Éditions Édouard Garand (p. 36-41).

VI

OÙ L’AMITIÉ POURRA SE CHANGER EN HAINE…


— Bonsoir, Mademoiselle !… dit avec un accent ironique le capitaine des Grenadiers.

Valmont et sa compagne s’étaient arrêtés brusquement, très surpris d’abord, très mal à l’aise ensuite. Isabelle, sur le coup et mue par la crainte instinctive de se voir prise en faute, abandonna le bras du capitaine. Une minute de silence gênant de part et d’autre suivit. Puis, Isabelle, avec une fort belle bravade et, peut-être, pour révéler nettement son choix, reprit vivement le bras de Valmont, le serra contre elle avec plus de force qu’auparavant et parut faire comprendre à d’Altarez que ce bras était son bras de confiance.

D’Altarez crut comprendre le geste de la jeune fille, pour lui c’était clair… Aussi, se mit-il à ricaner avec un sarcasme outrageant, puis il dit sur un ton impossible à rendre, mais à coup sûr tout plein de la mordante ironie :

— Ah ! ah ! mademoiselle, mes soupçons deviennent une réalité : vous m’avez fui pour courir…

Il ne put en dire davantage. Valmont, pressentant l’injure, l’interrompit durement :

— Assez, d’Altarez. Prends garde de prononcer des paroles regrettables ! Si tu désires des explications avec mademoiselle, il me semble que tu aurais pu choisir un autre lieu et une autre heure.

— Ce qui veut dire, sourit d’Altarez toujours sarcastique, que je suis très importun en ce moment et que ma conduite frise l’espionnage ?

— Reconnais qu’elle est pour le moins singulière.

— Soit, admit d’Altarez. Mais en admettant que je veuille demander à mademoiselle des explications, n’ai-je pas le droit de choisir mon heure ?

— Monsieur, s’écria vivement Isabelle en intervenant cette fois, pour couper court à toute discussion qui pourrait se prolonger et à laquelle le capitaine Valmont et moi nous ne tenons pas, apprenez que je ne vous dois aucune explication, et sachez bien surtout que vous n’avez aucun droit sur ma personne.

Cette fière réponse parut confondre d’Altarez. Il se troubla visiblement. Et, sans perdre tout à fait son accent railleur, il répliqua :

— Au fait, suis-je un peu sot ! Mademoiselle n’est ni ma fiancée, ni ma maîtresse, ni ma femme !

— D’Altarez… cria Valmont avec colère.

— J’ai fini déjà, mon cher ami, écoute seulement une seconde, poursuivit d’Altarez sur un ton de défi. Je ne veux nullement m’imposer en intrus dans vos… Enfin, je reconnais n’avoir aucun droit sur mademoiselle. Oui, je suis un sot. Je ne voyais pas non plus… je ne savais pas voir, j’étais aveugle. Quand on croit à l’amitié comme à l’amour, on fait aisément de ces erreurs ; on est dupe à son insu parce qu’on s’est trop grisé d’espérances illusoires… Mais que dis-je ?… Allons ! je me retire. Allez votre chemin, mes amis, je suis un véritable sot !

Il jeta un éclat de rire sardonique et s’enfuit. En quelques bonds il avait disparu. Valmont et Isabelle demeurèrent un moment troublés et muets.

— Monsieur le Capitaine, murmura Isabelle rompant le silence, je crois bien que la mission dont je vous ai chargé est accomplie, c’est-à-dire qu’il me paraît inutile d’aller trouver votre ami pour l’inciter à renoncer à ses projets de mariage avec moi. Si, avant mon départ pour Montréal, il se présente au fort, ce dont je doute, je lui donnerai volontiers l’explication qu’il paraît désirer.

— Je veux bien me soumettre à vos désirs, Mademoiselle, mais il importe maintenant que j’aille chez d’Altarez, non pour lui parler de vous, mais de moi. Mon amitié pour lui me le commande. Il a conçu à mon égard, je pense, des soupçons que je ne veux pas laisser subsister. D’ailleurs, demain d’Altarez comprendra mieux sa sottise, surtout quand je lui aurai parlé. Et comme je le connais pour un parfait gentilhomme, je suis certain qu’il vous portera des excuses.

— Non, non, je ne lui demande aucune excuse. Je serai satisfaite de savoir que vous lui aurez fait voir toute l’indignité de sa conduite ce soir.

Ils poursuivirent leur chemin en silence. Il était environ dix heures et demie quand ils se trouvèrent à la porte du fort. Ils se séparèrent en promettant de se revoir le lendemain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsqu’Isabelle pénétra dans le boudoir de sa mère, celle-ci, très inquiète et nerveuse, attendait le retour de sa fille.

— Ah ! enfin, c’est toi, s’écria Mme Desprès avec un accent de reproche dans lequel, cependant, dominait le plaisir de revoir sa fille. Veux-tu me dire d’où tu viens ?

— Chère maman, sourit Isabelle en s’asseyant près de sa mère dont elle entoura la taille avec une filiale tendresse, faut-il que je te dise la vérité ou que je te fasse un mensonge ? Voyons, que préfères-tu ?…

— Que veux-tu dire, Isabelle ? fit Mme Desprès avec surprise. Tu parles de mensonge… m’aurais-tu déjà menti par hasard ?

— Jamais, vous le savez bien ! C’est pourquoi je ne voudrais pas vous mentir ce soir. Mais si vous prenez un air trop rébarbatif, alors…

Elle se mit à rire doucement, câlinement. Mme Desprès regardait sa fille avec un œil scrutateur et sévère à la fois, un œil qui n’était pas sans un gros brin de défiance.

Voyons, dit-elle avec quelque brusquerie, parle sans mentir ! Explique-moi… Car, je te le dis de suite, le Capitaine d’Altarez m’a quitté tout à l’heure avec un air… Ho ! un air…

— Ah ! oui, maman, un air qui ne chantait pas, je gage. Eh bien ! je suis contente de vous entendre me parler ainsi de Monsieur d’Altarez, car je pourrai vous dire toute la vérité sans qu’il m’en coûte trop. D’ailleurs, à quoi me servirait de mentir, quand je suis certaine que, pas plus tard que demain, vous serez instruite des faits réels.

La jeune fille fit une pause pour considérer la physionomie sévère de Mme Desprès, puis elle sourit d’une façon énigmatique et embrassa longuement sa mère.

— Maman chérie, dit-elle en même temps, je me suis égarée dans les bois…

— Oh !… fit la veuve avec effroi…

— Mais il n’y avait pas de danger pour moi, reprit vivement la jeune fille avec son sourire finement moqueur, parce que, voyez-vous, j’étais accompagnée…

— Malheureuse ! interrompit rudement Mme Desprès. Vas-tu m’apprendre que tu as osé une de ces escapades…

— Une très honorable escapade, chère maman, juge toi-même : j’avais pour cavalier le Capitaine Valmont !

— Miséricorde ! s’écria la veuve que le nom du capitaine canadien avait fait sursauter d’horreur.

Isabelle souriait candidement.

— Mais vas-tu me dire, reprit sévèrement Mme Desprès, quels rapports il peut y avoir entre ce Valmont et toi ?

— Je te dirai cela tout à l’heure, maman. Avant je veux t’informer que j’ai eu le plaisir ce soir de rencontrer Monsieur d’Altarez…

— Ah ! ah !

— Vous vous imaginez bien que cette rencontre n’était pas tout à fait prévue…

— Tandis que celle avec Valmont l’avait été ?… sourit moqueusement Mme Desprès.

— C’est vrai, chère maman : j’avais donné rendez-vous au capitaine Valmont.

— Malheureuse ! Malheureuse ! s’écria Mme Desprès avec honte et désespoir. Que vas-tu m’apprendre encore ? Est-ce que tu complotes avec cet assass…

— Fi ! Fi ! petite maman, ne te fâche point, veux-tu ? Et veux-tu être juste ? Et ne serait-ce pas à moi de me fâcher ? Car, avoue-le, c’est toi qui complotes… Hein, dis ?…

Calinement elle embrassa sa mère. Celle-ci serra amoureusement la jeune fille dans ses bras, mais sans se retenir de gronder :

— Oh ! tu feras toujours mon désespoir, Isabelle !…

— Maman, je veux faire ton bonheur et le mien.

— Oh ! prends bien garde à ce que tu vas me dire !

— Rien qui ne t’offensera, sois certaine. Vois-tu, tu t’es trompée à mon sujet, tu as pensé… que j’aimais Monsieur d’Altarez…

— Ah ! mon Dieu ! tais-toi, Isabelle.

— Je ne l’ai jamais aimé…

— Tu ne l’as jamais aimé ! fit Mme Desprès en pâlissant.

— Et je ne l’aime pas, Hélas ! Vois-tu, maman, je lui ferais une mauvaise épouse…

— Oh ! Isabelle, ne me parle pas ainsi, va-t’en !

— Pauvre maman, ne m’envoie pas ! Que ferais-tu désormais sans moi ?

— Oui, c’est vrai, Isabelle. Ah ! tout de même que tu me fais souffrir ! Tu n’aimes pas Monsieur d’Altarez, dis-tu ? Mais notre situation… l’oublies-tu ? Je suis veuve et tu es orpheline, et pauvres comme nous sommes qu’allons-nous devenir ?

— Rassure-toi, maman.

— Monsieur d’Altarez sera riche un jour, et avec cela il est gentilhomme !

— Bah ! si nous perdons Monsieur d’Altarez, nous en trouverons un autre qui le vaudra bien.

Mme Desprès tressaillit et décocha à sa fille un coup d’œil pénétrant.

— Quoi ! fit-elle sur un ton de méfiance, aurais-tu…

— Maman, interrompit la jeune fille en souriant avec un air énigmatique, je pense que j’ai trouvé celui qu’il me faut. Veux-tu que je te dise son nom ?

— Non ! Non ! je ne veux pas le savoir… Oh ! ne me dis pas ce nom…

— C’est bon, je te le dirai plus tard, et tu seras contente, heureuse. D’ailleurs, rien ne presse encore.

Cette fois la veuve regarda sa fille avec une expression de vive curiosité. Tantôt, Mme Desprès s’était imaginée qu’Isabelle allait lui dire le nom du capitaine Canadien, et elle avait redouté d’entendre ce nom qui, pour elle était un nom maudit. Mais à présent que sa fille lui assurait qu’elle serait contente et heureuse, la veuve croyait comprendre qu’il s’agissait d’un autre jeune homme, officier de l’armée ou gentilhomme, et peut-être aussi un plus grand gentilhomme que d’Altarez. Car, après tout, la famille du capitaine d’Altarez, comme elle se le disait, était de très petite noblesse. Et la veuve ne tenait pas uniquement à d’Altarez : elle voulait un bon parti pour sa fille, et si elle, sa fille, pouvait trouver mieux que le Capitaine des Grenadiers, elle s’en réjouirait certainement. Aussi, se sentait-elle maintenant très curieuse et elle aurait bien souhaité qu’Isabelle lui confiât le secret de son cœur. Mais comme la jeune fille ne paraissait pas encore disposée à lui dévoiler le nom de son amoureux, elle osa le lui demander. Isabelle se borna à rire doucement.

— Non, pas maintenant, maman. Plus tard… dans quelques jours. Vois-tu, il ne s’agit encore que d’un projet ; rien n’est décidé.

— N’importe ! voulut insister la veuve. Tu n’as pas le droit de cacher à ta mère le nom de celui que tu désires pour mari.

— Mais je n’ai pas le droit non plus de dévoiler à qui que ce soit, pas même à ma mère, le nom d’un galant homme, avant que ce galant homme et moi nous ne nous soyons engagés formellement. Je vous ai dit, maman, que ce n’est encore qu’un projet. Et puis, je ne voudrais pas que le capitaine d’Altarez sût…

— Il ne saura pas, interrompit Mme Desprès, je t’en donne ma parole. Voyons, dis-moi le nom…

— Plus tard, maman.

— Est-ce un gentilhomme, au moins ?

— Un des plus beaux gentilhommes que je connaisse, répondit Isabelle avec une fervente admiration.

— Est-il fortuné ?

— Il apportera à sa femme la plus belle des fortunes, maman.

— Je le souhaite bien. Mais, tout de même, Isabelle, songe que je vais me trouver dans une jolie posture avec le capitaine d’Altarez.

— Bah ! tout cela va s’arranger avec le temps. Et toi-même oublies-tu que tu m’as mise en une fâcheuse posture en me promettant comme femme à Monsieur d’Altarez ?

— Tu sais bien, Isabelle, que je ne l’ai pas fait exprès, je croyais si bien qu’il y avait entente entre toi et lui. Mais là, je suis assez embarrassée de savoir que dire à Monsieur d’Altarez pour lui expliquer…

— Laisse donc, maman, ça va s’arranger. Mieux encore, la chose est arrangée, car Monsieur d’Altarez sait à quoi s’en tenir à mon sujet. Une chose certaine, il apprendra à ne pas se croire le maître des cœurs !

— J’espère bien que tu n’as pas fait de bêtises, Isabelle ?

— Moi ?… Tu sais bien que non. La bêtise, c’est lui qui l’a faite !

— Et moi aussi… confessa timidement Mme Desprès qui réconfortée à la pensée que sa fille avait trouvé mieux que d’Altarez pour compagnon de vie, s’en voulait d’avoir agi à l’insu d’Isabelle.

— Non, mère chérie, toi tu as pensé que la démarche de Monsieur d’Altarez avait mon appui. Mais, enfin, c’est fini. À présent, je vais me coucher, il est tard…

Elle embrassa longuement sa mère et se retira dans une petite pièce voisine qui était sa chambre à coucher.

Mme Desprès demeura seule et pensive pendant un quart d’heure, puis, à son tour, elle gagna sa chambre à coucher voisine de celle d’Isabelle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Valmont, après avoir quitté Isabelle à la porte du fort, pénétra dans ses retranchements et sous la petite hutte qu’il avait dressée pour lui et son lieutenant, il trouva celui-ci assis par terre, adossé à un tronc d’arbre et fumant une pipe qu’il avait lui-même fabriquée d’une racine de saule. À ses pieds fumait un petit feu de branches, de mousse et de terre destiné à écarter les importuns moustiques qui, malgré la fraîcheur de la nuit, et peut-être même à cause de cette fraîcheur qui les rendait avides d’un peu de sang chaud, tournoyaient autour de la hutte en soufflant dans leur petite lancette. L’armée dormait, et dans le silence qui régnait sur le camp on n’entendait que le continuel et agaçant zizi de ces petites volatiles.

— Y a-t-il longtemps que tu es rentré, Bertachou ? interrogea Valmont en pénétrant sous la hutte basse, si basse que pour entrer il fallait ployer l’échine en deux.

— Une demi-heure, trois-quarts d’heure au plus, répondit le lieutenant.

— Pourquoi ne t’es-tu pas couché ?

— Je vous attendais, capitaine.

— As-tu quelque chose à me confier ?

— Rien, sinon qu’à la cantine, ce soir, on a parlé de vous.

— Qui a parlé ?

— Oh ! des pions de la garnison du fort. On a l’air de vous garder une dent par là.

— Que peuvent me vouloir ces gens ? demanda Valmont avec un sourire méprisant.

— Je ne sais pas. Seulement, j’ai remarqué de la rancune, de la haine même. Ces Pions-là avaient tous de vilains regards, et quand on voit du chicotin dans l’œil de son voisin, il y a quelque chose qu’on médite en dessous et faut se défier. C’est pourquoi je veux vous dire de vous tenir sur vos gardes.

— C’est bien, merci.

Et Valmont, sans plus, se jeta sur sa couche, pensant un peu à Mme Desprès qui, peut-être pour venger la mort de son mari et par haine contre Valmont, méditait d’embaucher des gredins et de les jeter contre lui, mais pensant, surtout à Isabelle. Il s’endormit peu après. Bertachou, ayant terminé sa pipe de tabac, s’allongea à son tour près de son capitaine. Mais Bertachou ne put dormir. Il avait l’esprit préoccupé. Étendu sur le dos, les mains sous la tête, il demeurait les yeux ouverts et regardait, distrait, le ciel plein d’étoiles dont il apercevait une bonne partie par l’ouverture de la hutte.

Une heure se passa ainsi, peut-être deux heures. Soudain, Bertachou vit un homme s’arrêter devant l’ouverture. La nuit n’était pas assez claire pour lui permettre de voir distinctement les traits de ce nocturne visiteur. Seulement, l’homme était de petite taille et il paraissait léger et agile, attendu qu’il n’avait fait aucun bruit en s’approchant. Bertachou, intrigué, regardait sans bouffer ni parler. L’inconnu, s’étant arrêté un moment, courba la tête et les épaules et doucement, pénétra sous la hutte. Là, il se mit sur les genoux et les mains et rampa sans bruit vers la couche où Valmont dormait profondément à côté de Bertachou éveillé. Le lieutenant ne distinguait plus qu’une ombre vague, mais il ne la perdait pas de vue. Un autre, à la place de Bertachou, se fût dressé debout pour se jeter sur l’inconnu, ou, tout au moins, il eût jeté un « Qui va là » prudent. Mais Bertachou ne pensait pas à cela, il pensait à d’autres choses ; au surplus, il était curieux de savoir ce que voulait cet étrange visiteur. Il le vit bientôt : en effet, l’homme s’arrêta au pied de la couche, il parut prendre un objet quelconque et l’assujettir dans l’une de ses mains et, se haussant un peu et avançant la tête, et, le buste au-dessus de Valmont, il leva un bras… Alors, Bertachou vit briller faiblement quelque chose qui pouvait, ressembler à la lame d’un poignard, un poignard qui allait s’enfoncer dans la poitrine du capitaine canadien. Il n’y avait pas de temps à perdre : Bertachou se dressa, bondit, se jeta sur l’homme, l’enserra dans ses bras, le souleva et l’étendit sur le sol pour l’y maintenir solidement. Et pas un mot n’avait été échangé ; mais le bruit de cette courte lutte avait réveillé Valmont, et diffusément il vit son lieutenant agenouillé sur la poitrine d’un inconnu.

— Qu’est-ce donc, Bertachou ? interrogea Valmont.

— Venez voir. Capitaine.

Valmont se souleva et se pencha vers l’inconnu. Bertachou d’un coup de pied avait repoussé terre et mousse qui recouvraient le petit feu de branches, et les tisons mourants firent un peu de clarté dans la hutte.

Valmont fit un bond de surprise et demeura interloqué… Il venait de reconnaître son grand ami, d’Altarez.

Bertachou se mit à ricaner, et, goguenard :

— Ah ! ça, monsieur d’Altarez, ne pouvez-vous prévenir vos amis que vous êtes somnambule ? Une bonne chance que je ne dormais point. Non, pas moyen de fermer mes deux quinquets cette nuit. Oh ! mais, tonnerre de tonnerre, qu’est-ce que je sens là ? Ai-je la berlue dans les narines ? Mais point. Je sens bien ça, car ça me connaît aussi et je me suis moi-même mouillé joliment le ventre ce soir à la cantine. Oui, oui, le jeune monsieur d’Altarez a pris un coup de trop. Voilà bien ce qui m’étonne : je ne savais pas que vous preniez de la boisson plus qu’il faut pour un gentilhomme. Pour Bertachou, passe ! Bertachou n’est qu’un rustaud, quelquefois une brute ! Bertachou se soûle comme un iroquois ! Mais Monsieur d’Altarez… Et encore, à Bertachou la boisson ça fait pas faire de bêtises. Mais à Monsieur d’Altarez…

— Lâche-moi, Bertachou ! gronda sourdement d’Altarez dont les yeux enflammés se rivaient sur Valmont pétrifié.

Que je vous lâche ? On sait bien, sacrediable ! Mais avant, vous allez, vous, lâcher votre poignard. Si vous connaissez Bertachou, vous devez savoir qu’il n’aime pas cette sorte de chamaillerie. Flamberge contre flamberge, va bien, et c’est ce qui me tient, debout, devant les chambardeurs. Tenez, je vous le prends délicatement et vous le rendrai quand vous serez redevenu bec-sec.

Ce disant, il désarma la main droite de d’Altarez et se leva laissant au jeune homme sa liberté.

D’Altarez, disons-le, n’avait pas pris de boisson, et Bertachou se l’imaginait, en respirant sa propre haleine, parce qu’il ne pouvait comprendre que le jeune homme voulût tuer Valmont, son meilleur ami. Bertachou ignorait que d’Altarez était, et depuis quelques heures seulement, terriblement jaloux de Valmont, et il mettait sur le compte de l’eau-de-vie ce qu’il aurait fallu attribuer à la jalousie.

Après s’être remis debout, d’Altarez jeta sur Valmont toujours immobile et figé un regard de folie, puis, tout à coup, il s’élança dehors et disparut.

Sans mot dire, Valmont retomba sur sa couche et se mit à penser.

Ce que voyant, Bertachou s’assit près du petit feu mourant et se mit à grogner d’une voix à peine distincte :

— Sacrediable ! est-ce que je peux m’affirmer sans mentir que je ne suis pas réveillé et que je rêve ? Qu’est-ce que ça veut bien dire toute cette turbule de Monsieur d’Altarez ? Ah ! au fait, n’avais-je pas une sorte de pressentiment dans la giberne ?

Il se frappa la tête, grommela quelques « sacrediable » et reprit :

— Si je dors et si je rêve, bien chanceux encore je suis que mes bésicles y voient. Si je ne dors pas, chose certaine je ne suis pas bigle, puisque je vois et tâte le bibelot.

Il retournait dans ses mains le poignard qu’il avait l’instant d’avant enlevé à d’Altarez.

— Oui, je le vois bien ce petit joujou, poursuivait le lieutenant et ça se peut pas que je rêvasse. À moins, peut-être, que je sois devenu maillet sans m’en apercevoir ?… Allons ! c’en est assez tout ça pour me rendre braque et boudeur, et je vais me mettre à dire des sottises à…

— Bertachou !

Le lieutenant sursauta et tourna la tête du côté de Valmont.

— Capitaine ?…

— Donne-moi ce poignard, Bertachou !

— Voilà !

— Jette quelques brindilles sur ce feu qui se meurt !

— Voilà encore, capitaine !

Et à la faible clarté que fit surgir Bertachou du feu mourant Valmont examina l’arme qui, une seconde, avait failli tranché le fil de sa vie. Puis, soudain, il en serra énergiquement la poignée, leva son bras et la lame tournée vers sa propre poitrine…

Ah ! non, Bertachou n’était pas bigle, comme il avait dit, et aveugle encore moins. Il étendit sa main juste au moment où le poignard s’abaissait, arrêta le bras à mi-chemin, désarma son capitaine comme il avait désarmé d’Altarez, brisa en deux tronçons la lame du poignard et les jeta dehors.

Valmont, retombé sur sa couche, rugissait de rage impuissante.

— Hé là ! capitaine, cria Bertachou tout éberlué par les deux scènes bizarres auxquelles il venait d’assister, allez-vous me dire une bonne fois ce que signifie toutes ces simagrées que vous faites vous et votre ami ? C’est à croire que le monde devient fou, moi le premier…