La besace d’amour/Où justice est rendue au comte de Maubertin

Éditions Édouard Garand (p. 75-77).

CHAPITRE XII

OÙ JUSTICE EST RENDUE AU COMTE DE MAUBERTIN


Les épées s’arrêtèrent, suspendues, le silence se fit, puis les lames rentrèrent vivement dans les fourreaux. Seuls Flambard et Jean Vaucourt gardèrent leurs épées à la main.

Il était temps… Rigaud de Vaudreuil pénétrait dans le premier salon accompagné de quelques officiers de sa suite.

Cadet se précipita, tout étourdi de cette visite inattendue, un peu inquiet même.

— Monseigneur… bégaya-t-il… mille pardons ! Nous ne savions pas. Nous vous avons attendu, mais comme vous ne veniez pas…

Rigaud de Vaudreuil esquissa un sourire sans signification, car il connaissait d’ores et déjà les orgies auxquelles se livraient ces louches personnages, et répliqua :

— Si je n’ai pu venir à votre fête, monsieur, c’est pour le motif que des affaires de haute importance m’ont retenu. Je vous demande donc pardon de vous déranger. Mais une affaire impérieuse me conduit chez vous ce soir.

Durant l’échange de ces paroles courtoises tous les invités avaient envahi le premier salon. Les gentilshommes et les officiers avaient de leur mieux réparé leur toilette, les femmes s’étaient remises un peu de leur émoi, et dans la salle à manger les nombreux serviteurs avaient en quelques secondes fait disparaître toutes traces du combat. De sorte que Vaudreuil ne parut nullement soupçonner ce qui venait de se passer en la demeure de monsieur Cadet.

Après Cadet, l’intendant, souriant, s’approcha de Rigaud de Vaudreuil.

— Monsieur, dit-il de cette voix qu’il savait rendre si suave, c’est un grand honneur que vous nous faites !

— Monsieur l’intendant, répliqua froidement Rigaud, comme je l’ai expliqué à monsieur Cadet, c’est une affaire urgente qui m’amène. L’on vient de m’apprendre que monsieur le comte de Maubertin est en cette maison.

— Ah ! monsieur le comte de Maubertin… s’écria Cadet avec une profonde révérence faite dans le but de cacher l’émoi qui venait de l’assaillir, c’est exact, monsieur. Depuis deux mois monsieur le comte est sous les soins de mon médecin.

— On dit qu’il a été blessé lors de l’incendie de sa maison ? fit interrogativement Rigaud.

— Parfaitement. Mais mon médecin m’assurait pas plus tard qu’hier que monsieur le comte serait tout à fait remis dans deux ou trois jours.

En prononçant ces paroles Cadet échangea un regard d’intelligence avec l’intendant.

Bigot appela un domestique et lui dit à voix très basse :

— Vous savez mes instructions relatives au comte de Maubertin ? Eh bien ! allez le prévenir.

Le domestique disparut.

Cependant Rigaud avait répondu à Cadet :

— En ce cas, monsieur, il lui serait possible de venir entendre certaine communication que j’ai à lui faire ?

— Mais certainement, monsieur. Je vais donner des ordres pour qu’on aille prévenir monsieur le comte.

Et Cadet fit mine d’appeler un domestique.

— Inutile, intervint Bigot, monsieur le comte sera ici dans un instant.

En attendant Cadet voulut offrir l’hospitalité à M. de Vaudreuil et aux personnes de sa suite en commandant des vins et des fruits. Mais Rigaud l’arrêta au geste.

— Pardon ! dit-il. En attendant Monsieur de Maubertin, je désire faire part à monsieur Jean Vaucourt que j’aperçois là, que le marquis de Vaudreuil le nomme capitaine de ses gardes en son Château Saint-Louis.

Cette nouvelle causa une stupeur énorme.

Jean Vaucourt s’approcha et dit :

— Monsieur je remercie monsieur le marquis de Vaudreuil de sa bienveillance et de la confiance qu’il daigne placer en mon humble personne. J’accepte avec empressement ce poste.

Tous les gentilshommes et officiers se regardèrent avec ahurissement, car ce poste de capitaine des gardes, si convoité, n’était d’ordinaire confié qu’à un gentilhomme et officier en même temps de l’armée régulière.

Rigaud de Vaudreuil saisit cet étonnement, sourit et reprit en s’adressant au capitaine :

— C’est bien, monsieur, j’instruirai mon frère monsieur le marquis, de votre acceptation. Vous vous trouvez donc séance tenante muni de tous les pouvoirs de ce poste. Monsieur de Croix-Lys étant tombé gravement malade à Montréal, monsieur le gouverneur a pensé que vous étiez tout désigné pour le remplacer.

— Monsieur le comte de Maubertin ! annonça un domestique.

Le comte apparut, pâle, amaigri, mais vigoureux encore.

— Monsieur, dit-il à Rigaud, j’apprends que vous désirez me voir, et je me rends à votre appel.

— Monsieur le comte, le gouverneur m’avise d’avoir à vous informer au plus tôt que le roi de France vous commande d’aller reprendre votre poste d’intendant-général à Pondichéry.

Une nouvelle sensation se produisit parmi les gentilshommes.

— Merci, monsieur, de cette bonne nouvelle, répondit le comte. Mais je vous prie de me permettre de serrer de suite les mains de mes amis.

Et le comte s’élança vers Flambard.

— Ah ! mon cher ami, s’écria-t-il, que je suis content ! Et ma fille qu’en savez-vous ?

— Elle est en sûreté, monsieur le comte, au Château Saint-Louis où elle vous attend.

— Et vous capitaine ? dit le comte en offrant sa main à Jean Vaucourt.

— Monsieur le comte, vous trouverez bizarre de voir un capitaine des gardes de monsieur le gouverneur drapé d’un habit d’arlequin, n’est-ce pas ? Ah ! si vous saviez l’affreuse comédie qu’on avait préparée… Depuis hier j’étais prisonnier en cette maison…

— Comme je l’étais moi-même, sourit le comte avec mépris tandis que son regard, par ricochet, se posait sur Cadet et Bigot à quelques pas de là.

Tous les trois alors, se retirèrent un peu à l’écart, et à voix basse Jean Vaucourt mit le comte au courant de ce qu’on avait tramé contre eux.

Lorsque le comte eut été mis au courant, il dit :

— Mes amis, faisons mine de rien pour le moment. Mais je vous assure que le jour des comptes à régler est proche.

Puis apercevant tout à coup la besace au dos du capitaine.

— Quoi, fit-il, avec une surprise amusée, vous avez donc retrouvé la besace du père Achard ?

Flambard se mit à rire :

— N’oubliez pas, dit-il, que cette besace s’appelle LA BESACE D’AMOUR. Et ce soir encore, monsieur le comte on l’avait mise à l’enchère !

— Vraiment ? Et c’est vous capitaine, sourit le comte, qui vous êtes rendu l’acquéreur ?

— De force, oui, répondit Jean Vaucourt.

— Eh bien ! conservez-la, mon ami, peut-être vous portera-t-elle chance un jour !

À ce moment Cadet s’approcha du comte.

— Monsieur le comte, dit-il avec un sourire contraint, je suis charmé de vous savoir tout à fait remis, et je me permets de vous féliciter de la confiance que vous rend le roi.

— Monsieur répondit froidement le comte, je vous remercie de votre hospitalité et des soins que vous m’avez fait donner. Croyez bien que…

Bigot intervint alors et avec son aimable sourire :

— Ah ! monsieur le comte, je vous l’avais bien dit que le roi ne saurait oublier un bon serviteur !

— Monsieur l’intendant, répliqua le comte avec une froide politesse, je savais toujours que le roi n’oublie pas de récompenser ses serviteurs fidèles, comme je savais qu’il sait punir et châtier — tel ce baron de Loisel — les serviteurs qui ont manqué de probité et de loyauté !

Bigot pâlit légèrement sous le trait adroitement décoché.

Mais le nom de Loisel avait été entendu de Rigaud qui s’approcha pour demander :

— Mais ce baron de Loisel, dit-il en regardant Bigot, n’avait-il pas été commis à votre surveillance ?

— Parfaitement, monsieur. Malheureusement il a réussi à corrompre deux de mes serviteurs qui lui ont donné la clef des champs.

— En ce cas, capitaine, dit M. de Vaudreuil à Jean Vaucourt, il importe de lancer des agents à ses trousses.

— Monsieur, intervint Flambard, ce serait peine perdue : en ce moment le baron de Loisel est sur le seuil de l’éternité.

Et Flambard souriait avec mystère.

— Eh bien ! tant mieux, s’écria Rigaud. Un procès pour une telle crapule serait encore trop d’honneur. Monsieur le comte, ajouta-t-il en se tournant vers Maubertin, permettez-moi de vous emmener au Château où vous attend avec une très grande angoisse mademoiselle de Maubertin.

— Merci, monsieur, j’accepte avec la plus vive reconnaissance.

Les adieux se firent de part et d’autre courtoisement et froidement, et le comte de Maubertin suivit Rigaud de Vaudreuil.

La stupéfaction était encore à son comble parmi les gentilshommes, officiers, bourgeois et dames que Jean Vaucourt, laissant Flambard à l’écart, s’approcha de Bigot et dit à voix basse et menaçante :

— Monsieur, vous savez que je suis le capitaine des gardes ; vous reconnaissez la trame infâme que vous avez ourdie de concert avec Michel Cadet contre Monsieur de Maubertin et sa fille, et vous reconnaissez encore que vous avez fait assassiner hier mon pauvre père…

— Monsieur, interrompit durement Bigot, prenez garde de prononcer des paroles irréparables ! Avant de porter des accusations il importe de posséder quelque preuve !

— Écoutez, commanda rudement Jean Vaucourt, je n’ai qu’un signe à faire et je vous fais arrêter, je vous fais charger de chaînes, puis je vous expédie en France pour que le roi ait l’opportunité de vous demander des comptes !

— Faites ! répliqua Bigot qui n’avait pu s’empêcher de blêmir.

— Ne me défiez pas, monsieur ! gronda Jean Vaucourt.

— Eh bien ! Jean Vaucourt, je vous défie de toucher à l’intendant-royal !

Et Bigot se dressa avec un souverain mépris.

Jean Vaucourt se haussa également et dit :

— C’est bien, je n’ai pas la preuve ce soir, mais je la tiendrai un jour. Et alors, monsieur je vous avise d’avoir à vous bien tenir ; car, sachez-le, l’heure du châtiment sonnera bientôt !

Et, méprisant, il alla rejoindre Flambard disant :

— Allons-nous-en, mon ami, j’étouffe en cette atmosphère maudite !

Flambard l’arrêta.

— Vous oubliez donc Marguerite de Loisel ?

Jean Vaucourt frémit.

— Pauvre fille ! murmura-t-il. Puis il ajouta en entraînant son ami :

— Allons nous-en, Flambard !

Tous deux sortirent de cette maison, dont les murs suintaient le vice et la lèpre… ils s’en allèrent pour n’y plus remettre les pieds.

Quant à Marguerite de Loisel, ils ne l’eussent pas retrouvée : elle avait disparu !

Et disparu aussi le père Croquelin !

Et disparu encore le notaire-royal !

Là autour de Bigot et de Cadet, il ne restait plus que la fange…