Éditions Albert Lévesque (p. 48-59).
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III




MONSIEUR Ashley et son secrétaire étaient de retour à New-York depuis déjà deux mois. L’engagement de Marcel Pierre allait bientôt prendre fin.

Miriam Ashley, munie de son titre de bachelière, habitait de nouveau la maison de son père, et faisait les honneurs de cette spacieuse résidence sur la Cinquième Avenue.

Miriam était jolie… dangereusement jolie et captivante. Les millions paternels lui permettaient tous les caprices et les excentricités des jeunes américaines du « four hundred ». Elle en usait librement autant que les plus téméraires de ses amies, trop intelligente, cependant, pour se prêter à certains excès de mauvais goût. Elle avait très bon cœur, se montrait très généreuse, et, dans la maison, non seulement son père, mais tous les domestiques l’adoraient. Cependant c’était l’indépendance personnifiée que cette exquise enfant de dix-neuf ans à peine !

Lorsque Marcel l’avait sauvée de la noyade, à Pointe-à-Pic, l’été précédent, son premier mouvement n’en fut pas un de reconnaissance pour celui qui l’avait sauvée, mais de colère contre elle-même, pour avoir eu besoin d’aide ! Ce ne fut que le lendemain, qu’elle dit à son père :

Dad. il faut faire quelque chose pour ce garçon là ! Je ne lui ai même pas dit merci… et sans lui, tu sais, ta Miriam…

C’est alors que Monsieur Ashley, admirant la fierté de ce jeune Canadien sans fortune qui refusait une récompense, résolut de faire autre chose pour lui.

Voyant que Marcel possédait bien l’anglais, il le fit demander un jour à l’hôtel et lui dit :

— Consentiriez-vous à me servir de secrétaire ? J’ai un travail important à faire, un ouvrage que je veux publier. Il s’agit de statistiques financières américaines et européennes. Je vais être forcé de séjourner dans plusieurs villes en Angleterre, en France, en Italie, en Allemagne et ailleurs : votre connaissance, du français, comme de l’anglais, me serait d’un grand secours.

— Merci, monsieur, dit Marcel, ravi de la proposition, si vous croyez que je suis compétent… je suis des plus heureux d’accepter !

— Tant mieux. Je crois que nous nous entendrons bien. Nous réglerons plus tard la question de vos honoraires. Quant à vos dépenses, elles seront entièrement à mes frais pour la durée de ce travail… environ un an, je crois. Quand seriez-vous prêt à commencer ?

— Mais… sitôt que nécessaire !

— Êtes-vous en vacances ici ? À quel hôtel logez-vous ?

— À aucun hôtel, et je suis en vacances forcées ! Je suis un chômeur, de ce temps-ci, et l’hôte, pour le moment, du curé, au presbytère.

— Ah ! Un de vos parents ?

— Non, un ami de mon tuteur.

— Votre tuteur ? Mais vous dépassez vingt et un ans !

— Oui, j’en ai vingt-quatre, mais mon tuteur est resté mon ami et mon protecteur, je l’appelle toujours ainsi.

— Vous n’avez pas vos parents ?

— Non.

— Quelle est votre profession ?

— Depuis l’âge de dix-sept ans, lorsque j’ai quitté le collège, j’ai fait un peu de tout : j’ai été commis dans un magasin, clerc dans une étude, j’ai vendu des obligations, j’ai corrigé des épreuves, fait des traductions… enfin, je voulais essayer de me placer à Montréal, dans une banque, mais les démarches que j’ai faites n’ont pas encore donné de résultat !

— Pourquoi (ceci n’est pas une critique, mon jeune ami, mais une marque d’intérêt) pourquoi n’avez-vous pas cherché à vous fixer à quelque chose… et à vous y tenir ?

Marcel regarda le millionnaire et dans cette figure un peu austère, il vit tant de bonté qu’il se départit de son inconsciente raideur.

— Je n’ai pu, faute d’argent, terminer mes études classiques, faute d’argent encore, je n’ai pu m’occuper de musique… et c’est ce que j’aime par-dessus tout ! Pour subvenir à mes dépenses, il a bien fallu prendre ce que j’ai pu trouver. Je ne me suis jamais senti dans mon élément. Sans doute, continua-t-il, regardant monsieur Ashley avec son rare et charmant sourire, n’étais-je pas the right man in the right place !

— C’est évident, dit l’américain, mais votre tuteur ne pouvait-il pas vous aider ?

— Mon tuteur est un vieux prêtre, le curé de Val-Ombreux, petite campagne au nord de Québec. C’est un érudit et un saint ! Je n’ai pas connu d’autre père que lui. Il n’a que peu de relations en dehors de sa paroisse, et il est pauvre. Il a fait pour moi tout ce qu’il a pu, et il se désole de me voir toujours ainsi « sur la branche ». Mais…

— Et bien, interrompit le financier, je ne crains pas de confirmer ma demande de vous avoir comme secrétaire : je suis convaincu que vous ne me planterez pas là au milieu de mes travaux !

— De cela, vous pouvez être sûr, monsieur ; mais si je ne pouvais m’acquitter de mes devoirs à votre satisfaction, il est entendu que vous m’avertirez, n’est-ce pas ?

— Entendu ! Et maintenant allez donc annoncer cette nouvelle à ma fille. Elle vous attend dans le hall !

Marcel songeait à cette conversation et à l’année qui allait bientôt se terminer, pendant qu’il regardait, dans le salon de monsieur Ashley, arriver les invités pour le dîner.

Accoudé à un fauteuil, dans l’embrasure d’une fenêtre, il voyait ce groupe d’élégantes et d’élégants, causant avec une verve sans pareille, dégustant des cocktails et entourant le maître de la maison qui les accueillait avec bonhomie.

— Où donc est Miriam ? dit l’un des jeunes gens.

— La voici en personne ! dit Miriam entrant à ce moment.

Très jeune dans sa souple robe de soie pêche, cou et bras nus, elle était ravissante à regarder : sa courte chevelure fauve gracieusement ondulée, ses sourcils délicatement arqués, ses yeux brillants à longs cils noirs, sa peau veloutée, ses lèvres vermeilles… le tout étant arrangé avec un art parfait, dont sa fraiche et exquise jeunesse aurait cependant fort bien pu se dispenser.

Elle regarda autour de la pièce, semblant chercher quelqu’un. Soudain elle aperçut Marcel, debout, un peu à l’écart. Elle l’appela :

— Eh bien, beau rêveur, venez donc prendre un cocktail ! Et comme Marcel se rapprochait, elle dit à ses amis :

— Voici monsieur Marcel Pierre, le secrétaire de papa et notre ami. Prenons un autre cocktail avec lui, et à sa santé, cette fois… il nous quitte bientôt !

Marcel sourit et prit le verre qu’on lui offrait.

— Maintenant, Marcel, continua Miriam, je vais vous faire honneur : vous conduirez à table la plus belle fille de New-York !

Marcel se rapprocha vivement d’elle et lui offrit son bras…

— Flatteur ! Je ne vous connaissais pas ce défaut ! Offrez bien vite votre aile à Mabel que voilà. J’aperçois Timmons qui vient nous annoncer le dîner !

On entra dans la salle à manger dont les grandes portes venaient de s’ouvrir. La table ronde, artistiquement décorée de fleurs et éclairée de longues bougies roses, présentait un magnifique coup-d’œil dans cette spacieuse salle oblongue, aux murs recouverts de tapisseries anciennes… décorations murales rapportées à grand frais de Paris, où elles avaient jadis décoré les murs d’un antique hôtel du faubourg Saint-Germain.

Le dîner fut gai. Le vin faisait mousser les esprits et la conversation devenait de plus en plus animée à mesure que le repas avançait.

Les messieurs, comme les jeunes filles, prenaient beaucoup de vin, sauf monsieur Ashley qui ne buvait que de l’eau minérale.

— Toi, dad, dit Miriam levant son verre de sherry, tu fais honneur à la prohibition ! Heureusement, tu ne l’imposes pas à ta fille !

— Hum… ça vaudrait peut-être mieux ! Tu bois trop de vin pour une enfant de ton âge !

— Enfant ! Ouf… Depuis huit jours j’ai dix-neuf ans !

Marcel, accaparé par sa jolie voisine de table se mettait pour le moment au diapason de cette insouciante jeunesse, dont il faisait partie. Depuis son retour à New-York, il s’était très souvent trouvé à de pareilles réunions et elles ne l’étonnaient plus.

Après le dîner, monsieur Ashley les quitta ; Marcel fit mine de le suivre, mais Miriam le retint :

— Non ! Vous n’allez pas vous enfermer dans la bibliothèque avec dad ce soir ! N’est-ce pas, darling, dit-elle à son père qui se retournait vers elle, tu nous laisses Marcel, ce soir ?

— Sans doute, et même, Marcel, je vous demanderai de veiller sur cette gamine, afin qu’elle ne fasse pas certaines folies qu’elle a en tête !

— Ah ! Tu te doutes de la randonnée que nous allons faire cette nuit ! Je t’en ai dit un mot hier ! Repose-toi bien ! Je te conterai demain toutes nos aventures !

Marcel s’exécuta de bonne grâce, grisé un peu, lui aussi par ce luxe, ce vin, ces épaules blanches et ce laisser-aller général…

Un peu avant minuit, on demanda les autos ; on s’en allait danser à un country club, ce qui dura jusqu’à très avant dans la nuit. Puis, Miriam voulait faire ce qu’elle appelait un slum party, dans un restaurant douteux du quartier chinois de la ville.

Marcel, la voyant un peu éméchée, la prit par le bras et dit :

— Plus de parties pour cette nuit ! Vous en avez assez ! J’ai la responsabilité de votre petite personne ce soir ! Home !, dit-il au chauffeur, et il s’installa dans la limousine auprès de la jeune fille.

Celle-ci ne s’objecta plus, le vin l’engourdissait ; elle laissa glisser sa tête sur l’épaule de Marcel et ferma les yeux ; de retour à la maison, il dut lui aider à monter l’escalier…

Il se coucha fatigué, énervé, dégoûté de ces orgies inutiles et presque content, malgré l’incertitude de l’avenir, de songer qu’il allait bientôt se retrouver dans un autre milieu que celui-là.

Le lendemain matin, après une douche froide et un déjeuner léger, Marcel ne se ressentait plus des fatigues de la nuit.

Il ne revit Miriam que le soir, au dîner, où il fut seul avec elle et son père.

Lorsqu’ils se retrouvèrent ensuite au salon, elle demanda au jeune homme de la suivre dans la serre ; elle voulait lui parler.

— J’ai fait des bêtises, hier soir, hein ? Je ne me rappelle plus !

— J’ai oublié, moi aussi, dit Marcel.

— Vous me trouvez bien vilaine ? Dites ! Je vous l’ordonne !

— Non, Miriam, dit le jeune homme amicalement, pas vilaine… mais imprudente !

— Pourquoi ?

— Vous le savez comme moi !

— Ainsi, vous ne pourriez pas aimer une jeune fille comme moi ?

— Je ne pourrais aimer… ma foi… personne je crois bien !

— Ah la la ! À vingt-cinq ans ! Eh bien, je crois que je sais le genre de fille que vous pourriez aimer !

— Oui ?

— Oui ! Une qui ne boirait pas sec… ne porterait pas ses robes trop échancrées… ne se mettrait pas trop de rouge aux lèvres… et… serait autre de toutes façons que Miriam Ashley !

Marcel sourit…

— Vous souriez ! Vous savez que je raffole de ce sourire et de ces deux fossettes qu’elles creusent dans vos joues ! C’est honteux pour un garçon d’avoir ça ! Vous vous moquez de moi !

— Écoutez, ma petite Miriam, dit Marcel, en lui prenant la main, puisque vous savez si bien ce qui fait le plus grand charme de la femme pour tout homme bien pensant, vous pourriez… changer un tout petit peu votre idéal…

— Si je le changeais, je ne serais plus moi !

— Rien ne pourrait changer votre charmante personnalité !

— N’en parlons plus ! Vous allez m’oublier bien vite, là-bas au Canada ?

— Non, je ne pourrai vous oublier !

— Et moi donc ! Parfois, je me demande si vous avez bien fait de me repêcher à Pointe-à-Pic !

— Mais certainement ! Vous avez la vie devant vous… la jeunesse… la fortune…

Sans préambule elle lui demanda :

— Est-ce qu’une femme riche peut épouser un homme pauvre, si elle l’aime ?

— C’est l’homme qui ne peut pas ! Se faire acheter ! Quelle horreur !

— Mais s’il y a de l’amour là-dedans ?

— L’amour d’un homme honorable s’efface devant les millions d’une femme, s’il n’en a pas lui-même à lui offrir !

— C’est dur, ce principe !

— C’est la vie… elle est dure pour la plupart des gens… puisse-t-elle ne jamais l’être pour vous, Miriam !

Elle prit sa main dans les siennes et Marcel vit ses grands yeux se voiler de larmes refoulées…

— Adieu, dit-elle, adieu, fier, trop fier Marcel ! Si vous aviez voulu… mais, soit ! Nous nous quittons bons amis, n’est-ce pas ?

— Bien certainement !

— Et vous partez…

— Demain matin, à neuf heures !

— Je ne vous reverrai pas alors… adieu ! Good luck !

— Au revoir, petite Miriam, dit Marcel et se penchant, il posa ses lèvres sur les jolies mains parfumées qui tenaient la sienne.