La bataille de la Tablada


LA
BATAILLE DE LA TABLADA,
Épisode des guerres civiles de Buenos-Ayres.


(EXTRAIT D’UN JOURNAL DE VOYAGES DANS L’AMÉRIQUE DU SUD.)

La lutte qui vient de se terminer, jusqu’à nouvel ordre, entre les deux partis unitaire et fédéral, qui se disputaient le pouvoir dans la République Argentine, a passé inaperçue au milieu des évènemens plus graves et plus personnels qui se succèdent autour de nous. C’est à peine si elle a excité un instant l’attention des personnes qui, depuis l’émancipation des colonies espagnoles, ont aimé à suivre les changemens qui se succédaient dans leur sein. Il faut avouer d’ailleurs que les dissensions sans terme qui agitent les nouvelles républiques sur leurs fondemens incertains, sont devenues tellement mesquines et souillées par l’intérêt personnel, tellement compliquées dans les motifs qui font agir les chefs et dans leurs évènemens, que la presque totalité des lecteurs n’y comprenant plus rien, s’est détournée avec dégoût de cette terre qui a trompé tant d’espérances généreuses. Les champs d’Ayacucho, qui ont bu le dernier sang espagnol, devaient être la dernière place de carnage ; mais loin de là, cent autres lieux ont vu couler le sang américain, versé par des Américains, et le bruit de ces combats lointains est parvenu si souvent jusqu’à nous, que nos oreilles s’y sont accoutumées, et dédaignent de retenir les noms de ces jours malheureux. Leur souvenir meurt avec la feuille du journal qui, en passant, les enregistre dans ses colonnes. C’est un de ces noms inconnus que l’auteur de cet article exhume aujourd’hui, non pour préparer une page de l’histoire encore à naître des guerres civiles de l’Amérique, et raconter quelle nouvelle combinaison politique sortit du sang qu’il a vu répandre ; d’autres se chargeront de ce soin : il veut seulement ajouter un nouveau trait à l’esquisse déjà commencée des mœurs américaines, et tâcher de peindre sur le champ de bataille ces gauchos à demi sauvages, qui ont si vivement intéressé, depuis quelque temps, notre avide curiosité. Il a long-temps vécu parmi eux, et nulle de leurs habitudes ne lui est demeurée étrangère, ni les courses, d’un soleil à l’autre, dans les Pampas, ni les nuits passées sous la voûte du ciel près du feu à demi éteint, ni rien enfin de ce qui peuple de souvenirs et de regrets la mémoire du voyageur.

Un coup-d’œil rapide sur la situation de la République Argentine au mois de juin 1829, époque à laquelle se livra la bataille de la Tablada, et sur les évènemens qui l’amenèrent, précédera mon récit.

La guerre avec le Brésil était terminée depuis les derniers mois de l’année précédente ; l’indépendance de la Bande Orientale avait été reconnue solennellement par le traité de paix, et le pavillon du nouvel état, pâle imitation de celui des États-Unis, flottait sur les remparts de Montevideo[1]. Tel avait été le résultat glorieux d’une guerre de trois ans dont le fardeau tout entier avait pesé sur la province envahie par le Brésil et sur celle de Buenos-Ayres ; car celles de l’intérieur avaient pris peu de part à cette guerre nationale où il allait de l’honneur et de l’existence de la république. Les unes étaient trop éloignées pour que l’indépendance de Montévideo les touchât vivement ; les autres, trop pauvres en ressources et en population, pour prendre une part active à la lutte ; presque toutes, animées d’un sentiment de haine invétérée contre Buenos-Ayres, voyaient, au moins avec indifférence, les avantages qui devaient résulter de la victoire, et dont cette province devait retirer tout le fruit. Cette jalousie honteuse tenait à plusieurs causes, d’abord aux mœurs de l’Espagne elle-même, qui l’ont, pour ainsi dire, divisée en autant de nations qu’elle possède de provinces, et rendu le Catalan, l’Andaloux, le Galicien, étrangers les uns aux autres ; ensuite à l’ancienne politique de la métropole qui, loin de fondre ses vastes colonies dans une communauté d’intérêts et d’affections réciproques, avait toujours cherché à les isoler entre elles, afin de mieux assurer sa domination sur toutes. Enfin, peut-être n’était-ce pas sans raison que Buenos-Ayres était accusée de vouloir tout centraliser à son avantage, en profitant, pour cela, de sa situation sur le littoral, de l’initiative qu’elle avait prise lors de la déclaration d’indépendance et de la réunion d’hommes éclairés qu’elle possédait dans son sein. Aussi dans l’intérieur le nom de Porteño[2] réveillait rarement, en faveur de celui qui le portait, des sentimens de bienveillance, et plus d’une bouche en le prononçant, laissait échapper un sourire qui révélait toute la haine dont il était l’objet. Ce serait néanmoins s’arrêter à la superficie des choses, que d’attribuer à ces seules causes les sentimens d’hostilité dont je viens de parler. C’était, au fond, la lutte des vieilles mœurs stationnaires du pays, des habitudes locales transmises de génération en génération, contre la civilisation moderne qui cherche à s’introduire en Amérique avec ses doctrines inflexibles et son niveau impitoyable pour les affections particulières. L’ombre du moyen-âge qui subsiste encore en Espagne, y a vaincu plutôt que nos armes la révolution de 1820 ; transportées jadis en Amérique par les premiers conquistadores, ces mœurs s’y trouvent encore assez puissantes pour retenir les peuples à leur insu dans la voie tracée par leurs pères. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet ; l’Amérique espagnole, toute labourée qu’elle est par cent révolutions, n’est pas une table rase où le premier législateur venu, conquérant ou pacifique, puisse graver avec la pointe de son épée, ou à coups de décrets, les lois qu’il jugera les plus en harmonie avec les idées actuelles. La force d’inertie que les peuples opposent toujours en pareil cas, y est aussi puissante que nulle part ailleurs, et ces déclarations de principes, ces constitutions improvisées à la hâte, dont les vingt congrès américains ont été prodigues à l’égal de nos assemblées politiques, n’ont guère eu d’existence que sur le papier. À peine exécutées aux portes de l’enceinte législative qui les a vu naître, elles expirent dans les provinces dont elles doivent faire le bonheur, faute d’un peuple qui les comprenne et d’hommes qui leur donnent la vie.

Or, les deux partis unitaire et fédéral représentaient exactement, l’un la civilisation telle que nous l’avons faite, l’autre celle qui gouverne l’Espagne ; et, par un rapprochement singulier, ils se trouvaient, quant au nombre, aux talens de leurs membres, à leur influence sur le pays, dans la même position que les libéraux et les absolutistes de la métropole sous le règne de la constitution. Les unitaires ayant à leur tête Rivadavia, la première capacité politique de l’Amérique, possédaient le pouvoir au moment où éclata la guerre avec le Brésil, et comptaient dans leurs rangs les hommes les plus éclairés de la république. Ils y appelaient de tout leur pouvoir la civilisation de l’Europe avec ses sciences, ses arts et les jouissances qu’elle répand sur la vie. Ils cherchaient de bonne foi à réaliser les doctrines des plus fameux publicistes modernes dont les écrits leur étaient familiers. Les nombreux étrangers établis dans le pays trouvaient en eux une protection assurée et les favorisaient de tous leurs vœux. Les fédéraux reconnaissaient, en quelque sorte, pour chef, un homme pour qui l’attouchement du pouvoir a été la mort, et dont la fin tragique a fait oublier les erreurs, le malheureux Dorrego. Moins nombreux que leurs rivaux dans Buenos-Ayres même, ils possédaient une bien autre influence dans la campagne et les provinces de l’intérieur. Plus attachés aux vieilles coutumes du pays, ne dissimulant pas leur haine envers les étrangers, ils avaient plu par là et par leur allure plus populaire aux gauchos, dont un des traits caractéristiques est une répugnance prononcée pour tout ce qui n’est pas fils du pays, hijo del pais, suivant leur expression énergique. Le clergé, à l’influence duquel Rivadavia avait porté un coup mortel, employait celle qui lui restait en leur faveur, à l’exception d’un petit nombre de ses membres. En outre, les gouverneurs des provinces, élevés la plupart à ce poste par une usurpation plus ou moins couverte, prévoyaient dans l’avenir la chute de leur pouvoir, si la centralisation[3] venait à s’opérer, et cherchaient à l’empêcher par des moyens qui allaient jusqu’à la révolte contre le congrès qui discutait alors la forme définitive de gouvernement à donner à la république. La guerre avec le Brésil était à cette époque dans toute sa vigueur, et cette assemblée, du lieu où elle tenait ses séances, pouvait entendre le canon de l’escadre brésilienne qui bloquait la rade, et dont les bâtimens croisaient sans cesse à l’horizon. Après de longues et orageuses discussions, les unitaires l’emportèrent à une assez forte majorité, et la nouvelle constitution parut au jour, portant en substance l’établissement d’un congrès permanent dépositaire du pouvoir législatif, celui d’un président chargé du pouvoir exécutif avec faculté de nommer les gouverneurs des provinces, et enfin la création dans chacune de celles-ci d’une chambre de représentans chargée de la confection des lois de nécessité purement locale.

Il n’y avait plus qu’à faire accepter cette constitution par les provinces, et là gisait toute la difficulté ; car, à mesure qu’on l’édifiait, la presse fédérale n’avait cessé de l’attaquer avec la plus extrême violence, et elle était toute puissante dans l’intérieur[4]. On crut pouvoir surmonter cet obstacle en envoyant près de chaque gouverneur fédéral des députés du congrès chargés de leur présenter son ouvrage, et de les inviter à l’union si nécessaire pendant une guerre extérieure. Ces envoyés revinrent sans avoir rien obtenu : la plupart n’avaient pas été admis officiellement ou n’avaient reçu qu’un accueil dérisoire, et quelques-uns même avaient été renvoyés sans être entendus. Ceci se passait au mois de juin 1827. Presque en même temps, un plénipotentiaire, envoyé à Rio-Janeiro pour traiter de la paix sous l’influence de l’Angleterre, revint avec un traité préliminaire contenant des conditions si honteuses, que l’opinion publique en fut soulevée et les rejeta d’une commune voix. Les fédéraux accusèrent hautement le gouvernement de trahir la patrie. Alors le président Rivadavia, dont la position n’était plus tenable, donna sa démission, et avec lui le pouvoir échappa des mains des unitaires. Les fédéraux s’en saisirent ; le congrès fut dissous, une chambre des représentans de la province convoquée, et Dorrego nommé gouverneur. Son administration n’éprouva aucun obstacle, car l’armée était alors sur le territoire du Brésil et n’avait pris aucune part à ces changemens ; mais il était facile de prévoir qu’en définitive ce serait elle qui déciderait du sort de la république. Les choses restèrent dans cet état jusqu’à la fin de 1828, qu’une paix glorieuse fut imposée au Brésil, et l’indépendance de la province de Montévideo reconnue. L’armée revint à Buenos-Ayres sous les ordres du général Lavalle, et peu de jours après son arrivée elle renversa le gouvernement. Cette révolution, qui reçut le nom de mouvement du premier décembre, fut le signal d’une guerre civile qui commença sous d’heureux auspices pour les unitaires, mais qui, plus tard, devait les engloutir. Lavalle, nommé gouverneur, eut à combattre peu de jours après Dorrego, qui avait fui dans la campagne, où il avait rassemblé ses partisans à l’aide d’un homme qui jouissait d’une influence immense sur les gauchos, José Manuel Rosas, aujourd’hui gouverneur de Buenos-Ayres. Vaincu à la première rencontre qui eut lieu, Dorrego fut pris, condamné à mort sans jugement et aussitôt exécuté. Rosas le remplaça et continua les hostilités. Lopez, gouverneur de la province de Santa-Fé, se joignit à lui, et tous deux, vaincus et vainqueurs tour-à-tour dans une foule de petits combats, s’avancèrent jusqu’aux portes de la ville. Avant qu’ils eussent pris une attitude aussi menaçante, Lavalle avait détaché un corps d’environ deux mille cinq cents hommes sous les ordres du général Paz, militaire de quelque réputation et homme modéré, pour abbattre les gouverneurs fédéraux de l’intérieur.

Voici comment étaient partagées les nombreuses provinces de la république pour ou contre celle de Buenos-Ayres. L’Entre-Rios, Corrientes et Missiones gardaient une espèce de neutralité, prêtes à embrasser le parti du plus fort. Santa-Fé, Cordoba et la Rioja étaient fédérales et secondées par San-Luis et Mendoza. Le Tucuman et Santiago del Estero avaient embrassé le parti unitaire, et la même opinion dominait, quoique faiblement, à San Juan et Catamarca. Quant aux provinces de Salta et de Jujuy, trop éloignées du théâtre des évènemens, elles paraissaient n’y prendre aucune part.

Du reste, c’était moins l’opinion des populations que celle des hommes que le hasard avait mis à leur tête, qui jetait ces provinces dans tel ou tel parti. Parmi ces chefs, deux seuls, appartenant au parti fédéral, méritent une mention à part. Le premier était Bustos, gouverneur de Cordoba, la province la plus riche et la plus populeuse après celle de Buenos-Ayres. Depuis plusieurs années, il s’y était emparé du pouvoir et s’y était maintenu plutôt par son habileté pour l’intrigue que par la violence : on ne pouvait lui reprocher d’aimer à répandre le sang. Toutes les conspirations contre sa personne se résolvaient en amendes imposées aux coupables et tournaient au profit de son avarice, qui ne dédaignait aucun moyen de se satisfaire. Une ombre de chambre de représentans, qu’il avait conservée, sanctionnait toutes ses volontés et contribuait à assurer son pouvoir. L’importance de la province qu’il gouvernait le faisait regarder, malgré son peu de talent pour la guerre, comme le chef du fédéralisme dans l’intérieur, et celui dont la chute intéressait le plus le parti opposé. Le second de ces hommes était Quiroga. Bien différent du précédent, c’était un de ces esprits sombres et déterminés, dont la volonté inflexible marche à son but à travers le sang et le crime. La voix publique l’accusait de forfaits sans nombre, dont les plus anciens avaient souillé sa première jeunesse, et il en avait reçu le nom de Tigre de la Rioja. Cette malheureuse province gémissait courbée sous son joug de fer, et la mort était le prix de la plus légère atteinte à son pouvoir. Sa force, son adresse à cheval et dans tous les exercices du corps, son audace, et la terreur qu’il inspirait, lui avaient acquis un ascendant sans bornes sur les gauchos, toujours prêts à répondre à la voix du premier chef intrépide qui les appelle. Je l’ai vu de près, ce Tigre de la Rioja, et jamais passions plus tragiques ne se peignirent sur de plus nobles traits.

La faible armée commandée par le général Paz franchit, sans rencontrer d’obstacles, les cent soixante-quinze lieues qui séparent Buenos-Ayres de Cordoba. Bustos trahit, à l’approche du danger, toute l’irrésolution de son caractère et sa profonde nullité militaire. Il hésita jusqu’au dernier moment entre les deux partis, de combattre l’ennemi qui s’avançait, ou de l’accueillir sans démonstrations hostiles, espérant sans doute que cette soumission volontaire serait reconnue par le maintien de son autorité. Il ne se décida qu’en voyant Paz aux portes de Cordoba, et sortit à sa rencontre avec une faible troupe, que quelques coups de canon suffirent pour dissiper. Lui-même ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval, et perdit dans sa fuite ses papiers qu’il portait avec lui. Il gagna la Rioja, et Paz entra sans résistance dans la ville qu’il avait si mal défendue. Son premier soin, après avoir changé les autorités, fut d’organiser la milice et de demander des renforts à la province amie du Tucuman, pensant avec raison que Quiroga ne resterait pas tranquille spectateur de la chute de son collègue.

En effet, l’impétueux gouverneur de la Rioja fit un appel à ses gauchos, et, après les avoir rassemblés, prit le titre de général en chef de l’armée des hommes libres et de défenseur de la religion. À des hommes moins ignorans ce dernier titre eût paru une amère dérision ; mais il fut pris au mot, et les scapulaires qu’il distribua à ses gens, furent reçus par eux avec enthousiasme, sans qu’ils fissent attention à la main qui les avait touchés. À leurs yeux les unitaires étaient des hérétiques ennemis de la religion, qu’ils cherchaient à détruire, en introduisant dans le pays les doctrines impies de l’Europe. Quiroga se mit en marche, et arrivé au pied de cette chaîne de montagnes, indiquée sur les cartes sous le nom de Sierra de Champanchin, la longea au lieu de la franchir, pour marcher directement sur Cordoba. La route de cette ville à San Luis passe près de l’extrémité de cette chaîne, et, en tombant par là sur Cordoba, le général fédéral évitait la rencontre des Tucumanos, qu’il savait en marche pour se joindre à l’armée unitaire. Partout, sur son passage, il forçait les habitans à se réunir à lui, et, quand il arriva sur la route de San Luis, à la fin de mai 1829, ses forces s’élevaient à quatre mille cinq cents hommes, faible armée pour nous, accoutumés à conduire des masses sur le champ de bataille, mais considérable, si l’on fait attention à la population clairsemée de l’Amérique.

Pendant que ces évènemens se passaient dans l’intérieur, les unitaires étaient étroitement resserrés dans Buenos-Ayres par Lopez et Rosas, qui bloquaient la ville avec douze mille hommes. Des bandes, qui reconnaissaient à peine leur autorité, parcouraient la campagne à quelque distance, y portant le ravage et la désolation, et, afin qu’aucun malheur ne fût épargné à cet infortuné pays, les Indiens, profitant de ces dissensions intestines, s’étaient avancés jusqu’au cœur de la république, massacrant, suivant leur usage, tout ce qui tombait entre leurs mains, enlevant le bétail et incendiant les propriétés. Ils avaient détruit plusieurs postes sur la route de Buenos-Ayres à Cordoba, et désolaient les environs de la petite ville de San Luis, située sans défense au milieu des Pampas et la plus exposée à leurs incursions. Au mois de janvier, trois cents hommes, la fleur de la population de cette province, qui ne compte que quinze mille habitans, avaient péri sans qu’il en échappât un seul, en cherchant à les repousser dans leurs déserts. Ainsi, de quelque côté qu’on jetât la vue, les Indiens, l’anarchie, la guerre civile et tous les maux qu’elles traînent à leur suite, semblaient s’être donné rendez-vous sur cette malheureuse terre.

Je me rendais alors du Chili à Buenos-Ayres avec trois autres Français, que des affaires commerciales avaient conduits dans la mer du Sud, et qui avaient préféré cette route, pour retourner en Europe, au passage redouté du cap Horn : c’était une entreprise assez aventureuse que de traverser le continent de l’Amérique au milieu de la guerre civile, et les obstacles semblaient naître sous nos pas, pour nous arrêter dans notre marche. Les nouvelles les plus alarmantes circulaient dans toutes les bouches, et les habitans des lieux où nous passions nous engageaient souvent avec de vives instances à ne pas aller plus loin. À les entendre, nous devions être infailliblement assassinés à quelques lieues de là par les bandes qui parcouraient, disaient-ils, les environs, et que des témoins oculaires avaient aperçues la veille dans tel endroit qu’ils désignaient. Les autorités elles-mêmes refusaient quelquefois de nous délivrer des passeports pour ne pas se charger la conscience de la mort certaine à laquelle nous courions. À Mendoza, cette formalité nous avait retenus plus d’un mois. À San Luis, les Indiens, qui cernaient la ville, nous avaient forcés d’y rester quinze jours, et nous avions pris part à la défense commune, en nous réunissant en armes, avec les principaux habitans, dans la maison du gouverneur, que sa construction mettait à l’abri d’un coup de main de leur part. Lorsqu’ils se furent retirés avec leur butin, on nous laissa partir, et, afin d’éviter, l’armée de Quiroga, que nous supposions alors arrivée sur la route de Cordoba, où nous voulions nous rendre, nous résolûmes de traverser la Sierra de Champanchin. Cette détermination faillit nous être fatale ; car Quiroga avait marché moins vite que nous ne l’avions calculé, et nous manquâmes de trois heures son arrière-garde, avant d’arriver à Piedra Blanca, petit village situé au pied de la Sierra. Nous franchîmes celle-ci en peu de jours, et, le 1er juin, nous entrâmes dans Cordoba.

Cette ville est du petit nombre de celles qui, en Amérique, réveillent des souvenirs qui se rattachent aux plus nobles travaux de l’homme. Les autres n’offrent le plus souvent que des traces de guerres anciennes ou récentes, ou bien le voyageur cherche en vain quelques évènemens dans le long sommeil dont elles ont dormi depuis leur fondation. Alors que les jésuites étaient tout puissans dans ces contrées, et (il faut le dire, malgré la réprobation qui s’attache aujourd’hui à leur nom) alors qu’ils y répandaient les sciences et les arts de l’Europe, Cordoba avait été choisie par eux pour être le centre de leur domination intellectuelle. Ils y avaient fondé une université où accouraient les étudians du Haut-Pérou, du Chili et de Buenos-Ayres. Aujourd’hui l’édifice qui la renfermait est encore debout avec les temples et les autres monumens, leur ouvrage ; mais son enceinte est déserte, et un collège, plus moderne, rassemble un petit nombre de jeunes gens appartenant presque tous à la ville. Il ne reste plus à Cordoba que la mémoire de ce qu’elle était, et ce charme inconnu qui s’attache à toutes les villes espagnoles. Quel est celui qui, ayant parcouru les colonies de cette nation, si grande autrefois, avec des yeux pour voir et une âme pour sentir, n’a pas rapporté, sous le ciel décoloré de l’Europe, quelques-uns de ces souvenirs que ne peuvent effacer les agitations de nos sociétés bouleversées ? Ces villes étalées au soleil avec leurs terrasses, leurs maisons blanches à triple cour, leurs rues se coupant toutes à angles droits et désertes à l’heure de midi, ces édifices où l’architecture maure s’allie à l’architecture du moyen âge, ces mœurs empreintes d’un reflet des mœurs de l’Orient, ces femmes à la démarche gracieuse, cachées pendant le jour et apparaissant en foule dans les premières heures de la nuit ; Cordoba offre tout cela comme Lima, Santiago et Buenos-Ayres. Son sol même se marie bien avec ses souvenirs de la civilisation arabe. Située sur les bords d’une vaste région sablonneuse et aride, qui, du pied des Andes, s’étend au loin dans toutes les directions, on n’aperçoit du haut de ses terrasses que de légères hauteurs de sable, couvertes d’arbrisseaux semblables à ceux de l’Afrique, et entremêlés de cactus, d’agaves et d’autres plantes grasses, qui ne se plaisent que dans les terrains rocailleux. Çà et là, quelques pâturages varient le tableau, et à l’horizon de l’ouest, à peu de distance, apparaît la Sierra, dont la chaîne noirâtre va rejoindre dans le nord les montagnes du Tucuman. Le Rio-Primero y prend sa source, et, après avoir baigné la ville, qui est située sur ses bords, se dirige à l’est, où il se perd dans les lagunes des Pampas. Ajoutez à cela un ciel d’une pureté inaltérable pendant presque toute l’année, dont l’aspect seul suffirait pour faire regretter la vie, et vous diriez que ville, paysage et ciel, tout a été transporté par une baguette magique de la patrie des Maures dans les plaines de l’Amérique.

Pendant les longues guerres de l’indépendance, Cordoba n’avait entendu que de loin le bruit des armes qui s’était concentré dans le Haut-Pérou et dans le Tucuman. Intermédiaire entre les provinces du nord et Buenos-Ayres, elle favorisait les relations entre ces pays éloignés et s’était enrichie par cette industrie paisible. Aussi la guerre civile qui venait d’étendre sa main sur elle, lui avait imprimé ce trouble mêlé d’étonnement d’un homme brusquement arraché à son sommeil. Le premier spectacle qui s’offrit à nous en y entrant fut celui d’une troupe de gauchos qu’un officier subalterne formait au maniement des armes ; ces nouveaux soldats paraissaient avoir besoin de longues leçons, car c’est pitié de voir un gaucho réduit à faire usage de ses jambes pour marcher ; séparé de son cheval, c’est un être incomplet qui se sent mal à l’aise sur le sol qu’il n’est pas habitué à fouler. La fonda où nous descendîmes était remplie de jeunes officiers, revêtus de brillans uniformes, qui nous entourèrent pour connaître les nouvelles que nous apportions sur la marche de l’armée fédérale. À peine avions-nous eu le temps de satisfaire leur curiosité, qu’un aide-de camp vint nous chercher de la part du gouverneur ; nous le suivîmes, et en traversant la plaza, nous aperçûmes des préparatifs de défense. Cette place est carrée comme toutes celles des villes espagnoles, et chacun de ses angles est le point de réunion de deux rues perpendiculaires l’une à l’autre, résultat nécessaire du plan en échiquier sur lequel elles ont été construites. Un profond fossé, garni intérieurement de palissades, en défendait l’abord, et chaque rue était protégée par une pièce d’artillerie destinée à la balayer en cas d’attaque. Le gouverneur nous fit bon accueil, mais refusa de nous délivrer des passeports pour Buenos-Ayres. Ce nouveau contre-temps, dont nous ne pouvions prévoir le terme, nous détermina à louer un appartement en ville, et pour le modique prix de huit piastres par mois, nous eûmes tout le premier étage d’une immense maison, située dans la principale rue, à l’extrémité de laquelle coule le Rio-Primero. Du haut de la terrasse nous dominions toute la ville dont les maisons n’ont généralement qu’un rez-de-chaussée, et notre vue s’étendait au loin dans la campagne. Les personnes auxquelles nous étions recommandés nous fournirent à l’envi tous les meubles nécessaires pour peupler la solitude de notre nouvelle demeure, et nous attendîmes les évènemens.

Le premier dont nous fûmes témoins fut l’arrivée des Tucumanos attendus chaque jour depuis quelque temps. Leur apparition fut une fête pour toute la ville, et quand ils y entrèrent, entourés de la foule qui s’était portée à leur rencontre, mille acclamations les saluèrent, poussées surtout par les femmes qui se pressaient aux fenêtres grillées des maisons en agitant leurs blancs mouchoirs. Un Te Deum solennel fut chanté en actions de grâce, et une longue procession fit le tour de la place au bruit des chants religieux, de la musique de l’armée et du fracas de l’artillerie. Dans les rangs se faisaient remarquer les écoliers de l’université, revêtus de la robe, de la toque et de l’écharpe, que portaient les nôtres, il y a plusieurs siècles, car le temps, qui ailleurs a si profondément modifié l’éducation, a respecté jusqu’à ce jour ce costume à Cordoba, ainsi que la philosophie d’Aristote et la théologie scolastique du moyen-âge. Les Tucumanos ne firent que traverser la ville et furent se joindre à l’armée campée à une demi-lieue de là, sur les bords du Rio-Primero. Ce renfort la portait à un peu plus de trois mille hommes, qui la plupart avaient vieilli dans la guerre, et qui venaient de faire la campagne du Brésil. Au nombre de ces derniers était un régiment de cuirassiers, dont la tenue eût rivalisé avec celle des troupes européennes, et un autre de nègres qui avait fait toutes les campagnes de la guerre de l’indépendance et versé son sang sur mille champs de bataille, de l’équateur à Buenos-Ayres. Cependant Quiroga s’avançait sur la ville et n’en était plus éloigné que de vingt lieues. Le 13 juin, Paz se mit en marche pour aller à sa rencontre, et l’anxiété régna dans la ville en attendant la bataille qui allait décider de son sort. Quelques jours se passèrent sans qu’on reçût aucunes nouvelles.

Le 19 juin, au soir, Cordoba offrait l’aspect de toutes les villes espagnoles à l’heure du crépuscule. Le mouvement, interrompu pendant la chaleur du jour, renaissait peu-à-peu dans les rues, et les églises se remplissaient de femmes appelées par la prière du soir. Ce calme fut tout-à-coup interrompu par quelques coups de fusils tirés dans toutes les directions, et le son des cloches du couvent des Dominicains, situé dans notre voisinage. « Paz a remporté la victoire ! » Telle fut notre première pensée, et nous nous précipitâmes aux fenêtres pour voir ce qui se passait ; mais au lieu de la joie publique, nous aperçûmes des gauchos galoppant de tous côtés et les habitans fuyant en désordre ; un groupe des premiers était arrêté à l’entrée d’une des rues balayées par l’artillerie de la place, hésitant à y entrer, comme intimidé par la pièce qui apparaissait menaçante à son extrémité. Dans cette même rue, située presque en face de notre demeure, vivait une des premières familles de la ville, qui nous avait accueillis avec cette hospitalité si commune parmi les créoles espagnols. Elle se composait de quatre demoiselles, dont l’une avait épousé un Français, d’un jeune homme enrôlé dans la milice, et de leur mère. Devinant la terreur que devait éprouver cette famille, nous sortîmes pour nous rendre près d’elle. « Peut-on passer ? » demandâmes-nous au groupe placé à l’entrée de la rue. — « Passez, nous répondit l’un d’eux, les gens de Quiroga ne font de mal à personne. » Ce mot mit fin à notre incertitude : la ville était envahie par le tigre de la Rioja. En entrant chez la señora Velez, un spectacle inattendu frappa nos regards. La maison était remplie de femmes de tout âge qui poussaient des cris ou versaient des pleurs en invoquant tous les saints du calendrier espagnol. En nous voyant, elles parurent se rassurer un peu, surtout quand nous eûmes offert d’aller à la recherche d’une des demoiselles de la maison qui s’était rendue à la cathédrale, et qui ne reparaissait pas. Nous nous y transportâmes au milieu du tumulte toujours croissant de la ville ; mais comment décrire la scène qui s’offrit à nous en y entrant ? plusieurs centaines de femmes, surprises au milieu de leur prière, couraient de tous côtés en s’appelant à grands cris et croyant toucher à leur dernière heure. Tous les effets de la terreur étaient là, variés comme les caractères, délirante chez les unes, silencieuse et morne chez les autres, pâle chez toutes. Près des portes un groupe nombreux se pressait autour d’un homme qui venait d’être atteint mortellement d’une balle sous le péristyle même, et auquel on prodiguait les secours de la religion. Plus loin, à peu de distance du chœur, la terreur venait de frapper de mort une femme âgée qu’on cherchait vainement à rappeler à la vie. Après d’assez longues recherches, nous parvînmes à trouver la personne que nous cherchions, et nous l’entraînâmes défaillante dans sa famille.

Pendant le peu de temps qu’avait exigé tout ceci, la nuit était venue, et avec elle le désordre avait redoublé de toutes parts. Les coups de fusil, d’abord isolés, lointains pour la plupart, se succédaient sans interruption et se rapprochaient à chaque instant de la place, qui était évidemment le point d’attaque des ennemis. Une centaine de miliciens s’y étaient jetés à la hâte et la défendaient. Au pétillement de la fusillade se mêlait par intervalles le bruit lugubre du canon, dont les coups, de plus en plus nombreux, indiquaient les efforts redoublés des ennemis pour arriver à la place par les rues que protégeait l’artillerie. À chaque instant, le nombre des assaillans paraissait augmenter, autant qu’on en pouvait juger par le bruit toujours croissant des tambours et des clairons qui renaissait et mourait tour-à-tour au milieu de clameurs confuses. Le tocsin les dominait toutes, et plus haut que lui encore s’élevait le cri sauvage que poussent les Indiens dans les combats, d’abord interrompu et saccadé, puis prolongé en un hurlement qui perce le ciel. À minuit, cette scène d’horreur était dans toute sa violence. Les gens de couleur qui composent la basse classe de la ville, s’étaient réunis aux bandits de Quiroga et pillaient les magasins, ainsi que les maisons des unitaires qui leur étaient désignées. Les gauchos, repoussés par l’artillerie, avaient adopté un autre plan pour se rendre maîtres de la place. Enfonçant les portes des maisons dont les terrasses étaient contiguës à celles qui la dominent, ils montaient sur ces dernières et faisaient feu de là sur les miliciens qui la défendaient. L’intrépidité de ceux-ci, jeunes gens qui, pour la plupart, entendaient pour la première fois le sifflement des balles, rendit inutile cette nouvelle attaque. Vers deux heures du matin, les fédéraux firent un dernier effort pour emporter les palissades, et plusieurs se firent tuer à bout portant en cherchant à les abattre à coups de hache. Repoussés comme la première fois, ils cessèrent d’inutiles tentatives, et peu après la fusillade devint moins vive. Elle s’éteignit bientôt tout-à-fait, et quand le jour parut, un calme complet régnait dans la ville. L’ennemi avait disparu, et l’on ne voyait plus que quelques traînards qui se dispersaient au galop. Un petit nombre qui se délassait des fatigues de la nuit dans les pulperias qu’ils avaient mises au pillage, remontaient en chancelant sur leurs chevaux et rejoignaient leurs compagnons. Ces groupes passèrent les uns après les autres le Rio-Primero, et bientôt il n’en resta plus un seul dans la ville.

Je la parcourus alors avec un de mes compagnons de voyage, et nous fûmes d’abord surpris de ne point apercevoir de morts dans les rues : deux ou trois cadavres seuls étaient étendus à quelque distance des palissades, et cependant les assaillans devaient avoir fait des pertes assez considérables dans les assauts qu’ils leur avaient livrés. Ceci s’expliqua bientôt ; on découvrit dans la journée une soixantaine de corps dans une excavation naturelle du sol. Au fur et à mesure qu’un des leurs tombait, les gauchos l’enlevaient au moyen du lazo qu’ils portent toujours à l’arçon de la selle, et le traînaient là pour dérober la connaissance de leurs pertes. Les miliciens avaient perdu peu de monde, mais ils avaient à regretter leur commandant, qui avait eu la cuisse fracassée de deux balles en s’exposant le premier au feu ; il mourut deux jours après des suites de l’amputation. Nous visitâmes ensuite les maisons qui avaient été pillées. L’ennemi s’était acharné surtout sur celle du gouverneur, qui n’offrait plus que des débris de meubles épars dans les appartemens : les grilles mêmes des fenêtres avaient été arrachées. Nous apprîmes alors que ce n’était pas une simple avant-garde de l’armée fédérale qui avait surpris la ville, mais l’armée tout entière, et que Quiroga en personne avait dirigé l’attaque : on nous fit voir un feu éteint près duquel il s’était tenu pendant que ses gens escaladaient par ses ordres les maisons de la place. Son apparition subite dans Cordoba était due à une manœuvre habile, par laquelle il avait échappé à Paz, qui l’avait rencontré sur les bords du Rio-Segundo. Feignant d’accepter la bataille que lui présentait le général unitaire, il l’avait entretenu dans cette pensée par des escarmouches prolongées jusqu’à l’entrée de la nuit ; puis, profitant de l’obscurité profonde de celle-ci, il avait franchi à la hâte les douze lieues qui le séparaient de la ville. Paz, retardé par son artillerie, n’avait pu l’atteindre ; mais il était clair qu’il le suivait de près, et l’on attendait avec impatience l’instant qui le verrait paraître.

Au nord de Cordoba s’étend une plaine assez considérable, dont la surface, moitié sablonneuse, moitié couverte de pâturages, est entrecoupée de ravins et de monticules : on l’appelle la Tablada. Le Rio-Primero, qu’elle domine de quelques pieds, suit ses contours, et, à mesure qu’elle se rapproche de la ville, elle forme plusieurs élévations qui se confondent avec les hauteurs qui l’environnent. On ne l’aperçoit, dans la majeure partie de son étendue, que du haut des terrasses les plus élevées de la ville, au nombre desquelles était la nôtre. Vers midi, une tête de colonne parut à l’entrée des défilés, se dirigeant vers la ville. D’abord peu considérable, elle s’alongea insensiblement, et ses premiers cavaliers traversaient le Rio-Primero, que ses derniers rangs étaient encore cachés derrière les hauteurs. Elle entra en ville et vint se mettre en bataille dans notre rue, dont elle occupait toute la longueur. Quiroga et Bustos étaient en tête. La vue de ces deux hommes, dont le nom retentissait depuis si long-temps à nos oreilles, excita vivement notre curiosité, et une circonstance insignifiante nous amena en leur présence. L’un de nous examinait avec une longue vue les mouvemens de l’armée, lorsqu’un homme qui, par son air et son costume, paraissait être un officier, se détacha d’un groupe qui entourait les deux chefs fédéraux, et, s’avançant sous notre terrasse, nous donna l’ordre d’apporter cet instrument à Quiroga, qui désirait le voir et l’essayer. Nous obéîmes à une injonction faite au nom d’un homme si redoutable ; mais le propriétaire de la longue vue, peu curieux de l’abandonner, enleva un des verres du milieu, et la rendit inutile à aucun usage. Quiroga venait de mettre pied à terre, quand nous arrivâmes près de lui. Il prit, sans rien dire, l’instrument, et, pendant qu’il le portait à sa vue, nous l’examinâmes avec attention. Son aspect ne démentait pas la terreur qu’inspirait son nom. Sa taille moyenne, mais bien proportionnée, ses membres musculeux annonçaient la force et l’audace ; ses traits, d’une régularité antique, eussent excité l’admiration, si ses yeux, pleins d’un feu sombre, et qu’il tenait constamment baissés en parlant, n’eussent inspiré un secret effroi. Une barbe épaisse, qui dérobait aux regards la moitié de son visage, ajoutait encore à son expression. Un chapeau de paille de Guayaquil, un léger poncho indien rayé, des guêtres du Chili, qui montent jusqu’au-dessus des genoux, avec de massifs éperons d’argent, formaient son costume. Du reste il n’avait rien qui le distinguât de ses principaux officiers. Près de lui, Bustos, l’air soucieux, se tenait légèrement à l’écart, comme effrayé lui-même de son terrible associé. L’armée, ramas confus d’hommes rassemblés par l’espoir du pillage, la crainte et cet esprit inquiet si frappant chez les gauchos, offrait autant de costumes différens qu’elle comptait d’individus. Il est inutile de les décrire. Qui ne connaît aujourd’hui ce costume pittoresque, emprunté aux Indiens, auquel les classes inférieures des colonies espagnoles sont restées fidèles, et qui les sépare de celles plus élevées, que rien ne distingue des habitans de nos villes ? Une partie de l’armée était assez bien pourvue d’armes régulières ; mais le reste n’avait que ce que le hasard lui avait offert, les uns un sabre seul, d’autres des pistolets, et quelques-uns un couteau fixé au bout d’un bâton, en guise de lance. Quiroga avait tellement balayé la population sur son passage, qu’il avait forcé à le suivre jusqu’à des enfans entrant à peine dans l’adolescence.

Il nous rendit en silence la longue vue, après avoir vainement essayé de s’en servir, et ne recevant aucune injonction de nous éloigner, nous restâmes près de lui, pour être témoins de ce qui allait se passer. Un aide-de-camp, porteur d’une capitulation (s’il est permis d’appeler de ce nom l’ordre de se rendre à discrétion), qu’il avait envoyé aux miliciens renfermés dans la place, revint avec la réponse de ceux-ci, qui demandaient du temps pour délibérer. Quiroga prit le papier, le lut avec un sourire de mépris et le passa par-dessus son épaule à Bustos ; puis, le reprenant des mains de ce dernier, biffa d’un trait de plume tout ce qu’il contenait, et donna l’ordre à l’aide-de-camp de le reporter aux assiégés, avec injonction de se rendre de suite ; que sinon il allait donner l’assaut à la place. Les miliciens, qui avaient résisté la veille, ignorant le nombre de leurs ennemis, obéirent et se dispersèrent. Alors Quiroga entra dans la place avec une partie de son monde, monta au Cabildo, nomma pour gouverneur provisoire de la ville le beau-frère de Bustos, et fut reprendre sa position du matin, dans la plaine de la Tablada, en laissant cinq cents hommes dans la ville, pour la défendre. Tout cela fut l’affaire de trois heures ; mais Quiroga ne pouvait rien faire sans répandre du sang, et le premier ordre qu’il donna au nouveau gouverneur fut de fusiller dix personnes, parmi lesquelles se trouvaient le gouverneur unitaire, ses ministres et le recteur de l’université. Celui-ci, grand homme sec, aux joues creuses, au teint cadavéreux, me raconta plus tard ce qu’il appelait le miracle par lequel il avait échappé à la mort. Il avait d’abord jugé à propos de se déguiser en femme et de se cacher dans le clocher de l’ancien collège des jésuites ; puis, pensant que la fantaisie pourrait venir à l’ennemi de sonner le tocsin, il s’était réfugié dans une maison particulière, qui avait été envahie par les fédéraux, sans qu’ils découvrissent sa retraite. Là, son plus grand tourment, me disait-il, était d’avoir entendu les propos licencieux que ces misérables n’avaient cessé de proférer pendant toute la nuit. Je crus pieusement le bon recteur. Son crime était d’avoir légèrement vacillé dans ses opinions politiques. Tant que Bustos avait été gouverneur, il avait traité Quiroga de pilier de la religion, de nouveau Matathias ; puis, quand Paz s’était emparé de la ville, il avait appelé l’objet de son admiration du fatal nom de Tigre de la Rioja. Or, le Tigre ne pardonnait pas ces changemens qui, ailleurs, obtiennent tant d’indulgence.

Cordoba subit en silence le nouveau joug qu’elle venait de recevoir. Rien n’était désespéré, puisque Paz n’avait pas encore paru. Le lendemain, le soleil brillait de tout son éclat, et tous les regards étaient tournés vers l’est, d’où devait venir l’armée unitaire. Après une longue attente, quelques ponchos rouges parurent sur les hauteurs au milieu de flots de poussière : c’étaient les éclaireurs Tucumanos de l’armée. Bientôt d’autres leur succédèrent plus nombreux, et enfin l’armée toute entière se fit voir s’avançant en toute hâte. À mesure que ses divers corps apparaissaient, l’anxiété allait croissant dans tous les cœurs. Elle se développa dans la plaine de la Tablada en face de l’armée fédérale, qui jusque-là s’était tenue immobile dans ses positions de la veille. Après de longues manœuvres, dont les inégalités du terrain nous dérobèrent une partie, et pendant lesquelles notre impatience allait croissant, comme autrefois celle de la foule attendant l’apparition des gladiateurs dans le cirque, de longues files d’éclairs brillèrent dans la plaine, et le bruit de la fusillade se fit entendre, mêlé à celui de l’artillerie. Il n’en est pas de ces combats comme de nos batailles, où ces deux armes seules décident ordinairement de la victoire. L’infanterie ne joue, le plus souvent, dans l’Amérique du Sud, qu’un rôle secondaire. Les gauchos, accoutumés dès l’enfance au combat du couteau, avec lequel ils vident toutes leurs querelles particulières, bravent sans crainte l’arme blanche, mais éprouvent une répugnance mécanique pour le feu. Les deux armées étaient si proches de nous, qu’à l’aide d’une longue vue nous distinguions chacun des hommes qui la composaient. La fusillade diminua promptement, et, au milieu de la fumée, qui se dissipait avec lenteur, nous vîmes les escadrons se charger avec fureur. Quiroga avait opposé ses meilleurs hommes aux cuirassiers de Paz, et sept fois leurs charges vinrent se briser contre eux, en couvrant la terre de morts. À mesure qu’un détachement échouait dans ses attaques, il se retirait en désordre derrière les derniers rangs, et un autre prenait sa place. Le reste attaquait avec le même acharnement les Tucumanos, qui, moins aguerris, tantôt gagnaient du terrain, tantôt reculaient en désordre et revenaient au combat, après avoir rétabli leurs rangs. Cette lutte sanglante durait depuis deux heures, et rien n’annonçait encore à quel parti demeurerait la victoire. La nuit arriva sans séparer les combattans. Nous nous perdions en conjectures sur l’issue de l’affaire, lorsque, vers les deux heures du matin, au milieu d’une obscurité profonde, nous entendîmes les pas précipités d’une troupe qui se rendait à la place. Peu après, elle repassa plus nombreuse, et accompagnée d’un bruit sourd que nous reconnûmes pour être celui de l’artillerie : c’était une partie de l’armée fédérale qui, vaincue, venait se rallier dans la ville et chercher les pièces qui la défendaient. Au point du jour, nous fûmes réveillés par un coup de canon, suivi d’une fusillade plus vive que la veille. Le combat venait de recommencer. Bientôt l’herbe desséchée de la plaine prit feu au milieu des combattans, et d’épais tourbillons de fumée les enveloppèrent. Après deux heures, pendant lesquelles nous ne pûmes rien apercevoir, quelques gauchos, haletans de fatigue et couverts de sang, parurent, fuyant en désordre vers la ville : ils la traversèrent rapidement, en se répandant de côté et d’autre. Presque au même instant, d’autres les suivirent, et bientôt nous vîmes l’armée fédérale toute entière se dispersant dans toutes les directions, à travers la campagne. Le plus grand nombre des fuyards se dirigea du côté de la Sierra, et nous les perdîmes promptement de vue. Les autres rentrèrent en ville par petits groupes.

Pendant qu’une partie de l’armée unitaire poursuivait les vaincus, Paz entra dans Cordoba, chassant devant lui quelques débris des gauchos, qui se retiraient en tiraillant. Arrivé à l’entrée de la même rue où s’était arrêté Quiroga, il envoya l’un de ses aides-de-camp sommer les fédéraux de la place de se rendre. Cet officier, nommé Tejedor, un des plus beaux hommes de l’armée, était de Mendoza, et s’était distingué dans la campagne contre le Brésil. Une jeune personne de Cordoba, dont il avait gagné l’affection, devait s’unir à lui dans peu de temps. Il touchait à la place, quand du haut d’une terrasse, quatre misérables firent feu sur lui à bout portant. L’infortuné tomba sans vie, et l’ordonnance qui le suivait revint au galop annoncer cet horrible assassinat. Paz n’exerça dans cette circonstance aucune des représailles autorisées par les lois de la guerre, quoique l’armée demandât à grands cris à emporter la place, où probablement pas un de ceux qui y étaient renfermés n’eût échappé à la mort. Ils se rendirent immédiatement, et les quatre assassins, qui n’avaient pu s’échapper, payèrent de leur vie le crime qu’ils venaient de commettre. Le propriétaire de la maison qui avait servi au guet-à-pens, fédéral connu pour tel, fut condamné à une amende de quatre mille piastres qu’il acquitta sur l’heure. La mort de Tejedor ne fut pas la seule que les unitaires eurent à déplorer : un autre jeune homme, non moins digne de regrets et dont le nom m’échappe, périssait en même temps que lui. Emporté par son courage, il s’était engagé imprudemment dans la ville, suivi seulement de cinq hommes. Les gauchos dans leur retraite, voyant cette petite troupe isolée, fondirent sur elle, et tous périrent après avoir vendu chèrement leur vie. Leurs cadavres, mutilés d’une manière à-la-fois horrible et obscène, furent apportés sur la place au moment où l’armée y pénétrait aux acclamations de la foule. Là, elle voulut en vain maintenir l’ordre dans ses rangs : chaque officier, chaque soldat, pressé dans les bras d’un frère, d’un ami, d’un inconnu, partageait l’enthousiasme général. Spectateurs émus de cette scène touchante, nous ne pûmes nous-mêmes échapper aux embrassemens du bon recteur du collège, qui, pâle, riant et pleurant à-la-fois, se précipitait les bras ouverts sur tous ceux qui étaient à sa portée. Le lendemain, nous montâmes à cheval pour visiter le champ de bataille ; il était désert et les oiseaux de proie étaient à l’ouvrage : quelques charrettes seules chargées de morts le traversaient lentement, se dirigeant vers plusieurs fosses vastes et profondes où vainqueurs et vaincus disparurent ensemble. Plus tard, nous apprîmes du chef de la police lui-même qu’on y avait déposé mille seize morts, perte énorme pour de si faibles armées, mais qui s’explique par l’acharnement des deux partis et les armes dont ils avaient fait usage. De blessés, il y en avait peu, car avec les gauchos tout homme qui tombe est un homme perdu ; parmi nous, le soldat, dans une mêlée, abat son ennemi et passe ; mais le gaucho s’acharne sur lui et le frappe encore quand il ne peut plus sentir ses coups : ceux qui ont fait la guerre de la Péninsule en savent quelque chose. Le noble sang espagnol n’est pas encore entièrement purifié du sang qu’y ont mêlé les Maures dans les temps passés.

Quinze jours après la bataille, un courrier, arrivé de Buenos-Ayres, apporta la nouvelle qu’une suspension d’armes venait d’avoir lieu entre les unitaires et les fédéraux qui bloquaient la ville. Les deux partis étaient convenus de s’en rapporter à une élection générale pour décider quelle forme de gouvernement serait enfin adoptée. Nous partîmes et nous arrivâmes deux jours avant les élections : la nouvelle que nous apportions, changea leur résultat, qui probablement eût été en faveur des fédéraux. Leurs adversaires l’emportèrent ; mais les fédéraux, qui avaient la force en main, ne voulurent pas se soumettre à l’opinion publique qu’eux-mêmes avaient invoquée, et peu de temps après notre arrivée, ils prirent possession de la ville et élurent leur chef Rosas pour gouverneur. Ainsi, par un des ces jeux du sort qui se rit des nations comme des individus, le centre de l’unitarisme se trouva transporté de Buenos-Ayres à Cordoba, et vice versa.

Quant à Quiroga, après sa défaite, il s’était enfui à la Rioja, et la mort y était entrée avec lui. Par une ruse infernale, il se fit précéder de quelques-uns des siens qui annoncèrent qu’il avait péri dans la bataille. Les malheureux habitans se livraient à la joie, lorsqu’il parut au milieu d’eux. Il en choisit vingt-sept, parmi lesquels se trouvaient quelques étrangers que ce titre ne put dérober à la mort, et les fit fusiller. Depuis, cet homme et son parti ont triomphé dans toute l’étendue de la république, et la bataille de la Tablada, oubliée aujourd’hui, n’est plus qu’un nom funeste à ajouter à la longue liste de ceux qu’ont produits les dissensions américaines.


théodore lacordaire.
  1. Ce pavillon est formé de bandes horizontales alternativement rouges et blanches, avec un carré rouge à l’un des angles couvert d’étoiles.
  2. Nom des habitans de la province de Buenos-Ayres et surtout de ceux de la ville ; il vient de puerto, port.
  3. Ce mot de centralisation n’exprime pas ici un état de choses pareil à celui dont la France subit en ce moment les conséquences. La province de Buenos-Ayres n’avait pas la prétention de régler les intérêts du dernier hameau de la république. Elle voulait seulement donner à celle-ci l’unité politique qui lui manquait.
  4. À cette époque onze journaux quotidiens et hebdomadaires paraissaient à Buenos-Ayres, parmi lesquels deux étaient rédigés en anglais et un en français ; la plupart s’occupaient exclusivement de politique, et tous se faisaient une guerre aussi acharnée que les nôtres en ce moment. Il en existait en outre plusieurs dans les provinces.