La besace de haine/Que méditait Deschenaux ?

Éditions Édouard Garand (p. 63-69).

— II —

QUE MÉDITAIT DESCHENAUX ?

Nous avons vu qu’Héloïse de Maubertin, femme de Jean Vaucourt, était par hasard tombée aux mains de la mère Rodioux, l’ancienne mendiante.

Disons auparavant, que Jean Vaucourt, frappé par le poignard du vicomte de Loys, n’était pas mort : le cœur n’avait pas été atteint, et la forte constitution du jeune homme avait prévalu.

Quant au vicomte, que Marguerite de Loisel n’avait pas voulu dénoncer par manque d’une preuve positive, il avait quitté l’hôpital deux jours après avoir commis son attentat contre le capitaine des gardes du Marquis de Vaudreuil, et il avait enragé d’une haine folle en apprenant que Jean Vaucourt était sauvé.

Or, ces événements subits, notamment la disparition d’Héloïse de chez M. Pierrelieu, le suicide de Mlle  Pierrelieu et l’attentat commis contre la personne du capitaine, avaient tout à fait dérouté notre ami Flambard dans ses recherches pour retrouver Héloïse et son enfant. Il se voyait, lui et ses amis, environné d’ennemis insaisissables, et il finissait par s’avouer qu’il était incapable de prévenir leurs coups. Pourtant ces ennemis, il les connaissait, il les devinait du moins, et pour s’en débarrasser ou les empêcher d’agir il cherchait vainement un moyen efficace. Et maintenant qu’il avait perdu la trace d’Héloïse, il ne savait plus où donner de la tête, où frapper : la jeune femme demeurait introuvable. Le père Croquelin, besace au dos, avait fouillé toute la ville et il n’avait pas réussi à trouver la moindre piste.

Et l’hiver était venu.

Les deux amis n’avaient pas plus trouvé trace de l’enfant d’Héloïse, et le plus grand mystère semblait entourer sa disparition. Et voilà que peu à peu le découragement s’emparait de cette âme forte qu’était celle de Flambard.

Deux hommes, toutefois, pouvaient lui faire pénétrer le mystère : Bigot et le vicomte de Loys, et peut-être aussi Deschenaux. Mais comment atteindre ces hommes, ou comment leur faire rendre un secret dont ils devaient être fort jaloux ? Car ces hommes, c’était le pouvoir, et le premier, Bigot, contrôlait la finance, le commerce, la police et même la politique ! Oui, comment arriver à soumettre ces personnages à sa volonté ? Car de Loys avait été nommé lieutenant de police alors que les troupes coloniales se dirigeaient vers la frontière, et le lieutenant de police était, après l’intendant, le second pouvoir. Puis, entre l’intendant et le lieutenant de police surgissait cette ombre sournoise et tortueuse qu’était Deschenaux factotum de l’intendant, être presque insaisissable, ombre qui glissait dans l’ombre.

Certes, Flambard pouvait, au pis aller et s’il l’eût voulu, venger Héloïse et Jean Vaucourt en se jetant, la rapière au poing, contre ces trois monstres et les envoyer faire de l’agiotage et du mystère dans l’autre monde, mais cela n’eût pas avancé ses affaires. Il se promettait bien de tout faire pour les rayer du corps de la société, mais auparavant il importait de sauver ses amis, et pour les sauver il avait besoin de saisir les secrets et les trames de l’intendant et de ses laquais.

À ce sujet Flambard regrettait une chose : celle de n’avoir pas cherché à savoir de Mlle  Pierrelieu ce qu’était devenu l’enfant d’Héloïse. Car elle avait dû être au courant aussi de cette affaire. Flambard n’avait pas songé à cela, ou s’il y avait songé, il pensait revoir Mlle  Pierrelieu qu’il avait amenée au Palais de l’Intendance. Aussi quelle stupeur fut la sienne en apprenant le drame du Palais, ce drame au cours duquel Mlle  Pierrelieu, après avoir tenté d’assassiner Deschenaux, s’était frappée au cœur d’un coup de dague sous les yeux de l’intendant !…

Plus tard notre héros avait appris, à son grand regret, que Deschenaux n’en avait eu que pour quatre semaines de lit. Quant à M. Pierrelieu, après un tel scandale, il avait vendu ses affaires et était repassé en France en même temps que M. de Bougainville et quelques officiers français. Donc, du côté des Pierrelieu, Flambard n’avait plus espéré apprendre quoi que ce fût au sujet de l’enfant d’Héloïse.

Flambard couvait donc dans son cœur de grandes inquiétudes. Il aimait Héloïse comme si elle eût été sa fille, il l’aimait autant que son père, le comte de Maubertin, l’avait aimée. Il aimait l’enfant d’Héloïse comme son petit enfant, et pour cet enfant il se fût fendu en quatre pour lui épargner la moindre peine, la moindre souffrance. Pour lui ces inquiétudes étaient une vive souffrance, et il souffrait encore de savoir que Jean Vaucourt était très gravement blessé et entre la vie et la mort, — Jean Vaucourt qu’il affectionnait comme l’avait affectionné le comte de Maubertin. Car, disons-le, tout ce qui touchait au cœur du comte touchait au cœur de Flambard. Or, pris qu’il était avec ces êtres chers dans un engrenage de haines et de vengeances dans lequel il se débattait vainement, rien d’étonnant qu’à la fin il fût saisi de découragement.

Mais le découragement, ne pouvait avoir une longue emprise sur une âme trempée comme celle de notre héros. Il se roidit contre le mauvais sort, il redressa sa haute taille et il prit une résolution terrible. Mais avant d’exécuter cette résolution, il décida d’attendre la venue de M. de Vaudreuil, qui avait annoncé son arrivée à Québec pour les derniers jours de l’hiver.

Que devenait donc pendant ce temps Héloïse de Maubertin, la femme de Jean Vaucourt ?

Nous savons comment Rose Peluchet avait, un matin d’octobre, découvert la jeune femme gisant inanimée sur le pavé de la rue, et comment elle l’avait transportée au cabaret de la mère Rodioux. Nous nous rappelons aussi ce, qu’avait dit la tenancière en reconnaissant Héloïse :

— Merci, la Pluchotte, tu viens de m’apporter une fortune !

La mère Rodioux avait de suite deviné qu’il se passait quelque chose d’intéressant dans la vie de cette jeune femme, et elle avait pensé qu’elle pourrait sûrement profiter, en sachant s’y prendre, de cette chose intéressante : elle avait flairé simplement une rançon. Héloïse avait donc quitté une prison et une geôlière pour tomber inopinément dans une autre geôle. Que deviendrait-elle cette fois ?…

Après le départ de la Pluchette, le premier soin de la mère Rodioux fut de rappeler Héloïse à la vie. Elle réussit à la ranimer en lui faisant absorber de l’eau-de-vie sucrée, puis elle l’alla coucher sur un grabat crasseux d’une petite chambre non moins crasseuse du logis voisin qu’une simple cloison de planches, comme nous le savons, séparait de la salle de la taverne.

D’abord, tout en étant revenue à la vie, Héloïse était encore trop faible pour se reconnaître. Ce fut le lendemain seulement que son souvenir lui rappela l’image affreuse de la mère Rodioux, quand elle vit la mégère penchée au-dessus d’elle. Elle fut aussitôt saisie d’horreur. Sa pensée encore vagabonde oscilla dans un vertige de désespoir, en songeant qu’elle avait fui un bourreau terrible pour tomber entre les mains d’un autre bourreau non moins redoutable.

Puis elle succomba sous le poids d’un sommeil léthargique.

Disons seulement que la jeune femme demeura confinée dans cette chambre noire et sans air durant cinq mois, sans voir d’autres êtres humains que la mère Rodioux, qui lui apportait trois fois par jour un peu de pain noir et de légumes avec une tasse de mauvais vin ou de cidre, et la Pluchette, qui, chaque fois qu’elle en avait l’occasion, apportait quelques douceurs et consolations à la pauvre recluse. Car la Pluchette avait été sévèrement avertie par sa patronne de ne pas s’occuper de la jeune femme, et surtout de ne pas divulguer sa présence dans ce taudis. Rose Peluchet, qui tenait à sa place de servante, ne manqua pas d’observer les ordonnances de sa patronne, mais comme c’était une bonne fille et qu’elle avait bon cœur, elle avait conçu une grande sympathie pour cette malheureuse jeune femme, et elle s’était promis de lui venir en aide si elle en avait l’occasion.

Pour mieux comprendre les scènes qui vont suivre bientôt, nous ferons une courte description de l’ancien logis du père Croquelin.

Au temps qu’il était habité par l’ancien mendiant, il ne comprenait qu’une pièce unique. Lorsque la mère Rodioux acquit ce logement contigu au sien et lorsqu’elle décida d’établir une taverne, elle choisit son propre logement, parce qu’il donnait sur la ruelle, pour en faire sa salle de débit, et du logement voisin elle fit ses appartements privés. Le logement du père Croquelin n’avait qu’une fenêtre donnant sur une cour en arrière de la ruelle, et une porte de sortie ouvrant sur la même cour. La mère Rodioux fit dresser une cloison qui séparait en deux le logement. Là où étaient la fenêtre et la porte elle fit la cuisine. Il s’y trouvait un fourneau et un foyer qui permettaient, l’un de chauffer la baraque, l’autre de cuire les aliments. L’autre extrémité du logement fut divisée en trois petites chambres, trois cellules plutôt, auxquelles on arrivait par un étroit passage horizontal longeant la cloison qui séparait le logis de la salle de la taverne. La première chambre était celle de la tenancière. Celle du milieu demeurait vacante, elle pouvait servir à héberger une visite quelconque, et, enfin, la Pluchette couchait dans la troisième et dernière chambre. Et ces cellules, car elles ne mesuraient pas plus de six pieds de largeur sur huit de longueur, ne recevaient ni lumière ni air, que l’air vicié de l’intérieur, que la lumière d’une boule de suif. Lorsque Rose Peluchet apporta au cabaret Héloïse qu’elle avait trouvée évanouie sur la rue, la mère Rodioux la déposa dans la chambre du milieu sur l’unique et sale grabat qui la meublait. La porte demeurait fermée par un solide crochet à l’extérieur, de sorte qu’il était tout à fait impossible à la jeune femme de sortir de là.

Et puis elle ne voyait de lumière que lorsque la mère Rodioux lui apportait ses aliments. Alors la vieille lui laissait pour une heure environ l’usage d’une boule de suif.

Qu’on s’imagine les heures de mortelles angoisses que vécut dans cet antre pendant cinq mois la jeune femme du capitaine Vaucourt ! Seule la pensée de son enfant et de son mari la sauva de la mort : car malgré tout elle ne cessait de garder l’espoir qu’elle les reverrait un jour. Et cette captivité lui pesait d’autant plus qu’elle était sans cesse martelée par les fracas de la taverne, le bruit des bagarres qui éclataient souvent, par les éclats de rire, les jurons, les paroles obscènes.

Souvent elle avait demandé à la mère Rodioux qui, heureusement, ne brutalisait pas autrement la jeune femme, de lui procurer des nouvelles de son mari. Mais la tenancière demeurait muette. Elle avait appris que le capitaine était à l’hôpital où il avait été longtemps entre la vie et la mort, et elle attendait qu’il fût hors de danger. Alors elle essaierait de tirer rançon de la jeune femme. Et puis, en attendant, elle cherchait à savoir où était l’enfant d’Héloïse, afin de pouvoir travailler à l’acquisition d’une double rançon.

Et ainsi se passa tout cet hiver durant lequel Héloïse, outre le froid qui la glaçait presque continuellement, souffrit toutes les tortures morales. Sa seule joie, c’était lorsque la Pluchette demeurait seule au cabaret durant quelques courtes absences de la patronne, alors la servante apportait à la pauvre séquestrée des paroles d’espoir. En même temps elle lui servait quelques mets plus appétissants et lui faisait boire une tasse de bon vin qui la réconfortait.

Sur la fin d’un après-midi de la fin de mars, la mère Rodioux vit entrer en sa taverne deux personnages qu’elle n’avait pas revus depuis longtemps : c’étaient le « chevalier de Pertuluis et le sieur de Regaudin », écuyer !

Les deux compères étaient si dépenaillés, si amaigris et ils avaient tellement souffert du froid et de la faim, et, fort probablement aussi, de la soif, qu’ils étaient méconnaissables. Mais on pouvait toujours reconnaître Pertuluis à sa face violemment balafrée et à la longue rapière qu’il portait sans cesse avec ostentation. Quant à Regaudin, ce n’était plus qu’un spectre, et l’on eût dit qu’il avait mille peines à porter la rapière accrochée à sa ceinture.

Leurs habits étaient des haillons, leurs souliers ouvraient des yeux étonnés et stupides et toute leur personne offrait un aspect si misérable que la mère Rodioux les reçut avec beaucoup de méfiance.

Ce jour-là, la taverne était très obscure et à peu près déserte ; on n’y voyait que trois soldats de la garnison en train de jouer aux dés près de l’unique fenêtre.

Pertuluis et Regaudin entrèrent sans mot dire, se glissèrent comme deux âmes en peine le long du mur et allèrent s’asseoir à une table placée près de l’âtre.

La mère Rodioux, comme toujours, se tenait derrière son comptoir. Rose Peluchet était à la cuisine où elle commençait les apprêts du repas du soir.

Les deux grenadiers s’étaient assis, la table entre eux, face aux flammes du foyer et les pieds allongés vers les chenets. Tous deux demeurèrent immobiles et silencieux, leurs regards, obscurcis par quelque souci, rivés sur les flammes qui vacillaient.

Durant quelques minutes la mère Rodioux les considéra avec attention. Puis, poussée par la curiosité de savoir d’où ils venaient, elle vint à eux.

— Va-t-on vous servir à boire, mes gentilshommes ? demanda-t-elle en esquissant un sourire contraint.

— Au fait, répliqua rudement Pertuluis, je suis le Chevalier de Pertuluis… Vous me reconnaissez peut-être, la mère ?

— Oui, un peu… vous êtes si changé ! grimaça la cabaretière.

— C’est que… nous avons voyagé beaucoup. Voici mon ami et écuyer, sieur de Regaudin, et un tant soit peu Baron de Regaudin. Nous sommes, en vérité, de bons et honnêtes gentilshommes et nous boirons volontiers un carafon ou deux.

— Et plutôt deux qu’un, assura Regaudin : car nous avons traversé des forêts où il nous fut impossible vingt jours durant …

— Vingt-et-un… corrigea sévèrement Pertuluis.

— C’est juste, sourit Regaudin, vingt-et-un jours durant où il fut impossible de nous abreuver de la moindre petite goutte. De sorte que, lorsque notre langue était sur le point de sécher et de tomber en poussière, nous étions contraints de nous faire fondre de la neige dans la bouche. Comme vous le devinez, nous avons souffert le martyre, et il est bien juste que nous vidions deux carafons.

— Et il se peut, ajouta Pertuluis, que nous en commandions un troisième.

— Aussi, à cause de cette sécheresse de notre gosier, reprit Regaudin gravement, nous avons failli laisser nos cheveux à une bande de sauvages qui nous arrêtèrent, un soir, pour nous demander…

Il s’interrompit et se tourna vers son compère pour interroger :

— Que nous ont-ils demandé au juste, Pertuluis ?

— Voilà… je ne me souviens pas très bien, attendu que je ne saisissais pas nettement leur langage.

— Comme moi. Un moment j’avais pensé qu’ils nous parlaient anglais ; mais vu que l’anglais est un mystère pour moi, j’oublie également ce qu’ils nous ont demandé. De sorte que, madame, poursuivit Regaudin, n’ayant pu à cause de la sécheresse de nos palais et de nos langues leur fournir les renseignements demandés, nous fûmes menacés de perdre nos cheveux.

— Alors, comme vous le comprenez bien, acheva Pertuluis, nous dûmes jouer activement de la rapière pour ne pas nous laisser plumer vivants.

— Et, si je ne me trompe, madame, dit encore Regaudin avec un sourire narquois, nous avons bien couché dans la neige, qui n’était plus qu’une rivière de sang, au moins trois cents de ces indigènes.

— Et vous avez pu vous échapper tout de même ? fit avec un semblant d’intérêt la mère Rodioux qui n’avait pas avalé cette histoire.

— Tout de même, oui, madame ! affirma sérieusement Regaudin.

— Aussi est-ce grâce à cette excellente rapière, dit Pertuluis avec importance, si nous avons échappé. Sans elle nous serions bien aujourd’hui en purgatoire pour le moins.

— C’est très juste, approuva Regaudin. Quant à moi, personnellement, je ne pouvais gagner le ciel directement, attendu que j’avais encore un petit péché véniel dont je ne m’étais pas confessé.

— Oh ! pour un simple petit péché véniel, sourit la mère Rodioux, vous n’auriez pas vu le diable à quatre !

— Je crois bien, se mit à rire Regaudin, c’est bien assez que j’ai vu ces démons emplumaillés ; j’en ai encore la petite peur collée au ventre.

— Oh ! vous savez, sourit Pertuluis, un carafon nous remettra !

— Mon ami le chevalier, madame, parle comme un homme de science, reprit Regaudin. Ne s’est-il pas rappelé cette auberge où l’on boit des nectars choisis, il y voulut revenir au plus tôt, assuré qu’il était d’être traité, ainsi que moi-même, comme de vrais gentilshommes du bon, de l’excellent roi de France, notre Bien-Aimé !

Et Regaudin, avec une ironie comique, exécuta une longue révérence.

La mère Rodioux, incapable de démêler les sentiments faux et vrais de ces deux hommes qui lui parlaient avec une volubilité étourdissante, alla chercher les deux carafons demandés.

Mais avant de déposer carafons et tasses sur la table, elle dit un peu sèchement :

— Ça fait une demi-livre pour les deux carafons !

— Une demi-livre ! se récria Regaudin trouvant la somme demandée excessive.

— Observez, mes gentilshommes, que ce sont des eaux-de-vie que je réserve pour mes clients de haut rang.

— Nous observerons mieux une fois que nous aurons goûté, fit remarquer Pertuluis avec un regard farouche à la cabaretière.

— Car, ajouta Regaudin, nous savons priser à leur valeur réelle les eaux-de-vie !

— C’est une demi-livre ! répéta la mère Rodioux. Donnant donnant, sinon je remporte les carafons !

— Eh bien ! donnez, puis nous donnerons, dit Regaudin. Voyez-vous, madame, le trafiquant livre d’abord l’article de son commerce, puis il en reçoit le prix demandé. Agir contrairement à ce précepte serait renverser les rôles et la justice : le trafiquant recevrait la monnaie, puis le client la marchandise, ce qui est tout à fait hors de bon sens, puisque cela constituerait la vente de la monnaie. Et alors la monnaie, qui est reine et maîtresse, deviendrait du fait sujette et esclave. Elle perdrait donc sa valeur, et la monnaie n’ayant plus de valeur — voyez-vous la catastrophe qui s’annonce ? — il vous faudrait à l’avenir donner vos eaux-de-vie au lieu de les vendre. Envisagez donc la terrible catastrophe, madame, à laquelle vous vous exposez ! Votre conduite est donc claire : servez les carafons et nous payerons la demi-livre !

— Il vaudrait mieux encore, dit Pertuluis, que madame nous laissât boire ces deux carafons d’abord. S’ils sont exactement ce qu’elle prétend, il est assuré, sûr et certain, que nous commanderons un troisième, et même, puisqu’il importe de nous rattraper sur ce que nous n’avons pu boire au cours de notre traversée des forêts, un quatrième carafon.

— Et peut-être bien un cinquième, sourit Regaudin.

— Et un sixième…

— Et alors, sourit encore Regaudin, je vous ferai l’addition au cas où vous seriez embrouillée.

— Si bien, acheva Pertuluis, qu’au lieu d’une demi-livre vous aurez encaissé quatre ou cinq livres.

La mère Rodioux avait écouté patiemment. Elle dit :

— Montrez-moi vos goussets !

— Impossible, madame, déclara gravement Regaudin, il y a dedans un bon sur la caisse de monsieur l’Intendant. Et si, par hasard, il se trouvait…

Il s’interrompit pour jeter un regard soupçonneux vers les trois joueurs de dés qui n’avaient nullement l’air de s’occuper des deux pauvres diables, et continua :

— Donc, s’il se trouvait ici des voleurs…

— Ici, mes gentilshommes, assura dignement la cabaretière, il n’y a que d’honnêtes gens !

— Je crois bien, se mit à rire Pertuluis. Il ne manquerait plus que nous vînmes semer nos louis d’or en des bouges mal famés, en des…

Il se tut en entendant la porte s’ouvrir. Un homme venait d’entrer, un homme enveloppé d’un large manteau agrémenté d’un immense collet de fourrure qui servait de cache-nez. Le chef de l’inconnu était couvert d’un large feutre garni de fourrures, et de chaque côté pendaient deux oreillères en peau de loutre. Par l’étoffe du manteau, le choix des fourrures, on jugeait de suite que cet homme appartenait à une classe tout autre que celle qui fréquentait le bouge de la mère Rodioux. Une courte épée dissimulée sous le manteau en relevait légèrement le pan gauche.

Il était difficile, de prime abord, de reconnaître les traits du visage de cet homme, à cause de son cache-nez, des larges bords du feutre et des oreillères de loutre. Et puis l’obscurité se faisait de plus en plus dense dans la taverne à mesure qu’approchait le crépuscule, et les êtres qui s’y trouvaient n’offraient, en vérité, que des formes indécises.

Les regards des deux grenadiers et de la cabaretière se fixèrent de suite sur l’arrivant qui s’avançait en droite ligne vers la table où ils étaient.

— C’est lui !… murmura Pertuluis à l’oreille de son compagnon.

— Il arrive à point ! répliqua Regaudin avec un tressaillement de joie.

L’homme jeta un regard oblique vers la cabaretière d’abord, puis aux deux chenapans dont il saisit de suite la mine piteuse et misérable, et il comprit ce qui se passait à voir la mégère avec son cabaret à la main et son air revêche.

— C’est bien, dit-il rudement à la mère Rodioux, servez !

Il jeta un louis d’or sur la table.

La mère Rodioux déposa le cabaret, prit la pièce d’or et murmura, confuse et admirative à la fois :

— C’est une demi-livre seulement, mon gentilhomme !

— N’importe ! reprit l’homme brusquement. Vous reviendrez lorsqu’on vous rappellera.

— Voulez-vous que je fasse de la lumière, messeigneurs ?

— Garde-t’en bien ! répliqua l’homme au manteau de fourrure. Ton antre me plaît mieux ainsi.

La mère Rodioux grinça un rire aigre et s’en alla.

— Monsieur Deschenaux… voulut dire Pertuluis tandis que Regaudin emplissait rapidement les tasses.

— Silence ! commanda Deschenaux.

Pertuluis et Regaudin vidèrent coup sur coup deux tasses chacun, puis Regaudin offrit une tasse remplie au ras bord à Deschenaux qui refusa, disant :

— Buvez, puis nous causerons !

Les deux grenadiers vidèrent allègrement les deux carafons.

— À présent, dit Deschenaux, je dois vous prévenir que je suis pressé, et je veux que vous m’écoutiez bien attentivement.

Durant une demi-heure il parla aux deux grenadiers, et à voix si basse qu’on n’aurait pu saisir quoi que ce fût à deux pas de là.

Puis il frappa la table du pommeau de son épée pour appeler la mère Rodioux. Celle-ci accourut.

Deschenaux jeta quelques louis sur la table et commanda :

— Servez à boire à ces deux gentilshommes et autant qu’ils en voudront boire, et, si vous le pouvez, donnez-leur un gîte pour la nuit. Demain, un valet apportera les manteaux de fourrure de ces messieurs.

— Monseigneur, répondit la mère Rodioux toute confondue par une telle munificence, je suis bien à l’étroit dans mon humble logis ; mais je pense que je pourrai trouver à ces deux gentilshommes une place pour la nuit.

— C’est bien, répliqua Deschenaux.

Il jeta une autre poignée d’or sur la table et s’en alla.

Alors, Pertuluis sur un ton arrogant commanda :

— Mère Rodioux, quatre carafons pour commencer et de votre meilleur !

— Vous pourriez même, sauf votre respect, dit Regaudin, emplir de suite quatre autres carafons, de sorte que vous vous dérangerez moins souvent.

La cabaretière, ayant empoché les pièces d’or et exultante de joie inouïe, courut à son comptoir.