La besace d’amour/Où le Baron s’essaye à la comédie sans y réussir

Éditions Édouard Garand (p. 58-62).

CHAPITRE VIII

OÙ LE BARON S’ESSAYE À LA COMÉDIE SANS Y RÉUSSIR


Dix heures venaient de sonner, quand une calèche vint s’arrêter devant la maison de Marguerite de Loisel. L’homme qui en descendit était le baron de Loisel. Il attacha le cheval à la palissade et à pas de loup, gagna le porche de la maison.

Près de deux heures s’étaient écoulées depuis que Jean Vaucourt et Marguerite étaient partis pour se rendre chez Cadet.

Seule dans le salon, Héloïse de Maubertin s’était bientôt absorbée dans ses pensées. Elle repassait dans son souvenir tous les événements terribles qui étaient venus troubler sa jeunesse depuis le jour où un deuil effroyable l’avait atteinte : la mort de la comtesse de Maubertin.

Puis, un jour, un peu de bonheur avait jeté un voile sur les malheurs précédents, en se voyant réunie à son père. Alors lui était apparu Jean Vaucourt.

Jean Vaucourt.

C’était un pauvre hère, qui s’était trouvé sur le chemin du comte de Maubertin ; mais elle avait remarqué une telle énergie, une si grande fierté dans ce jeune clerc de notaire, que ce hère lui était apparu ensuite comme un héros.

Depuis, l’image de Jean Vaucourt l’avait suivie partout. Durant quatre mois elle avait uni le souvenir du jeune homme à celui de son père. Sans pouvoir se l’expliquer, ce jeune inconnu avait fait vibrer au tréfonds de son être une musique dont elle n’avait jamais encore saisi les sons harmonieux, une musique qu’elle n’avait pas même soupçonnée ! Mais cet inconnu que pouvait-il être pour elle ? Mais un sentiment inexplicable l’avait troublée lorsque son père avait dit ces mots si simples :

— Ma fille, Jean Vaucourt est un ami !

Un ami !… Oui, elle avait cru son père ! Oui ce jeune homme, de si noble attitude, ne pouvait être qu’un ami ! Elle y pensa longtemps à cet ami… elle y pensa toujours avec l’ardent désir de le revoir. Mais le reverrait-elle ? Il était parti pour les champs de bataille… d’où l’on ne revient pas toujours ! Et ce désir ardent de revoir Jean Vaucourt avait jeté de l’inquiétude dans son âme, et avec cette inquiétude elle avait effroyablement redouté de ne plus revoir le beau jeune homme. Elle en avait souffert !

Mais — était-ce un rêve ? — voilà que Jean Vaucourt lui était apparu à l’improviste… Jean Vaucourt, toujours noble, toujours fier, toujours courageux, toujours beau ! Il lui avait même dit, ce beau cavalier, qu’il voulait arracher son père, à elle, des mains de ses ennemis ! Et aux belles qualités morales qu’Héloise lui connaissait venait s’ajouter la générosité des grands héros ! Et alors le doux attrait que la jeune fille avait éprouvé devenait irrésistible, et son cœur, son âme, son esprit, tout son être enfin allait impétueusement à ce jeune canadien qui possédait toutes les vertus de la plus pure gentilhommerie française ! Mais cependant, Héloïse de Maubertin n’osait encore s’avouer qu’elle aimait Jean Vaucourt, de même que le jeune capitaine n’osait s’avouer qu’il aimait Marguerite de Loisel. Non pas qu’Héloïse perçut la trop grande différence de rang entre elle et le capitaine, car elle reconnaissait que le plus simple mortel pouvait avoir la noblesse de l’âme sans posséder celle du nom ; mais ce sentiment de l’amour qui la troublait, sentiment qu’elle n’avait jamais encore éprouvé jusqu’au jour où elle avait vu Jean Vaucourt, lui causait une sorte d’émoi qui l’empêchait de se laisser aller librement et tout entière à l’attrait ressenti.

Et pourtant, elle succomba, enfin, à cet attrait puissant, parce que le rêve l’emporta dans les bras de Jean Vaucourt à qui elle se vit fiancée, parce que son père avait dit : « Voici l’époux que je t’ai choisi, Héloise ! » Et son père semblait heureux, Jean Vaucourt paraissait heureux, et elle… elle était heureuse… si doucement heureuse !

Et alors qu’elle voulait savourer la coupe délicieuse, alors qu’il lui semblait qu’un paradis s’ouvrait devant elle, elle sursauta sur son fauteuil, s’éveilla et se mit à considérer avec étonnement le personnage qui se tenait debout et demi courbé devant elle. Elle ne poussa pas un cri d’épouvante, parce qu’elle ne s’en sentit pas la force, en reconnaissant l’ennemi implacable de son père, le baron de Loisel.

— Vous ai-je fait peur, mademoiselle ? demanda le baron avec un accent auquel il essayait de donner une grande douceur.

— Que voulez-vous ? demanda Héloïse dans un souffle.

— Moi, rien, mademoiselle, et je vous demande pardon du trouble que je vous cause ; mais j’obéis à des instructions reçues de Marguerite. Tenez, mademoiselle, voici ce qu’elle m’a commandé de vous remettre !

Le baron, ce disant, tendait à la jeune fille un bout de papier plié en deux.

Héloïse reçut ce papier d’une main tremblante et se mit à lire avidement ces lignes qu’elle crut tracées de la main même de Marguerite de Loisel :

« Ma chère Héloïse, j’envoie mon père vous chercher pour vous conduire près de nous, Jean Vaucourt et moi. Mais avec nous est aussi une personne qui vous est chère, une personne qui languit dans l’attente de vous revoir et de vous embrasser. Oubliez vos peines, chère amie, et venez là où, enfin, le bonheur vous attend ! »

Émue et frémissante de joie la jeune fille regarda le baron sans rien soupçonner des intentions du bandit, et elle demanda, comme si elle eût voulu donner à ses oreilles la satisfaction qu’avaient eue ses yeux :

— Vous devez savoir, monsieur, que cette personne, dont me parle Marguerite…

L’émotion étouffa sa voix.

Le baron comprit, et, souriant répondit ;

— Oui, mademoiselle, je sais que c’est votre père !

— Mon père… Ah ! monsieur, que je suis contente ! Ainsi donc, vous allez m’emmener vers lui ?

— Encore une fois je dois obéir aux ordres de Marguerite : une voiture nous attend à la porte venez !

— Attendez un moment, que je mette une mante sur mes épaules !

Légère et vive Héloïse courut à sa chambre pour en revenir l’instant d’après, prête à partir.

Mais dans ce court instant le baron avait eu le temps de ramasser sur le tapis du salon le poignard qu’y avait laissé tomber Marguerite après qu’elle en eut frappé le vicomte de Loys. Le baron avait aperçu ce poignard, qu’il avait de suite reconnu au moment où Héloïse de Maubertin sortait de son rêve. Il y avait même remarqué un peu de sang à sa pointe brillante. À quoi avait servi l’arme ? Pourquoi avait-il été jeté par terre ? Le baron se sentait dévoré par une curiosité ardente. Mais Héloïse reparut, et il fut bien forcé de mettre de côté des questions qui brûlaient son âme de démon.

Il esquissa un sourire et une courte révérence devant la jeune fille et demanda avec un accent débonnaire :

— Dois-je prévenir les deux femmes de service de votre départ ?

— Je ne sais, murmura Héloïse. Peut-être sont-elles maintenant au lit. Car il est déjà bien tard, n’est-ce pas ?

— Il est dix heures et quelques minutes, mademoiselle. Au fait, ajouta-t-il, Marguerite va revenir dans une heure, et ce serait peine inutile de réveiller ces pauvres filles.

— C’est vrai, monsieur. En ce cas, partons ! dit la jeune fille, impatiente de rejoindre son père.

— Soit allons ! dit le baron qui précéda Héloïse dans le vestibule et vers la porte de sortie.

L’instant d’après la calèche, emportant le baron et Héloïse, prenait la direction de la Basse-Ville.

La jeune fille fut saisie pour la première fois d’un soupçon :

— Mais, dit-elle, ce n’est pas de ce côté qu’est la demeure de monsieur Cadet !

Le baron saisit le sens de ces paroles et il répondit sur un ton bonhomme :

— Je sais, mademoiselle. Mais j’ai oublié de vous dire que Marguerite et Jean Vaucourt, de chez monsieur Cadet, ont conduit votre père à la Basse-Ville, chez le père de Jean Vaucourt. C’est donc là que nous allons.

Cette explication naturelle rendit la confiance à la jeune fille du comte. De ce moment elle se laissa bercer par la calèche, s’imaginant que le rêve qu’elle avait eu chez Marguerite avant l’arrivée du baron se continuait.

Après vingt minutes de marche la calèche enfila une ruelle courte et sombre qui débouchait sur les quais, et s’arrêta peu après devant une misérable cabane de planches brutes. Par un volet mal fermé un mince filet de lumière passait et rayait faiblement l’obscurité de la ruelle.

Devant l’aspect misérable de cette habitation Héloïse ne put réprimer un frisson d’effroi.

Le baron, qui surprit ce mouvement, dit en ricanant :

— Oh ! il ne faut pas vous étonner si le père Vaucourt n’habite pas un château… il n’est pas riche, le pauvre vieux ! Descendez mademoiselle !

La jeune fille obéit, mais craintive et anxieuse, car elle commençait de soupçonner l’authenticité du billet apporté par le baron. Puis une vague épouvante lui monta au cœur, sans qu’elle pût en expliquer le motif, et juste au moment où la porte criarde de la cabane s’ouvrait et qu’une voix aigre et chevrotante demandait :

— Est-ce vous, déjà, monsieur le baron ?

Dans l’entre-bâillement de la porte, la jeune fille perçut la silhouette diffuse d’une vieille femme.

— Oui, mère Rodioux, répondit le baron d’une voix placide. Monsieur le comte est toujours là ?

— Toujours… toujours… Est-ce mademoiselle ?

— Oui, mère Rodioux, c’est mademoiselle. Venez ! ajouta le baron en offrant sa main à Héloïse.

L’échange de ces paroles entre le baron et l’inconnue parut rendre à la jeune fille un peu de confiance. Toutefois, elle s’étonna que son père n’accourût pas tout de suite à sa rencontre.

Puis la peur la reprit de nouveau et elle eut l’intuition d’un danger grave. Elle songea à fuir… mais il était trop tard ; le baron prenait sa main et l’entraînait à sa suite dans la cabane de la mère Rodioux. C’était un taudis écœurant, d’une pièce unique qu’éclairait difficilement une boule de suif. Devant Héloïse, à demi horrifiée, se campait, horriblement grimaçante, une vieille femme de haute taille, excessivement maigre et vêtue de haillons malpropres.

La jeune fille eut alors la certitude qu’elle avait donné dans un traquenard.

L’indignation fit place à la crainte, elle voulut demander des explications au baron, mais celui-ci avait déjà disparu. Héloïse se vit seule avec l’affreuse vieille dont les lèvres blêmes et sèches gardaient un rictus mauvais.

La jeune fille se jeta contre la porte pour fuir ; la vieille femme l’arrêta.

— Hé ! ma belle fille, faut pas vous emporter comme ça ! Vous ne voulez donc pas attendre votre père ?

Héloïse regarda la vieille femme avec surprise.

— Mon père, dites-vous… Mais le baron m’avait affirmé qu’il se trouvait ici, il m’a trompée !

— Mais non, puisqu’il est allé le chercher, sourit la vieille avec ironie.

— Le chercher… mais où est-il ?

— Chez le père Vaucourt.

— Avec Jean Vaucourt et Marguerite ? demanda Héloïse avec doute.

— Oui.

— Alors, pourquoi le baron m’a-t-il emmenée ici au lieu de me conduire chez le père Vaucourt, comme il me l’avait déjà assuré ?

— C’est parce qu’il aura changé d’idée.

Héloïse ne pouvait admettre cette explication, et, pourtant, tout au fond d’elle-même elle entretenait un certain espoir de revoir son père. Il lui semblait impossible que Marguerite l’eût trompée, et, quant au baron, elle se demandait quel intérêt il pouvait avoir à s’emparer de sa personne. Elle n’en voyait aucun. Que faire ?…

Indécise, tremblante, inquiète, elle demeura silencieuse.

Avec un ton mielleux, qui semblait affecter la tendresse ou la sympathie, la vieille femme dit :

— Venez vous reposer près du feu ; vous tremblez, vous devez avoir froid ? Les nuits sont pas chaudes à cette saison, et l’on dit que l’hiver sera rude, venez !

Elle indiquait un grabat crasseux près de l’âtre dans lequel brûlait un petit feu de bois de rebut.

Héloïse, en effet, était transie ; et malgré le dégoût qu’elle, éprouvait à s’asseoir sur ce grabat, elle consentit pour se chauffer près du feu.

La vieille femme jeta dans l’âtre quelques bouts de planche, puis, sans s’occuper davantage, elle alla s’asseoir à une table boiteuse placée devant l’unique fenêtre de la cabane. À la lueur tremblotante d’une bougie de suif placée sur la table, Héloïse aperçut un tas de guenilles sur le plancher. La vieille prit une brassée de ces guenilles, les déposa sur la table et se mit à faire un triage. Elle déposait les unes dans un panier, les autres elle les jetait dans un sac qu’un clou retenait à la table. Et à ce travail la vieille parut mettre une attention extrême. De temps en temps la jeune fille pouvait l’entendra grogner ou marmotter des paroles incompréhensibles.

Héloïse examinait le taudis. C’était hideux à voir. Le désordre et la malpropreté se donnaient la main. Toutes espèces d’objets disparates demeuraient éparpillés sur le plancher ou accrochés à des clous plantés dans les murs. Et ces murs et le plafond bas étaient sales et noirs de fumée. Deux objets, toutefois, parurent éveiller la curiosité de la jeune fille : à l’un des murs pendait une belle épée, à la lame très brillante et ornée d’une poignée qui lui semblait richement ciselée. À qui pouvait appartenir cette épée ? Elle ne reconnaissait pas l’épée de son père… Peut-être était-ce l’épée du Baron de Loisel ?… Sous l’épée, reposant sur le plancher, Héloïse remarqua encore une besace de mendiant. C’était peut-être la besace de cette vieille femme, qui ne pouvait être qu’une mendiante ?…

Mais la vue de ces objets bizarres, la saleté qui était partout, l’affreuse silhouette de la vieille femme n’étaient encore rien comparé à l’atmosphère puante qui pesait lourdement sur la jeune fille. Elle suffoquait et tenait autant que possible son mouchoir parfumée sur ses narines.

Et à mesure que l’heure avançait, la jeune fille devenait plus inquiète. Puis la fatigue l’accabla. Elle n’osait s’appuyer contre la cloison crasseuse derrière elle. Sa respiration devenait si lourde et si bruyante que la vieille, une fois, se retourna et dit avec une grimace de mécontentement :

— Couchez-vous donc, ça vous empêchera de déranger les gens qui travaillent !

Héloïse ne répliqua pas, sa gorge serrée n’aurait pu émettre un son. Mais ces paroles peu bienveillantes de la vieille femme lui firent comprendre qu’elle n’avait plus d’espoir à conserver. On l’avait trompée, on l’avait emmenée dans ce taudis non pour son bonheur, mais dans un but de quelque sombre et odieuse vengeance. Elle frissonna à l’image du baron de Loisel, de ce Lardinet qui avait fait tant de mal à son père ! Puis elle s’en voulut de s’être laissée ainsi tromper ! Et elle commença de douter de l’amitié de Marguerite ; ne s’était-elle pas faite la complice de son père ? Ne voulait-elle pas aussi venger la déchéance de son père ? Et Jean Vaucourt, qu’elle avait emmené chez Cadet, n’était-il pas lui-même tombé dans un piège grossier ? Héloïse frémit d’horreur, ce n’était plus le doute qui envahissait ses pensées en tumulte, mais la certitude ! À présent elle croyait découvrir tout le vaste plan d’une trame longtemps méditée contre elle et son père, contre leurs amis ! Le baron et sa fille avait découvert que Jean Vaucourt recherchait le comte, et on avait fait disparaître le jeune homme ! Héloïse avait maintenant cette conviction. À cette pensée son cœur trembla d’angoisse, son amour naissant s’agita dans l’épouvante. Elle allait oublier son propre sort, les dangers qui pouvaient la menacer, pour songer à Jean Vaucourt, pour le plaindre, pour prier Dieu de le protéger…

Tout à coup, elle tressaillit légèrement au bruit entendu d’une musique douce et plaintive qui semblait venir de tout près de là. Cette musique partait de derrière elle, derrière la cloison contre laquelle, malgré son dégoût, elle s’était accotée dans sa lassitude. Elle écouta attentivement, et elle reconnut les sons harmonieux d’une viole.

Elle chercha du regard une porte dans la cloison ; elle n’en vit aucune. Mais d’où pouvait donc venir cette musique qui calmait ses pensées inquiètes ? Puis, en écoutant encore, elle reconnut les sons d’un autre instrument, elle en saisissait les accords, et elle pensa que c’était d’un rebec. L’air qu’elle entendait lui semblait d’une ancienne romance qu’elle avait déjà entendu chanter ; cet air était triste et monotone, mais la viole lui donnait un charme presque captivant.

La vieille femme qui entendait également cette musique remarqua entre haut et bas :

— Tiens ! le père Croquelin a donc un joueur de rebec pour l’accompagner !…

Héloïse avait entendu ces paroles, mais elle avait surtout saisi le nom.

— Le père Croquelin ? se dit-elle.

Elle se rappelait avoir entendu ce nom. Mais où ? mais quand ?… Elle fouilla activement son souvenir. N’était-ce pas un mendiant ?… Ah !… elle se souvenait à présent : son père lui avait parlé une fois ou deux de ce père Croquelin, un vieux mendiant de la Basse-Ville. Le comte était venu à Québec incognito au commencement du mois d’octobre de l’année précédente. Il avait appris que Lardinet était venu en Nouvelle-France après son départ de Pondichéry, et pour le retracer plus sûrement, pour le démasquer et pour éviter d’être reconnu, M. de Maubertin s’était déguisé en mendiant et durant tout l’hiver qui avait suivi il avait partagé l’habitation du père Croquelin. Le père Croquelin et le père Achard, comme Héloïse pouvait se le remémorer à présent d’après le récit du comte avaient été deux grands amis. Donc, pensa la jeune fille avec une joie soudaine, si le père Croquelin est tout près de là c’est un ami sur qui elle peut dépendre ! Elle n’a qu’à l’appeler à son secours. Oui, mais comment communiquer avec ce mendiant ? À côté de ce taudis où elle se trouve, Héloïse doit-elle comprendre qu’il est un autre logis où vit le père Croquelin ? Est-ce que cette mince cloison sépare les deux logements ? Voyons !…

Héloïse, sans cesser d’écouter la musique de la viole et du rebec, examine la cloison d’un regard ardent… Pas une issue ! Pourtant… qu’est-ce cela ?… Un filet de lumière ?… Peut-être ! À un pied au-dessus de sa tête la jeune fille voit poindre une petite clarté. Elle se soulève sans bruit, elle constate que deux planches de la cloison sont légèrement disjointes. Dans cet interstice elle plonge un regard avide… Elle découvre une cabane à peu près semblable par l’intérieur à celle où elle est mais ce logis misérable est propre, tout y est à l’ordre. Devant elle, de l’autre côté de la pièce, un grand feu de bois sec brûle dans la cheminée et éclaire l’intérieur assez nettement. À côté de la cheminée, assis sur un banc rustique, le dos contre le mur elle aperçoit deux hommes : ce sont les deux musiciens. Elle les regarde longuement…

Elle reconnaît le premier, celui qui se trouve près de l’âtre et que les flammes éclairent vivement… elle le reconnaît par le portrait que lui a fait son père de cet homme, c’est le vieux mendiant. L’autre, le joueur de rebec, elle ne peut le voir distinctement ; mais il lui semble d’une taille plus élevée, et il a l’air plus jeune que le mendiant. Héloïse les considère tous deux, elle voit leurs yeux levés vers le plafond, graves tous deux et paraissant demeurer sous le charme de leur propre musique. Mais voilà que le joueur de rebec se penche légèrement vers son instrument, tend l’oreille et semble vouloir mieux saisir les accords qu’il lui fait rendre. Alors les flammes du foyer éclairent pleinement les traits basanés du joueur et Héloïse, dans un cri de suprême appel, clame ce nom :

— Flambard !…

La jeune fille s’était dressée debout, palpitante.

À son cri, la vieille femme avait poussé un grognement sauvage et s’était jetée sur la fille du comte.

La musique s’était tue… et deux secondes s’étaient à peine écoulées qu’un choc se produisit contre la cloison qui se brisa, vola en éclats, et par l’ouverture surgissait Flambard suivi du père Croquelin.

Oui, Flambard, ahuri, était là.

Héloïse courut se jeter dans ses bras en pleurant de joie.

— Par les deux cornes de Lucifer ! cria Flambard en dardant sur Héloïse un regard tendre et sur la mère Rodioux un regard chargé de menace ; que veut dire ceci, la mère ?

Le père Croquelin s’approchait.

— Oh ! oh ! fit-il avec étonnement, c’est mademoiselle de Maubertin, si je ne me trompe ?

Héloïse, heureuse, demeurait dans les bras de Flambard dont le grand corps frémissait.

— Mademoiselle, prononça t-il d’une voix altérée par l’émotion, ne pleurez plus… je suis là ! Ah ! c’est certainement la bonne sainte Vierge qui m’a fait rencontrer ce soir le père Croquelin ! Mais je ne comprends pas… suis-je stupide… Par l’épée de Saint-Louis ! père Croquelin, faites-moi parler cette vieille carcasse et qu’on sache ce qu’elle manigançait contre mademoiselle !

La colère éclatait dans les prunelles sombres de Flambard.

— Ah ! père Croquelin ! gémit la vieille femme. Ah ! monsieur Flambard ! ah ! mes bons gentilshommes, de grâce, je n’ai fait aucun mal ! C’est monsieur le baron qui a conduit ici mademoiselle pour que je la garde un jour ou deux !

— Hein ! le baron de Loisel ? demanda Flambard avec surprise.

Et de son regard stupéfait il interrogeait Héloïse.

Elle fit de suite le récit des événements qui s’étaient passés ce soir-là chez Marguerite de Loisel.

— Mais alors, demanda Flambard avec inquiétude, vous n’avez revu ni Jean Vaucourt ni Marguerite ?

— Non.

— Et vous croyez que Marguerite était votre amie ? interrogea Flambard avec un grand air de doute.

— Elle a été si bonne pour moi…

— C’était peut-être de l’hypocrisie ! La fille du baron de Loisel, la fille de Lardinet, votre amie, mademoiselle ? Ah ! non… cela ne se peut pas ! Et Jean Vaucourt… ah ! mademoiselle, je crains bien qu’il ne soit tombé lui aussi dans un infâme guet-apens !

— Vous me faites terriblement peur, Flambard, dit Héloïse avec un véritable effroi.

— Oh ! vous, mademoiselle, vous n’avez plus rien à craindre ! Mais votre père, Jean Vaucourt, moi-même… Ah ! si vous saviez… Nous sommes entourés d’ennemis implacables que nous ne pouvons démasquer ; ils agissent dans l’ombre ; ils sont sans cesse aux aguets ; ils nous surveillent jour et nuit, et vous en avez une preuve effrayante ! Mais cela va cesser. Ces ennemis, je vais les prendre bientôt au collet. Ah ! par les deux cornes de Satan ! dussé-je faire sauter la cité entière, je détruirai cette vermine exécrable qui grouille autour de nous !

Et se tournant vers le mendiant, il demanda :

— Père Croquelin, connaissez-vous une maison sûre où je pourrai conduire mademoiselle, en attendant que j’aie délivré monsieur le comte de ses ennemis ?

— Je connais parfaitement une maison d’honnêtes artisans, et pas bien loin d’ici.

— Des artisans… dit Flambard avec un hochement de tête qui exprimait un gros doute.

Mais il se frappa aussitôt le front, puis saisit sa tête à deux mains et murmura, comme se parlant à lui-même :

— Ai-je oublié que monsieur Rigaud de Vaudreuil m’a fait mander pour demain au Château Saint-Louis ? Pourquoi n’irais-je pas ce soir, tout en y emmenant mademoiselle où, certainement, elle sera en toute sûreté ?…

Héloïse, qui avait entendu, demanda :

— Vous voulez m’emmener au Château ?

— Oui, mademoiselle, sourit Flambard, c’est l’unique endroit où je serai assuré de vous savoir en toute sécurité. Que dites-vous de mon idée, mademoiselle ?

— Je suivrai votre avis, Flambard.

— C’est bien. Père Croquelin, ajouta-t-il, courez me chercher une voiture, j’emmène mademoiselle au Château !

— J’y cours bien volontiers, monsieur Flambard, ça ne sera pas long.

Le père Croquelin partit aussitôt.

— Et toi, la mère, reprit Flambard, reprends ta besogne, et ne t’occupes pas de nous !

Puis, par le trou de la cloison il fit passer Héloïse pour la conduire dans le logis du mendiant en attendant le retour de ce dernier.

Flambard fit asseoir la jeune fille devant le feu de l’âtre et lui demanda de faire le récit de tout ce qui s’était passé depuis le mois de mai.

Héloïse se mit à narrer les terribles événements qu’elle avait vécus et que Flambard connaissait en partie.

Comme elle achevait, le père Croquelin parut.

— J’ai trouvé une calèche, annonça-t-il, et je vous conduirai moi-même au Château !

— C’est bien, père Croquelin. Venez, mademoiselle !

Et Flambard, offrant son bras à la jeune fille, l’entraîna dehors et la fit monter dans la voiture qui, la minute d’après, partait pour le Château.