Éditions Albert Lévesque (p. 111-119).
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X




APRÈS le départ de Marcel, Isabelle regarda son amie et dit à demi-voix :

— Vous êtes devenus bien intimes, Marcel et toi !

Jeanine montra son mari qui revenait dans la chambre et mit un doigt sur ses lèvres :

— Je t’expliquerai ! murmura-t-elle.

Isabelle ne répondit pas et se mit à parler de choses indifférentes. Au bout d’une demi-heure elle se leva :

— Tu ne pars pas déjà ?

— Oui. Je ne suis venue que pour te voir un instant, Paul m’ayant dit au téléphone que tu étais souffrante.

— C’est vrai ! J’ai eu la migraine toute la journée ! Paul va te reconduire !

— Ce n’est pas nécessaire, merci, notre chauffeur est à la porte, je dois arrêter prendre papa à son club. J’ai rendez-vous avec lui pour dix heures.

La jeune fille partit, ne laissant rien voir du désespoir qu’elle avait dans le cœur… Marcel l’avait trompée, lui avait menti… quelle déception ! Elle ne l’aurait jamais cru capable d’une pareille fausseté !

Restés seuls, les Chimerre échangèrent leurs impressions :

— Tu l’as voulu, dit Jeanine, furieuse. Eh bien ! nous ne sommes pas plus avancés ! J’ai peiné, peut-être perdu ma meilleure amie et je suis déchue aux yeux de Marcel, sans avoir réussi à le gagner !

— J’aurais peut-être dû jouer le mari jaloux… le menacer… il aurait sans doute fait ce que je lui ai demandé, pour éviter un esclandre !

— Tu es fou ! Penses-tu qu’il serait tombé dans le piège ? Jamais de la vie !

— Que puis-je faire ? Je suis à bout d’expédients !

— Pour gagner Marcel, il eut peut-être été mieux de le lui faire demander par Isabelle !

— Impossible ! Son père est un de ceux sur lesquels je compte le plus comme gros acheteur de la Golden Logging !

— Alors, s’il fait cela… ils seront peut-être ruinés, nos amis ?

— Je n’ai pas beaucoup de choix… eux ou nous !

Jeanine, plutôt légère que fourbe, restait stupéfaite du cynisme de son mari. Elle essaya de le raisonner…

— Paul, réfléchis ! C’est un vrai vol que tu ferais là ! C’est ta réputation perdue pour toujours… ton nom avili… ta femme, humiliée…

— Et si je n’arrive pas comme ça, cependant, c’est tout ce que tu dis là… et la pauvreté par dessus le marché !

— Alors, ta fortune, lors de notre mariage ?

— Fictive, chère naïve enfant !

— Ton bureau important ?

— Il est très important de bien des façons, et nous lui devons ce charmant nid, si douillettement capitonné. Mais enfin rien ne presse vraiment, et sauf une crise à la bourse, je suis bon pour quelque temps encore… Quant à Marcel, je vais essayer un dernier moyen de le convaincre.

Jeanine ne l’écoutait plus, elle pleurait, et cette fois, c’étaient de vraies larmes…


Marcel venait d’entrer à son bureau le lendemain matin, lorsqu’un messager lui apporta une lettre de Chimerre.

C’était une offre de partager avec lui les profits énormes que donneraient les ventes de la Golden Logging, la seule condition étant de faire paraître dans un prochain numéro de la Finance Quotidienne, un article signé, disant du bien de ce stock.

Marcel était insulté ! — Mais il me prend donc pour un misérable, se dit-il, un voleur !… Il est donc lui-même malhonnête ! Quelle saleté ! Et moi, naïf, qui croyais à son amitié, qui regrettais tant d’avoir à lui refuser un service. Et Jeanine, par quels moyens elle a cherché à m’enjôler ! Et cette pauvre Isabelle, qui croit que je l’ai atrocement trompée. Tout ça, c’est à rendre un homme fou ! Et déchirant la lettre de Chimerre, il en jeta rageusement les morceaux au panier.

La bourse de Montréal, comme celle de New-York, fut, les jours suivants, dans un état alarmant. Les banques étaient inquiètes, les courtiers sur les dents et les spéculateurs au désespoir, les valeurs baissaient… baissaient toujours, sauf la Golden Logging, qui semblait justifier l’espoir de Chimerre, en se maintenant à peu près au même point… Chaque midi, les hommes d’affaires s’emparaient fébrilement de la feuille financière, y cherchant un renseignement encourageant, une nouvelle rassurante…

Un matin, monsieur Comtois, étant venu régler certaines affaires au bureau de Chimerre, celui-ci en profita pour l’engager à acheter tout de suite une quantité de Golden Logging.

— C’est le temps, lui dit-il, ce stock, vous le voyez, n’a pas ou presque pas baissé durant ces trois derniers jours… tandis que la plupart des autres, même d’excellentes valeurs, ont perdu plusieurs points !

— C’est vrai, et je crois tout le bien que vous m’en dites. Mais, voyez-vous, mon cher Chimerre, avant le risquer un demi-million dans une affaire il me faut, surtout en ces jours inquiétants, il me faut, dis-je des renseignements absolument sûrs ! Or, La Finance, qui tient ses renseignements du journal de Mr Ashley à New-York, journal reconnu pour sa véracité et pour la sûreté de ses informations, n’a jamais mentionné votre stock !

— Pierre n’est pas suffisamment renseigné, dit Chimerre, ou il l’aura omis involontairement. Puis, rusant : — Allez donc le voir ! Son bureau est tout près d’ici !

— C’est une idée ! J’y vais ! Si ce qu’il me dit est satisfaisant, je reviens bâcler l’affaire, dès ce matin. Vous me donnerez de la marge ? J’achèterai un gros paquet !

— Tant que vous voudrez !

Dès que monsieur Comtois fut sorti, Paul saisit le téléphone :

— Allô ! C’est vous Pierre ?

— Oui.

— Vous avez ma lettre, à laquelle vous n’avez pas encore répondu ?

— Oui.

— Monsieur Comtois s’en va vous voir pour se renseigner. S’il est satisfait, je suis sauvé ! Mon offre tient pour renseignements viva voce au lieu de l’article.

— Je ne suis pas de ce calibre là, répondit Marcel avec une colère contenue.

— Vous êtes humain, comme les autres ! Ce sera plus sage pour vous de faire ce que je vous demande !

Marcel, furieux, raccrocha le récepteur sans répondre et un instant plus tard, on introduisait monsieur Comtois.

— Bonjour, mon jeune ami, dit-il, donnant la main au journaliste, vous êtes sans doute très occupé ?

— Toujours, répondit Marcel, mais davantage lorsque les marchés financiers sont dans l’agitation, comme actuellement !

— Oui, la bourse est en effervescence, les valeurs baissent. C’est le temps d’acheter !

— Lorsque ce sont des valeurs sûres !

— Oui, et à ce sujet je suis venu vous consulter !

— Vous n’aimeriez pas mieux consulter un courtier ?

— Non. Vous trouvez peut-être étrange pour un vieux renard de la finance, un industriel retiré comme moi, de venir consulter un jeune homme comme vous ?

Marcel sourit sans répondre et monsieur Comtois continua :

— J’ai confiance en vous, à cause du journal de monsieur Ashley que vous représentez, et qui a la réputation de ne jamais fausser les informations. Je vous parle confidentiellement. Depuis deux ans, ma fortune a considérablement augmenté, et vous savez, plus on fait d’argent, plus on veut en faire ! J’ai une grosse somme disponible dans le moment et on m’a suggéré d’acheter une bonne quantité de Golden Logging Company ; on dit que ce stock vaudra dans moins d’un an, trois fois sa cote actuelle, peut-être davantage ! Que pensez-vous de cette valeur ?

— Elle n’est pas de celles que nous avons commentées dans La Finance, dit Marcel.

— Je le sais ; j’ai étudié la feuille tous les jours, croyant toujours voir quelque commentaire à ce sujet… Pourquoi n’en avez-vous jamais parlé ?

— Parce que je n’en savais rien de bon !

— Je vous demande, pour me rendre service, de me dire le fond de votre pensée !

— Monsieur Comtois, je vais vous parler franchement, et, à mon tour, ce que je vous dirai, c’est confidentiel ; La Daily Finance, de qui nous tenons tous nos renseignements, nous a dit, sur demande de ma part, que cette valeur était absolument nulle ! Je réponds à votre question, parce que mes instructions sont de donner des renseignements verbalement, lorsqu’on me les demande.

Monsieur Comtois paraissait surpris, mais satisfait de s’être informé.

— Savez-vous que Chimerre en a à vendre ? Qu’il en vend beaucoup ?

— Je le sais, et je sais que je me suis fait un ennemi. Mais je ne me pouvais me porter garant d’une fausseté, ni même feindre l’ignorance !

— En tous les cas, mon cher monsieur, dit monsieur Comtois, je vous remercie et ceci restera entre nous. Si toutefois ce stock était bon, tant mieux pour ceux qui en auront. Quant à moi, je reste du côté de la prudence !

Resté seul, Marcel se remit à l’ouvrage, cherchant à oublier, dans un travail absorbant, les ennuis qui l’assiégeaient.