simplement souligner les motifs qui nous ont entraînés à inaugurer notre série « Les Romans Sociaux ». Les écrivains canadiens-français ont surtout écrit jusqu’ici des romans pour propager des idées, pour développer une thèse et la vulgariser, pour faire aimer une œuvre et s’en faire les apôtres. Ce genre, quoique un peu bâtard, doit-il subsister ou se heurter à des portes closes ? Sans doute, au strict point de vue littéraire et artistique, est-ce un dérivé qui dégénère parfois en abus. Mais la littérature d’un peuple ne doit-elle contenir que des œuvres d’art pur et simple ? Nous ne le croyons pas. Les œuvres utilitaires, marquées d’une teinte apostolique, ont le droit de vivre aussi bien que les œuvres documentaires, scientifiques, techniques ou simplement artistiques.

La série « Les Romans Sociaux » contiendra des ouvrages plutôt destinés à propager des idées, à développer une thèse, à servir une cause, à vulgariser le bien moral qu’à enrichir le patrimoine de la littérature pure, qu’à illustrer le beau artistique.

La critique littéraire est priée de tenir compte du dessein des auteurs qui présenteront leur ouvrage sous le signe de cette série, en les analysant en fonction de la fin qu’ils poursuivent.

ALBERT LÉVESQUE,
éditeur.

LETTRE-PRÉFACE


Lettre de Monsieur l’abbé Victorin Germain, Directeur du Placement des Enfants Abandonnés de la Crèche, à Maxine, concernant son roman social « La Blessure ».


Chère Madame,

Je viens de lire, tout d’un trait, la primeur de votre nouveau roman.

Un roman ? Un récit fictif ? Mais non, une histoire de tous les jours, un peu enjolivée, romancée, comme on dit, mais, encore une fois, une histoire renouvelée maintes fois chaque année.

Des nombreux enfants de la Crèche que nous avons placés depuis 1901, très peu n’ont pas donné satisfaction, et, sur ce petit nombre, quelques-uns doivent à la maladresse même de leurs éducateurs, bien plus qu’à une prétendue hérédité, le résultat déplorable de leur prise en adoption. Les autres, le très grand nombre, il y en a de trois mois, il y en a de trente années passé, font l’ordinaire ou l’extraordinaire consolation de leurs parents.

Élevés vertueusement, plusieurs nous sont connus qui offrent pour l’expiation et le salut de leurs parents, loin de les maudire, les épreuves morales que leur ont values et que leur valent encore parfois de la part de personnes grossières, l’humilité même de leur origine.

Cette origine, à part certains cas qui tiennent beaucoup du roman, reste difficilement secrète ; c’est la bonne éducation, c’est la respectabilité de vie, c’est la valeur morale, c’est l’esprit de devoir qui la fait oublier autrement mieux qu’un acte d’adoption.

N’allez pas croire, cependant, que je sous-estime les avantages de l’adoption légale, telle qu’elle se pratique maintenant dans notre province, et telle que la prône votre roman social. Vous n’ignorez pas, en effet, qu’après six mois ou plus d’essai, le couple qui aime le pupille de la Crèche, comme s’il était son propre enfant, peut désormais lui procurer tous les avantages et privilèges d’un héritier naturel ; munis de la permission de la Crèche et de l’acte de naissance, les parents ou leur procureur se présentent devant un juge de la Cour Supérieure, en chambre ; le juge constate l’origine de l’enfant, mais toute trace en reste là. Ce pupille, par décision judiciaire, est désormais, devant la loi, l’enfant tout court, le fils ou la fille de M. et Madame Un Tel.

Aussi, est-ce sagesse que de se prévaloir de cette procédure ; car advenant la mort de l’un ou l’autre des conjoints, l’adoption légale d’un enfant de sexe différent se trouve interdite à toute personne seule ; et ni le nom, ni les biens ne sont dévolus de droit à tel enfant privé de l’adoption légale ; et les complications surviennent de toutes sortes…

Votre livre, en intéressant l’imagination du lecteur, par son affabulation, ne manquera pas de le faire réfléchir, non seulement sur la thèse principale, mais sur tous les à-côtés d’un sujet aussi pathétique et qui fait tant appel à toute conscience où n’est pas entièrement éteint le sens des responsabilités.

Au nom des religieuses de la Crèche S.-Vincent-de-Paul, et au nom des enfants placés en adoption depuis 1901, je vous remercie bien vivement pour tant d’intelligente sympathie et un aussi précieux service intellectuel.

J’ajoute mes félicitations personnelles et l’hommage de mon profond respect en N.-S.

V. GERMAIN, Ptre.


Québec, le 10 juin, 1932.


LA BLESSURE



« Le passé nous ronge et nous tue si nous ne nous laissons pas défendre par les forces neuves du présent. »
Cahuet


PROLOGUE




DANS le parloir de l’institution, une dame attendait. Petite et presque frêle dans sa toilette sombre, coiffée d’un petit feutre noir, elle semblait, au premier abord, plutôt jeune, mais les mèches de sa chevelure qui frôlaient ses joues pâles, étaient complètement blanches ; quelques rides marquaient sa peau lisse et fine, et ses yeux, d’un bleu sombre, semblaient garder dans la douceur triste du regard, l’empreinte de bien des larmes…

Une religieuse s’approcha :

— Vous désirez, madame ?

— Visiter la Crèche, s’il vous plaît.

— Ce n’est pas jour de visite, madame…

— Je suis ici de passage seulement, j’aurais voulu visiter ; mais, si c’est impossible…

— Je vais demander à notre mère supérieure… Votre nom, s’il vous plaît ?

— Madame Saint-Denis.

— Je vais m’informer tout de suite, veuillez attendre madame.

Quelques instants plus tard, la religieuse revint, accompagnant la supérieure.

— Suzanne ! Quelle bonne surprise ! s’écria celle-ci, en donnant à la visiteuse un baiser sur chaque joue.

— Chère amie, dit madame Saint-Denis, je ne vous savais pas à Québec, je vous croyais en mission !

— Je suis revenue ici depuis déjà trois ans… Vous désirez visiter ?

— Si c’est possible ; j’ai rencontré cette semaine une amie qui m’a tant parlé du pathétique de cette institution, que j’ai désiré la voir moi-même !

— Vous habitez toujours Val-Ombreux ?

— Toujours ! Et je ne fais que de rares apparitions en ville !

— Notre institution n’est ni assez grande, ni assez moderne. Nous faisons de notre mieux, mais les petits abandonnés deviennent de plus en plus nombreux… nous sommes en instance auprès des autorités… nous voulons de l’aide pour réaliser le projet que nous faisons d’un établissement plus grand, plus hygiénique, enfin plus en rapport avec les nécessités des temps et le progrès de la science…

— Où serait cette institution ?

— Sur le Chemin Ste-Foy… Mais allons ! Sœur Saint-Amable va nous accompagner et vous allez voir tous nos pauvres petits !

On monta un escalier et on suivit un long corridor ; la sœur ouvrit une porte. Dans un grand dortoir, une trentaine de petits lits étaient alignés.

— On peut entrer ? questionna la visiteuse.

— Certainement.

Madame Saint-Denis entra. Les bébés dormaient presque tous. Les uns souriaient aux anges et semblaient pleins de santé ; les autres plutôt rachitiques et presque laids… certains d’entre eux tendaient leurs petits bras dans une muette et inconsciente supplique. L’un d’eux pleurait un peu. De sa main gantée, la visiteuse le tapota tout doucement… « La… la… la… » fit-elle, et le pauvre bébé se calma.

À la tête de chaque petit lit était suspendue une étiquette, marquée d’un seul nom : « Madeleine », « Pierre », « Hedwidge », chaque bébé avait le sien.

Après avoir visité ainsi plusieurs dortoirs, tous à peu près semblables, madame Saint-Denis s’écria :

— Mais, dites-moi donc, combien en avez-vous ? Il me semble que vos bébés sont innombrables !

— Nous en avons plus d’une centaine ! Ceux que vous avez vus varient en âge de huit jours à un an !

— En avez-vous qui marchent ? Qui peuvent parler, jouer ?

— Sans doute, et vous allez les voir ! Nous les gardons jusqu’à trois ans ou environ. Il y en a une trentaine de ceux-là. Voici une de leurs salles de récréation, continua la religieuse, ouvrant une porte.

Là se trouvaient une quinzaine des plus grands bébés. Les uns se berçaient sur des petits chevaux de bois, les autres dans de petites chaises berçantes, d’autres encore se laissaient glisser, avec des cris de joie, sur une planche en pente, glissoire improvisée qui semblait faire leur bonheur ! C’était touchant et navrant à la fois…

— Et ce petit, qui ne joue pas ? fit madame Saint-Denis, avisant un bambin pâle, à grands yeux noirs, qui pensif, assis par terre, nouait et dénouait ses petits doigts.

— Celui-là, dit sœur Saint-Amable, c’est un petit rêveur. Il se tient souvent seul, comme vous le voyez là. Il a toujours l’air de chercher quelque chose !

— Est-il intelligent ?

— Très intelligent ; Marcel venez ici, appela la sœur.

L’enfant se leva tout de suite, et s’approcha.

— Bonjour, petit Marcel, dit madame Saint-Denis ; veux-tu me donner la main ?

L’enfant leva les yeux vers elle et tendit sa petite main sans hésiter.

— Cher petit, dit la visiteuse, comme tu es sérieux ! Ne sourit-il jamais ? dit-elle à la sœur.

— Oui, madame, très souvent. Marcel, nous irons tantôt, si vous êtes sage, faire une promenade dehors… Êtes-vous content ?

L’enfant regarda la religieuse, et sa figure s’illumina d’un charmant sourire, qui creusa deux délicieuses fossettes dans ses joues pâles…

— Cher mignon ! fit madame Saint-Denis, en l’embrassant : vous ne consentiriez pas, ma sœur, à me le confier pour un mois ou deux ?

— Songeriez-vous à une adoption ?

— Nullement ! Mais je me disais qu’un séjour à la ferme mettrait du rose à ces joues pâles et un peu de vigueur dans ces petits membres là !

La supérieure ne répondit pas et on continua la visite. Lorsqu’elle fut terminée, on retourna au parloir.

— Je suis émerveillée, dit madame Saint-Denis, de la manière admirable dont vous tirez parti du peu d’espace que vous avez pour un si grand nombre de bébés. Dites-moi, ces pauvres petits, sont-ils tous vraiment les enfants du vice ?

— Pas du vice, répondit avec indulgence la sainte religieuse, mais des suites de la pauvre faiblesse humaine… de la légèreté… d’accidents… que sais-je ? Tous, cependant, sont des abandonnés. Et à ce titre ils ont droit à notre charité !

— Qui leur donne un nom ?

— Nous-mêmes, lorsque nous les faisons baptiser sous condition à leur arrivée. Quelques-uns, cependant, ont un nom attaché à leurs vêtements… c’est l’exception.

— Et le petit Marcel ?

— Celui-là nous est survenu dans des circonstances exceptionnelles… Racontez donc à madame Saint-Denis, ma sœur Saint-Amable, l’arrivée de ce bébé !

— C’était en 1903, au mois de septembre, dit la sœur. Il était environ neuf heures, il faisait déjà noir. On sonne… J’ouvre le guichet de la porte et j’aperçois une femme âgée qui tient un bébé dans ses bras.

— Je viens laisser ce bébé ici, dit-elle, il n’a pas de parents.

— Vous n’êtes pas sa grand’mère ?

— Aucunement parente du bébé. Permettez-moi d’entrer, ma mère, je vais vous raconter la chose.

Je la fis entrer, et voici, presque textuellement, ce qu’elle me raconta :

« Je suis étrangère, je demeure aux États-Unis, à Waterville. Nous sommes là beaucoup de Canadiens-français. J’ai des parents à Montréal et aux environs de Québec et je suis venue les voir. Hier, je me trouvais à bord du bateau venant de Montréal. Parmi les passagers de seconde, je remarquai une jeune femme, à l’air extrêmement malade, qui tenait dans ses bras un tout jeune bébé. Depuis quelque temps, il pleurait beaucoup, et je voulus l’aider à le calmer : mais elle refusa en me remerciant poliment. Soudain, je la vis pâlir et le bébé glissa sur ses genoux… je me précipitai et je le saisis à temps pour l’empêcher de rouler par terre ! Je regardai la mère, elle semblait évanouie… J’avertis alors la gardienne, qui lui donna des soins et, au bout de quelques minutes, elle ouvrit les yeux.

— Mon bébé ? murmura-t-elle.

Je lui montrai l’enfant qui s’était endormi dans mes bras. Elle le saisit et le couvrit de baisers convulsifs…

— Je vais mourir ! murmura-t-elle.

— Non, non, dis-je, au matin nous serons à Québec et vous verrez un docteur !

— Je vais mourir avant ça… je le sens ! Mais lui, pauvre petit, que ne puis-je l’emporter avec moi !… Ah ! Je me savais mourante… mais j’espérais pouvoir me rendre…

— S’il vous arrive malheur, où voulez-vous qu’on porte le bébé ?

— À la Crèche !

À ce moment la gardienne revint suivie d’un médecin de Québec, qui se trouvait parmi les passagers.

Il prit le pouls de la malade, se pencha vers elle l’ausculta et hocha la tête…

— Rien à faire, dit-il à demi-voix, elle ne verra pas le jour… c’est une affaire d’heures… peut-être de minutes ! Y a-t-il un prêtre à bord ?

— Non, fit la gardienne.

Le médecin se pencha de nouveau sur la malade qu’on avait étendue sur une banquette, et questionna :

— Votre nom ?

— Jeanne…

— Vos parents ?

— Je n’en ai plus !

— Le père de l’enfant ?

— Il n’a pas de père !

— D’où venez-vous ?

— Je… je… j’ai pris le bateau à Montréal, articula-t-elle faiblement.

— Ce petit est canadien ?

— Oui, canadien-français… et posant sur ses lèvres mourantes la petite main du bébé, elle ferma les yeux.

Quelques minutes plus tard, elle était morte ! Je pris le bébé et je le gardai jusqu’au matin. J’ai dû rester pour témoigner de ce que j’avais vu… mais les premières démarches pour identifier la pauvre morte n’ayant pas donné de résultat, je vous apporte l’enfant tel que sa mère l’a désiré. »

Cette femme me dit qu’elle avait averti les autorités du fait que l’enfant serait déposé à la Crèche. Elle ne se nomma pas, mais elle donna le nom du médecin et celui-ci confirma plus tard tout ce qu’elle avait dit. L’enfant était convenablement vêtu. Sur un papier épinglé à ses vêtements, on lisait ces quelques mots écrits au crayon : « Marcel, mon bébé adoré ! Que ne puis-je te garder avec moi ! »

Nous avons pris des informations. La mère ne portait pas d’alliance et son linge très propre et même joli n’était pas marqué. Dans sa sacoche, il y avait un dollar en argent et une petite médaille scapulaire. Elle a été enterrée au cimetière Saint-Charles dans la fosse commune !

— Et vous n’avez jamais rien appris ? dit madame Saint-Denis, les yeux humides.

— Jamais !

— Pauvre mignon ! Laissez-moi l’amener un peu à la campagne !

La supérieure hésita… c’était peut-être une adoption en perspective, et l’enfant serait si bien auprès de cette amie, dont elle connaissait le grand cœur.

— D’habitude, dit-elle, nos enfants ne nous quittent que pour des parents adoptifs. Mais je puis faire une exception en vue de la santé de l’enfant et accepter votre offre généreuse… Quand désirez-vous l’amener ?

— Tout de suite ! Je prends le train pour Val-Ombreux à six heures !

— Alors, dit Sœur Saint-Amable, je vais préparer mon petit rêveur !

Lorsque les deux amies se trouvèrent en tête-à-tête, la supérieure dit :

— Suzanne, vous êtes seule au monde ! Pourquoi ne l’adopteriez-vous pas ?

— Pour bien des raisons, chère amie. D’abord, je n’en ai pas les moyens, et la petite pension que me sert le gouvernement d’Ottawa, depuis la mort de mon mari, finira avec moi… Ensuite et surtout, je ne veux pas donner à un étranger le nom de mon mari, la place de mon fils… Ces deux deuils remplissent ma triste existence… il ne pourrait plus y entrer une nouvelle affection !

— Le cœur de la femme est maternel… et il se dédouble ! Dieu l’a voulu ainsi ; vous pourriez vous attacher à ce petit !

— Pour le protéger… lui procurer du bien-être … un peu de soleil et de grand air… mais pas pour le faire mien ! Je paierai, chez le fermier, une petite pension pour lui, et je vous le ramènerai dans quelques semaines, en septembre au plus tard !

— Comme vous voudrez, Suzanne. Je comprends que votre cœur porte encore les stigmates de vos deuils cruels. Mais, croyez-moi, faire du bien à un petit être faible et sans appui, lui donner un foyer, cela vous deviendrait une douce consolation. Cependant, vous êtes seule juge de la chose. Je reprendrai le petit Marcel en septembre, ou avant si vous le désirez.


Le même soir, Madame Saint-Denis descendait à la gare de Val-Ombreux, tenant par la main un petit enfant pâle et fatigué. On l’installa près d’elle dans la voiture qui l’attendait et au bout de quelques minutes, on atteignit la maison.

Une vieille bonne ouvrit la porte…

— J’ai ici un petit enfant qui dort, Césarie, fit Madame Saint-Denis, venez le chercher !

La bonne descendit les marches du perron, s’approcha de la voiture et reçut dans ses bras le petit Marcel endormi.

On le coucha sur un canapé, et la voyageuse, aidée de Césarie, le déshabilla doucement sans l’éveiller et le recouvrit pour la nuit…


Suzanne Saint-Denis
à la révérende Mère Saint-Jean,
supérieure,
La Crèche, Québec.
Val-Ombreux,
Ce 20 décembre, 1915.

Voilà bien des mois, ma chère amie, que je vous laisse sans nouvelles. Ma santé délabrée est cause de mon silence prolongé. Mais je connais votre cœur et je sais que vous ne m’avez jamais taxée d’indifférence. Depuis bientôt dix ans, je ne suis jamais restée longtemps sans vous écrire !

Je n’ai que de bonnes nouvelles à vous donner de Marcel. Il se révèle un garçon intelligent, affectueux et attirant, quoique volontaire et un peu ombrageux… Il me semble très attaché.

Comme vous le savez, je ne lui ai jamais parlé de ses origines. Je lui ai dit que ses parents étaient morts et que j’étais sa marraine ! Jusqu’à ces derniers temps, je n’ai pas eu de peine à répondre à ses questions, mais on a dû lui dire quelque chose. Les autres enfants peut-être… « cet âge est sans pitié » car il m’a demandé un jour, il y a environ trois semaines : « marraine, qui était mon père ?… » Et sans attendre ma réponse, il a continué :

— Pourquoi, à l’école, m’appelle-t-on Marcel Pierre ? Il paraît que ce n’est pas mon nom !

— Écoute, mon petit Marcel, lui-ai-je répondu, c’est certainement ton nom. Je te l’ai donné moi-même à ta confirmation !

— Un nom de confirmation… ce n’est pas un nom de famille, marraine !

— C’est un nom qu’on a parfaitement le droit de porter, et ça suffit ! Ne te tourmente pas pour rien, lui ai-je répondu. Tiens, j’ai un message pour monsieur le curé ; va lui porter cette lettre, veux-tu ?

— Tout de suite, dit-il, et s’emparant de l’enveloppe, il partit en courant.

Depuis, il n’a plus jamais parlé de la chose, mais je le trouve moins gai, moins expansif, moins insouciant que par le passé ! Vous vous rappelez que je ne voulais pas, d’abord le garder ; puis, sans m’en rendre compte, tout de suite, je me suis mise à aimer cet enfant, à guetter ce sourire charmant qui, même alors, illuminait sa petite figure sérieuse… Et au lieu de l’envoyer à la ferme, je l’ai toujours gardé ici ! Il y est bien chez lui, le cher enfant. Cependant, je ne lui ai pas encore donné publiquement mon nom et il porte les deux siens : Marcel-Pierre.

Si Dieu me prête vie, j’espère compléter son éducation et lui donner la chance de se faire une carrière dans le monde. Il est remarquablement avancé pour ses douze ans ; il a un goût prononcé, un talent réel pour la musique et il est doué d’une très belle voix.

Priez Dieu, chère amie, qu’il me permette d’achever cette œuvre, qui, avec le temps, est devenue une tâche de pure affection, car je suis profondément attachée à mon jeune filleul.

Croyez-bien à l’assurance de ma fidèle amitié.

Suzanne Saint-Denis.

Quelques jours après avoir écrit cette lettre, madame Saint-Denis devint si malade, que le médecin, trouvant son état alarmant, lui suggéra d’avoir, pour quelque temps une garde auprès d’elle. Un soir, elle demanda le prêtre.

— Rien ne presse, dit la garde, mais si ça vous fait plaisir…

Lorsque le curé arriva, il la trouva très affaiblie ; elle lui parla longuement de Marcel et lui demanda :

— Consentiriez-vous à être son tuteur ?

— Sans doute, dit le curé.

— Je n’aurai pas grand’chose à lui laisser, ce cher enfant ; ma pension finira avec moi… mais il y a ma maison, le petit emplacement. La vente de cette propriété devrait suffire à son entretien et son éducation pour quelques années !

— Vous ne lui avez pas donné d’adoption légale ? Il ne porte pas votre nom ? dit le curé.

La malade hésita, puis elle reprit :

— Je n’ai pas cru devoir donner à ce petit, dont j’ignore l’origine, le nom sans tache de mon cher mari, le nom de notre fils, mort à cinq ans ! Je suis tendrement attachée à Marcel, mais c’est encore un enfant… Qui sait quel sang coule dans ses veines ? S’il allait subir une hérédité vicieuse… peu honorable… Certes, il ne m’a jamais donné à craindre. Il est très franc, semble avoir un cœur d’or. Mais l’atavisme et une ascendance douteuse peuvent se faire sentir, plus tard, à l’âge des passions…

Le curé soupira.

— C’est possible, dit-il. Cependant, je crois que dans le cas de Marcel, il a dû y avoir plutôt faiblesse que vice… Cet enfant n’est pas sans défauts, mais il a de grandes qualités !

— Je le sais… et j’aime cette fierté, cette franchise que je vois en lui. Comme je vous l’ai dit, j’aime cet enfant de tout mon cœur. Si Dieu me rappelle à lui, ayez en soin, mon père ! J’ai pris certaines mesures, mais il y a une date que je voudrais changer… avancer… Je vous ai…

Un accès de toux amena une légère hémorragie. Le curé avertit la garde, on appela le médecin. Personne ne songea à Marcel, qui, inquiet, était entré pour embrasser sa marraine, et blotti près de la porte restée ouverte, avait tout entendu…

Lorsque le curé l’aperçut, il lui fit signe d’approcher ; la malade lui sourit, mais n’eut pas la force de parler. L’enfant la regarda, un sanglot s’étrangla dans sa gorge et, se jetant à genoux auprès du lit, il prit dans ses mains la main glacée de sa protectrice et l’appuya sur ses lèvres tremblantes… D’un geste maternel, elle lui caressa la joue… puis ses yeux se fermèrent. C’était le coma, précurseur du long sommeil…

Marcel n’avait pas de parents, il n’avait plus de protectrice… plus de foyer… Il était triplement orphelin !



I




LA Croisette est presque déserte, malgré le clair soleil et l’atmosphère tiède et délicieuse de cette fin d’après-midi de février.

Quelques rares piétons sur cette promenade ordinairement encombrée et, auprès du kiosque de l’orchestre, un très petit auditoire.

C’est que Nice célèbre son carnaval ; aujourd’hui, c’est la bataille des fleurs et ce soir, le grand travesti… Toute la jeunesse élégante de Cannes s’y est rendue et ne reviendra qu’aux petites heures du matin.

Les mouettes décrivent au-dessus de la mer leurs cercles innombrables… elles planent et s’abattent sur le sable blond du rivage, pour reprendre presqu’aussitôt leur vol ; autour des quais dorment les barques et les yachts, et, au large quelques voiliers glissent, gracieux, onduleux, tandis que des canots-automobiles filent rapidement, creusant de longs sillages blancs dans le bleu de la mer. Le petit bateau de l’île Sainte Marguerite arrive au quai avec une quinzaine de touristes qui sont allés chercher des souvenirs de Bazaine et voir le cachot du Masque de Fer.

La dernière passagère est déjà sur le quai. Elle rejoint sa compagne, et toutes deux s’acheminent vers un des hôtels. Passant devant le Casino, elle dit :

— Allons prendre le thé ?

— C’est une bonne idée, mais il vaudrait peut-être mieux le prendre à l’hôtel, ma bourse est un peu dégarnie…

— La mienne suffira… mais ciel ! Je l’ai perdue ! C’est ce livre de malheur que je tiens précieusement sous mon bras, croyant que c’est ma bourse !

— Tu l’as peut-être laissée sur le bateau ?

— Ou dans le cachot de Bazaine !

— Retournons sur le quai, le petit bateau y est sans doute encore !

Les deux amies retournent rapidement sur leurs pas, cherchant vainement des yeux la bourse de suède beige ; elles arrivent au quai, en remontent le côté droit jusqu’à l’endroit où le petit bateau est ancré…

— Rien ! Rien ! dit la jeune fille, regardant partout autour d’elle… L’équipage n’est plus là… c’est inutile, je ne la reverrai plus !

— Pauvre toi ! Avais-tu une forte somme là-dedans ?

— Non ! Mais mes clefs, ma plume, des notes, une lettre, enfin un tas de petites choses…

À ce moment, un jeune homme s’approche et levant son chapeau, il dit :

— Vous avez perdu quelque chose, mesdames ?

— Oui, s’écria la jeune fille, ma bourse ! Une bourse carrée, en suède beige, marquée à mon nom en lettres brunes…

— Alors, dit le monsieur en souriant, sortant une bourse de sa poche, mademoiselle s’appelle Isabelle !

— Oh merci ! s’écria celle-ci en la reprenant joyeusement. Combien je suis contente de la retrouver !

— Où donc avait-elle été perdue ? demanda sa compagne.

— Je l’ai trouvée près du débarcadère du petit bateau de l’île Sainte Marguerite d’où venaient de descendre quelques touristes… Et, saluant poliment, mais vivement, le jeune homme repartit d’un pas élastique.

— Jeanine ! penses-tu qu’il est assez pressé ce monsieur ! C’est égal, je suis bien fière de ravoir mon bien ! Tout y est, continua-t-elle en examinant le contenu, quelle veine ! J’en avais presque fait le sacrifice ! Mais, qui donc est-il, ce garçon ? L’as-tu déjà vu ici, toi ?

— Oui, il me semble l’avoir déjà aperçu… tiens, je me rappelle, c’était le jour où nous avons pris le thé au Carleton… il était avec des américains.

— Il n’a pas l’air d’un américain ! Il n’en a pas l’accent… et pourtant, ce n’est pas un français…

— Comment peux-tu dire ça ? Tu ne le regardais pas, tu ne voyais que ta bourse !

— C’est ce qui te trompe, madame ! Je l’ai parfaitement vu ! Un grand brun, mince, droit, jeune, culotte de flanelle blanche et habit bleu-marine !

— Son chapeau ?

— En avait-il un ? Je ne l’ai pas vu ! Je n’ai vu que ses cheveux noirs !

— Il avait un feutre mou, gris foncé… il le tenait à la main… C’est un bel homme !

— Tiens, tu l’as remarqué, toi aussi ? Ah, ces veuves ! Ne vous y fiez pas ! Rien ne leur échappe !

Tout en causant, les deux amies étaient arrivées à leur hôtel et elles regagnèrent leurs chambres afin de s’habiller pour le dîner.

Comme la Croisette, la grande salle à manger de l’hôtel Alsace-Lorraine était presque déserte ce soir là. Lorsque Jeanine et Isabelle se mirent à table, celle-ci demanda au garçon :

— Où donc est tout le monde ce soir ?

— À Nice, pour le grand travesti !

— En effet ! C’est donc pour ça, continua-t-elle, s’adressant à son amie, que Cannes semble dépeuplé…

— Ton beau ténébreux y sera sans doute ce soir, dit Jeanine. Quel dommage de n’avoir pas eu des amis ici pour nous y amener ! Se mêler à la foule masquée… jouer la comédie de l’intrigue… se griser un peu de danse et de plaisir… quel bonheur !

— Eh bien, sais-tu que je n’y tiendrais pas… j’ai déjà vu des bals masqués, c’est la même chose partout… et bien plus amusant si l’on se trouve avec des amis qu’avec des inconnus !

— Toi, tu es mieux chez nous que sur la Riviera !

— Pardon ! Quand je vois, en plein hiver, des glycines, des roses, des violettes en fleurs sous le soleil, que je respire le parfum grisant des mimosas, je me trouve merveilleusement bien dans cet éden où nous sommes depuis deux semaines…

— Mais tu regrettes tout de même ton Saint-Laurent !

— Ne dis pas d’insanités, voyons ! J’aime infiniment cette mer bleue comme un saphir que nous avons ici, elle me semble plus bleue que le ciel… elle est à certains jours, bleue comme l’idéal !

— Cependant, tu disais hier…

— Je disais que je préfère, pour y vivre toujours, le Canada à l’Europe… et c’est vrai ! Mais ça ne m’empêche pas d’apprécier le merveilleux décor où nous sommes… et cette tiédeur de l’air. Chez nous, il y a peut-être vingt degrés de froid ce soir… brrr… ça glace rien que d’y penser !

Jeanine Durand, une jeune veuve, et Isabelle Comtois, son amie, étaient des canadiennes de Montréal. Madame Durand, à qui de petites rentes donnaient une bonne indépendance, faisait son premier voyage d’Europe. Isabelle, avait déjà fait la traversée quelques années plus tôt, avec son père, mais elle avait désiré accompagner son amie, et monsieur Comtois, qui l’idolâtrait, n’avait refusé à sa fille ni son assentiment, ni ses dollars. La jeune fille n’avait que son père, et un frère plus âgé qu’elle de quatre ans.

Isabelle était plutôt jolie que belle ; ses traits n’étaient pas parfaitement réguliers, mais sa figure plaisait par un charme tout particulier, à cause du bleu sombre de ses yeux, de sa peau fine et rosée, de sa bouche au sourire franc et joyeux, qui découvrait des dents très blanches entre des lèvres charnues, dont le carmin ignorait le secours de l’art. Des cheveux d’un blond doré encadraient bien ce visage attirant ; la jeune fille était de taille moyenne, mince, vive et très gracieuse dans ses mouvements. Un ravissant parfum de jeunesse et de franche gaieté semblait se dégager de toute sa personne.

Jeanine Durand était très belle, et son seyant demi-deuil rehaussait encore davantage sa chaude carnation de brunette. Pour se soustraire à une existence trop médiocre, elle avait fait un mariage hâtif et sans amour ; poussée par son ambition, par l’espoir d’une vie facile et par son grand désir d’avoir l’indépendance à tout prix, elle avait épousé un médecin, le docteur Durand, qui, au bout de deux ans de mariage, mourait des suites d’un accident d’automobile, laissant à sa jeune veuve une petite aisance. Ils n’avaient pas d’enfants. Ainsi Jeanine se trouvait libre, jeune, séduisante et bien résolue à se créer une belle vie et à faire bientôt un mariage où la fortune serait considérable. L’amour… oui, elle le voulait, mais son ambition lui faisait penser d’abord à la richesse.

Isabelle, trois ans plus jeune, avait toujours été en relations amicales avec Jeanine et quoique tout-à-fait différentes de caractère et de mentalité, elles s’entendaient bien et s’aimaient sincèrement.

Ce soir là, elles assistèrent à un concert dans la salle du Casino, donné par un orchestre particulièrement bon. Un véritable régal artistique. L’auditoire était peu nombreux.

En se retournant, Jeanine aperçut, seul, dans un coin de la salle, le jeune inconnu de l’après-midi.

— Tiens, ton ami n’est pas à Nice ! dit-elle à mi-voix.

— Il est dans la salle ?

— Oui, je l’ai aperçu là-bas, près d’une colonne…

— Alors, comme nous, il a préféré la vraie musique au jazz, dit Isabelle.

— Dis, comme moi, et non comme nous… tu sais que je raffole du jazz !

Lorsqu’elles se levèrent pour sortir, le jeune homme jeta les yeux de leur côté, sans faire mine de les reconnaître ; il sortit à leur suite. Sa haute silhouette se perdit dans le dédale des allées du Casino, tandis qu’un taxi ramenait à l’Alsace-Lorraine les deux Montréalaises.


II




LE lendemain matin, Jeanine dormait encore lorsque son amie sortit des jardins de l’hôtel et se dirigea vers la mer.

Elle traversa deux grandes rues, descendit quelques marches de pierre et se trouva près d’un marché de fleurs.

Elle se choisit une belle gerbe de violettes et en respira avec délices le parfum discret ; puis, un livre sous son bras, avec la bourse de la veille, elle partit vers la Croisette.

Se rapprochant le plus possible de la mer, elle s’installa sur un banc et ouvrit son livre. Mais elle y lut à peine quelques lignes. Sa pensée et ses yeux étaient attirés invinciblement par cette Méditerranée qu’elle allait bientôt quitter et dont l’enchantement la captivait de plus en plus.

Elle songea à plusieurs de ses amies pour qui ce voyage était devenu banal, des gâtées de la fortune et de la vie, blasées à force d’avoir tout ce qu’elles voulaient. Mais elle-même, n’était-elle pas privilégiée ? Sans avoir des millions, son père avait de la fortune… du moins suffisamment pour lui permettre de satisfaire les goûts et les caprices de sa fille ! Elle n’était pas blasée. Les belles choses de la nature la faisaient vibrer, elle ne craignait pas de laisser voir son admiration, malgré le sourire parfois un peu railleur de ses amies plus mondaines… En pensant à celles-ci, elle songea à d’autres, celles parmi ses parentes, ou dans son entourage, pour qui le sort ne gardait que des rigueurs, qui devaient sacrifier leur indépendance, suivre un bureau, se priver de bien des plaisirs…

— Quel mystère, pensa-t-elle, que cette inégalité du bonheur en ce monde ! Pourquoi Dieu permet-il ces choses ?

Enfant, on lui apprenait que la vertu a toujours sa récompense… cependant, celles de ses amies qui étaient les plus sages et les meilleures étaient loin d’avoir la vogue et le plaisir de ses autres amies… celles qui ne se gênaient pas pour multiplier les cocktails, pour porter des toilettes risquées, pour se piquer d’être un peu trop à la page !

— Moi-même, se disait Isabelle, je m’amuse souvent moins bien que d’autres parce que je suis trop… moche… (comme on dit en argot ici)… et cependant, je ne veux pas être autrement… Qu’importe ce qu’on pense, j’ai mes idées à moi, mes goûts, mes caprices. Tant pis pour ceux à qui ça ne plaît pas, et vive l’indépendance !

Pendant qu’Isabelle était ainsi plongée dans ses réflexions, en regardant toujours la mer, elle ne fit pas attention à un homme d’allure suspecte qui venait s’asseoir sur le même banc et peu à peu se rapprochait d’elle… Tout-à-coup, une main s’avança et s’empara de sa bourse… La jeune fille poussa un cri :

— Au voleur !

L’homme avait glissé la bourse dans sa poche et se faufilait rapidement parmi les passants indifférents. Soudain une main pesante se posa sur son bras et l’arrêta :

— Remettez-moi cette bourse que vous venez de voler ! dit un homme à demi-voix.

— Je n’ai pas volé de bourse, je n’ai que la mienne ? balbutia le voleur, faisant de vains efforts pour se dégager.

— Ne mentez pas ! Vous avez pris la bourse d’une dame. Si la bourse que vous avez est la vôtre, quel nom y a-t-il écrit dessus ?

Le voleur hésita… puis se sentant le bras serré comme dans un étau :

— Ma foi, je…

— Vous voyez bien qu’elle n’est pas à vous ! Voici un sergent de police qui approche… si je vous dis le nom, me la rendrez-vous ? Je ne vous ferai pas filer !

— Quel nom ?

— Isabelle !

Le voleur sortit la bourse de sa poche et y lut le nom…

— La guigne ! la guigne ! grommelait il, la jetant par terre d’un mouvement de rage, et rebroussant chemin, il s’éloigna à grands pas et fut bientôt hors de vue.

Isabelle, énervée et surtout en colère, n’avait pas bougé de son banc et cette scène lui avait échappé. Elle était à se demander si elle devait prévenir les autorités, lorsque l’inconnu de la veille s’approcha, le petit carré de suède beige à la main.

— Vous ! Et de nouveau vous sauvez ma bourse ! C’est incroyable ! C’est merveilleux ! Deux fois en moins de vingt-quatre heures ! Vous étiez là ?

— Je passais ; j’ai vu une dame assise et un type d’aspect douteux se rapprochant d’elle à son insu… j’ai regardé plus attentivement et j’ai vu l’homme s’emparer de quelque chose. Je me suis douté que c’était votre bourse. Je venais de vous reconnaître ! En s’esquivant, il a passé tout près de moi, et je l’ai saisi au passage !

— Ne voulez-vous pas me permettre de vous remercier ? Restez un instant, voulez-vous ?

— Je n’ai pas droit à des remerciements, c’est le hasard qui a tout fait !

— Permettez ! Je suis deux fois votre obligée ! Voici mon nom ! continua-t-elle. Ouvrant la bourse rescapée, elle prit une carte et la lui tendit :

Il lut : Mademoiselle Isabelle Comtois, Montréal.

— Vous êtes Canadienne ? Je l’avais deviné, dit-il.

— Oui, et vous ?

— Moi aussi, je suis Canadien.

— De quel endroit ?

— D’un charmant petit coin perdu de la Province de Québec, qui s’appelle Val-Ombreux.

— J’en connais le nom… mais le vôtre ?

— Je n’ai pas de cartes… permettez que je me présente : Marcel Pierre !

— Eh bien, monsieur Pierre, asseyez-vous près de moi pour un instant ; puisque nous sommes des compatriotes, nous pouvons bien causer un peu !

— Je ne suis pas bon causeur ! fit-il en s’asseyant à ses côtés.

— Non ? Comment le savez-vous ?

— Par intuition !

— Êtes-vous depuis longtemps à Cannes ?

— Je suis ici depuis décembre dernier.

— Seul ?… mais peut-être suis-je indiscrète ?

— Pas du tout ! Je ne suis pas seul ; j’accompagne comme secrétaire, monsieur Ashley, de New-York ; nous sommes au Carleton.

— Moi, je suis avec mon amie madame Durand, de Montréal, comme moi ! Nous sommes à l’Alsace-Lorraine.

— J’aime infiniment mieux votre hôtel que le nôtre !

— Le vôtre est celui des millionnaires !

— Le vôtre… celui des gens de goût !

— Merci ! C’est vrai qu’il a du charme cet hôtel, il n’est pas banal ! Nous le quittons demain !

— Pour Paris ?

— Non, pour l’Italie ; nous retournerons ensuite à Paris… puis nous irons à Londres pour quelques semaines et mon père m’attend à Montréal vers la mi-mai.

— Je retournerai donc en Amérique avant vous !

— Oui ? À New-York ?

— À New-York dans une quinzaine.

— Et ensuite ?

— Ensuite… je n’en sais rien !

— Vous avez vos parents à Val-Ombreux ?

Le jeune homme hésita un instant, puis il dit :

— Mes parents sont morts, mademoiselle !

— Ah pardon ! Je vous ai fait de la peine ! Je ne savais pas… Et ça fait tellement mal de parler de ses deuils ! Moi j’ai perdu ma mère… j’ai eu un chagrin affreux… je n’avais que treize ans ! Je n’y suis pas encore faite !

— À treize ans… même à douze… on sait déjà souffrir !

— Oui, profondément, c’est vrai. Mais Dieu m’a laissé mon père que j’adore et qui me gâte terriblement ! J’ai aussi un grand frère, qui est dans la finance ou pour mieux dire, dans la banque ! Gilles… Vous ne le connaissez pas ?

— Non, je ne connais pas beaucoup de financiers !

— Sauf les financiers américains… Votre chef, est-ce un monsieur âgé ?

— Dans la cinquantaine ; il est veuf et il a une jeune fille de dix-huit ans.

— Elle n’est pas ici ?

— Non, elle achève ses cours universitaires à New-York. Mais il faut que je vous quitte, dit-il, regardant l’heure à son poignet, monsieur Ashley m’attend… Adieu !

— Non dit-elle lui donnant la main, au revoir plutôt, puisque nous sommes des Canadiens… Si vous vous trouvez à Montréal quelque jour, venez renouveler connaissance…

— Merci, vous êtes très gentille !

— Au revoir, donc, dit-elle, et merci encore du double sauvetage de ma précieuse petite bourse !

Il lui serra la main et partit. Elle le regarda s’en aller rapidement sur la Croisette, dans la direction du Carleton.

Isabelle resta quelques instants à songer à cet inconnu qui venait de la quitter, puis se levant à son tour, elle se dirigea vers le kiosque de la fanfare, et aperçut Jeanine qui causait avec trois de ses admirateurs.

Lorsque les deux amies se trouvèrent seules à l’hôtel, Jeanine dit :

— J’ai des nouvelles au sujet de notre inconnu !

— Oui ?

— Il s’appelle monsieur Pierre (drôle de nom, n’est-ce pas ?) C’est le secrétaire d’un riche américain. Il est avec lui au Carleton ?

— C’est tout ce que tu sais ?

— N’est-ce pas beaucoup ?

— J’en sais davantage !… et Isabelle raconta à son amie l’incident du matin et sa conversation avec Marcel Pierre.

— À mon tour de dire : c’est tout ?

— Tu sais autre chose, dis ?

— Oui ; je sais pourquoi ce monsieur l’a pris comme secrétaire.

— Parle ! dit Isabelle intéressée.

— Il parait que cet américain passait quelque temps à Pointe-à-Pic l’été dernier avec sa fille. Celle-ci était à se baigner dans le fleuve, lorsque tout-à-coup elle fut prise de crampes aux jambes… Ne pouvant plus nager, elle appelle au secours ! Ton bel inconnu, qui passait non loin de là, en canot automobile, avec des amis, se lance à l’eau, atteint promptement la jeune fille et la ramène saine et sauve. Elle raconte la chose à son père qui fait demander le sauveteur au Manoir Richelieu. Il cause avec lui et lui offre une récompense que celui-ci refuse. Plus tard, voyant que ce jeune homme sait bien l’anglais, il lui offre la position de secrétaire pour un an… celui-ci accepte… et voilà !

— Évidemment, c’est un garçon qui sait rendre service ! Je lui dois deux fois ma bourse !

— Et Miriam Ashley lui doit la vie !

— Elle l’épousera peut-être…

— Peut-être… qui sait ? Il hériterait des millions paternels !

— D’après l’impression qu’il m’a laissée de sa personnalité, je ne le croirais pas capable de… se vendre !

— Oh, se vendre… quand la fille est jolie et le père millionnaire ! Va voir le petit Canadien qui se déroberait !

— Tout de même, ça me surprendrait. Changement de propos, tes colis sont-ils prêts pour demain ?

— Rien ! Je n’ai rien de prêt. Mais ce soir, je vais rester sagement à l’hôtel avec ma sage amie et préparer mes affaires !

Elles partirent le lendemain. Ayant visité, pendant leur séjour à Cannes, les autres endroits enchanteurs de la Riviera, elles ne s’y arrêtèrent pas, mais filèrent tout de suite vers l’Italie.

Le jeune Canadien ne se retrouva pas sur leur chemin, mais toutes deux en gardaient le souvenir dans leur mémoire, et Isabelle, se rappelant leur courte conversation, se dit en elle-même :

— Non, non ! Un homme comme ça, ça ne doit pas pouvoir s’acheter avec des dollars !


III




MONSIEUR Ashley et son secrétaire étaient de retour à New-York depuis déjà deux mois. L’engagement de Marcel Pierre allait bientôt prendre fin.

Miriam Ashley, munie de son titre de bachelière, habitait de nouveau la maison de son père, et faisait les honneurs de cette spacieuse résidence sur la Cinquième Avenue.

Miriam était jolie… dangereusement jolie et captivante. Les millions paternels lui permettaient tous les caprices et les excentricités des jeunes américaines du « four hundred ». Elle en usait librement autant que les plus téméraires de ses amies, trop intelligente, cependant, pour se prêter à certains excès de mauvais goût. Elle avait très bon cœur, se montrait très généreuse, et, dans la maison, non seulement son père, mais tous les domestiques l’adoraient. Cependant c’était l’indépendance personnifiée que cette exquise enfant de dix-neuf ans à peine !

Lorsque Marcel l’avait sauvée de la noyade, à Pointe-à-Pic, l’été précédent, son premier mouvement n’en fut pas un de reconnaissance pour celui qui l’avait sauvée, mais de colère contre elle-même, pour avoir eu besoin d’aide ! Ce ne fut que le lendemain, qu’elle dit à son père :

Dad. il faut faire quelque chose pour ce garçon là ! Je ne lui ai même pas dit merci… et sans lui, tu sais, ta Miriam…

C’est alors que Monsieur Ashley, admirant la fierté de ce jeune Canadien sans fortune qui refusait une récompense, résolut de faire autre chose pour lui.

Voyant que Marcel possédait bien l’anglais, il le fit demander un jour à l’hôtel et lui dit :

— Consentiriez-vous à me servir de secrétaire ? J’ai un travail important à faire, un ouvrage que je veux publier. Il s’agit de statistiques financières américaines et européennes. Je vais être forcé de séjourner dans plusieurs villes en Angleterre, en France, en Italie, en Allemagne et ailleurs : votre connaissance, du français, comme de l’anglais, me serait d’un grand secours.

— Merci, monsieur, dit Marcel, ravi de la proposition, si vous croyez que je suis compétent… je suis des plus heureux d’accepter !

— Tant mieux. Je crois que nous nous entendrons bien. Nous réglerons plus tard la question de vos honoraires. Quant à vos dépenses, elles seront entièrement à mes frais pour la durée de ce travail… environ un an, je crois. Quand seriez-vous prêt à commencer ?

— Mais… sitôt que nécessaire !

— Êtes-vous en vacances ici ? À quel hôtel logez-vous ?

— À aucun hôtel, et je suis en vacances forcées ! Je suis un chômeur, de ce temps-ci, et l’hôte, pour le moment, du curé, au presbytère.

— Ah ! Un de vos parents ?

— Non, un ami de mon tuteur.

— Votre tuteur ? Mais vous dépassez vingt et un ans !

— Oui, j’en ai vingt-quatre, mais mon tuteur est resté mon ami et mon protecteur, je l’appelle toujours ainsi.

— Vous n’avez pas vos parents ?

— Non.

— Quelle est votre profession ?

— Depuis l’âge de dix-sept ans, lorsque j’ai quitté le collège, j’ai fait un peu de tout : j’ai été commis dans un magasin, clerc dans une étude, j’ai vendu des obligations, j’ai corrigé des épreuves, fait des traductions… enfin, je voulais essayer de me placer à Montréal, dans une banque, mais les démarches que j’ai faites n’ont pas encore donné de résultat !

— Pourquoi (ceci n’est pas une critique, mon jeune ami, mais une marque d’intérêt) pourquoi n’avez-vous pas cherché à vous fixer à quelque chose… et à vous y tenir ?

Marcel regarda le millionnaire et dans cette figure un peu austère, il vit tant de bonté qu’il se départit de son inconsciente raideur.

— Je n’ai pu, faute d’argent, terminer mes études classiques, faute d’argent encore, je n’ai pu m’occuper de musique… et c’est ce que j’aime par-dessus tout ! Pour subvenir à mes dépenses, il a bien fallu prendre ce que j’ai pu trouver. Je ne me suis jamais senti dans mon élément. Sans doute, continua-t-il, regardant monsieur Ashley avec son rare et charmant sourire, n’étais-je pas the right man in the right place !

— C’est évident, dit l’américain, mais votre tuteur ne pouvait-il pas vous aider ?

— Mon tuteur est un vieux prêtre, le curé de Val-Ombreux, petite campagne au nord de Québec. C’est un érudit et un saint ! Je n’ai pas connu d’autre père que lui. Il n’a que peu de relations en dehors de sa paroisse, et il est pauvre. Il a fait pour moi tout ce qu’il a pu, et il se désole de me voir toujours ainsi « sur la branche ». Mais…

— Et bien, interrompit le financier, je ne crains pas de confirmer ma demande de vous avoir comme secrétaire : je suis convaincu que vous ne me planterez pas là au milieu de mes travaux !

— De cela, vous pouvez être sûr, monsieur ; mais si je ne pouvais m’acquitter de mes devoirs à votre satisfaction, il est entendu que vous m’avertirez, n’est-ce pas ?

— Entendu ! Et maintenant allez donc annoncer cette nouvelle à ma fille. Elle vous attend dans le hall !

Marcel songeait à cette conversation et à l’année qui allait bientôt se terminer, pendant qu’il regardait, dans le salon de monsieur Ashley, arriver les invités pour le dîner.

Accoudé à un fauteuil, dans l’embrasure d’une fenêtre, il voyait ce groupe d’élégantes et d’élégants, causant avec une verve sans pareille, dégustant des cocktails et entourant le maître de la maison qui les accueillait avec bonhomie.

— Où donc est Miriam ? dit l’un des jeunes gens.

— La voici en personne ! dit Miriam entrant à ce moment.

Très jeune dans sa souple robe de soie pêche, cou et bras nus, elle était ravissante à regarder : sa courte chevelure fauve gracieusement ondulée, ses sourcils délicatement arqués, ses yeux brillants à longs cils noirs, sa peau veloutée, ses lèvres vermeilles… le tout étant arrangé avec un art parfait, dont sa fraiche et exquise jeunesse aurait cependant fort bien pu se dispenser.

Elle regarda autour de la pièce, semblant chercher quelqu’un. Soudain elle aperçut Marcel, debout, un peu à l’écart. Elle l’appela :

— Eh bien, beau rêveur, venez donc prendre un cocktail ! Et comme Marcel se rapprochait, elle dit à ses amis :

— Voici monsieur Marcel Pierre, le secrétaire de papa et notre ami. Prenons un autre cocktail avec lui, et à sa santé, cette fois… il nous quitte bientôt !

Marcel sourit et prit le verre qu’on lui offrait.

— Maintenant, Marcel, continua Miriam, je vais vous faire honneur : vous conduirez à table la plus belle fille de New-York !

Marcel se rapprocha vivement d’elle et lui offrit son bras…

— Flatteur ! Je ne vous connaissais pas ce défaut ! Offrez bien vite votre aile à Mabel que voilà. J’aperçois Timmons qui vient nous annoncer le dîner !

On entra dans la salle à manger dont les grandes portes venaient de s’ouvrir. La table ronde, artistiquement décorée de fleurs et éclairée de longues bougies roses, présentait un magnifique coup-d’œil dans cette spacieuse salle oblongue, aux murs recouverts de tapisseries anciennes… décorations murales rapportées à grand frais de Paris, où elles avaient jadis décoré les murs d’un antique hôtel du faubourg Saint-Germain.

Le dîner fut gai. Le vin faisait mousser les esprits et la conversation devenait de plus en plus animée à mesure que le repas avançait.

Les messieurs, comme les jeunes filles, prenaient beaucoup de vin, sauf monsieur Ashley qui ne buvait que de l’eau minérale.

— Toi, dad, dit Miriam levant son verre de sherry, tu fais honneur à la prohibition ! Heureusement, tu ne l’imposes pas à ta fille !

— Hum… ça vaudrait peut-être mieux ! Tu bois trop de vin pour une enfant de ton âge !

— Enfant ! Ouf… Depuis huit jours j’ai dix-neuf ans !

Marcel, accaparé par sa jolie voisine de table se mettait pour le moment au diapason de cette insouciante jeunesse, dont il faisait partie. Depuis son retour à New-York, il s’était très souvent trouvé à de pareilles réunions et elles ne l’étonnaient plus.

Après le dîner, monsieur Ashley les quitta ; Marcel fit mine de le suivre, mais Miriam le retint :

— Non ! Vous n’allez pas vous enfermer dans la bibliothèque avec dad ce soir ! N’est-ce pas, darling, dit-elle à son père qui se retournait vers elle, tu nous laisses Marcel, ce soir ?

— Sans doute, et même, Marcel, je vous demanderai de veiller sur cette gamine, afin qu’elle ne fasse pas certaines folies qu’elle a en tête !

— Ah ! Tu te doutes de la randonnée que nous allons faire cette nuit ! Je t’en ai dit un mot hier ! Repose-toi bien ! Je te conterai demain toutes nos aventures !

Marcel s’exécuta de bonne grâce, grisé un peu, lui aussi par ce luxe, ce vin, ces épaules blanches et ce laisser-aller général…

Un peu avant minuit, on demanda les autos ; on s’en allait danser à un country club, ce qui dura jusqu’à très avant dans la nuit. Puis, Miriam voulait faire ce qu’elle appelait un slum party, dans un restaurant douteux du quartier chinois de la ville.

Marcel, la voyant un peu éméchée, la prit par le bras et dit :

— Plus de parties pour cette nuit ! Vous en avez assez ! J’ai la responsabilité de votre petite personne ce soir ! Home !, dit-il au chauffeur, et il s’installa dans la limousine auprès de la jeune fille.

Celle-ci ne s’objecta plus, le vin l’engourdissait ; elle laissa glisser sa tête sur l’épaule de Marcel et ferma les yeux ; de retour à la maison, il dut lui aider à monter l’escalier…

Il se coucha fatigué, énervé, dégoûté de ces orgies inutiles et presque content, malgré l’incertitude de l’avenir, de songer qu’il allait bientôt se retrouver dans un autre milieu que celui-là.

Le lendemain matin, après une douche froide et un déjeuner léger, Marcel ne se ressentait plus des fatigues de la nuit.

Il ne revit Miriam que le soir, au dîner, où il fut seul avec elle et son père.

Lorsqu’ils se retrouvèrent ensuite au salon, elle demanda au jeune homme de la suivre dans la serre ; elle voulait lui parler.

— J’ai fait des bêtises, hier soir, hein ? Je ne me rappelle plus !

— J’ai oublié, moi aussi, dit Marcel.

— Vous me trouvez bien vilaine ? Dites ! Je vous l’ordonne !

— Non, Miriam, dit le jeune homme amicalement, pas vilaine… mais imprudente !

— Pourquoi ?

— Vous le savez comme moi !

— Ainsi, vous ne pourriez pas aimer une jeune fille comme moi ?

— Je ne pourrais aimer… ma foi… personne je crois bien !

— Ah la la ! À vingt-cinq ans ! Eh bien, je crois que je sais le genre de fille que vous pourriez aimer !

— Oui ?

— Oui ! Une qui ne boirait pas sec… ne porterait pas ses robes trop échancrées… ne se mettrait pas trop de rouge aux lèvres… et… serait autre de toutes façons que Miriam Ashley !

Marcel sourit…

— Vous souriez ! Vous savez que je raffole de ce sourire et de ces deux fossettes qu’elles creusent dans vos joues ! C’est honteux pour un garçon d’avoir ça ! Vous vous moquez de moi !

— Écoutez, ma petite Miriam, dit Marcel, en lui prenant la main, puisque vous savez si bien ce qui fait le plus grand charme de la femme pour tout homme bien pensant, vous pourriez… changer un tout petit peu votre idéal…

— Si je le changeais, je ne serais plus moi !

— Rien ne pourrait changer votre charmante personnalité !

— N’en parlons plus ! Vous allez m’oublier bien vite, là-bas au Canada ?

— Non, je ne pourrai vous oublier !

— Et moi donc ! Parfois, je me demande si vous avez bien fait de me repêcher à Pointe-à-Pic !

— Mais certainement ! Vous avez la vie devant vous… la jeunesse… la fortune…

Sans préambule elle lui demanda :

— Est-ce qu’une femme riche peut épouser un homme pauvre, si elle l’aime ?

— C’est l’homme qui ne peut pas ! Se faire acheter ! Quelle horreur !

— Mais s’il y a de l’amour là-dedans ?

— L’amour d’un homme honorable s’efface devant les millions d’une femme, s’il n’en a pas lui-même à lui offrir !

— C’est dur, ce principe !

— C’est la vie… elle est dure pour la plupart des gens… puisse-t-elle ne jamais l’être pour vous, Miriam !

Elle prit sa main dans les siennes et Marcel vit ses grands yeux se voiler de larmes refoulées…

— Adieu, dit-elle, adieu, fier, trop fier Marcel ! Si vous aviez voulu… mais, soit ! Nous nous quittons bons amis, n’est-ce pas ?

— Bien certainement !

— Et vous partez…

— Demain matin, à neuf heures !

— Je ne vous reverrai pas alors… adieu ! Good luck !

— Au revoir, petite Miriam, dit Marcel et se penchant, il posa ses lèvres sur les jolies mains parfumées qui tenaient la sienne.



IV




MIRIAM se retira ; Marcel rejoignit monsieur Ashley et le suivit dans la bibliothèque.

— Voici des cigarettes, dit celui-ci, s’installant à son pupitre et poussant une boîte de cuivre vers le jeune homme. Asseyez-vous. Nous avons à causer.

Marcel s’assit en face de son patron et alluma une cigarette.

— D’abord, voici votre chèque pour ce dernier mois.

— Merci, dit Marcel en le prenant.

— Savez-vous ? Je regrette de voir finir le temps de vos services auprès de moi.

— Je vous remercie, monsieur Ashley, je suis très fier de cet éloge, et moi aussi, je regrette de vous quitter !

— Que comptez-vous faire maintenant ?

— D’abord retourner au Canada, revoir mon vieux tuteur et chercher ensuite un emploi ; grâce au généreux salaire que vous m’avez donné, j’ai des économies qui me permettront d’attendre un peu s’il le faut.

— J’ai quelque chose à vous proposer, dit le financier, se levant et marchant de long en large dans la pièce, tel qu’il le faisait souvent lorsqu’il discutait, ou qu’il dictait des lettres ou des articles. J’avais d’abord pensé à vous demander de rester ici pour une autre année, puis, j’ai craint, à cause de Miriam…

Marcel le regarda, surpris, presque blessé…

— Non, non, ne vous troublez pas, je sais que vous avez toujours été parfait avec elle… mais, diable… vous connaissez les jeunes filles ! La mienne est, plus que bien d’autres peut-être, volontaire à l’excès ! Elle est ardente, impulsive… Vous avez de la fascination pour une Américaine, avec vos manières courtoises, votre attitude un peu fière, le sang français qui coule dans vos veines et qui vous donne un je ne sais quoi de si différent de nos boys américains… Miriam en a subi le charme… et lorsqu’elle vous prie de chanter, en vous accompagnant vous-même au piano, ces charmantes romances françaises que vous rendez si bien, elle en est très impressionnée… Elle, qui ne peut, d’habitude, se tenir dix minutes tranquille, reste là, sans bouger de son fauteuil, toute au plaisir de vous écouter…

Marcel fit un mouvement de protestation :

— Vous vous méprenez, je crois, monsieur Ashley sur des témoignages d’amitié dictées par le bon cœur de Miriam envers un étranger sans parents…

— La, la ! Je sais ce que je sais… je ne la blâme pas, mais j’ai des projets pour elle… que je finirai bien par lui faire accepter… et qui auront plus de garantie de bonheur que là où il existe différence totale de mentalité, de fortune, de religion, de caractère… Ai-je raison ?

— Parfaitement raison !

— Bien ! Nous sommes d’accord… et croyez-bien, Marcel, que je n’ai jamais douté de vous : la preuve, c’est que j’ai fait préparer certains documents, qui nous concernent tous les deux !

— Des documents ?

— Oui. Je songe à fonder, à Montréal, une succursale de mon journal d’ici, le Daily Financial. Votre collaboration et votre secrétariat au travail financier que nous avons terminé, vous a acquis beaucoup d’expérience à ce sujet. Voulez-vous accepter la rédaction de cette feuille ?

— Monsieur Ashley ! Vous me comblez ! Croyez-vous vraiment que je puisse m’acquitter de cette tâche ?

— Je le crois. Ce journal devra se publier en français seulement pour le moment. Je le destine surtout à la Province de Québec. Plus tard nous lui donnerons peut-être plus d’envergure… Pour lancer l’affaire, je déposerai chez un banquier de Montréal un certain montant en fiducie pour les frais d’installation. Vous louerez un local convenable, engagerez le personnel nécessaire, achèterez l’outillage de l’imprimerie, et surtout, vous ferez une bonne publicité… Mon journal ici, dont je vous ai fait étudier l’agencement à cette fin, et avec lequel vous serez en communication par fil privé, vous tiendra au courant. J’ai déjà l’appui de nombreux annonceurs. Pour commencer, je crois qu’il vaut mieux que vous soyez à salaire, mais je suis convaincu que dans peu de temps, le journal paiera lui-même ses dépenses, avec de bons bénéfices pour son rédacteur !

Monsieur Ashley s’était assis de nouveau à son pupitre. Marcel vint à lui et lui serra la main…

— Comment vous remercier ? dit-il.

— En faisant de l’entreprise un succès !

— J’y mettrai toute ma volonté, mon énergie et mon temps !

— C’est ça ! Et vous savez… toujours droit, jamais de fausses nouvelles… il faudra garder intact la réputation de véracité acquise par mon journal. Il ne faudra jamais vous laisser cabaler !

— Je vous le promets et je vous assure de ma profonde reconnaissance !

— Bon, mettez-là votre signature, l’affaire est conclue. Vous trouverez avec ces papiers, tout un chapitre d’instructions auxquelles je sais que vous vous conformerez ; vous parlez de reconnaissance… ne vous dois-je pas la vie de ma petite Miriam ? Et de plus, je suis convaincu qu’en fondant ce journal, je fais une affaire payante !

— Quel nom donnerai-je à ce journal ?

— Francisez le nom du mien !

— Eh bien… La Finance Quotidienne ?

— Très bien !

Les deux signatures furent apposées au document fait en duplicata. Marcel s’engagea à transmettre toutes les semaines à monsieur Ashley, le compte-rendu de ses opérations.

Devant partir le lendemain matin, il fit ses adieux au généreux financier, le remerciant de nouveau de la confiance qu’il lui témoignait, en lui donnant la chance de se faire une carrière.

Monsieur Ashley lui serra la main et le regarda avec une franche affection :

— Vous réussirez, Marcel, j’en suis sûr. Persévérez, soyez droit toujours et prenez ma devise : Straight always, and stick to it… c’est avec ça que j’ai bâti ma fortune !

Le lendemain matin, Marcel prenait le train pour Montréal. À la gare il aperçut la stalle d’une fleuriste. Il choisit une douzaine de superbes roses et les adressa à Miriam, avec son nom, Marcel, griffonné sur une carte blanche. Puis il s’installa dans le train, heureux de sa bonne fortune.

Sur une banquette non loin de lui, un jeune homme causait à haute voix, racontant à un autre le dénouement favorable d’une entreprise. Leurs paroles arrivaient clairement à l’oreille de Marcel :

— Comme vous devez être content ! Qu’allez-vous faire en arrivant ?

— Aller embrasser maman, qui pleurera peut-être de joie !

Marcel n’en entendit pas plus, mais son cœur se serra…

— Pauvre mère que je n’ai pas connue, murmura-t-il, et toi, père, que je devrais peut-être maudire… qui donc étiez-vous ? Qui suis-je moi-même ?

Le souvenir de sa douce marraine lui revint ; il revit les gâteries dont elle avait entouré son enfance, … puis il songea à Val-Ombreux et décida de s’y rendre immédiatement.

Sans s’arrêter à Montréal, il continua jusqu’à la jonction d’où il pouvait atteindre son village.

Rendu à la petite gare, il sauta sur le quai, reconnut bien des figures familières et partit d’un pas rapide vers le presbytère.

Le curé marchait sur la véranda, lisant son bréviaire. Soudain, il aperçut Marcel et de loin lui ouvrit les bras !



V




LE lendemain, un dimanche, Marcel assista à la grand’messe, et à la demande de son protecteur, il chanta, à l’Offertoire, un Ave Maria que le curé aimait beaucoup. Sa belle voix de baryton remplissait la modeste église et semblait faire vibrer une prière au-delà des voûtes du petit temple.

Le curé était très content des perspectives favorables qui s’ouvraient devant son protégé. Ce lui fut aussi un soulagement moral de le retrouver si peu gâté par une année de luxe et par ses relations mondaines.

Depuis son départ du collège, Marcel avait très peu vécu au presbytère, ses différentes occupations temporaires le retenant toujours en dehors de Val-Ombreux, mais il revenait au gîte le plus souvent possible, restait au presbytère un jour ou deux, passait de bonnes heures avec le curé, puis repartait bientôt vers la ville.

Cette fois, le curé lui-même lui conseilla de se rendre sans tarder à Montréal, afin de mettre tout de suite son affaire en marche et il fut décidé que Marcel repartirait dès le lendemain.

Dans l’après-midi de ce dimanche, ils montèrent ensemble le long de la petite terre de la fabrique ; les champs de foin étaient rasés, quelques tardives marguerites fleurissaient çà et là… Marcel en cueillit une et la mit à sa boutonnière ; l’avoine et le blé commençaient à blondir ; le long des clôtures la verge d’or se balançait sur ses longues tiges gracieuses, parmi les fougères et les herbes, les quatre-temps formaient un tapis de corail, et du bois voisin venait une âpre senteur de résine que Marcel respirait voluptueusement. Ils passèrent à travers l’érablière et s’arrêtèrent à la petite cabane à sucre où ils entrèrent pour se reposer.

— Ça me rappelle mon temps de gamin de venir ici, dit le jeune homme. Il y a bien sept ou huit ans que je n’avais pas vu la sucrerie !

— C’est vrai, tes visites ont toujours été si rapides ! Dis-moi, Marcel, tu ne me parles jamais d’aucune femme… N’as-tu pas des amies ? des blondes ? C’est de ton âge !

— Je connais bien des jeunes filles… mais je ne fais la cour à aucune.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Vous le savez ! Je vous ai promis, et je me suis promis à moi-même, que… que… je me souviendrais toujours de mon malheur et que je ne m’exposerais jamais à en causer de semblable…

— Oui, mais…

— Mais, interrompit Marcel, vous allez me dire : il y a les bonnes jeunes filles, et il y a le mariage !

— Justement !

— Le mariage ? Quand on est pauvre ? Quand on n’a pas même un nom à offrir à une femme !

— Tu vas t’en faire un nom, mon cher enfant ! Je suis comme ton américain, j’ai confiance en toi !

— J’espère réussir et ne pas tromper votre confiance… j’espère toujours bien agir… être toujours honnête… mais ça n’enlèvera pas la tache de ma naissance !

— Ta naissance… qui sait ? Elle était peut-être moins triste que tu ne le penses !

— Non, puisque ma chère marraine, ma mère d’adoption par le cœur, l’a tellement craint, qu’elle n’a pas osé me faire héritier de son nom !

— Elle est morte plus tôt qu’elle ne le croyait, murmura le curé.

— Ce n’est pas la raison… j’étais jeune, je n’avais que douze ans, mais j’ai entendu et compris ses paroles… elles sont restées dans mon cœur d’orphelin comme des flèches acérées… l’atavisme d’une ascendance douteuse, une origine inconnue, une hérédité peut-être vicieuse… et toutes ces autres choses dites alors, comme je me les rappelle !

— Tu dois alors te rappeler aussi les mots d’affection, de tendresse, que ta marraine a eus pour toi !

— Oui, certes, je me rappelle son accent ému en disant : je suis tendrement attachée à Marcel ! Elle l’a prouvé d’ailleurs, chère marraine, en me laissant le peu qu’elle possédait !

— Oui, dit le curé, continue de chérir sa mémoire ! Je sais que du ciel elle veille sur toi !

— Dites-moi, cher tuteur… je ne vous ai jamais questionné, mais maintenant je veux savoir… quels détails pouvez-vous me donner sur… sur mon origine douteuse ?

Le curé se recueillit… Oui, il attendait cette question depuis longtemps et il fallait y répondre !

Avec une douceur paternelle, le prêtre raconta en tous ses détails, l’arrivée de madame Saint-Denis à la Crèche Saint-Vincent-de-Paul, en 1905, le récit de Sœur Saint-Amable et le départ de Québec pour Val-Ombreux…

— Tes premiers vêtements ont été donnés à d’autres petits pauvres. On a conservé l’enveloppe avec ton nom écrit de la main de ta mère. Je l’ai dans mon coffre-fort. Je te la donnerai ce soir…

Marcel ne répondit pas ; il regardait droit devant lui et les larmes amères tombaient goutte à goutte de ses yeux bruns, tandis qu’il murmurait à demi-voix : Pauvre mère ! Pauvre mère ! Puis se raidissant :

— Et vous croyez qu’on n’a pas le droit de maudire un père inconnu, qui ruine une femme, la conduit à la mort, et abandonne l’enfant dès sa naissance ?

— Tu ne dois pas le maudire ! Tu ne sais pas ce qui s’est passé… Ta naissance, il l’ignorait, peut-être…

Marcel se calma un peu.

— C’est possible, dit-il, je sais le peu de cas que certains hommes font de la vertu… Mais pensez-y donc ! Ce père inconnu, je puis le rencontrer… je vais peut-être le coudoyer dans la vie, lui parler, sans savoir ce qu’il est pour moi… et rien ne me dira : c’est lui ! C’est lui, la cause de ta fausse situation dans le monde, c’est lui, la cause de la mort misérable de ta mère, c’est lui la cause de l’humiliation qui te hantera toujours ! Ah malheur ! je le hais, cet inconnu !

— Ne parle pas ainsi, dit le prêtre, tu n’en as pas le droit ; cet inconnu, il est peut-être devant Dieu… où il expie peut-être d’une manière terrible, dès ce monde, les faiblesses du passé… s’il eut connu ton existence, n’aurait-il pas cherché à te protéger lui-même ? Laisse à Dieu seul le droit de juger !

— Soit, je n’en parlerai plus. Mais vous voyez bien, continua-t-il souriant tristement, vous voyez bien que je ne puis songer au mariage ! C’est égal, j’ai eu rudement de la chance, à la mort de marraine, d’avoir un protecteur comme vous !

— Je t’ai pris d’abord par devoir, Marcel, parce que madame Saint-Denis me l’avait demandé dans une lettre qui m’a été remise après sa mort ; mais ensuite, je t’ai gardé par affection. Tu sais bien que je t’aime comme un fils !

— Et moi, dit Marcel, en lui serrant la main, mon sentiment pour vous est tout filial… et lorsque j’ai eu la belle proposition de monsieur Ashley, ma première pensée a été pour vous !

— Je le sais, mon garçon, nous nous comprenons ! Et maintenant, il faut s’en retourner, il y a prière à cinq heures et salut du saint sacrement.

En redescendant la colline, ils prirent la route au lieu de passer par les champs. Ils rencontrèrent plusieurs connaissances ; chacun arrêtait, leur disait quelques mots, les uns gravement, les autres avec cette verve originale si caractéristique de quelques-uns des campagnards canadiens.

Pour tous, le curé avait un mot amical, une recommandation ou une taquinerie.

— Tiens, te voilà, Joseph, dit-il, à un homme assez âgé, comme ils passaient devant la beurrerie ; je ne t’ai pas vu à l’église, ce matin !

— J’ai ’té à la basse messe… j’sus occupé à plein !

— Même le dimanche ?

— Ben, vous savez, m’sieur l’curé, c’est pas toujours pareil ! J’sus occupé après mes machines !

— Pour la beurrerie ?

— J’en fais p’us de beurre ! Demain, j’vire en fromage !

— Ah, je comprends que ça te donne de l’occupation ! fit le curé en riant.

Plus loin, un grand garçon endimanché, passa près d’eux, conduisant un boghei, attelé d’un gros cheval pesant. Il arrêta :

— Tiens ! C’est ben Marcel Pierre ! Bonjour, dit-il, tendant sa grosse main.

Marcel lui serra amicalement la main.

— Je vois que tu te souviens bien de moi, dit-il. Je t’ai reconnu tout de suite, moi aussi, Menomme !

— Pas moé ! Si, t’avais pas été avec m’sieur l’curé, j’passais tout dret !

— Vous vous êtes bien connus ? dit le curé.

— Ben mé ! On a marché au catéchi’me côte à côte… on a pêché des rougettes dans l’p’tit lac, on a volé des pommes au père Eqienne, on a couru tout partout ensemble !

— Ces souvenirs là, ça ne s’oublie pas, dit Marcel en riant ; et maintenant, tu vas voir les filles !

— À c’t’heure, j’vas voir ma blonde… on va mett’ les bancs à l’église ben’vite, m’sieur l’curé !

— Tant mieux, Menomme, dit le prêtre.

— Tu as un beau gros cheval, dit Marcel.

— Oui, y est ben vigoureux… mais j’pense ben que j’vas m’acheter un auto, si j’peux faire un peu d’argent, l’été qui vient. Au revoir, dit-il, bonne chance !

— Bonne chance, répéta Marcel.

Et tandis que la voiture s’éloignait au trot pesant du cheval, Marcel Pierre, instruit, élégant, musicien et à la veille de se créer une carrière, envia le sort de ce jeune paysan qui pouvait sans crainte offrir à une femme le nom honorable qu’il tenait de ses parents !

Continuant leur route, le jeune homme ne parlait pas ; le prêtre comprit et respecta son silence.

Rendu au presbytère, le curé entra ; Marcel se dirigea vers le home de son enfance, la maison de sa marraine, vendue peu de temps après sa mort. Il s’y arrêta un instant et revit en pensée la douce figure de Suzanne Saint-Denis, ses cheveux d’argent, ses yeux bleus un peu tristes, sa peau blanche, ses mains effilées, sa robe noire… il entendit sa voix suave, qui n’avait eu pour l’orphelin que des paroles de bonté et de tendresse…

— Chère marraine, se dit-il, ému, jamais, jamais, je ne pourrai cesser de l’aimer !



VI




DEUX ans se sont passés depuis que monsieur Ashley a lancé dans le public : La Finance Quotidienne. L’entreprise a été un succès complet et le jeune rédacteur, Marcel Pierre, s’est déjà fait un nom dans le journalisme financier de la Province de Québec. Son salaire généreux s’est accru d’un percentage important sur les recettes du journal. Il se trouve en relations d’affaires avec les banquiers, les courtiers, les industriels, les marchands… Il est allé deux fois à New-York, à la demande de monsieur Ashley, qui semble très satisfait de sa gestion de la succursale, et qui lui donne des conseils. Il n’a pas revu Miriam ; elle est en Orient avec des amis ; à son retour, son père espère lui voir épouser le parti riche qu’il lui destine depuis longtemps.

La vie mondaine de Montréal réclame souvent Marcel ; il en jouit en dilettante, sans jamais témoigner à aucune femme autre chose qu’une courtoise et impersonnelle admiration.

Les hommes, en général, apprécient ses qualités, sa droiture ; les femmes, un peu blessées de sa froideur, le disent blasé, indifférent, et cherchent tout de même à l’attirer, car il a une personnalité intéressante et pas du tout banale.

Marcel avait toujours aimé les sports. Depuis quelques mois, il était devenu membre d’un club sportif, qui avait son lieu de réunion un peu en dehors de la ville. Il s’y rendait avec quelques compagnons presque toutes les fins de semaine.

Un samedi, il fit la connaissance d’un courtier appelé Paul Chimerre, dont le bureau avait, ces derniers temps, pris beaucoup d’importance.

Chimerre était un grand homme blond, à figure rasée ; ses yeux gris se voyaient à travers de grosses lunettes à monture d’écaille foncée ; ses lèvres minces et son menton carré annonçaient la détermination, l’opiniâtreté… mais ses manières affables indiquaient le désir de plaire, de se créer des relations amicales. Marcel avait souvent entendu mentionner son nom dans les milieux financiers. Son bureau était très achalandé et il faisait, disait-on, des affaires d’or. Il vendait beaucoup de valeurs américaines, dont plusieurs étaient cotées et commentées dans La Finance Quotidienne.

— Je suis charmé de vous rencontrer, monsieur Pierre, dit-il ; ma femme m’a dit vous avoir déjà connu.

— Oui ? Je ne me souviens pas… Quel était son nom de jeune fille ?

— Chartré… Jeanine Chartré !

— C’est étrange… la mémoire me fait absolument défaut !

— Ce n’est pas très galant, mais il faut aider votre mémoire ! Nous avons quelques amis pour le bridge demain soir… soyez des nôtres !

— Merci, dit Marcel, ne pouvant se dérober à une telle amabilité.

— Ces messieurs en seront aussi, dit Chimerre, désignant trois autres jeunes gens faisant partie de leur groupe.

— Vous habitez Westmount, n’est-ce pas ? dit Marcel.

— Oui, 320, avenue Sunlight.

Le dîner du club les réunit autour d’une même table. Ce fut un repas joyeux, arrosé de bons vins ; le bourgogne du dessert délia toutes les langues.

Marcel avait le don, grâce sans doute à sa robuste santé, de pouvoir prendre du vin et même des alcools, sans que ça lui trouble l’esprit ; il n’en abusait pas cependant, mais savait les déguster en véritable gourmet. La fumée des cigares et des cigarettes se mêlait à l’arôme capiteux des liqueurs et au parfum des lilas dont la table était ornée. Les histoires et les anecdotes, plus ou moins épicées, se succédaient, amenant parfois des applaudissements et souvent des éclats de rire. L’un des convives, par ce qu’il raconta, s’attira une rebuffade de la part de Chimerre :

— Vous Georges, dit-il, quand donc cesserez-vous d’être un tel libertin !

— Que voulez-vous, répondit un peu cyniquement Georges Lemmé, on fait ce qu’on peut… mais les femmes sont si provocantes !

— Si elles sont provocantes, dit Marcel, n’est-ce pas notre faute à nous ?

— Comment ça ? se récrièrent tous les autres.

— Mais oui, c’est notre faute ! Si une femme, une jeune fille, a l’air trop effacée, trop lointaine… elle passe inaperçue ! Allez au bal… Lesquelles sont le plus entourées ? Lesquelles ont le plus de vogue ? Ne sont-ce pas celles dont les toilettes sont un peu risquées, ou dont on ne craint pas trop… ce que nous appelons gauchement la pruderie ?

— Pourquoi trouverez-vous maladroit de donner ce nom à un tel semblant de réserve ? demanda un des convives.

— Parce que presque toujours c’est de la réserve véritable, cette adorable pudeur qui, en réalité, est pour nous le plus grand charme de la femme ! Mais nous agissons comme s’il en était autrement et parfois, voyant qu’elles ne s’amusent pas follement, les pauvres petites, elles changent de tactique et deviennent provocantes ! C’est notre faute !

— Peut-être… mais avouez que sur les plages…

— Sur les plages, elles sont toutes au plaisir de la mer et du sable ensoleillé… elles seraient peut-être davantage dangereuses, en se couvrant tout de suite au sortir de l’eau, d’un manteau ou d’une cape, parce qu’alors elles seraient infiniment plus jolies qu’avec simplement leur maillot de natation !

— Cependant, se récria l’un des cinq, pour le mariage…

— Pour le mariage, combien d’entre nous, sont des fous… qui oublient l’âme, souvent exquise, qui se cache parfois sous des dehors moins troublants, pour ne s’attacher qu’aux lèvres peintes et aux yeux agrandis par l’art… et qui passent à côté du bonheur à cause de cela ! Ces femmes… si plus tard d’autres hommes, à leur tour, les trouvent provocantes et que les maris en souffrent… tant pis pour eux… c’est leur faute !

— Je ne vous savais pas ainsi le champion des femmes, dit Chimerre, en riant, on m’avait dit que vous étiez, plutôt disposé à les fuir !

— On m’a fait plus sauvage que je ne le suis, dit Marcel avec un sourire ; mais franchement, nous sommes ici cinq du sexe fort, il ne fallait pas laisser calomnier ces dames !

Médire d’elles, serait mieux dit… glissa sournoisement Georges.

— Incorrigible ! dit Chimerre, en hochant la tête…

Le lendemain soir vers neuf heures, Marcel se rendit au bel appartement occupé par les Chimerre, se demandant où il avait pu rencontrer cette Jeanine Chartré dont il n’avait nul souvenir.

Lorsqu’il entra au salon, deux tables de bridge étaient déjà formées ; Chimerre vint au devant de lui et le présenta à sa femme.

— Jeanine, voici monsieur Pierre, qui ne se souvient pas de toi !

Marcel regarda madame Chimerre qui lui tendait la main… il hésita… puis, tout-à-coup se rappelant…

— Ah, mais je me souviens parfaitement de vous, madame, dit-il. C’est sur la Riviera que je vous ai rencontrée ; votre nom de jeune fille, je ne le connaissais pas ! Si Chimerre avait dit madame Durand…

— Cela explique tout, et à vrai dire, à Cannes, nous avions à peine fait connaissance… Mais venez rencontrer nos amis, dit-elle, et elle le présenta à ses autres invités.

À ce moment, une jeune fille entra au salon et s’avança vers le groupe formé par Jeanine, Chimerre et Marcel… elle s’arrêta, surprise et son amie l’aperçut.

— Isabelle ! Comme tu viens tard ! J’ai ici une de nos connaissances de la Côte d’Azur… monsieur Pierre, venez, je désire vous présenter à mademoiselle Comtois !

Ces deux amis de voyage se retrouvèrent avec un plaisir mutuel.

— Vous n’avez jamais donné signe de vie, dit Isabelle, d’un accent d’amical reproche.

— Je suis si occupé… et je suis sûr que vous ne m’auriez jamais donné une pensée sans la rencontre de ce soir !

— Vous vous trompez ; je vous savais ici à Montréal et Gilles m’a dit qu’il vous avait rencontré.

— En effet…

— Et vous êtes lancé dans la finance ?

— Plutôt dans le journalisme de la finance… mais je crois qu’on nous attend là-bas pour compléter une table… allons !

La soirée se passa agréablement, un léger souper le suivit et vers minuit et demi les invités se retiraient ; Marcel ramena Isabelle chez son père à Outremont et promit de la revoir.

Cette soirée fut le prélude de relations très amicales entre les Chimerre et le jeune journaliste. Ils l’attiraient constamment chez eux, organisaient des parties de plaisir ici et là, et toujours ils semblaient désirer l’avoir avec eux.

Isabelle Comtois, restée comme autrefois l’amie de Jeanine, se trouvait très fréquemment chez cette dernière, et ainsi, peu à peu, Marcel s’apprivoisa et devint réellement leur ami.

Sa jeunesse et son besoin inné d’affection lui faisaient apprécier d’être le camarade et l’ami de Paul Chimerre, le camarade et l’ami de sa femme, et d’Isabelle Comtois, et ces témoignages d’amitié qu’on lui donnait, lui devenaient de plus en plus précieux.

Il trouvait en Chimerre un compagnon amusant et cultivé et lui était reconnaissant de cette hospitalité charmante avec laquelle on l’accueillait toujours.

Il ne partageait pas toutes ses opinions, loin de là. Leurs idées sur la religion, la société, les affaires différaient presque toujours, mais leurs discussions restaient amicales quoique souvent très vives.

— Vous êtes trop jeune, Pierre, lui disait un jour le courtier ; je suis votre aîné, j’ai de l’expérience… je sais que la vie se chargera bien de vous guérir d’un excès d’altruisme !



VII




MARCEL, venez, je veux vous présenter à mon père.

Marcel était allé chercher Isabelle pour la conduire au théâtre et ensuite souper chez les Chimerre. Il suivit la jeune fille et entra avec elle dans le cabinet de travail de monsieur Comtois.

— Papa, voici monsieur Pierre, de La Finance Quotidienne.

— Bonjour, monsieur, dit monsieur Comtois en serrant la main du jeune homme ; comment vont les affaires dans le journalisme ?

— Assez bien, dit Marcel. Toujours un peu d’agitation, cependant, puisqu’il s’agit d’un journal financier.

— Je crois bien ! Mon fils et ma fille m’ont souvent parlé de vous et j’ai désiré vous connaître.

Marcel salua. Isabelle s’était esquivée pour aller mettre son manteau ; monsieur Comtois continua :

— Asseyez-vous donc un moment ; Isabelle vous fera peut-être attendre un peu…

— Nous avons le temps, dit Marcel, prenant une chaise en face de monsieur Comtois.

— Tant mieux, dit celui-ci… puis, un peu confidentiel : vous savez, je désire toujours connaître ceux qui accompagnent ma jeune fille. Quand c’est un des nôtres, comme vous, je suis satisfait, mais il y a tant d’étrangers à Montréal… quelques-uns très bien, je l’admets mais d’autres… des gens qui n’ont ni père ni grand-père…

Malgré lui, le jeune homme se mordit les lèvres et rougit.

Sans s’en apercevoir, monsieur Comtois continua :

— Je n’aime pas beaucoup qu’elle sorte avec de parfaits étrangers, mais avec vous, c’est différent… je n’ai pas connu vos parents, mon ami, mais j’ai bien connu le bon monsieur Roussel, votre tuteur autrefois, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Marcel d’une voix blanche, mon tuteur et mon protecteur !

— Bien… bien… Ah voici Isabelle ! Allons, mondaine, sois sage et ne rentre pas trop tard !

— Non, non, papa, bonsoir, dit la jeune fille en l’embrassant. Et suivie de Marcel elle sortit de la chambre et traversa le grand passage. Elle s’arrêta un instant devant une glace, fit mousser un peu ses cheveux blonds et remonta le grand col de fourrure blanche qui ornait son manteau de soir.

Dans le taxi, la jeune fille trouva Marcel étrangement silencieux et taciturne.

— Qu’avez-vous, Marcel ? lui dit-elle. Vous avez l’air préoccupé !

— Rien de bien nouveau… une blessure ancienne, qui me fait souffrir parfois, c’est tout !

— Une blessure… mais vous êtes trop jeune pour avoir fait la guerre !

— Aussi n’est-ce pas une blessure de guerre ! C’est une lésion imperceptible dans la région du cœur… ça date de ma petite enfance !

— Ça va guérir ?

— Non, c’est inguérissable !

— Pauvre vous ! Ça fait mal ?

— Parfois… mais n’en parlons plus, hein ! Et voilà, nous sommes rendus.

Il lui aida à descendre et ils entrèrent au théâtre où l’on jouait Manon. Isabelle aimait beaucoup la musique ; Marcel, musicien dans l’âme, aimait infiniment ce chef-d’œuvre de Massenet et avant la fin du premier acte, son humeur noire était disparue.

Lorsque le rideau fut tombé sur le dernier tableau, ils rejoignirent, dans le foyer, Jeanine et son mari qui les attendaient.

Ils faisaient souvent ainsi partie carrée et terminaient les soirées ensuite chez les Chimerre ; et maintes fois, le courtier amenait Marcel dans son petit bureau, pour lui parler d’affaires, tandis que les deux amies restaient en tête-à-tête.

Après avoir fait honneur au délicieux souper froid qui les attendait ce soir-là, Chimerre fit à sa femme un signe imperceptible…

— Isabelle, fit Jeanine, passant son bras dans celui de la jeune fille, j’ai reçu aujourd’hui une délicieuse création de Patou… une gâterie de Paul, ajouta-t-elle, en lui envoyant un baiser du bout de ses doigts fuselés… Pendant que les garçons parlent d’affaires, viens, je vais te la faire voir !

Marcel se leva et leur ouvrit la porte. Dès qu’elles furent sorties, Chimerre lui dit :

— J’ai un service à vous demander, Pierre.

— Un service ? Dites vite, ce sera avec plaisir !

— C’est à propos de la Golden Logging Company, vous n’en parlez pas, vous ne la commentez pas dans La Finance.

Golden Logging Company répéta Marcel, je ne me rappelle pas, en effet que nous en ayons parlé… il me semble que c’était une affaire plutôt douteuse…

— Vous êtes mal renseigné ! C’est une affaire qui porte son nom… une affaire d’or !

— Et vous voudriez que j’en dise quelque chose ?

— Justement ! Quelque chose d’alléchant !

— Je vais me renseigner dès demain et je ferai ce que je pourrai.

— Je puis vous donner tous les renseignements ! Voici ! Et il sortit de sa poche une liasse de documents, prospectus, plans, légende… Gardez tout ceci pour étudier la chose, dit-il en lui tendant le paquet. Comme ça, vous serez ferré pour votre article !

— C’est bien, dit Marcel, prenant la liasse de papiers, je verrai ça ! Et maintenant, allons rejoindre les dames qui ont sans doute terminé l’inspection du chef-d’œuvre de Patou !

Ils retournèrent au salon où Isabelle jouait quelques parties de l’opéra qu’ils venaient d’entendre. Marcel s’approcha du piano et se mit à les chanter. Penché sur le fauteuil de sa femme, Chimerre murmura :

— Je pense que ça va prendre !

— Tant mieux ! Il n’a pas questionné ?

— Oh oui ! Il veut se renseigner… alors je lui ai fourni tous les renseignements que je donne aux acheteurs !… mais chut !

Se retournant vers les deux autres, il dit :

— Quel régal d’entendre de la musique autrement que par la radio !

— La radio est une merveille, dit Isabelle, cependant la musique n’y est pas encore parfaite !… mais il se fait tard… je vous quitte, mes bons amis… bonsoir Jeanine, à demain, bonsoir Paul ; Marcel, me ramenez-vous ?

— Chimerre va nous appeler un taxi et nous filons, dit Marcel.

Dans l’auto, Isabelle demanda anxieuse :

— Ça va mieux, maintenant ? Vous ne souffrez plus !

— Ça va mieux, merci ; vous êtes une bonne petite amie !

— Je suis fière d’être votre amie, dit la jeune fille, vous êtes si distant avec les autres femmes !

— Sauf Jeanine !

— Jeanine, c’est autre chose… la femme de votre ami !… je parlais des jeunes filles !

— Isabelle, il aurait peut-être mieux valu que je reste distant avec vous !

— Pourquoi ? Vous ai-je jamais blessé ?

— Pas du tout… jamais encore… mais…

— Tiens, vous voilà pessimiste ! Vous broyez du noir ! Parlant de broyer du noir, figurez-vous que Jean Litois, l’ami de Gilles, est au désespoir !

— Pourquoi ? Que lui arrive-t-il ?

— Il s’est épris, éperdument épris, d’une jeune fille rencontrée à Québec. Il est sorti souvent avec elle, l’amenait constamment au Château pour danser, pour prendre le thé, allait la voir chez ses parents et a fini par la demander en mariage…

— Elle n’en a pas voulu ?

— Au contraire, elle en est folle !

— Alors, je ne vois pas…

— Attendez ! Après s’être engagés mutuellement et s’être jurés un amour éternel, il a été question d’aller parler aux parents, alors la jeune fille lui dit :

— Vous savez, ce ne sont pas mes parents véritables, ils m’ont adoptée !

— Vous êtes leur fille adoptive alors, vous portez leur nom !

— Pas légalement… quoiqu’on m’appelle toujours ou presque toujours ainsi !

— Je ne sais pas au juste quelle autre explication elle a donnée, toujours est-il que lorsque Jean parla au père, il apprit que sa fiancée est une enfant prise dans une institution de charité, à Ottawa, je crois… le père, la mère… ni vus ni connus… la pauvre jeune fille n’a pas été légalement adoptée, elle n’a pas de nom !

— Que vont-ils faire ? demanda Marcel, d’une voix si étrange que la jeune fille le regarda, inquiète…

— Je ne sais pas… la famille de Jean ne la recevra jamais et, lui-même, il l’aime énormément, mais… il hésite et parle de se suicider ! Papa dit que c’est une injustice envers un enfant, lorsqu’on le prend chez soi, de ne pas l’adopter légalement… mais qu’avez-vous, Marcel, vous ne parlez pas ! Vous souffrez ? Cette blessure encore ?

— Oui, dit le jeune journaliste, c’est cette même blessure, et ce soir, elle saigne !



VIII




LORSQUE Marcel se trouva seul, en face de ses pensées, il eut un mouvement de révolte contre la vie…

Deux fois, ce soir, on avait inconsciemment ravivé chez lui cette douleur sourde, persistante, cette humiliation de l’enfant sans nom, cette sensation inavouée d’être comme un pariah dans la société qui le recevait…

Après avoir ramené Isabelle chez son père, il avait renvoyé le taxi, pour revenir à pied jusqu’à la maison de la rue Peel, où il avait sa chambre. Le long des rues, presque désertes à cette heure, ses idées sombres l’obsédaient et il découvrait en son âme des rancœurs ignorées jusqu’alors et qui semblaient lui donner le droit de maudire ce père inconnu, cause de tout le mal. Un sentiment nouveau avait surgi dernièrement dans ce cœur ardent mais concentré, un sentiment très doux et à la griserie duquel il s’était livré sans songer à l’impossible… il aimait Isabelle Comtois !

Ce n’avait été, tout d’abord que de l’amitié, de la camaraderie, mais depuis quelques semaines, il se rendait bien compte que ce n’était plus du tout ça. C’était l’amour qui remplissait son âme, et lui faisait accepter toujours d’aller chez les Chimerre, afin d’y rencontrer Isabelle. À vrai dire, il ne lui avait jamais parlé de ses sentiments, mais il croyait qu’elle l’avait deviné, et c’était bien vrai. Avec cette intuition spéciale à la femme et surtout à la femme éprise, elle pressentait l’amour de Marcel, et elle aussi se sentait invinciblement attirée vers lui.

Et maintenant, Marcel se demandait ce qu’il allait faire. Les deux incidents de la conversation de ce soir lui avaient brusquement ouvert les yeux et l’avaient tiré de son rêve. Il ne pouvait plus continuer ces relations dont le charme lui faisait oublier la tache de sa naissance ! Que faire ? Parler à Isabelle ? Lui révéler son origine ? Implorer pitié pour son amour ? Jamais il ne pourrait se résoudre à cela ! Il pourrait le lui dire, oui, dans un adieu, mais non dans une prière de pitié !

Depuis une demi-heure déjà, il était rendu dans sa chambre et toujours il continuait son triste monologue intérieur. Marchant nerveusement dans la petite pièce, il fumait distraitement des cigarettes, qu’il jetait à demi-consumées dans un cendrier ; sa nervosité ne s’apaisait pas.

Le souvenir de sa marraine d’adoption lui revint et il alla se placer devant sa photographie, qu’il avait dans un petit cadre sur son bureau.

— Ah marraine ! lui dit-il tout bas, vous qui m’avez recueilli, instruit, aimé, pourquoi ne m’avez-vous pas donné votre nom que j’aurais été si fier de porter ? Ce nom qui m’aurait permis d’être comme les autres… Ce nom qui aurait aplani tant d’obstacles ! Mais, vous ne saviez pas… je ne sais pas moi-même, quel sang coule dans mes veines !

J’ai peut-être en moi ce que vous craigniez… un atavisme vicieux. Peut-être suis-je le fils d’un escroc, d’un voleur ! Ah malheur ! Ce n’est pas juste !

Il se jeta dans un fauteuil et se prit la tête dans ses deux mains… Sa fierté se révoltait contre cette possibilité. Combien il avait souffert, depuis toujours, lui semblait-il, de cette absence de parents. Il se rappelait, lorsque tout petit, il entendait les autres enfants parler de leur maman, de leur papa, son petit cœur d’orphelin ressentait un serrement de chagrin inconscient. En avait-il eus, lui, un papa, une maman ? Il ne les avait jamais vus, n’en avait jamais entendu parler. Il avait demandé un jour à sa marraine :

— Où sont-ils donc, mon papa et ma maman à moi ?

— Ils sont morts, mon petit Marcel, lui avait-elle répondu.

Puis, plus tard, un des enfants de sa classe, avec qui il avait une querelle, lui avait dit :

— Tu fais ton fier, mais tu n’es qu’un enfant trouvé, élevé par charité !

Marcel avait bondi sous l’insulte, son poing levé pour frapper… Le maître était intervenu et avait fait taire son jeune camarade. Mais le souvenir de ces paroles poursuivait le petit garçon et il questionna sa marraine ; ses réponses furent évasives ; puis, le jour de sa mort, il avait entendu ce qu’elle disait au curé à son sujet et son pauvre cœur d’adolescent en était resté meurtri !

— Elle m’aimait tant, murmura-t-il, et elle était si croyante… Pourquoi Dieu ne lui a-t-il pas inspiré de m’adopter ? Est-ce juste que je souffre ainsi, moi qui ne suis pas coupable ?

Il repassa ensuite sa vie de collégien. Il revit la bonté admirable du curé Roussel, sa patience, la peine qu’il se donnait pour cultiver son talent de musicien, pour lui inculquer le goût de la poésie, de l’art, de tout ce qui élève l’esprit et le cœur. N’y avait-il pas eu là un gîte pour l’orphelin, lorsque la mort lui avait fermé son foyer d’adoption ? Et ensuite, cette année de voyage, bienfait inespéré, surtout cette carrière qui s’était ouverte devant lui d’une manière si imprévue… ne devait-il pas ce bienfait aux prières du saint curé de Val-Ombreux ?

— Ah ! Pardon, mon Dieu, se dit-il, j’ai blasphémé votre justice !

Les leçons de foi reçues pendant tant d’années remplirent soudain ce pauvre cœur agité et, s’agenouillant, il fit une courte et fervente prière…

Un sommeil profond calma ses nerfs surexcités. Il se leva le lendemain, plein de courage et bien déterminé à se livrer entièrement au travail et à refuser, pour quelque temps, toutes les invitations.

Avant neuf heures, il était déjà installé dans son cabinet de travail, aux bureaux de La Finance Quotidienne, et après avoir dépouillé la correspondance du jour, il prit la liasse de documents concernant la Golden Logging, afin de voir ce qu’il pourrait faire à ce sujet pour obliger son ami Chimerre.

D’après ces documents, les perspectives de cette affaire paraissaient certes très bonnes. Tout de même, avant de commenter cette valeur dans son journal, il résolut de prendre des informations immédiates au bureau-chef du journal à New-York. Par son fil privé, il eut bientôt fait sa demande. Peu de temps, après, la Daily Financial lui envoyait ce message :

« Ne publiez rien de bon au sujet de G. L. Co., c’est une valeur absolument nulle. »

Content de s’être informé, il appela Chimerre au téléphone et à mots couverts, il lui fit comprendre qu’il ne pouvait publier l’article demandé.

— Êtes-vous seul à votre bureau, dans le moment ? demanda Chimerre.

— Oui.

— Alors, je m’en vais vous voir… à tantôt !

— C’est bien dommage, dit Marcel, en replaçant le récepteur, je regrette d’avoir à le refuser, mais je n’y puis rien !

Vingt minutes plus tard, Chimerre arrivait à son bureau, souriant, comme d’habitude. Il s’assit en face de Marcel, sortit son étui d’argent et lui offrit une cigarette, puis, légèrement arrogant :

— Vous n’êtes pas content de la situation de la Golden Logging ?

— D’après mes renseignements de New-York, dit Marcel, l’affaire est nulle !

— On vous trompe ! Vous avez lu les prospectus, vu les plans ?

— Oui, et je trouvais les apparences bonnes, mais la nouvelle de là-bas est formelle !

— Alors, vous ne pouvez rien faire, même pour obliger un ami ?

— Je suis désolé, mon cher Chimerre, d’avoir à vous refuser, mais je ne puis vous obliger aux dépens de la véracité des renseignements donnés dans La Finance !

Chimerre se leva, regarda autour de lui, tourna la clef dans la serrure de la porte et se rapprocha du journaliste :

— Écoutez, Pierre, dit-il, c’est une question de succès ou de ruine pour moi. J’ai des fonds à retirer pour certains stocks, des paiements à faire, et il faut, vous me comprenez, il faut que je vende, et bientôt, plusieurs milliers d’actions de Golden Logging !

Marcel le regarda, surpris.

— N’êtes-vous pas imprudent, en vendant à vos clients un stock semblable ?

— Je le crois bon ! Je crois votre monde mal renseigné, ou peut-être vous trompe-t-on sciemment !

— Ça n’est pas possible ! Le journal de monsieur Ashley est au-dessus de ces vilénies !

— En tous les cas, dit Chimerre, pensez-y encore. Si vous faisiez ça pour moi, personne n’en souffrirait et vous auriez sauvé un ami de la ruine !

Chimerre détourna la tête en disant ces mots, et comme Marcel se taisait, il s’écria avec presque un sanglot dans la voix :

— Mais, vous n’avez donc jamais souffert dans votre vie, que vous pouvez laisser un ami dans le désespoir comme ça ?

— Si j’ai souffert ? Ah, Dieu le sait ! Et je souffre doublement de ne pouvoir vous obliger !

— Alors, dit Chimerre, le fixant de son regard inquiet, songez-y encore ! Si d’ici à quarante-huit heures vous n’avez pu m’aider… bien… ce ne sera pas long ! Et montrant sa tempe, il fit un geste expressif. Puis, sans hâte, il sortit et referma la porte.

Marcel était atterré ! Il avait toujours cru les affaires du courtier très prospères. Allait-il donc, ce pauvre ami, sombrer, lui aussi, comme tant d’autres ? Comment lui venir en aide ?

La bourse semblait très agitée ce jour-là, et les nouvelles de New-York se succédaient très vite. Marcel fut tellement harassé de besogne qu’il n’eut pas un instant pour songer à ses propres affaires et à celles de son ami, avant l’heure du dîner. Il passait sept heures et demie, lorsqu’il entra dans son restaurant habituel.



IX




PAUL Chimerre était seul avec sa femme dans le salon élégant où ils avaient si souvent leurs soirées de bridge.

Il arpentait fébrilement la chambre et Jeanine le regardait, inquiète…

— Tu n’as pas réussi ? Il ne veut rien faire ?

— Rien !

— Il n’a donc pas lu tes papiers ?

— Oui, il les a lus, mais il a ensuite télégraphié à New-York, à son journal, et tu comprends…

— Que vas-tu faire ?

— Si la bourse ne baisse pas trop vite, je puis tenir encore quelque temps, mais je lui ai donné deux jours pour se décider à m’éviter le suicide !

— Pourquoi deux jours ?

— Parce qu’il faut que d’ici à la fin de la semaine, je vende un paquet de ce maudit stock !

Jeanine soupira…

— Je comprends ! S’il le faisait mousser, tu pourrais vendre !

— Justement ! On guette les opinions de cette feuille ! Elle influe beaucoup sur les achats de valeurs ! Écoute, Jeanine ! Notre ruine peut être évitée de cette manière seulement… et si tu voulais…

— Où veux-tu en venir ?

— Écoute ! Tu es femme… tu es belle… tu as des armes pour séduire un homme ! Il va falloir t’en servir !

— Il est invulnérable ! Tu le sais bien ! Ce n’est pas un Georges Lemmé ! À part chez Isabelle et ici, il ne va chez aucune femme !

— C’est absolument ce qui te donne un avantage ! Il est fait de chair et d’os ce garçon là ! Sapristi, je n’ai pas besoin de te donner de détails ! Tu me comprends ! Songes-y et songes-y tout de suite. Il faut que tu lui parles ce soir, ou demain au plus tard !

Jeanine n’était pas vraiment méchante, mais elle redoutait le moindre revers de fortune… ce luxe qu’elle adorait, elle ne voulait pas le voir s’envoler. De plus elle aimait son mari et voulait le sortir d’embarras. Elle ne se rendait pas compte qu’en agissant ainsi elle devenait complice d’une fraude. Son idée fixe c’était de sauver Paul de la ruine.

Elle ne se fixa pas un plan de conduite, mais résolut de profiter de l’amitié que lui avait toujours témoignée Marcel, et de le faire venir le soir même, si elle avait pu décider de quelle manière elle essaierait de le fléchir. — Après tout, se disait-elle, ce n’est pas une si grosse affaire… quelques lignes dans un journal et Paul semble convaincu que ça peut lui faire vendre ses vilains stocks !

Ce ne fut cependant que le lendemain ; vers midi, qu’elle appela Marcel au téléphone.

— Allô… Marcel, pourriez-vous venir ici ce soir ? J’ai absolument besoin de vous parler !

Marcel hésita ; pour plusieurs raisons, il aurait désiré refuser…

— C’est que… commença-t-il…

— Ne cherchez pas de prétextes, interrompit-elle, je suis dans une inquiétude affreuse… (sa voix se fit comme suffoquée par les larmes) Pardon… mais je ne puis plus parler !

— J’irai, j’irai ! fit Marcel, désolé de l’entendre pleurer. J’irai vers neuf heures. Vous me pardonnerez si je ne reste que quelques minutes, n’est-ce pas ? Un engagement d’affaires…

— C’est bien, fit-elle d’une voix étouffée, je vous attendrai !

Depuis la veille, le jeune journaliste n’avait cessé de penser à cette affaire de Golden Logging. À maintes reprises, il prit son crayon et commença un article qu’il voulait faire tellement vague qu’il pourrait être interprété pour ou contre l’affaire selon le sens qu’on voudrait lui donner. Mais toujours il déchirait le papier en morceaux ! Non ! Il ne pouvait faire ça ! Ça ne serait pas honnête ! Ça serait donner, de propos délibéré, une fausse opinion à ses lecteurs ! Non… plutôt perdre l’amitié de Chimerre, que de manquer à l’honneur !

Quelques minutes avant le téléphone de Jeanine, Isabelle l’avait appelé :

— Vous ne m’avez pas parlé hier, alors, je vous appelle…

— Vous êtes gentille !

— Êtes-vous mieux ? Vous étiez souffrant l’autre soir !

— Je vais mieux, merci. Pas le loisir d’être souffrant ces jours-ci !

— Venez faire un peu de musique ce soir !

— Je regrette, Isabelle, je passe la soirée à mon bureau ! Vous ne pouvez vous figurer le travail que j’ai devant moi !

— À cause de la Bourse ?

— Vous êtes renseignée !

— Papa m’a dit que le marché allait mal, mais qu’il prévoyait une amélioration demain.

— Tant mieux, je l’espère aussi !

— Alors, puisque vous ne venez pas ce soir… à bientôt !

— À bientôt ! répéta-t-il, sans rien ajouter.

Isabelle, intriguée par son ton un peu bref, se demanda :

— Qu’a-t-il ? L’autre soir, je l’ai trouvé étrange… un moment plus expansif, un autre, raide et morose… Ah mon Dieu, pria-t-elle, joignant ses jolies mains blanches, n’allez pas le laisser s’éloigner de moi ! Vous savez combien je l’aime ! Gardez-le moi, car je crois qu’il m’aime aussi !

Tout le reste de la journée Marcel se livra au travail avec acharnement. Il se fit apporter des sandwiches à son bureau et ne sortit que pour son dîner de sept heures.

Lorsque vint l’heure d’aller chez Jeanine Chimerre, il ne prit pas le temps de refaire un peu sa toilette, mais se rendit tout de suite chez elle.

Le salon où on le fit entrer était faiblement éclairé par une lampe à grand abat-jour rose. Sur le large canapé au fond de la chambre, Jeanine était à demi-couchée, un mouchoir sur les yeux. Elle portait un négligé de georgette mauve, très échancré et transparent, et dans la pénombre rose de la pièce, la blancheur de sa poitrine et de ses bras était presque nacrée ; des bas de soie couleur chair donnaient l’illusion de la nudité et de petites mules de velours noir chaussaient ses pieds.

Elle feignit de ne pas le voir arriver et continua de pleurer…

— Jeanine, fit Marcel doucement, en s’approchant un peu.

— Ah, vous voilà ? dit-elle en lui tendant la main ; comme vous êtes bon ! Asseyez-vous là, près de moi, et elle lui indiqua une place sur le canapé.

— Qu’avez-vous, ma pauvre amie ? dit-il, sympathique.

— Ce que j’ai ? Mais vous vous en doutez bien, voyons !

— Où est votre mari ce soir ?

— Je n’en sais rien ! Il erre comme un fou de place en place et ne parle que d’en finir !

— Il faut lui faire entendre raison ! dit le jeune homme !

— La seule chose qui lui ferait du bien, ce serait… ce serait vous qui pourriez la faire mais vous ne voulez pas !

— Je voudrais… mais je ne puis pas… ce qui est différent !

— Ah Marcel, vous ne m’aimez pas !

— Au contraire, Jeanine, j’ai beaucoup d’amitié pour vous !

— Si c’était vrai, vous ne me verriez pas dans la peine sans essayer de me consoler un peu !… et elle glissa sa main parfumée dans celle du jeune homme.

Marcel, un peu énervé, lui serra la main et se levant, il s’excusa :

— Je ne puis rester plus longtemps, ma chère amie, vous savez, je vous l’ai dit ce matin, un engagement d’affaires…

— Et vous partez comme ça, sans me donner d’espoir ?

— Voyons Jeanine, soyez raisonnable ! Je ne puis pas et j’en suis navré !

— Marcel, quelques lignes… ce ne serait pas si difficile. Si vous avez de l’amitié pour Paul, pour moi, faites-le…

— Jeanine, je…

— Pour sauver Paul de la mort, interrompit-elle ; pour me sauver, moi, du désespoir !

Se levant brusquement, elle le saisit par les deux bras et le fixa avec ses grands yeux veloutés, cherchant à le gagner…

À ce moment la portière s’ouvrit et Chimerre entra avec Isabelle…

— Ah ! Tiens, vous étiez ici, Pierre ? dit le mari : je parie que vous êtes venu faire du bien à Jeanine avec une bonne nouvelle !

— Je le désirerais bien, pauvre ami, mais…. Bonsoir, Isabelle, je partais justement, je suis très occupé…

Isabelle regarda le négligé de Jeanine, la mise en scène étudiée, l’air un peu étrange de Marcel… sans lui donner la main, elle répondit :

— Bonsoir… je croyais que vous passiez la soirée à votre bureau…

— Isabelle, croyez bien que…

Mais Isabelle était déjà à l’autre bout de la chambre, auprès de Jeanine, qui s’était assise sur le canapé.

Marcel répéta son bonsoir et sortit de la pièce. Chimerre le suivit :

— Pensez à mon affaire, cher ami, lui dit-il. J’ai certains autres détails à vous donner, je vous enverrai ça demain par un messager, dès l’ouverture de votre bureau !

Marcel, ahuri, furieux de la méprise d’Isabelle, et se rendant compte de l’apparence suspecte de sa visite, lui répondit un rapide : très bien, très bien, et partit.

Il retourna à son travail et resta à l’ouvrage pendant plus de deux heures avant de retourner à sa chambre.

La figure défaite de son ami le hantait et il se demandait s’il ne pourrait pas, pour une fois, sacrifier la vérité à l’amitié. Mais sa droiture lui interdisait de donner suite à cette pensée que lui dictait son sentiment amical pour Chimerre et il restait chagrin de son refus, mais bien décidé à ne pas se laisser cabaler.

— Après tout, se disait-il, Chimerre s’exagère probablement l’importance qu’aurait pour lui cet article : il se tirera sans doute d’affaire. Que ne puis-je lui aider autrement !



X




APRÈS le départ de Marcel, Isabelle regarda son amie et dit à demi-voix :

— Vous êtes devenus bien intimes, Marcel et toi !

Jeanine montra son mari qui revenait dans la chambre et mit un doigt sur ses lèvres :

— Je t’expliquerai ! murmura-t-elle.

Isabelle ne répondit pas et se mit à parler de choses indifférentes. Au bout d’une demi-heure elle se leva :

— Tu ne pars pas déjà ?

— Oui. Je ne suis venue que pour te voir un instant, Paul m’ayant dit au téléphone que tu étais souffrante.

— C’est vrai ! J’ai eu la migraine toute la journée ! Paul va te reconduire !

— Ce n’est pas nécessaire, merci, notre chauffeur est à la porte, je dois arrêter prendre papa à son club. J’ai rendez-vous avec lui pour dix heures.

La jeune fille partit, ne laissant rien voir du désespoir qu’elle avait dans le cœur… Marcel l’avait trompée, lui avait menti… quelle déception ! Elle ne l’aurait jamais cru capable d’une pareille fausseté !

Restés seuls, les Chimerre échangèrent leurs impressions :

— Tu l’as voulu, dit Jeanine, furieuse. Eh bien ! nous ne sommes pas plus avancés ! J’ai peiné, peut-être perdu ma meilleure amie et je suis déchue aux yeux de Marcel, sans avoir réussi à le gagner !

— J’aurais peut-être dû jouer le mari jaloux… le menacer… il aurait sans doute fait ce que je lui ai demandé, pour éviter un esclandre !

— Tu es fou ! Penses-tu qu’il serait tombé dans le piège ? Jamais de la vie !

— Que puis-je faire ? Je suis à bout d’expédients !

— Pour gagner Marcel, il eut peut-être été mieux de le lui faire demander par Isabelle !

— Impossible ! Son père est un de ceux sur lesquels je compte le plus comme gros acheteur de la Golden Logging !

— Alors, s’il fait cela… ils seront peut-être ruinés, nos amis ?

— Je n’ai pas beaucoup de choix… eux ou nous !

Jeanine, plutôt légère que fourbe, restait stupéfaite du cynisme de son mari. Elle essaya de le raisonner…

— Paul, réfléchis ! C’est un vrai vol que tu ferais là ! C’est ta réputation perdue pour toujours… ton nom avili… ta femme, humiliée…

— Et si je n’arrive pas comme ça, cependant, c’est tout ce que tu dis là… et la pauvreté par dessus le marché !

— Alors, ta fortune, lors de notre mariage ?

— Fictive, chère naïve enfant !

— Ton bureau important ?

— Il est très important de bien des façons, et nous lui devons ce charmant nid, si douillettement capitonné. Mais enfin rien ne presse vraiment, et sauf une crise à la bourse, je suis bon pour quelque temps encore… Quant à Marcel, je vais essayer un dernier moyen de le convaincre.

Jeanine ne l’écoutait plus, elle pleurait, et cette fois, c’étaient de vraies larmes…


Marcel venait d’entrer à son bureau le lendemain matin, lorsqu’un messager lui apporta une lettre de Chimerre.

C’était une offre de partager avec lui les profits énormes que donneraient les ventes de la Golden Logging, la seule condition étant de faire paraître dans un prochain numéro de la Finance Quotidienne, un article signé, disant du bien de ce stock.

Marcel était insulté ! — Mais il me prend donc pour un misérable, se dit-il, un voleur !… Il est donc lui-même malhonnête ! Quelle saleté ! Et moi, naïf, qui croyais à son amitié, qui regrettais tant d’avoir à lui refuser un service. Et Jeanine, par quels moyens elle a cherché à m’enjôler ! Et cette pauvre Isabelle, qui croit que je l’ai atrocement trompée. Tout ça, c’est à rendre un homme fou ! Et déchirant la lettre de Chimerre, il en jeta rageusement les morceaux au panier.

La bourse de Montréal, comme celle de New-York, fut, les jours suivants, dans un état alarmant. Les banques étaient inquiètes, les courtiers sur les dents et les spéculateurs au désespoir, les valeurs baissaient… baissaient toujours, sauf la Golden Logging, qui semblait justifier l’espoir de Chimerre, en se maintenant à peu près au même point… Chaque midi, les hommes d’affaires s’emparaient fébrilement de la feuille financière, y cherchant un renseignement encourageant, une nouvelle rassurante…

Un matin, monsieur Comtois, étant venu régler certaines affaires au bureau de Chimerre, celui-ci en profita pour l’engager à acheter tout de suite une quantité de Golden Logging.

— C’est le temps, lui dit-il, ce stock, vous le voyez, n’a pas ou presque pas baissé durant ces trois derniers jours… tandis que la plupart des autres, même d’excellentes valeurs, ont perdu plusieurs points !

— C’est vrai, et je crois tout le bien que vous m’en dites. Mais, voyez-vous, mon cher Chimerre, avant le risquer un demi-million dans une affaire il me faut, surtout en ces jours inquiétants, il me faut, dis-je des renseignements absolument sûrs ! Or, La Finance, qui tient ses renseignements du journal de Mr Ashley à New-York, journal reconnu pour sa véracité et pour la sûreté de ses informations, n’a jamais mentionné votre stock !

— Pierre n’est pas suffisamment renseigné, dit Chimerre, ou il l’aura omis involontairement. Puis, rusant : — Allez donc le voir ! Son bureau est tout près d’ici !

— C’est une idée ! J’y vais ! Si ce qu’il me dit est satisfaisant, je reviens bâcler l’affaire, dès ce matin. Vous me donnerez de la marge ? J’achèterai un gros paquet !

— Tant que vous voudrez !

Dès que monsieur Comtois fut sorti, Paul saisit le téléphone :

— Allô ! C’est vous Pierre ?

— Oui.

— Vous avez ma lettre, à laquelle vous n’avez pas encore répondu ?

— Oui.

— Monsieur Comtois s’en va vous voir pour se renseigner. S’il est satisfait, je suis sauvé ! Mon offre tient pour renseignements viva voce au lieu de l’article.

— Je ne suis pas de ce calibre là, répondit Marcel avec une colère contenue.

— Vous êtes humain, comme les autres ! Ce sera plus sage pour vous de faire ce que je vous demande !

Marcel, furieux, raccrocha le récepteur sans répondre et un instant plus tard, on introduisait monsieur Comtois.

— Bonjour, mon jeune ami, dit-il, donnant la main au journaliste, vous êtes sans doute très occupé ?

— Toujours, répondit Marcel, mais davantage lorsque les marchés financiers sont dans l’agitation, comme actuellement !

— Oui, la bourse est en effervescence, les valeurs baissent. C’est le temps d’acheter !

— Lorsque ce sont des valeurs sûres !

— Oui, et à ce sujet je suis venu vous consulter !

— Vous n’aimeriez pas mieux consulter un courtier ?

— Non. Vous trouvez peut-être étrange pour un vieux renard de la finance, un industriel retiré comme moi, de venir consulter un jeune homme comme vous ?

Marcel sourit sans répondre et monsieur Comtois continua :

— J’ai confiance en vous, à cause du journal de monsieur Ashley que vous représentez, et qui a la réputation de ne jamais fausser les informations. Je vous parle confidentiellement. Depuis deux ans, ma fortune a considérablement augmenté, et vous savez, plus on fait d’argent, plus on veut en faire ! J’ai une grosse somme disponible dans le moment et on m’a suggéré d’acheter une bonne quantité de Golden Logging Company ; on dit que ce stock vaudra dans moins d’un an, trois fois sa cote actuelle, peut-être davantage ! Que pensez-vous de cette valeur ?

— Elle n’est pas de celles que nous avons commentées dans La Finance, dit Marcel.

— Je le sais ; j’ai étudié la feuille tous les jours, croyant toujours voir quelque commentaire à ce sujet… Pourquoi n’en avez-vous jamais parlé ?

— Parce que je n’en savais rien de bon !

— Je vous demande, pour me rendre service, de me dire le fond de votre pensée !

— Monsieur Comtois, je vais vous parler franchement, et, à mon tour, ce que je vous dirai, c’est confidentiel ; La Daily Finance, de qui nous tenons tous nos renseignements, nous a dit, sur demande de ma part, que cette valeur était absolument nulle ! Je réponds à votre question, parce que mes instructions sont de donner des renseignements verbalement, lorsqu’on me les demande.

Monsieur Comtois paraissait surpris, mais satisfait de s’être informé.

— Savez-vous que Chimerre en a à vendre ? Qu’il en vend beaucoup ?

— Je le sais, et je sais que je me suis fait un ennemi. Mais je ne me pouvais me porter garant d’une fausseté, ni même feindre l’ignorance !

— En tous les cas, mon cher monsieur, dit monsieur Comtois, je vous remercie et ceci restera entre nous. Si toutefois ce stock était bon, tant mieux pour ceux qui en auront. Quant à moi, je reste du côté de la prudence !

Resté seul, Marcel se remit à l’ouvrage, cherchant à oublier, dans un travail absorbant, les ennuis qui l’assiégeaient.


XI




À six heures, tout le personnel de La Finance Quotidienne était parti, mais son jeune rédacteur travaillait encore à son pupitre, encombré de liasses de papiers, de dossiers, de longues feuilles d’épreuves, couvertes de chiffres et d’évaluations diverses… II était si absorbé dans son travail, qu’il n’entendit pas la porte de son bureau s’ouvrir doucement. Il leva les yeux. Chimerre était devant lui !

— Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ? dit-il avec un rire amer…

Marcel le voyant pâle et hagard, lui indiqua une chaise :

— Asseyez-vous ! dit-il.

— Je ne veux pas m’asseoir, répondit Chimerre, d’une voix creuse et cassante, mais je veux vous dire ceci : vous m’avez ruiné ! Comtois a tout lâché ! Plusieurs autres, voyant qu’il n’achetait pas, ont vendu leur Logging. Le stock s’est effondré… il est à rien ou presque, et je suis un homme fini !

— Je suis désolé, commença Marcel…

Mais l’autre l’interrompit :

— Je vous avais prévenu. Vous n’avez rien voulu entendre. Tant pis pour vous !…

Et sortant un révolver de sa poche, il le visa et pressa la détente.

Marcel s’était levé aux dernières paroles de son visiteur. Il tomba sur son fauteuil, puis glissa sur le tapis.

Chimerre le regarda un moment et voyant qu’il ne bougeait pas, il ouvrit la porte, la referma doucement et partit à la hâte.


Ce soir là, quand monsieur Comtois et sa fille furent réunis à dîner, le père paraissait jubilant.

— Tu sais, ma petite, dit-il, ton ami le jeune Pierre, m’a rendu un fier service !

— Oui ?

— Oui ; il m’a tout bonnement sauvé un demi-million de dollars !

— Comment ça ?

— En étant très honnête et très droit, sans craindre les conséquences ; tu sauras tout plus tard. Mais tu sais, ton ami Chimerre.

— Parlant des Chimerre, je viens de téléphoner, je voulais parler à Jeanine, pas de réponse. C’est étrange !

— Tout ne doit pas être rose chez eux ce soir. Ils ont probablement donné ordre de ne pas répondre !

— Qu’est-ce qu’ils ont ? Les affaires qui ne vont pas ?

— Je le crois très embarrassé !

— Est-ce ce matin que vous avez vu Marcel ?

— Oui, et je retourne lui dire un mot ce soir ! Je l’ai appelé cette après-midi, il m’a dit qu’il serait à son bureau jusqu’à dix heures ce soir. Avertis donc le chauffeur d’être prêt dans un quart d’heure, veux-tu ?

Isabelle donna l’ordre d’amener la limousine dans quelques minutes.

— Viens-tu avec moi ? demanda son père.

Elle hésita. Certes, elle était reconnaissante à Marcel pour ce service rendu à son père, mais elle ne pouvait oublier la scène chez Jeanine. Cependant elle consentit à accompagner son père, heureuse, malgré tout, de voir son ami dans ce bureau où il passait tant d’heures de travail, et qu’elle avait la curiosité de connaître.

En peu de temps, l’auto atteignit la rue S.-Jacques ; cette rue si encombrée et bruyante dans le jour, était presque déserte ; le cadran éclairé du bureau de poste marquait neuf heures. Bientôt on fut devant La Finance… L’enseigne électrique brillait en lettres lumineuses, les fenêtres restaient sombres ; dans les passages, une grosse lumière. Le gardien de nuit fumait sa pipe près de l’entrée.

— Monsieur Pierre est-il encore à son bureau ? demanda monsieur Comtois.

— Je crois bien, je ne l’ai pas vu sortir.

— Pourriez-vous voir, s’il vous plaît ?

— Oui, monsieur, suivez-moi. C’est au second, l’ascenseur ne fonctionne pas le soir.

Ils montèrent l’escalier. Une porte à vitre opaque était éclairée…

— Il est là, dit le gardien.

— Il frappa doucement et ouvrit la porte… personne ! Il entra suivi d’Isabelle et de son père.

— C’est étrange, dit-il, la lumière allumée, la porte nom fermée à clef… Peut-être…

Un cri d’Isabelle lui coupa la parole. Elle venait d’apercevoir Marcel gisant inanimé sur le tapis !

Les deux hommes le relevèrent et le placèrent sur un fauteuil ; il était blanc comme la neige et ne bougeait pas. Un peu de sang tachait son gilet et l’intérieur de son habit. Isabelle se jeta à genoux près de lui, saisit sa main froide et inerte et éclata en sanglots.

— Appelez, vite un médecin, dit monsieur Comtois. Tenez ; appelez le mien. Et il donna le numéro. Dites que ça presse. Attendez, je vais parler moi-même !

— Il vient tout de suite, dit-il, replaçant le récepteur, puis regardant sur le pupitre… pauvre garçon, il était à l’ouvrage… voyez tous ces papiers étendus. Et ce sang sur le tapis et sur lui… ç’a tout l’air d’un attentat !

— Il est mort ! Il est mort, gémissait Isabelle… Mon Dieu, qui donc l’a tué ?

— Je n’ai vu passer personne, dit le gardien. Il a pu venir quelqu’un avant mon arrivée, mais depuis six heures et demie, je sais que personne n’est passé.

Monsieur Comtois était atterré et ne parlait pas. Quelques minutes plus tard, le médecin entrait. On lui expliqua les choses. Il se pencha sur le pauvre journaliste, ouvrit son gilet, sa chemise, appliqua l’oreille sur la poitrine.

— Il n’est pas mort, dit-il, mais gravement blessé. Une balle de revolver, je crois. Il faut le transporter immédiatement à l’hôpital Victoria ! Il va falloir faire l’extraction de la balle.

— Ma limousine est en bas, dit monsieur Comtois.

— Peut-être faudrait-il l’ambulance, dit Isabelle.

— Ce serait bien mieux, mais il faudrait attendre. Et dans ce cas, ce serait dangereux !

— Mais les autorités, dit monsieur Comtois, ne faudrait-il pas les prévenir ?

— La vie du blessé est en jeu. Je prends sur moi de l’amener. Nous téléphonerons de l’hôpital. Vous restez ici, n’est-ce pas ? dit-il au gardien.

— Oui, monsieur, je suis gardien de nuit.

— C’est bien, je vais vous envoyer quelqu’un pour rester avec vous ce soir… et maintenant, à nous trois, portons le blessé. Vous, mademoiselle, ouvrez-nous les portes !

Avec des précautions infinies, on transporta Marcel jusqu’à la limousine. Là, on l’étendit autant que possible. Isabelle s’assit, soutenant la tête du blessé, le médecin prit place à ses côtés, et monsieur Comtois monta auprès du chauffeur.

Doucement on parcourut la distance qui sépare la rue S.-Jacques de l’Avenue des Pins. À chaque secousse, le médecin fronçait les sourcils et Isabelle, regardant la pauvre figure exsangue appuyée sur ses genoux, ne pouvait retenir ses larmes.

Enfin l’on arriva ; des infirmiers portèrent le blessé jusqu’à l’ascenseur, les gardes et le médecin les suivirent, tandis que monsieur Comtois et la jeune fille, restés dans une salle d’attente, se demandaient avec angoisse ce qui allait arriver…



XII




MONSIEUR Comtois était désolé de ce qui arrivait et le chagrin non dissimulé d’Isabelle lui donnait aussi à penser. Qu’y avait-il entre ces deux-là ? Il savait bien qu’ils sortaient souvent ensemble, se voyaient chez les Chimerre. Mais n’y avait-il pas autre chose ? Cessant de faire les cent pas, dans la salle d’attente, il s’arrêta près de sa fille, qui les yeux rougis, regardait anxieusement la porte…

— Ma petite fille, dit-il avec tendresse, s’asseyant près d’elle et l’attirant à lui, tu l’aimes, ce pauvre garçon ?

— Oui, murmura-t-elle.

— Et lui ?

— Lui ? Oh, je ne sais pas. Mais que font-ils donc là-haut qu’ils nous laissent languir comme ça dans une inquiétude mortelle ?

La porte s’ouvrit à ce moment et le docteur entra :

— C’est fait ! dit-il ; a-t-il des parents ce jeune homme ?

— Non, fit Isabelle.

— Alors, personne à avertir ?

— Il se meurt donc ? s’écria la jeune fille d’une voix étranglée.

— Non, mais il est dans un état critique… je viens de demander qu’on lui envoie un prêtre !

— Ça me rappelle, dit monsieur Comtois, il a eu pour tuteur monsieur Roussel, le curé de Val-Ombreux. C’est, m’a-t-il dit, toute sa famille !

— Il faudrait l’avertir alors de venir sans tarder !

— Je vais lui téléphoner, dit Isabelle, d’ici même. Et elle partit vers une autre pièce de l’hôpital.

— Mais les autorités ? dit monsieur Comtois, au médecin.

— Inutile de les appeler. Il a recouvré connaissance pour quelques instants. Je lui ai demandé s’il avait vu son agresseur.

— Je le connais, dit-il, faiblement. Qu’on ne le cherche pas. Je ne désire pas le poursuivre.

— Va-t-il mourir ? demanda monsieur Comtois.

— Il est jeune, dit le docteur, il est fortement constitué. Il a une chance d’en revenir sur dix d’y rester. La balle a effleuré le poumon gauche, près du cœur. Mais c’est possible qu’il en revienne le pauvre garçon. J’ai dit quelques mots au gardien de nuit de La Finance, continua le docteur, pour lui demander certains détails, avant que mon blessé ait recouvré connaissance. Il m’a dit qu’il avait averti le secrétaire de monsieur Pierre et que celui-ci allait téléphoner à New-York pour informer monsieur Ashley de l’attentat.

Un quart d’heure plus tard, Isabelle revint :

— J’ai parlé à monsieur Roussel, dit-elle ; il sera ici demain. Docteur, puis-je voir le blessé ?

— Impossible, chère mademoiselle, il lui faut un calme parfait, personne ne doit l’approcher. Je redoute même l’entrevue avec ce prêtre qui doit être maintenant auprès de lui. Je vais aux nouvelles !

Quelques instants plus tard, il revint :

— Il dort, dit-il ; le prêtre lui a dit quelques mots. Il n’a pu répondre, mais il lui a serré la main.

— Y a-t-il du danger pour cette nuit ? demanda monsieur Comtois.

— Je ne crois pas. Je vous conseille de retourner chez vous maintenant et de faire reposer cette enfant-là, qui est énervée par le saisissement et l’inquiétude.

— Mais les nouvelles, dit Isabelle, qui nous en donnera ?

— La garde de nuit à qui j’ai donné votre numéro de téléphone et qui vous appellera s’il va plus mal ; si vous n’avez pas de nouvelles, soyez tranquille !

— Merci, docteur dit Isabelle, vous avez pensé à tout !

Elle repartit alors avec son père, et une demi-heure plus tard, ils étaient de retour chez eux.

— J’ai bien envie d’essayer encore de parler à Jeanine, dit-elle, lorsqu’elle fut un peu remise de ses émotions.

— Essaie. J’ai dans l’idée que les Chimerre sont absents !

Quelques minutes de vaine attente et elle y renonça. Il n’y avait pas de réponse à ses appels répétés.

Le lendemain matin, les journaux racontaient l’attentat dont avait été victime le jeune rédacteur de La Finance Quotidienne. Ce journal lui-même parut comme d’habitude à midi, et annonça que sa publication ne serait pas suspendue, et qu’un rédacteur suppléant était déjà en fonctions.

Les mêmes journaux qui annonçaient l’état critique de Marcel Pierre, parlaient aussi du départ précipité d’un courtier très en vue de la métropole et de la fermeture d’un bureau important dans les cercles financiers.

Monsieur Comtois passa le journal à sa fille en lui indiquant l’entrefilet.

— Ç’a l’air du mari de Jeanine, hein ?

— Oui, c’en a l’air, puisqu’ils ne répondent pas au téléphone, et qu’ils ont semblé si étranges dernièrement.

— C’en a encore plus l’air quand on regarde la cote de la bourse d’hier après-midi et qu’on voit la chute de la Golden Logging. Mais, dis-moi, la garde t’a donné de bonnes nouvelles ?

— Oui ; elle m’a dit que la nuit avait été assez bonne ; Marcel n’a pas trop de température et il a reconnu monsieur Roussel, arrivé ce matin.

— Tant mieux !

— Vas-tu te rendre à l’hôpital, papa ?

— Ce soir seulement ; j’espère y rencontrer le curé de Val-Ombreux ; je lui dirai que si je puis faire quelque chose pour ce jeune homme, je le ferai sûrement. Nous lui devons belle chandelle !

La vie de Marcel Pierre fut menacée pendant des semaines. Le bon curé de Val-Ombreux le quittait à peine, passant auprès de lui bien des heures du jour et une grande partie des nuits.

Monsieur Ashley avait téléphoné de New-York, à l’hôpital, pour s’informer de Marcel et demander à l’abbé Roussel certains détails.

— Il a été victime de sa loyauté et de son devoir, lui répondit le prêtre. Il n’a pu me raconter les faits, pauvre garçon, mais j’ai acquis cette certitude par certaines choses qu’on m’a dites et par les quelques phrases que le cher blessé a pu prononcer !

Enfin, après plus de deux semaines d’angoisse et de crainte, l’état du blessé commença à s’améliorer. Peu à peu, il reprit complètement connaissance, la fièvre le quitta et un bon matin, les médecins le déclarèrent sauvé !

Ce jour-là, le bon curé Roussel eut un élan de reconnaissance indicible envers Dieu qui conservait Marcel à son affection quasi paternelle, et ce fut avec des accents très émus qu’il annonça cette bonne nouvelle à monsieur Comtois.

Isabelle, dont le cœur avait été torturé par toutes les angoisses de l’incertitude, et la crainte d’un dénouement fatal, jeta un cri de joie en apprenant que Marcel était hors de danger.

— Enfin, mon Dieu, enfin ! s’écria-t-elle, et jetant ses bras autour du cou de son père, elle se cacha la figure contre son épaule.

— Je suis folle, papa, dit-elle, je suis ravie, heureuse… et je pleure !


XIII




MARCEL était convalescent. On lui permettait maintenant de se lever un peu tous les jours et de s’asseoir dans un fauteuil. Il pouvait lire et même recevoir des visites. Il prenait de la nourriture et ses forces revenaient. Le curé Roussel avait repris le chemin de Val-Ombreux, satisfait de voir son pupille en voie de parfait rétablissement.

De temps en temps, monsieur Comtois venait voir le malade et un jour, il amena Isabelle. Lorsqu’elle entra à la suite de son père dans sa chambre d’hôpital, la pâle figure du convalescent s’illumina d’un sourire ému et il tendit vers elle ses deux mains amaigries.

— Marcel ! Que je suis heureuse de vous voir mieux ! dit-elle affectueusement en lui serrant les mains. Voyez, je vous ai apporté ces violettes de Parme que vous aimez tant, elles parfumeront votre chambre ! Où puis-je les mettre ?

— La gentille garde qui me soigne si bien, va les mettre dans l’eau pour moi, n’est-ce pas nurse ?

— Avec plaisir… mais ne parlez pas trop ! Laissez parler vos visiteurs ! dit la garde.

— C’est ça dit la visiteuse, papa et moi allons faire tous les frais de la conversation. D’abord, je vais vous donner toutes les nouvelles. Saviez-vous que les Chimerre avaient quitté Montréal ?

— Je l’ai appris…

— Ça ne vous a pas surpris ?

— Non… franchement non !

— Eh bien, moi j’en ai été stupéfaite. Mais toi, papa, tu avais l’air de t’y attendre !

— Dame, comme dit monsieur Ashley, de New-York : je sais ce que je sais… n’est-ce pas, monsieur Pierre ?

Marcel sourit sans répondre.

— Ensuite, continua Isabelle, Gilles va revenir à Montréal. Vous vous rappelez que la banque l’avait transféré à Ottawa… eh bien, il revient, avec une promotion !

— Ça, c’est une bonne nouvelle, dit Marcel.

— Puis je veux vous dire que le mariage de Miriam Ashley est annoncé pour janvier prochain !

— Tant mieux, son père doit être content, murmura le jeune homme.

— Ensuite… eh bien, papa, dis l’autre nouvelle, toi !

— Ensuite, reprit alors monsieur Comtois, comme je savais que nous allions venir vous voir, j’ai parlé à l’abbé Roussel, afin de savoir s’il avait quelque message…

— C’est bon de votre part… je suis confus…

— C’est un plaisir pour moi ; ce bon curé m’a prié de vous dire qu’il croit que votre convalescence se complétera plus vite au presbytère de Val-Ombreux que partout ailleurs !

— Comme il est bon ! murmura Marcel ; Oh oui, j’irai me rétablir là !

Lorsque les visiteurs se levèrent pour partir, monsieur Comtois serra amicalement la main du jeune homme ; Isabelle resta un instant de plus et lui dit, à demi-voix, un au revoir très doux. Marcel, dans sa faiblesse, se laissait aller à la douceur de sa présence passagère et murmura :

— Comme ç’a été bon de vous voir, là, près de moi !

Le retour de la garde empêcha la jeune fille de répondre et, avec un sourire amical, elle s’esquiva et rejoignit son père.

Quinze jours plus tard, Marcel fut en état de se rendre à Val-Ombreux. Mais plusieurs mois de repos allaient lui être nécessaires pour compléter sa guérison.

Lorsqu’il fit demander son compte à l’hôpital, afin de le payer avant son départ, il apprit que monsieur Ashley avait tout réglé ! La protection du financier se continuait pour celui qui avait sauvé la vie de Miriam…

Il y avait encore la question de son journal qui le fatiguait. Il fit venir son remplaçant, un monsieur Green, et lui dit qu’il serait plusieurs mois avant de pouvoir reprendre la besogne.

— C’est entendu, mon cher monsieur, dit monsieur Green ; J’ai des ordres de vous remplacer aussi longtemps qu’il sera nécessaire. Le patron me fait garder ma position là-bas en attendant ; et je m’accommode fort bien de la vie dans votre charmant Montréal !

Marcel pouvait donc se guérir sans inquiétude. Il n’avait jamais révélé, sauf au curé Roussel, le nom de celui qui avait failli le tuer, ni la cause de l’attentat.

Isabelle, voyant sa réticence à ce sujet, n’avait pas osé le questionner, Monsieur Comtois eut la même discrétion. Mais ce dernier se rappelait les paroles du jeune journaliste « je me suis fait un ennemi », la fuite de Chimerre le soir même du crime, ses fraudes énormes mises à jour, et tout se liait dans la pensée de cet homme d’expérience pour accuser Paul Chimerre. Il ne parla pas cependant à sa fille des soupçons qu’il avait, mais Gilles fut son confident et admit que c’était fort possible que Chimerre fut le coupable.

Il restait à Marcel une chose très pénible à accomplir. Il avait résolu de révéler le secret de son origine, la tache de sa naissance, à Isabelle.

Le grand amour qu’il avait pour elle s’était encore augmenté à la vue de sa bonté et de ses attentions. Il avait pu s’apercevoir aussi combien il comptait dans sa vie, à elle, et sans avoir encore échangé des mots d’amour, ils se comprenaient.

Mais Marcel ne pouvait se leurrer plus longtemps de l’espoir que les choses pourraient continuer ainsi et il voulait avoir avec elle une longue conversation intime, qui, hélas ! briserait sans doute ces chères relations, briserait en tous les cas sa vie à lui, mais satisferait son honneur.

Cependant, la veille de son départ arriva et l’occasion voulue mais redoutée ne s’était pas présentée. Marcel ne sortait pas encore, la jeune fille ne venait jamais seule le voir.

Le matin où il devait partir pour Val-Ombreux, il lui dit quelques mots au téléphone, mais il ne la vit pas.

— Allons, se dit-il, puisque je n’ai pu lui parler, je lui écrirai de Val-Ombreux… Après tout, ce sera moins dur de ne pas la voir détourner de moi sa chère tête, et elle ne sera pas témoin de mon désespoir !

Le même soir, il arrivait à Val-Ombreux, chancelant et fatigué ; il dut se mettre au lit immédiatement. Une bouffée de fièvre lui fit garder sa chambre pendant plusieurs jours, puis grâce à sa forte constitution, il reprit peu à peu ses forces et sa santé de jadis.



XIV




ISABELLE venait de descendre déjeuner. Elle était délicieuse à voir dans son négligé azur, ses cheveux blonds moussant autour de son front lisse et poli, ses grands yeux semblant refléter le bleu de la soie qui la drapait si joliment.

Son père regardait le courrier :

— Tiens, une lettre pour toi ! Tiens, une autre !

— Donne !

S’emparant des deux lettres, elle courut à un fauteuil et s’y blottit pour les lire. L’une portait le timbre des États-Unis ; Isabelle y reconnut l’écriture de Jeanine et l’ouvrit à la hâte, sans regarder l’autre lettre.

New-York
Ce 19 décembre 1929.
Chère Isabelle,

M’as-tu cru perdue ? Tu ne te serais pas beaucoup trompée !

Naturellement, tu as su ce que ce pauvre Paul avait fait à Montréal… quant à moi, je le savais en difficultés, mais j’ignorais combien tragique était notre départ, quand il m’a fallu fuir avec lui, à moins d’une demi-heure d’avis. Isabelle, Paul s’est tué quelques jours après notre arrivée ici ! Il m’a avoué, la veille de sa mort, qu’il était entré au bureau de Marcel et lui avait tiré une balle en pleine poitrine, pour se venger du refus de publier ce qu’il lui demandait ; ce qui avait amené, précipité, disait-il, sa ruine. Le lendemain, à mon réveil, Paul était étendu dans un fauteuil, empoisonné avec de la strychnine ! Il m’avait laissé un adieu et une demande de pardon.

Lorsque j’ai vu, dans un journal de Montréal, que Marcel refusait de nommer son agresseur, j’ai été touchée de sa loyauté. Aussi, je veux le justifier à tes yeux, au sujet de la dernière fois que vous vous êtes rencontrés dans notre appartement à Westmount.

Paul voulait à tout prix lui faire publier quelque chose dans son journal, à propos d’un mauvais stock, qu’il devait vendre. Marcel avait refusé ; Paul m’a demandé d’essayer à mon tour et d’user de séduction pour le fléchir ! J’ai pleuré au téléphone avant qu’il consente à venir, j’ai préparé la scène que tu as vue… et je n’ai réussi qu’à l’ancrer, le ferrer dans son refus !

Pardonne-moi de ne pas t’avoir expliqué la chose tout de suite !

J’ai été soulagée d’un poids terrible dernièrement lorsque les journaux ont annoncé le rétablissement de Marcel.

Inutile de te dire que je suis malheureuse et pauvre, et que je dois rester exilée ! Mes petites rentes ont coulé avec le reste ! Il me semble que j’aurai à peine de quoi ne pas être dans la rue !

Quant à ce pauvre malheureux, mon mari, on ne peut condamner les morts, n’est-ce pas ?… Que Dieu en aie pitié !

Adieu ! J’ai toujours eu pour toi, la plus sincère amitié.

Jeanine.

Isabelle, impressionnée, passa la lettre à son père, et apercevant sur l’autre enveloppe le timbre de Val-Ombreux, elle l’ouvrit avec un frémissement de joie…

Presbytère de Val-Ombreux
le 20 décembre 1929.

Chère visiteuse de mes jours d’hôpital, chère amie, chère Isabelle, combien j’ai apprécié vos attentions et votre exquise bonté !

Maintenant que je vais beaucoup mieux et que mes forces reviennent à vue d’œil, je ne dois plus différer une confession que j’ai à vous faire ! Isabelle, vous vous êtes bien aperçue, n’est-ce pas, que je vous aime… et depuis longtemps… peut-être depuis notre rencontre fortuite à Cannes et davantage encore en ces derniers temps…

Vous avez toujours été dans mon cœur la seule élue. Lorsque vous m’avez vu chez Jeanine, quand je vous avais dit devoir rester à mon bureau, je n’ai rien pu vous expliquer, mais, croyez-moi, je n’étais pas fautif !

Et maintenant, chère adorée, voici ce que j’ai à vous dire, à vous que j’aime plus que ma vie, à vous dont j’aurais tant voulu faire ma femme, vous… à qui je n’ai rien… rien à offrir ! Car à part mon manque de fortune suffisante, je n’ai pas même un nom !… Je suis… je suis… comme la malheureuse fiancée de Jean Litois… un pauvre abandonné, emprunté, recueilli à la Crèche de Québec par Madame Saint-Denis, une marraine d’occasion…

À sa mort, elle me légua le peu qu’elle possédait de biens terrestres, la chère âme, mais pas son nom ! Le nom de Pierre que je porte, elle me l’a donné à ma confirmation…

Voilà ! L’aveu est fait ! Je vous ai perdue, ma bien-aimée, mais l’honneur me commandait de vous confier cette triste chose, alors que vous aimant de toute mon âme, je n’ai pas le droit de vous épouser !

Si ma chère marraine m’eut légué son nom, oui, j’aurais pu alors espérer vous avoir un jour pour épouse ; me faire une carrière dont vous auriez été l’inspiration, me créer un foyer dont vous auriez été l’idole, avoir de chères petites têtes blondes à chérir ; ce rêve m’est interdit par cette loi implacable qui fait qu’on souffre par la faute d’autrui !

Mais je ne veux plus, comme je l’ai trop souvent fait par le passé, mettre en doute la justice du Dieu qui vient de me ramener à la santé. Vous qui êtes bonne, vous qui êtes pieuse, demandez-lui pour moi le courage et la vaillance.

Même sans nous revoir, resterons-nous amis, Isabelle ? Ah ! Je le désire ardemment. Ne me refusez pas cette miette de bonheur !

La triste chose que je vous révèle, le public, je le sais, ne l’apprendra pas de vous, mais dites-la à votre père, afin qu’il comprenne mon attitude ; je suis sûr qu’il m’approuvera.

Adieu, vous que j’aurais tant voulu appeler ma femme ; adieu la seule aimée… adieu !

Marcel.


XV




PLUSIEURS mois se sont passés. Le jeune rédacteur de La Finance Quotidienne a repris ses fonctions à Montréal.

Sa vigoureuse jeunesse a triomphé de la débilité qui avait suivi son séjour à l’hôpital et ses forces retrouvées lui permettent de mieux supporter ses peines de cœur.

Il songe souvent à l’absente, qui voyage avec son père depuis quelques mois et son chagrin profond mais concentré d’avoir renoncé à la femme qu’il aime, a imprimé des plis sur son front haut et bombé.

Sa lettre d’adieu n’était pas restée sans réponse. Isabelle lui avait envoyé au début de janvier une missive tout imprégnée de tendresse pour lui et il l’avait lue et relue avec émotion. La jeune fille se disait prête à l’épouser malgré sa confession… « Le nom de Marcel Pierre, lui disait-elle, est pour moi synonyme de loyauté et de droiture. Je sais tout ! Jeanine m’a écrit et je vous inclus sa lettre !

Ce nom, je le prendrais avec bonheur, si je pouvais obtenir le consentement de mon père… mais je ne désespère pas ! Il a tant d’amitié pour vous et de tendresse pour moi qu’il finira bien par consentir ! »

Mais Marcel n’avait pas cru devoir accepter ce sacrifice ; il le lui dit dans une lettre touchante mais ferme, et le curé trouva sage cette décision de sa part.

— C’est irrévocable maintenant ! dit le jeune homme avec accablement.

— Courage, mon garçon, dit le prêtre. Te voilà revenu à la santé ; tu vas reprendre tes occupations et tu verras. Parfois Dieu fait surgir des événements imprévus et qui changent le cours des choses… aie confiance !

Marcel ne répondit pas ; il songeait combien vide allait maintenant lui sembler la vie, combien dénuée d’intérêt serait cette existence sans but.

Lorsqu’il retourna à Montréal, un mois plus tard, les Comtois étaient déjà partis.

Il reprit en partie ses habitudes précédentes. Il allait peu dans le monde cependant, mais il ne manquait aucun beau concert, aucune manifestation artistique et fréquemment il se rendait à son club sportif.

Son apparence de force physique était un peu amoindrie depuis que la balle de Chimerre lui avait effleuré le poumon. Mais, sans s’en douter, il attirait toujours l’attention, étant remarquablement beau, malgré l’expression un peu amère de sa bouche. Il était très grand, très droit et toujours vêtu avec une sobre et irréprochable élégance.

Il lisait beaucoup et cultivait, dans ses loisirs, ce goût inné de la poésie qui accompagne si souvent le talent des musiciens.

Son amour sans espoir pour Isabelle, le terrible dénouement de son amitié avec Chimerre, le suicide de celui-ci, avaient accru le sérieux de son caractère.

Le sentiment d’amertume provenant de sa naissance irrégulière ne s’émoussait pas. Il en souffrait au point que ça devenait parfois une hantise Et ayant un cœur très aimant, il avait la nostalgie d’un foyer…

Cependant, sa jeunesse, sa vaillance, et ses occupations absorbantes ne lui permettaient pas de songer tout le jour à ses malheurs. Il était très satisfait de sa carrière de journaliste. Monsieur Ashley l’avait fait venir à New-York et avait alors appris dans tous ses détails la véritable cause de l’attentat de Chimerre. Il félicita Marcel de sa fermeté et avant son départ, il lui offrit de continuer à diriger le journal non plus à salaire, mais comme associé. Ce fut avec un sentiment très reconnaissant pour ce généreux américain que Marcel signa, le même soir, l’acte de société.

Quand vint l’été, il se rendait souvent passer une fin de semaine à Val-Ombreux. Il y arriva un samedi, à la fin d’août, et trouva à son curé un tel air heureux et réjoui, qu’il lui dit :

— Qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes rayonnant ce soir !

— Oui… Je suis heureux… C’est que nous arrivons au premier septembre !

— Ah, dit Marcel, le premier septembre… j’ai vu par les journaux que les Comtois sont attendus à Montréal vers ce temps…

— Oui, dit le curé ; vas-tu les revoir ?

— Comment le pourrais-je maintenant ? Et d’ailleurs, Isabelle a peut-être… il s’arrêta et serra les lèvres.

— Tu l’aimes toujours ?

— Toujours ! C’est devenu une passion absorbante et unique, quoique je la sache vaine et sans issue !

Le curé hésita un instant, puis très grave :

— Marcel, il y a quelque chose que je devais te remettre le premier septembre 1930… C’est ce soir presque la vigile de ce jour et c’est ce soir que je vais te donner une lettre de madame Saint-Denis, écrite quelques mois avant sa mort !

— Une lettre ? dit Marcel surpris.

— Attends dit le curé, se dirigeant vers son coffre-fort.

Un instant plus tard, il en sortit une enveloppe cachetée, adressée ainsi :

« Pour Marcel, lorsqu’il entrera dans sa vingt-huitième année… (premier septembre 1930). »

Le jeune homme prit l’enveloppe de la main du curé et en brisa les cachets d’une main un peu tremblante :

Val-Ombreux,
Septembre 1914.

Mon petit Marcel, cher fils de mon cœur, si tu reçois cette lettre, c’est que tu seras bien mon fils… car si je t’ai adopté dans mon cœur depuis que je t’ai pris chez moi, je ne l’avais pas encore fait publiquement !

Cher enfant, m’as-tu trouvée injuste de ne pas compléter ma tâche envers toi ? Maintenant que tu es un homme, tu peux comprendre mes raisons et Dieu merci, tu n’as pas démérité et je puis maintenant te donner une compensation pour cette longue réticence de ma part.

Marcel, je t’ai adopté. Tu es mon fils par la loi, tu es maintenant Marcel Pierre Saint-Denis et non seulement je t’autorise à porter mon nom, mais je te prie de le faire, car je t’en sais digne… tu as fait tes preuves !

Demande au greffe de Valville copie de l’acte d’adoption que j’ai fait tenir secret jusqu’à présent ! Jointe à ma lettre est une copie de cet acte !

Marcel, cher petit, tu as été pour moi un rayon de joie, une lumière, un bonheur dans ma vie endeuillée ! Tu as une riche et franche nature et tu ne m’as jamais, jamais fait de peine !

Toi, qui es maintenant un homme, mais en qui je ne puis voir que le cher gamin que j’aime de plus en plus chaque jour, pardonne à la longue prudence de ta marraine et garde pour elle dans ton cœur, une fidèle affection !

Adieu, Marcel Saint-Denis, mon fils ! Adieu… puisque je ne puis plus rester près de toi… adieu ! puisque je ne puis plus te donner un foyer… il faut bien se soumettre lorsque le Maître a parlé !

Du ciel où j’espère être quand tu liras ces lignes, je te bénirai !

Ta mère, mon Marcel,

Suzanne Saint-Denis.

Marcel passa la lettre au curé et détourna la tête pour cacher les larmes qui l’aveuglaient.

Le curé, très ému lui aussi, lut la lettre et dit ensuite :

— Je n’avais pas vu cette lettre, mais je connaissais l’existence de l’acte d’adoption. Je ne pouvais rien dire, j’étais lié par la promesse donnée !

— Le notaire connaît-il la chose ?

— Certainement, il a rédigé lui-même l’acte… regarde les signatures ! Nous devions détruire cette enveloppe sans l’ouvrir si… si tu n’avais pas été… ce que tu es, mon cher enfant ! Ses raisons…

— Je les connais, interrompit Marcel… pauvre chère marraine, lorsqu’elle vous les a dites, elle ne me savait pas à la portée de sa voix ! Je n’en ai vraiment compris le sens que plus tard, mais, comme je vous l’ai dit, ses paroles de crainte, comme aussi ses expressions de tendresse à mon égard, sont restées gravées dans ma mémoire d’adolescent, et les années n’en ont jamais effacé l’impression ! C’est peut-être le souvenir de cette heure de chagrin cuisant qui m’a préservé de certains dangers…

— Le délai de l’épreuve m’a semblé trop long, dit le curé, mais je crois que madame Saint-Denis aurait voulu l’abréger… te souviens-tu de ses dernières paroles… de la phrase qu’elle n’a pu terminer ?

— Non, je ne me la rappelle plus du tout !

— Elle a dit : « j’ai pris certaines mesures mais je voudrais changer… avancer… »… je suis convaincu que c’est cette date du premier septembre 1930, qu’elle aurait voulu rapprocher ; Dieu ne lui en a pas donné le temps !

— Pauvre marraine !

— Et maintenant, dit le curé, presqu’aussi heureux que Marcel, viens, nous allons prendre un petit verre de chartreuse pour célébrer ce jour de bonheur, et nous remettre un peu les nerfs l’un et l’autre !

— Ma foi, dit Marcel, ça nous fera du bien ! Allons ! Je vous suis.



XVI




ISABELLE Comtois et son père étaient de retour de leur long voyage. Après une merveilleuse croisière sur la Méditerranée, ils avaient séjourné assez longtemps en France.

La jeune fille fut très entourée pendant son voyage et surtout pendant qu’ils demeuraient à Paris. Son père avait exigé qu’elle cessât d’écrire à Marcel, et il espérait que ces changements de scène et ces attentions nouvelles allaient lui faire reprendre intérêt à la vie et reléguer un peu dans l’ombre le souvenir du séduisant et fier jeune journaliste de Montréal… Mais bien que profitant de toutes manières de ce voyage intéressant, ne boudant ni les paysages ni les personnes, la pensée d’Isabelle restait absorbée par son amour profond pour Marcel ; elle n’en parlait pas, mais elle espérait le revoir et qui sait… le faire peut-être revenir sur sa décision. Aussi, est-ce avec un cœur joyeux qu’elle revit la belle résidence d’Outremont et l’une des premières questions qu’elle posa à Gilles fut celle-ci :

— As-tu revu Marcel Pierre ?

— Oui, tiens je l’ai rencontré ; hier, il a très bonne mine !

— Ah ? S’est-il informé de moi ?

— Il n’en a pas eu le temps, je lui ai dit moi-même : j’attends demain Isabelle et mon père !

— Qu’a-t-il répondu ?

— Je ne me rappelle pas exactement… quelque chose de banal, il me semble, comme : ils ont fait un long voyage !

— Est-il retourné à son journal ? dit monsieur Comtois.

— Depuis des mois ! On dit que ça lui appartient maintenant ; il est associé et en train de faire fortune !

— Fait-il la cour à quelqu’un ? Sort-il beaucoup ? dit Isabelle curieusement.

— Tu m’en demandes trop ! Je le vois parfois au Club Sportif, mais dans le monde, je ne le rencontre plus guère.

Ces quelques vagues renseignements ne suffisaient pas à la curiosité amoureuse de la jeune fille, et le lendemain, n’y tenant plus, elle l’appela au téléphone.

— Allô… Oui, c’est Marcel Pierre qui parle… mais… Ciel ! C’est vous, Isabelle ?

— Oui, c’est bien moi ! Je reviens de loin ! Ne viendrez-vous pas me serrer la main ?

— Avec bonheur ! J’étais pour vous demander moi-même cette faveur !

— Venez ce soir, alors !

— Merci, j’irai sans faute !

Isabelle sentit soudain une joie délirante lui envahir le cœur. Il l’aimait donc toujours ! Il allait comprendre enfin combien ce serait insensé de briser leurs deux vies à cause de… l’inévitable !

Monsieur Comtois et son fils n’étaient pas au salon lorsque Marcel y entra ce même soir. Isabelle était seule, debout près de la cheminée, regardant distraitement le feu qu’elle y avait fait allumer à cause de la fraîcheur de cette soirée de septembre. Il regarda un instant la chère silhouette, puis s’avançant, il dit doucement : Isabelle !

— Marcel ! Enfin !… Et sans hésiter elle se blottit dans les bras tendus vers elle…

— Quel bonheur de vous revoir, dit-il, laissez-moi vous regarder… Dieu ! Vous êtes exquise ! Que de têtes vous avez dû tourner là-bas !

— Et vous, méchant, qui m’avez fait verser tant de larmes ! Vous, qui ne vouliez plus me revoir ! Vous avez une mine superbe… et vous n’avez pas l’air du tout malheureux !

— Je ne le suis plus !

— Consolé ?

— En grande partie consolé… et vous le comprendrez lorsque je vous aurai expliqué les choses !

— Venez vous asseoir, dit-elle l’entraînant vers un canapé, il y a si longtemps que nous sommes séparés et nous en avons tant et tant à nous dire !

— Isabelle, commença le jeune homme, gardant dans les siennes la main de la jeune fille, après l’adieu que je vous ai envoyé et que je croyais final, j’ai passé des jours tellement noirs, tellement dénués d’intérêt, que je me demandais comment je pourrais continuer à vivre ainsi sans vous !

Puis, je me suis mis à l’ouvrage et dans un travail absorbant j’ai occupé mon esprit et endormi un peu mon désespoir… j’ai pris les distractions que je savais m’être le plus réconfortantes, la musique m’a fait passer de belles heures et aussi la lecture… Cet été, avec mon auto, j’ai fait de nombreuses petites randonnées à Val-Ombreux, au vieux presbytère, le home de mon adolescence…

— Ce bon monsieur Roussel vous aime tant ! Il faisait peine à voir pendant les jours où vous étiez en danger, à l’hôpital !

— Oui, une affection comme la sienne est un bienfait inappréciable ! Lorsque je suis arrivé là-bas, samedi dernier, je lui ai trouvé l’air tellement réjoui que je lui en ai fait la remarque…

— C’est, me dit-il, que c’est après-demain le premier septembre, 1930, une fête qui porte vigile !…

Et allant à son coffre-fort il en sortit la lettre que voici :

Marcel tira de sa poche une enveloppe jaunie et la tendit à Isabelle…

Pendant qu’elle lisait, des larmes coulaient sur ses joues, et lorsqu’elle eut terminé sa lecture, elle porta le papier à ses lèvres avant de le remettre à Marcel… Celui-ci, très ému, l’entoura de son bras et l’attira à lui :

— Puisque je puis maintenant vous offrir un nom honorable, murmura-t-il, dites, ma seule aimée, vous serez enfin mienne ?

— Je l’aurais été même sans cela, si vous l’aviez voulu !

— Je le sais, chère loyauté que vous êtes… et de le savoir, me rend doublement heureux, puisque je puis maintenant venir à vous, plein d’espérance en l’avenir !

— Marcel, papa et Gilles sont dans la bibliothèque… allons leur dire votre… notre grande nouvelle !

— Oui, dit Marcel, mais avant ça, il me faut sceller sur vos lèvres ce bonheur inespéré… chère, chère petite fiancée, dit-il, en lui donnant un long baiser…

Monsieur Comtois reçut avec affabilité ce jeune homme qu’il aimait bien. Il avait approuvé sa décision, lorsqu’il avait résolu de renoncer à Isabelle. Tout en admirant sa franchise, il espérait que Marcel persévérerait dans sa résolution. Cependant, il était bien décidé de ne pas s’opposer au mariage de sa fille, si elle persistait, le voyage fait, à ne vouloir épouser que lui.

Il remarqua l’air rayonnant d’Isabelle, ses joues vermeilles, ses yeux lumineux…

— Papa… Marcel a quelque chose à te dire… et à toi Gilles !

— Oui, monsieur Comtois, dit le jeune homme. J’aurais quelque chose à vous faire voir et quelque chose à vous demander !

— Très bien, asseyez-vous… je suis tout oreilles !

— Papa, je me sauve, dit Isabelle… et tiens, je pense que je vais t’amener avec moi, Gilles, viens ! J’ai un secret à te confier !

Lorsqu’ils furent seuls, Marcel sortit de sa poche la copie de l’acte d’adoption et la passa à monsieur Comtois ; sans rien dire, lorsque celui-ci en eut pris connaissance, il lui donna à lire la lettre qui accompagnait le document.

Monsieur Comtois lut jusqu’au bout, puis il serra la main du jeune homme.

— Je suis très heureux pour vous, dit-il, et je vous félicite !

— Merci, dit le jeune homme, avec émotion. Et maintenant monsieur Comtois, vous savez combien j’aime Isabelle, consentirez-vous à ce qu’elle soit ma femme ?

— Je serai parfaitement consentant et même très heureux de donner la main de ma fille à Marcel-Pierre Saint-Denis !

Le jeune homme le remercia avec une émotion contenue et ils allèrent ensemble retrouver au salon Isabelle et son frère.


ÉPILOGUE

Une courte année de bonheur s’est envolée depuis le mariage d’Isabelle Comtois avec Marcel-Pierre Saint-Denis.

Dans le charmant nid qui leur a été aménagé à Outremont, ils ont connu les joies ineffables du véritable amour et la douceur exquise de leur home.

Maintenant Dieu vient de compléter leur bonheur : un fils leur est arrivé !

La jeune maman, pâle et heureuse dans les dentelles de son lit, pose sur son mari, ses yeux bleus agrandis par la souffrance, mais brillants de joie.

— Es-tu content ? murmure-t-elle.

Son regard ému et heureux lui répond, et tandis que la garde se retire, après avoir mis pour la première fois le bébé dans ses bras, le jeune père, avec un doux émoi, presse contre lui ce petit paquet de laine blanche et de chair rose, et posant ses lèvres sur la petite tête soyeuse, il dit à demi-voix :

— Ah cher mignon ! Enfant de notre amour ! Grâce à Dieu, jamais, jamais, tu ne souffriras ce que ton père a souffert !

Et mettant le bébé près de sa mère, il les embrasse tous les deux, le cœur inondé de joie.

Le lendemain, après le baptême, tandis que les invités causaient dans la salle à manger, après avoir pris un verre de champagne à la santé de l’enfant, Marcel s’esquiva et entra doucement dans la chambre de sa femme, quelques roses blanches à la main.

Il lui donna les fleurs et sortit de sa poche un papier où plusieurs lignes étaient tracées au crayon. Isabelle reconnut l’écriture.

— Des vers ! De toi ?

— Non, ces vers ne sont pas de moi ! Je les ai découverts ce matin dans un vieux cahier où marraine conservait des poésies glanées ici et là dans les journaux et les revues. Ils rendent si bien les pensées qui remplissent mon cœur, que l’auteur ne m’en voudra pas de les avoir transcrits pour te les dédier, chère nouvelle petite maman !

La jeune femme prit la feuille et lut ce qui suit :

(J’emprunte ces stances, pour les dédier)
À la mère de mon fils

« Quand je vis près de toi, dans la blancheur des langes.
« Notre premier enfant, pour la première fois,
« J’eus soudain dans les yeux des fixités étranges,
« Des frissons dans la chair, des sanglots dans la voix…
« Et je me demandais comment une âme humaine
« Contient, sans déborder, comme une coupe pleine,
« Tant d’amour pour la mère, tant d’espoir pour l’enfant ! »

FIN
La Maisonnette
Lac des Pins
  août, 1931.
*   Extrait du poème « Le Premier Bébé. »

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 13
I 
 30
II 
 38
III 
 48
IV 
 60
V 
 67
VI 
 76
VII 
 85
 93
IX 
 102
X 
 111
XI 
 120
XII 
 127
 133
XIV 
 139
XV 
 144
XVI 
 152
 159


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