La Bataille de Tsoushima

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La Bataille de Tsoushima
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 519-547).
LA BATAILLE DE TSOUSHIMA


I

L’empressement avec lequel les écrivains maritimes ont discuté la bataille de Tsoushima n’a rien qui doive surprendre. C’est qu’elles sont fort rares les batailles navales dont on peut avec assurance invoquer les résultats et les péripéties pour consacrer ou pour rejeter des théories tactiques presque toujours établies a priori, pour approuver ou pour critiquer les nouveaux types de bâtimens, pour modifier dans un sens ou dans un autre, avec la répartition et la puissance relative des engins de combat, la balance de l’armement défensif et de l’armement offensif.

Nous avons vécu longtemps sur la bataille de Lissa, qui avait pour la première fois mis en scène les cuirassés et fait revivre avec éclat une méthode de combat, le choc, fort en honneur dans l’antiquité ; une bataille où, d’ailleurs, c’était le parti le moins nombreux, le moins bien armé même, qui avait remporté la victoire, ayant pour lui la supériorité du caractère chez le commandant en chef et celle de la force morale chez les subordonnés.

Le combat d’Escombreras, en 1873, fut en revanche peu remarqué et ne méritait guère de l’être, l’un des partis combattans (les centralistes Espagnols) ayant visiblement ménagé l’autre (les fédéralistes de Carthagène), ou plutôt les navires de l’autre, les meilleurs de la Marine d’Espagne.

Quelque vingt ans après, — et nous passons sur des rencontres partielles dans les conflits maritimes de l’Amérique du Sud, — deux marines toutes nouvelles se heurtaient dans le golfe du Pé-tchi-li : des « Jaunes, » Chinois et Japonais, vidaient sur mer leur éternel différend au sujet de la Corée, non plus avec des jonques, comme autrefois, mais avec les puissantes machines de guerre des « Blancs, » des Européens. Seulement, de ces machines de guerre, aussi compliquées que puissantes, les Japonais avaient déjà surpris tous les secrets, restés à peu près impénétrables à leurs adversaires et le résultat de la rencontre, ne pouvait être douteux. Les observateurs notèrent toutefois l’instinct militaire des Japonais, leur esprit d’offensive, la souplesse de leurs mouvemens, la liberté de leur tactique et l’emploi de la méthode de l’enveloppement. Le canon, du reste, avait décidé de tout, donnant la victoire à qui tirait le mieux, tout en tirant le plus. Pourtant deux gros cuirassés chinois montrèrent une singulière force de résistance : brûlés, ruinés, déchirés dans leurs œuvres mortes, mais la flottaison indemne, grâce à leurs épais blindages, ils défièrent jusqu’à la nuit, qui les sauva, tous les efforts d’un adversaire très éprouvé lui-même et manquant de munitions.

A Santiago et à Cavite, encore, la partie était trop inégale pour qu’on pût retirer d’indiscutables leçons tactiques d’engagemens où l’un des adversaires avait tout pour lui, nombre, armement, vitesse, mobilité, et l’autre rien, ou peu s’en faut. Tout au plus remarquait-on l’effet immédiat, foudroyant, d’une artillerie puissante et bien servie : la gravité des avaries du matériel et des pertes de personnel ne permettait pas au plus faible de reprendre l’ascendant perdu au début du combat.

La guerre actuelle, enfin, mettait aux prises des adversaires que l’on estimait, encore que bien différens à tous égards, à peu près égaux en forces ; et, si l’avantage stratégique restait sans conteste aux Japonais, qui se battaient chez eux, au centre de leurs ressources, il ne semblait pas impossible que, dans une rencontre tactique où les deux flottes se balanceraient, la victoire hésitât longtemps à se prononcer. Les rencontres auxquelles avait donné lieu le siège de Port-Arthur n’étaient pas pour démentir absolument cette opinion. On ne pouvait voir dans la première qu’un coup de surprise, et de surprise peu loyale, osons le dire, où la torpille automobile n’avait fait preuve d’efficacité que sur des coques que rien ne protégeait ; les vaines canonnades qui suivirent ne montraient que la prudence des deux chefs, et les tentatives « d’embouteillage » que l’audace des marins japonais ; la catastrophe du Petropavlovsk, où s’ensevelit le malheureux amiral Makarof, n’était après tout qu’un accident, qui attirait, à la vérité, l’attention sur la puissance redoutable, mais connue, des mines sous-marines. Quant à la bataille du 10 août 1904, décisive sans doute au point de vue de la marche des opérations, elle était restée quasiment indécise au point de vue tactique : ne savait-on pas que Togo avait, un moment, fait « frapper » le signal de cesser le combat et que, sans la mort de l’amiral Withœft, les choses auraient bien pu tourner à l’avantage des Russes. En tout cas, la retraite de ceux-ci, après l’inexplicable volte-face qui marqua la transmission du commandement, n’avait pas été sérieusement inquiétée et les torpilleurs des Japonais avaient paru aussi fâcheusement circonspects que leurs cuirassés. De toute façon, il n’y avait rien à tirer, comme enseignement, de cette bataille, d’autant que les deux partis semblaient s’entendre pour garder le silence sur leurs intentions et sur leurs actes dans une journée qui n’apportait pas, au fond, beaucoup plus d’honneur à l’un qu’à l’autre…

Mais s’expliquent-ils davantage, aujourd’hui, sur cette rencontre des 27 et 28 mai 1905 dont les résultats ont frappé d’étonnement jusqu’aux vainqueurs eux-mêmes, si confians qu’ils fussent dans leur supériorité, et dont les péripéties semblaient tout d’abord fertiles en leçons nouvelles ? — D’un côté, un rapport officiel que l’on doit juger bien mal traduit si l’on ne veut pas admettre que le commandant en chef japonais se soit étudié à le rendre inintelligible ; de l’autre, des rapports particuliers, très brefs, de chefs en sous-ordre, qui ont peut-être beaucoup à cacher, de subordonnés, qui n’ont vu qu’un coin de l’affaire et d’officiers généraux, de terre ou de mer, qui n’y assistaient point, voilà tout ce que nous possédons jusqu’ici pour guider notre jugement[1]. Ce serait peu si nous avions la prétention de l’asseoir, ce jugement, d’une manière définitive ; mais tel ne saurait être notre dessein et, tout en établissant, ou plutôt en rétablissant exactement les principes généraux qu’on a pu mettre en discussion à propos d’événemens dont la genèse et la marche sont si mal connues, nous nous bornerons à poser des points d’interrogation comme jalons des questions qu’il y aura à débattre plus tard, quand les acteurs principaux de la bataille de Tsoushima auront fait connaître ou laissé voir les mobiles auxquels ils ont obéi.


II

Au nombre des plus intéressantes de ces questions auxquelles nos lumières actuelles ne permettent pas de donner une réponse positive, il faut compter celles-ci, qui se présentent immédiatement à l’esprit du critique militaire :

Les Russes devaient-ils rechercher le combat avant d’avoir atteint Vladivostock ? Quel était à cet égard le sentiment réel de leur commandant en chef, et les mesures qu’il a prises correspondaient-elles à ce sentiment ?

En théorie, oui, les Russes devaient rechercher le combat, puisqu’ils mettaient en jeu une armée navale au moins égale, suivant leur propre estime, — ou du moins celle de leur Amirauté, — à la flotte de l’adversaire : marcher à l’ennemi, attaquer et s’efforcer de détruire sa force principale, tel est en effet, sur mer comme sur terre, et tel a été dans tous les temps le premier et essentiel principe de la stratégie.

En pratique, non, ce n’était pas le cas d’appliquer un principe qui, évidemment, ne peut être absolu, et, loin de rechercher le combat, il fallait au contraire tout mettre en œuvre pour gagner Vladivostock sans coup férir.

Pourquoi donc ? — Parce que, d’abord, en dépit des illusions du gouvernement russe, les forces confiées à l’amiral Rodjestvensky ne valaient pas celles que dirigeait l’amiral Togo. Nous reviendrons plus loin, avec le détail nécessaire, sur les facteurs matériels de ces forces respectives, à la date du 27 mai ; mais, dès maintenant, un bref examen des navires mis en ligne des deux côtés suffit à révéler l’infériorité des Russes.

Ces derniers avaient en effet 8 cuirassés d’escadre, dont 5 modernes et 3 anciens, 3 petits gardes-côtes (du type Amiral-Apraxine), 3 croiseurs cuirassés très anciens, 6 croiseurs protégés et 3 croiseurs auxiliaires, enfin 8 contre-torpilleurs, tandis que les Japonais leur opposaient : 4 grands et formidables cuirassés (15 000 tonnes), tout récens, 8 croiseurs cuirassés, tout neufs aussi et très puissans, 3 demi-cuirassés, si l’on peut qualifier ainsi les bâtimens du type Matsoushima[2], les héros du Yalou, armés de canons de 32 centimètres, un ancien cuirassé chinois, le Chin-Yen, refondu depuis 1897, 12 croiseurs protégés au moins, sans parler d’auxiliaires dont le nombre n’est pas connu, et un nombre considérable, une quarantaine, dit-on, de contre-torpilleurs ou torpilleurs de haute mer.

On le voit, l’appoint des deux grands croiseurs cuirassés (Rossia et Gromoboï) de Vladivostock, du croiseur Bogatyr et d’une division de contre-torpilleurs qu’on eût trouvés dans ce port, n’était certes pas à négliger.

Mais il y a une considération plus importante encore peut-être : partis des ports russes depuis plus de six mois, les bâtimens de la flotte de la Baltique avaient des œuvres vives très sales, dont la résistance diminuait leur vitesse d’une manière très sensible. Ne disons rien des appareils moteurs et évaporatoires, mais il est clair qu’au seul point de vue du nettoyage des carènes, il y avait, pour le commandant en chef russe, à toucher enfin une base d’opérations sérieuse, la plus urgente nécessité, — et cela d’autant mieux que ces mêmes six mois avaient été employés par l’adversaire, il le savait, à remettre ses navires en partait état. Le développement des phases de l’action tactique, les 27 et 28 mai, allait montrer de quel poids pouvait peser dans la balance l’avantage de la vitesse.

Ce n’est pas tout : rechercher le combat, à partir du moment où l’on terminait le dernier ravitaillement en combustible, celui des îles Saddle, c’était évidemment s’engager dans la mer du Japon et risquer, — ce qui est arrivé d’ailleurs, — de rencontrer la flotte de l’amiral Togo dans l’un des deux détroits que commande le groupe des îles Tsoushima. Or personne ne pouvait ignorer dans l’état-major de l’escadre russe que les Japonais ont depuis longtemps créé et organisé avec beaucoup de soin, dans la principale de ces îles, un poste de torpilleurs défendu par de sérieuses batteries. Rien ne pouvait être plus imprudent que de côtoyer ce nid de guêpes. Appuierait-on à droite pour l’éviter ? On tombait sur la côte japonaise et l’on se trouvait dans le rayon d’action immédiate du grand port de guerre de Sasébo, base de toutes les opérations navales depuis seize mois. Passerait-on au contraire dans le détroit occidental et le long de la Corée ? Masampo était là, à moins de 40 milles marins de Tsoushima, et c’était le point de stationnement favori de l’amiral Togo. Certes, dans de telles conditions on ne pouvait douter d’avoir bataille, mais que de chances contraires on mettait bénévolement contre soi ; que de chances favorables on donnait à un adversaire si avisé, si fort déjà, si bien préparé !

Que l’amiral Rodjestvensky, si habile lui-même jusque-là dans la conduite d’une campagne stratégique que nous nous promettons bien d’étudier comme elle le mérite un peu plus tard ; que l’amiral russe ait bien pesé tout cela, c’est ce dont on peut être assuré. On peut l’être aussi qu’il ne tenait pas absolument à une rencontre prématurée. Avait-il toutefois pleine confiance dans les facultés et les ressources de ce port de Vladivostock qui apparaissait à ses hommes, sinon à ses officiers, comme une sorte de terre promise ? Le deuxième bassin de radoub était-il terminé ? Et s’il ne l’était pas, comment nettoyer les carènes de tous ses vaisseaux avant la fin de la belle saison ? Et alors on serait bloqué, comme la flotte de Port-Arthur. Pourrait-on, du moins, sortir quand on le voudrait plus facilement que l’escadre de Makarof et de Withœft ? Mais il fallait pour cela que les abords de la nouvelle base maritime appartinssent sans conteste aux Russes. Avait-on fait là-bas tout le nécessaire pour que les îles qui couvrent l’entrée du « Bosphore oriental » fussent solidement tenues, pour que la défense fixe et la défense mobile — les mines, les torpilleurs, les sous-marins — y fussent sérieusement organisées ? Et, s’il n’en était pas ainsi, ne valait-il pas mieux combattre tout de suite, profiter de ce qui restait d’élan au personnel, de vitesse et de liberté de mouvemens aux vaisseaux ?…

Que d’incertitudes, que d’angoisses pour un commandant en chef ! On a cru cependant pouvoir affirmer et, répétons-le, c’est ce qui reste le plus probable, que le choix de la route par Tsoushima n’indiquait pas la volonté bien arrêtée de livrer bataille et que l’amiral Rodjestvensky comptait sur la brume[3]qui règne fréquemment dans les mers du Japon à cette époque de l’année pour passer inaperçu. On peut profiter d’une brume qui se lève pour effectuer une courte opération, pour sortir d’un port par exemple ; on ne peut compter sur la brume pour franchir, sans être aperçu, cent ou cent cinquante milles dans des parages bien gardés. Le singulier est que l’on prête à l’amiral Togo le propos suivant tenu, après la bataille, à son prisonnier, l’amiral Nebogatof : « Je savais que vous ne passeriez pas par les détroits du Nord, à cause des brumes… » Ainsi le même accident météorologique sert de point de départ à des jugemens tactiques absolument différens suivant qu’ils émanent de l’un ou de l’autre des deux partis. En tout cas, et sans craindre le reproche de prophétiser après coup, on peut dire que le danger qu’il y avait pour une flotte nombreuse à naviguer par brume épaisse dans des détroits que beaucoup de marins russes connaissaient suffisamment, ne pouvait être pire que celui de s’engager dans un passage où l’adversaire avait un champ de bataille parfaitement préparé. Quant aux mines sous-marines que l’on prétendait semées au Sud et au Nord de Yeso, ce n’était pas là de quoi préoccuper un chef instruit : on peut miner les abords immédiats d’un port et d’une rade, les passes d’un estuaire, un canal resserré dont on renonce à faire usage soi-même ; on ne mine pas les détroits de Tsougarou et de La Pérouse.

Pour expliquer la fâcheuse résolution prise par l’amiral Rodjestvensky, une autre opinion s’est fait jour, que semblent corroborer certains incidens de la fuite des unités légères[4] : le dernier ravitaillement en charbon, dans la mer de Chine, aurait été insuffisant et l’amirauté russe aurait fait connaître au commandant en chef que ce ravitaillement serait le dernier. De là la nécessité de couper au plus court et de passer par conséquent en dedans de l’archipel japonais.

S’il en était réellement ainsi, on aurait une fois de plus à constater la répercussion des faits stratégiques sur les faits tactiques ; il y aurait lieu de relever aussi l’influence néfaste des conseils auliques, des « amirautés, » des ministères, quand ces organismes marchandent sur les efforts, lésinent sur les dépenses qu’exige la préparation des opérations décisives.


III

Les observations que nous venons de faire porter sur la phase immédiatement antérieure à la rencontre des deux flottes relèvent dans une certaine mesure de l’ordre stratégique. Rentrons dans le cadre précis de la tactique en examinant la bataille elle-même, dont il convient d’exposer sommairement les péripéties.

Le 27 mai, de bon matin, la flotte russe se trouvait entre la grande île de Quelpaert et le petit groupe des Goto-shima, voisin de la côte de Kiou-siou. Elle faisait route pour enfiler le chenal oriental du détroit de Corée dans une formation de marche très serrée : 3 colonnes, celle de gauche de cuirassés, celle de droite de croiseurs, les navires auxiliaires[5] au milieu. Le temps était relativement beau, mais brumeux, avec des éclaircies par intervalles ; la brise, établie au Sud-Ouest, était assez fraîche : il y avait du clapotis et de la houle.

À diverses reprises dans la matinée, des croiseurs japonais apparurent tantôt sur le flanc droit, tantôt sur le flanc gauche de l’armée. Ces navires se retirèrent après avoir observé la direction suivie par les colonnes et leur composition : quelques coups de canon avaient été échangés d’ailleurs, mais à grande distance et sans résultats appréciables.

L’espoir que le commandant en chef semblait avoir nourri jusque-là de passer sans coup férir fut-il altéré par ces incidens ?… Toujours est-il que vers midi la flotte russe modifiait sa formation ou plutôt la composition de ses colonnes. La principale, que conduisait, sur le Kniaz-Souvorof, le commandant en chef, ne gardait plus que les quatre cuirassés neufs (Kniaz-Souvorof, Borodino, Alexandre-III, Orel), suivis ou flanqués[6] par les trois croiseurs cuirassés Amiral-Nakhimof, Dimitri-Donskoï et Vladimir-Monomakh. Les deux divisions Felkersham et Nebogatof prenaient la tête de la colonne des croiseurs, dont se détachaient, sous le contre-amiral Enquist, trois bâtimens (Oleg, Awora, Jemtchoug), chargés d’opérer une reconnaissance dans le Nord. La colonne des bâtimens auxiliaires restait un peu en retrait sur les deux autres. La route de l’armée s’inclina vers le Nord-Est, parallèlement à la direction générale de la côte japonaise. Enfin, estimant peut-être que l’attaque viendrait de l’Est, du détroit de Shimonosaki, l’amiral Rodjestvensky se porta avec sa colonne à huit encablures (1 600 mètres) sur la droite de la colonne Felkersham-Nebogatof[7].

Vers une heure et demie le gros de la flotte japonaise apparut brusquement au Nord, dans une éclaircie qui donnait une dizaine de milles de vue. Les Russes comptèrent 18 bâtimens. Aussitôt ils modéraient leur allure, renvoyaient à quinze encablures en arrière les navires auxiliaires et prenaient leurs dernières dispositions de combat. A deux heures environ les premiers coups de canon étaient tirés par leurs têtes de colonne, à la distance de 8 000 mètres[8].

Voyons maintenant ce qui s’était passé du côté des Japonais. L’amiral Togo n’avait jamais douté sérieusement que son adversaire ne passât par le détroit de Corée[9]. Toutes ses mesures étaient prises en conséquence et en vue de l’exécution d’un plan général d’enveloppement qui consistait à arrêter l’escadre russe par une attaque vigoureuse sur son front, tandis que des détachemens la prendraient en queue et en flanc. Les effets légitimement attendus dans ces circonstances d’une artillerie puissante et bien servie seraient complétés en temps utile par la mise en jeu de six escadrilles de contre-torpilleurs.

En dehors de ces escadrilles, trois groupes étaient donc formés. Le premier, destiné au rôle principal, comprenait trois divisions : les quatre grands cuirassés Mikasa (portant le pavillon de l’amiral Togo), Shikishima, Asahi et Fuji, auxquels se joignaient momentanément les deux croiseurs cuirassés Nishin et Kasuga, achetés en Italie un peu avant le début de la guerre ; puis, sous le contre-amiral Kamimoura, les 6 grands croiseurs cuirassés type Asama ; enfin une division légère de quatre ou six croiseurs protégés, ceux-là mêmes qui, dans la matinée du 27, reconnurent la flotte russe.

Le second groupe, dit escadre de croiseurs, comprenait 6 bâtimens non revêtus et le cuirassé refondu Chin-Yen[10], confiés au contre-amiral Uriu.

Le troisième groupe, dirigé par le contre-amiral Dewa, se composait des trois bâtimens spéciaux du type Matsoushima et de deux ou trois croiseurs[11].

Chacun des commandans en sous-ordre avait déjà reçu, sur le rôle qu’il avait à jouer, des instructions générales qu’il n’y aurait plus qu’à compléter un peu avant l’action suivant les circonstances particulières où cette action allait s’engager. En attendant, le groupe principal se tenait à Masampo, en face des Tsoushima, sur la côte de Corée ; le second à Shimonosaki et le troisième sous l’île Iki, ou à Sasébo (Kiou-siou).

A six heures du matin, le 27 mai, l’amiral Togo, prévenu par la télégraphie sans fil de l’approche de ses adversaires, appareille de Masampo et prescrit à ses détachemens de se réunir à lui au Nord du chenal oriental[12]. Les derniers ordres sont donnés ; les détachemens formés à l’avance se séparent du gros et marchent vers le Sud[13]pour se porter au moment favorable sur les derrières et sur les flancs des colonnes russes, mouvemens compliqués sans doute et chanceux, mais que favorise la brume, autant que la parfaite connaissance des parages parcourus. Un seul mécompte se produit à ce moment décisif : les escadrilles de contre-torpilleurs ne sont plus en état de lutter contre la mer, déjà dure à l’ouvert du détroit oriental : le commandant en chef n’hésite pas à se priver de leurs services, au moins pour la première phase de la lutte ; elles iront attendre dans l’excellent abri des Tsoushima l’embellie qui se produit presque toujours dans cette saison à la fin de la journée.

Vers une heure, le gros de l’armée japonaise, c’est-à-dire les cuirassés et les croiseurs cuirassés, — l’amiral Togo n’hésite pas à faire à ceux-ci les honneurs de la ligne de bataille, — court à l’Est à la rencontre de la flotte russe, puis au Sud-Ouest, route opposée à celle de l’adversaire, aussitôt celui-ci découvert. Un peu avant deux heures, mouvement « tous à la fois » qui, en inversant la ligne de file et mettant les croiseurs cuirassés en tête, porte de nouveau l’escadre japonaise vers l’Est pour couper la route de l’ennemi. Le moment est venu : au mât militaire du Mikasa monte le signal : « La destinée de l’Empire dépend de cet engagement : j’espère que chacun fera de son mieux[14]. » — Cet espoir devait être rempli, et au-delà !…

Négligeant de répondre immédiatement aux tireries hâtives des navires russes, l’escadre japonaise attend d’être arrivée à 6 000 mètres de l’ennemi pour commencer la canonnade. Mais alors, les distances étant bien connues, le feu prend très vite toute son intensité, d’ailleurs d’autant plus efficace que les coups se concentrent sur les bâtimens de tête des colonnes russes : le Kniaz-Souvorof reçoit de graves avaries et prend feu ; l’amiral Rodjestvensky, blessé, transporte son pavillon sur le Borodino. L’Osliabya, plus malheureux encore que le Kniaz-Souvorof, est atteint dans ses œuvres vives, incline aussitôt d’une manière dangereuse, quitte la ligne et, frappé de nouveaux coups, s’enfonce à trois heures dix[15]. L’amiral Felkersham a été tué dans son blockhaus. Le Borodino et l’Alexandre-III souffrent beaucoup aussi, le Borodino surtout, depuis que le pavillon amiral le désigne particulièrement aux feux des Japonais ; des incendies partiels se déclarent à bord de ces deux cuirassés. Enfin le croiseur blindé Amiral-Nakhimof atteint, comme l’Osliabya, au-dessous de la flottaison[16]est mis hors de combat et ne tardera pas à couler.

En présence de ces résultats et du désordre qui commence à se manifester dans l’escadre russe, le commandant en chef japonais se décide à se priver sur le front des services de la division Kamimoura : les croiseurs cuirassés se détachent aussitôt de la ligne, et, courant au Sud à toute vitesse, pendant une interruption du feu causée par la fumée et par le brouillard, ils apparaissent à la reprise du combat sur les derrières de l’escadre russe, où ils pressent vivement la division Nebogatof, jusque-là peu engagée, semble-t-il, et restée en arrière du gros.

L’amiral Rodjestvensky, en effet, avait été conduit à augmenter de vitesse et à prescrire plusieurs mouvemens et changemens de direction dont l’objet précis n’est pas encore connu[17], mais qui paraissent avoir eu pour résultat de le séparer de sa troisième division de cuirassés, la plus lente et assurément la moins manœuvrante.

Quant aux croiseurs russes, ceux de l’amiral Enquist, arrêtés dans leur course vers le Nord par le groupe japonais de l’amiral Uriu ( ? ), ils se rejetaient dans le Sud, y retrouvaient le Svietlana, l’Almaz et l’Izoumroud, et s’efforçaient de protéger le groupe inerte des bâtimens auxiliaires et des contre-torpilleurs[18] contre les croiseurs protégés japonais et le cuirassé Chin-Yen.


IV

Vers quatre heures, la première phase de la bataille était terminée, et, dès lors, le succès de la flotte japonaise paraissait certain[19]. La brume envahissant de nouveau le champ très étendu des opérations, il n’y eut plus jusqu’à la nuit que des rencontres inopinées et partielles, de courtes reprises de la lutte qui, toutes, tournaient contre les Russes : le Borodino, sur lequel cinq unités de combat japonaises ont un moment concentré leurs feux[20]« devient un véritable enfer, » suivant l’expression d’un de ses officiers ; l’incendie le dévore ; son gouvernail est avarié. Cheminées abattues, canons et monte-charges démontés, flottaison percée et compartimens envahis à l’avant, qui plonge déjà d’une manière dangereuse, plusieurs centaines de morts et de blessés encombrant les entreponts, tel est l’état où se trouve réduit ce beau cuirassé au moment où le malheureux amiral Rodjestvensky, blessé de nouveau, évanoui, est transporté sur un contre-torpilleur, qui ne pourra pas lui éviter l’épreuve suprême de la captivité.

Le Kniaz-Souvorof, qui avait repris la lutte, est décidément désemparé ; ce n’est plus qu’une épave. L’Alexandre-III, atteint mortellement, chavire et coule[21] ; le Sissoï-Veliki prend feu, quitte son poste, mais y revient pourtant une fois l’incendie éteint. Tous les cuirassés des deux premières divisions, ou bien ont disparu, ou bien sont impuissans à soutenir le combat. Les deux croiseurs cuirassés qui restent ont été rejetés vers le groupe des bâtimens auxiliaires et l’intervention des bouches à feu qu’ils peuvent encore faire agir n’empêche pas les Japonais de couler le grand croiseur auxiliaire Oural et le navire-atelier Kamtchatka. La confusion est à son comble chez les Russes, privés de leur chef, dispersés, trompés par la brume, qui les égare dans les rangs de leurs habiles adversaires… Ce n’est plus une défaite ; c’est un désastre qui se prépare.

Un élément nouveau de la flotte japonaise allait entrer en jeu en effet, une arme terrible, décisive : les torpilleurs, la torpille automobile. Avec le soleil déclinant, la brise était tombée, ainsi que le dur clapotis de la journée ; la brume s’envolait, et la nuit, une nuit claire de la fin du printemps, s’étendait peu à peu sur les eaux apaisées. Le moment était favorable pour une charge des escadrilles, qui accouraient de Tsoushima, avides de prendre leur part de dangers et de gloire. L’amiral Togo les lance à l’attaque de ce qui reste de la flotte russe.

Ces débris, cependant, faisaient bonne contenance et se ralliaient au pavillon de l’amiral Nebogatof, devenu commandant en chef. Cet officier général, sur qui pesait désormais une responsabilité si lourde, ne désespérait pas de gagner Vladivostock à la faveur de la nuit et de l’épuisement que des coups déjà ralentis montraient chez l’adversaire. Espoir bientôt évanoui ! A peine avait-il formé une ligne de file avec le Nicolas-Ier, le Navarin, le Sissoï-Veliki, les trois gardes-côtes cuirassés, un des croiseurs blindés (et peut-être l’Orel[22], qui, en tout cas, le rallia pendant la nuit), flanqué de l’éclaireur Izoumroud, que trente torpilleurs se jetaient sur lui, soutenus par les feux toujours nourris des croiseurs cuirassés japonais.

Cette première attaque, toutefois, fut repoussée par la ligne russe ; mais déjà le Kniaz-Souvorof et le Borodino, isolés, pantelans, à peu près sans défense[23], avaient succombé. Une deuxième attaque, en pleine nuit, sous les faisceaux croisés des projecteurs russes et japonais, eut raison du Sissoï-Veliki, du Vladimir-Monomakh et de l’Amiral-Ouchakof. Le Navarin fut coulé vers le matin, au cours d’une troisième attaque. Les escadrilles japonaises avaient rempli l’attente du commandant en chef.

Lorsque le soleil du 28 mai éclaira le vaste théâtre de la plus terrible bataille navale des temps modernes, il montra aux Japonais, qui accouraient des quatre points de l’horizon, des coques lamentables que le flot poussait vers la côte de Kiou-siou. C’étaient le Nicolas-Ier, l’Orel, l’Amiral-Seniavine et l’Amiral-Apraxine. La résistance de ces malheureux navires, entourés par la flotte victorieuse, ne pouvait être bien longue : elle fut abrégée, en tout cas, par le « sentiment d’humanité » qui poussa l’amiral Nebogatof à capituler aussitôt que se produisit l’attaque.

Tout était consommé[24].


V

La bataille de Tsoushima est, au point de vue des résultats, une des plus décisives dont l’histoire maritime fasse mention. A Trafalgar, quelques vaisseaux français et espagnols regagnèrent Cadix, le soir du 21 octobre, et l’intrépide Cosmao en reprit cinq, le surlendemain, sur les Anglais, aussi maltraités par la tempête que par le combat. Le 2 août 1798, Villeneuve avait sauvé d’Aboukir deux vaisseaux et deux frégates, non sans encourir le reproche de n’avoir pas assez fait pour secourir son chef, le malheureux Brueys. A Lissa, défaite morale pour les Italiens, plus que désastre matériel, le vaincu se retirait avec 9 cuirassés sur 11 et c’était encore 2 de plus que n’en comptait son vigoureux adversaire. Le soir du combat du Yalou, nous l’avons vu, les deux unités lourdes de l’escadre chinoise rentraient à Port-Arthur sans être inquiétées, et, si l’anéantissement de l’un des combattans est plus complet à Cavite et à Santiago, c’est que, dans ces deux journées, les Américains avaient, à tous égards, une écrasante supériorité. On ne voit guère que la bataille de Navarin qui, mettant aux prises des flottes à peu près équivalentes, par la puissance apparente du moins[25], se termine, comme celle de Tsoushima, par la destruction totale de l’un des deux partis. Et c’est, il faut l’avouer, une singulière et « suggestive » rencontre que celle qui fait figurer au nombre des vaisseaux russes coulés, le 28 mai 1905, le cuirassé d’escadre qui rappelait la catastrophe où s’engloutit définitivement la puissance maritime ottomane, ainsi que le croiseur cuirassé qui portait le nom du glorieux vainqueur des Mongols à la bataille du Don. Qui sait !… Peut-être un jour un Tsoushima, un Togo ou un Oyama viendront-ils sombrer dans une mer européenne, qu’ils couvriront de débris ensanglantés ! La fortune des races humaines connaîtra sans doute toujours les mêmes lois et les mêmes vicissitudes.

Mais laissons là ces réflexions : les observations de l’ordre exclusivement militaire sont assez nombreuses et assez intéressantes, quand on étudie la bataille du 27 mai, pour retenir toute notre attention.

Cette bataille, tout d’abord, outre qu’elle prouve, comme nous le disions plus haut, la profonde et immédiate répercussion des faits stratégiques sur les faits tactiques, montre aussi l’influence du « terrain, » même dans un combat naval, sur le développement et l’issue de la lutte. Et sans doute il y a des batailles qui se sont déroulées en pleine mer, au large ; mais il y en a très peu, et encore est-il certain qu’en y regardant de près, on trouverait dans la conduite générale de l’engagement des traces sensibles de la réaction inévitable, quoique lointaine, de la côte sur la mer. En somme, le 27 mai, il y a un champ de bataille, vaste assurément, mais nettement défini et circonscrit aussi bien par les accidens naturels que par les mouvemens habiles de l’un des adversaires, favorisés justement par ces accidens naturels ; la flotte russe est venue donner dans une embuscade où tout semble préparé de longue main[26], pour que la phase de l’enveloppement tactique, si funeste à l’enveloppé, succède rapidement à celle de l’enveloppement stratégique, souvent dangereuse pour l’enveloppeur. Supposons en effet le ciel plus dégagé et l’amiral Rodjestvensky mieux renseigné sur les positions respectives des détachemens japonais, le 26 mai ; admettons aussi, — et rien de tout cela n’est trop ambitieux, — que le chef russe eût pu constituer dans son armée navale une escadre légère indépendante, à la fois solide et rapide[27], l’un de ces détachemens, au moins, courait grand risque d’être intercepté dans la matinée du 27, battu, détruit peut-être, avant d’avoir pu se réunir au gros. Il est vrai que, dans l’incertitude où nous restons encore sur les détails de la préparation de la bataille chez les Japonais, nous ne pouvons affirmer que leur amiral n’ait pas pris ses mesures pour parer à cet inconvénient de son dispositif d’ensemble ; inconvénient, d’ailleurs, dont ce qu’il savait de la composition de la flotte de la Baltique et de la vitesse de ses unités principales diminuait évidemment la gravité.

La vitesse, disons-nous… C’était bien là, en effet, dans le jeu serré qui se jouait à Tsoushima, l’un des meilleurs atouts des Japonais, de même que l’une des plus mauvaises cartes des Russes, aussi mauvaise que l’infériorité de leurs canonniers, c’était la lenteur de la plupart de leurs unités. Non que tous les bâtimens de l’amiral Togo fussent rapides ; il s’en fallait. Mais, d’une part, aux moins agiles (aux trois Matsoushima, par exemple, navires déjà anciens) il avait donné un rôle qui n’exigeait pas une marche supérieure : suivre l’arrière-garde ennemie et l’attaquer au bon moment ; de l’autre, tous ses navires avaient eu le temps, depuis la chute de Port-Arthur, de passer au bassin pour nettoyer leurs carènes, de refaire leurs faisceaux tabulaires de chaudières et de condenseurs ; de sorte que, prise dans son ensemble, son armée navale devait donner trois ou quatre nœuds de plus que celle de son adversaire.

La vitesse !… Il ne faut pas se le dissimuler, c’était une erreur grave que de la classer exclusivement dans les facultés stratégiques, et l’on ne sait comment certains ont pu contester que ce fût aussi une faculté tactique. En tout cas, la preuve en est faite encore une fois, et d’une manière décisive, après qu’elle l’avait été, il y a dix ans déjà, au Yalou. C’est la vitesse qui avait permis à l’amiral Ito d’envelopper l’escadre chinoise ; c’est la vitesse qui a permis à l’amiral Togo, son élève, ces concentrations et ces dislocations opportunes, ces attaques brusques sur les flancs et en queue de l’adversaire, couronnées par l’enveloppement final dont les Japonais se sont fait un système. C’est la vitesse qui lui eût permis de déjouer les tentatives des Russes pour accabler ses détachemens et pour rompre le cercle où il les enserrait.

Mais cette faculté si précieuse de la vitesse, il faut encore savoir la mettre en jeu ; de ces admirables instrumens que sont des navires rapides en même temps que bien armés, il faut savoir jouer… Engins essentiellement offensifs, ils veulent des tempéramens offensifs, hardis, prompts à l’attaque comme à la riposte, mettant au service d’un jugement militaire exercé l’instinct de l’initiative, l’impatience des formules étroites, le dédain, sinon le mépris des paralysantes responsabilités. Or ce sont là justement les caractères du tempérament japonais, tel qu’il apparaît aujourd’hui aux yeux de l’observateur impartial, et aussi bien à terre que sur mer, aussi bien à Moukden, à Liao-Yang, qu’à Tsoushima et au Yalou.

Fâcheux contraste, en regard de cette énergie audacieuse et toujours active, que la passivité russe ! Certes, cette passivité ne suppose pas moins de courage, et la tactique défensive, qui en est la manifestation à la guerre, peut souvent — nous nous en sommes aperçus nous-mêmes à Eylau et à Borodino — amener de bons résultats[28]. Malheureusement, à la mer, il n’y a point d’abris, point de couverts, et il est fort rare que « le terrain » se prête à épargner à l’un des deux partis le choc immédiat des projectiles. Une tactique défensive ne saurait donc trouver d’appui que dans la force de résistance des vaisseaux eux-mêmes, dans l’invulnérabilité au moins relative de leurs œuvres vives, de leurs armes, de leur personnel. Cette invulnérabilité était-elle acquise à la flotte russe ? Les faits ont répondu déjà.

Quoi qu’il en soit, la bataille de Tsoushima nous montre, d’un côté, une force navale admirablement préparée à agir sur un champ d’action choisi ; un chef prévoyant, fort bien renseigné du reste, qui applique froidement, au milieu des péripéties variées et toujours un peu déconcertantes d’une longue suite d’engagemens, un plan judicieux et approprié aux circonstances, plan qui résulte d’un système tactique déjà mis à l’épreuve, mais dont l’exécution magistrale révèle chez lui autant de sang-froid, de liberté d’esprit et aussi de confiance dans ses lieutenans que, chez ceux-ci, de coup d’œil, d’initiative et d’énergie. Nous voyons, de ce côté encore, des formations simples, souples, des mouvemens élémentaires où la tactique géométrique n’a rien à prétendre ; des divisions qui savent agir avec indépendance et avec ensemble à la fois, qui se séparent ou se groupent, se détachent ou se soudent, soit au signal du commandant en chef, soit spontanément, et juste quand il le faut, les officiers généraux en sous-ordre étant pénétrés du rôle qu’ils ont à jouer dans la formidable partie dont toutes les phases ont été discutées en commun. Aucun trouble, aucun désordre dans cette armée malgré des circonstances de temps défavorables ; chacun sait rester à son poste, ou y revenir le plus tôt possible, en dépit de la brume ; au pis aller, on combat toujours, on attaque toujours, assuré de bien faire[29] : c’est une machine bien montée, mais une machine intelligente ou chaque rouage vit de sa vie propre, agit par lui-même et tend de toutes ses forces, de toute son énergie au succès du grand et complexe organisme dont il fait partie…

De l’autre côté, une flotte lente, alourdie encore de « services à l’arrière, » dont la défense la préoccupe fâcheusement à l’heure décisive[30], fatiguée et énervée du reste, manquant de confiance en elle-même, sinon de résignation[31] ; un agrégat fragile de groupes hétérogènes et mal fondus, dont la valeur militaire, semble-t-il, varie singulièrement suivant que le commandant en chef, âme bien trempée dans un corps affaibli, a pu les tenir plus ou moins longtemps et les façonner dans ses mains. Point de service des renseignemens, ni d’éclairage stratégique, faute de croiseurs cuirassés modernes ; pour le même motif, point de détachemens, qui, au surplus, se fussent peut-être compromis, hors de la vue du chef, faute d’un jugement militaire exercé. Point de manœuvres sur le champ de bataille, que des changemens de direction où l’on se suit passivement les uns les autres et point toujours sans s’égarer, comme il semble que l’ait fait la division Nebogatof. Point d’entrain, encore moins d’enthousiasme ; point de hâte d’accourir au point faible, soit qu’on ne le discerne pas, soit qu’on ait l’habitude d’attendre les ordres pour agir. Avec cela, tous les déboires de la mauvaise fortune, — car s’il est vrai que Dieu soit avec les gros bataillons, il l’est plus sûrement que le hasard se range toujours, avec son cortège de chances heureuses, du côté du plus habile, du mieux organisé : la brume qui paralyse les bonnes volontés et couvre les défaillances, la houle qui trouble des pointeurs encore novices, le commandant en chef blessé dès le début de l’action, son meilleur lieutenant tué en même temps, un autre séparé de lui, on ne sait trop comment, et ne reparaissant qu’à la fin de la journée, le troisième, envoyé trop tard dans la brume pour tâcher d’en percer l’inquiétant rideau, qui combat sans doute, mais s’arrête un peu tôt, se dégage du désastre et file bien loin au Sud pour donner de l’affaire, à laquelle il semble avoir assisté en spectateur autant qu’en acteur, un récit succinct, mais précis, très « objectif, » et en somme probablement juste. Enfin, pour couvrir le tout et honorer la défaite, de très beaux exemples de fermeté héroïque, de résistance poussée jusqu’au bout, qui font penser à la grande redoute de la Moskowa,… des gens qui savent qu’ils sont là pour mourir et dont le sacrifice est fait !…


VI

Voilà pour la tactique générale. Un mot maintenant de celle des différentes armes.

C’est le canon qui, une fois de plus à Tsoushima, a joué le rôle capital, cela ressort d’une manière évidente, de notre exposé des faits et d’ailleurs de tous les rapports, de toutes les relations, générales ou particulières. Les Japonais tirent parfaitement, en dépit du roulis : ils percent les flottaisons, frappent les tourelles, détruisent les blockhaus de commandement, ruinent les batteries hautes et les hunes armées, par des coups visés et voulus. Ils sont vainqueurs. Ils devaient l’être. Les Russes tirent mal, ou beaucoup moins bien que leurs adversaires et ne touchent guère que par rencontre. Ils sont battus, détruits. Au fond, tout est là. Supposons, au contraire, la supériorité de l’artillerie de leur côté : ni la parfaite préparation des Japonais, ni l’habileté de leur chef et de ses subordonnés immédiats, ni la vitesse de leurs principales unités ne leur eussent assuré la victoire. Les belles charges des divisions de torpilleurs se seraient heurtées sans résultat, le soir du 27, à des bâtimens bien défendus par des équipages fortifiés par le succès et disposant encore d’un nombre suffisant de bouches à feu moyennes et légères.

Mais d’où vient la puissance du feu des Japonais ? Du coup d’œil exercé de leurs pointeurs[32], c’est certain, mais aussi de quelques autres facteurs, méthodes de tir, discipline du feu, choix heureux de la distance, que la supériorité de la vitesse permet de conserver, bon état du matériel, valeur des explosifs[33]. Notons que l’escadre nipponne, contrairement à ce que l’on avait cru d’abord, n’a pas pris l’initiative de l’ouverture du feu, comme elle l’avait fait au Yalou. C’est à 6 000 mètres seulement qu’elle commence à tirer et il semble que ce soit avec ses pièces moyennes, dont l’approvisionnement est beaucoup plus large que celui de la grosse artillerie ; celle-ci n’entre en jeu qu’entre 3 000 et 4 000 mètres, avec des distances parfaitement repérées, et ses effets sont alors foudroyans, décisifs. Au demeurant, point de consommations exagérées, point de gaspillage de munitions comme dans les rencontres précédentes : en présence du commandant en chef, du moins, et sur ses ordres, le feu cesse complètement quand la brume, la fumée[34]ou la distance en diminueraient l’efficacité. En revanche, feux rapides, rafales d’obus bien ajustés aux momens décisifs, et cela jusqu’à la fin de la journée[35], car il importe peu que les soutes se vident si le but est atteint et l’adversaire écrasé. Ce ne sont pas les Japonais qui invoqueraient la crainte de manquer de munitions pour éviter de recommencer le combat.

Enfin, soit par ordre supérieur, soit spontanément et par juste instinct militaire, les feux, au début des engagemens, sont concentrés sur les têtes de colonne ou, suivant le cas, sur les serre-files et sur les bâtimens qui portent des officiers généraux. Et tout cela est classique ; seulement la précision des coups et leur rapidité donne à l’application de ces vieilles méthodes une puissance inattendue el démoralisante pour l’adversaire.

Ce dernier tire assez mal, nous l’avons dit, et c’est que ses pointeurs ne sont plus maîtres des secrets de leur art : la marine russe n’en formait pas assez !… Mais c’est aussi que le matériel est souvent défectueux, plus souvent encore mal connu et mal entretenu ; que beaucoup d’obus qui atteignent le but n’explosent pas, — fusées mal faites ou mal réglées, sans doute, plutôt que mauvais explosifs ; — qu’une discipline du feu insuffisante ne prévient pas l’inutile dépense des munitions, si bien que la première division commence à tirer sur l’ennemi à peine sorti de la brume à la distance excessive de 8 000 mètres, où les coups, surtout quand on roule, sont aussi incertains comme justesse qu’inefficaces sur les cuirassemens, et que, par suite, la division Nebogatof, le matin du 28, a épuisé ses soutes[36]

Si du canon nous passons à la cuirasse, de l’arme offensive à l’arme défensive, nous sommes obligés de constater tout de suite que les Russes ont été aussi mal servis par celle-ci qu’ils se sont mal servis de celle-là : « Vos obus perçaient toutes nos cuirasses… » dit l’amiral Nebogatof à l’amiral Togo. Qu’est-ce à dire, et quelles cuirasses étaient-ce là ? « Pas possible ! » répond le commandant en chef japonais, à cette déclaration : et nous partageons tous son étonnement. Quel jour, si cela est vrai, des faits de ce genre jettent-ils sur l’administration et l’organisation d’une marine !…

Mais ici encore, il convient d’attendre des témoignages plus authentiques et des constatations plus positives. L’examen minutieux des coques du Nicolas-Ier et de l’Orel, devenus des vaisseaux japonais, donnera des renseignemens précieux sur la résistance à la perforation des blindages d’épaisseurs diverses. Retenons, en tout cas, cette intéressante observation que les cuirassemens des tourelles ont mieux résisté, à épaisseur égale, que ceux des murailles verticales ; et peut-être, de ceci, ne faut-il pas chercher uniquement la raison dans la forme incurvée des premiers. Les plaques de tourelles n’auraient-elles pas été soumises, en principe, dans la marine russe, à des épreuves plus sérieuses que les autres ?

Mais l’émouvant récit que nous a donné l’officier du Borodino, qui commandait la tourelle avant de ce cuirassé, contient, à propos des effets des projectiles sur les tourelles, des constatations d’une indiscutable authenticité, cette fois, et en même temps du plus haut intérêt : « Un projectile atteignit notre tourelle, dit cet officier, et le choc nous fit tomber tous sans connaissance… » Voilà qui répond nettement aux préoccupations de beaucoup de marins et qui est plus décisif que les expériences instituées, on s’en souvient, sur l’un de nos cuirassés, le Suffren, il y a tantôt dix-huit mois. Le feu d’une tourelle peut être arrêté par le choc d’un projectile qui ne pénètre pas, qui n’avarie aucun organe, mais qui produit sur le personnel renfermé dans ce cylindre métallique fermé par une calotte, métallique aussi, des effets physiologiques intenses. La question des tourelles-barbettes va se poser de nouveau[37].

La vitesse est une arme et cette arme est la meilleure auxiliaire du canon, nous l’avons déjà montré, puisqu’elle en multiplie, pour ainsi dire, les effets et les rend plus utiles en permettant de porter les coups sur des points choisis et au moment favorable. Nous en avons toutefois assez dit sur ce sujet pour n’avoir plus à y revenir autrement que pour faire remarquer la diminution de vitesse qui a dû résulter pour les navires russes des avaries subies par leurs très hautes cheminées, organes essentiels du tirage naturel des fourneaux. Nous signalions, il y a quelques années déjà, que le tir sur les cheminées pouvait donner, dans certains cas, les avantages que procurait autrefois le tir sur la mâture. Il serait d’ailleurs dangereux de bâtir là-dessus un système, en raison de la difficulté d’atteindre des buts relativement restreints et isolés. Rappelons-nous que c’est à la pratique exagérée, presque exclusive, du tir sur la mâture que nous dûmes, nous Français, il y a quelque cent ans, mainte défaite partielle et peut-être le désastre de Trafalgar.

Venons enfin à la torpille et félicitons-nous qu’au moins en ce qui touche cet engin, sujet de tant de controverses, des renseignemens exacts et assez abondans soient venus, en temps utile, remettre « au point » l’opinion que l’on s’était faite tout d’abord, sur la foi de relations fantaisistes, du rôle qu’il a joué à Tsoushima. Loin d’être prépondérant, ce rôle, important encore, n’est que secondaire, au regard de celui du canon ; et, pour bien voir ceci, il ne s’agit pas d’examiner combien il y a eu de navires coulés par l’artillerie des Japonais et combien par leurs torpilles ; il faut se poser seulement la question suivante : sans le canon, qui avait réduit les bâtimens russes à l’état de coques à peu près inertes, qui, en tout état de cause, avait détruit leurs moyens de défense et profondément désorganisé ce qui leur restait d’équipage, qu’auraient pu faire les torpilleurs et leurs torpilles ? — Et sans les torpilleurs, sans les torpilles, au contraire, la flotte de la Baltique n’en était-elle pas moins battue ? Sa destruction, tout, au plus, eût-elle été remise à la journée du 28[38].

Ce rôle de la torpille automobile d’achever et de hâter l’œuvre du canon, nul, après tout, n’en a donné une définition plus juste et plus opportune que ce commandant d’une des escadrilles de contre-torpilleurs, qui, au moment de l’attaque, signalait à ses petits bâtimens : « Nous allons leur donner le dernier coup ! » — C’était bien le coup de grâce, en effet, et si bien que des esprits avisés, critiques un peu raffinés peut-être, n’ont pas manqué de reprocher à l’amiral Togo d’avoir détruit ainsi sans remède de superbes unités de combat, comme le Borodino et le Kniaz-Souvorof, qu’il suffisait de pousser à la côte pour les avoir à discrétion.

Qu’on veuille bien le remarquer, ce n’est pas la puissance absolue de l’engin qui est en cause ici : cette puissance formidable est hors de discussion, comme celle de la mine sous-marine, comme celle de l’éperon — et, en somme, la torpille automobile est un éperon lancé en même temps qu’une mine qui marche. Malheureusement le mode d’emploi de l’engin n’est pas à la hauteur de l’engin lui-même et en diminue singulièrement l’effet utile. Il n’en sera pas de même quand les sous-marins seront devenus assez rapides, assez autonomes, et qu’ils y verront assez clair pour attaquer en pleine mer des bâtimens en marche à bonne vitesse. Il n’en serait pas de même, dès maintenant, s’il se produisait encore des engagemens à très courte distance, des « mêlées » de cuirassés, comme à Lissa, puisque chacune de ces unités de combat est armée de cinq à six tubes lance-torpilles. Et il est même assez intéressant de noter que ce serait lancée par le « mastodonte » et non pas par le « microbe » que la torpille aurait le plus de chance de donner toute sa mesure : « Il n’y a pas d’armes des faibles, disions-nous ici même, il y a quelques années, et toutes les armes profitent au fort. » Cela reste toujours vrai ; seulement, si le faible est inventif, — il l’est souvent de par la nécessité, l’ingénieuse, — et si, en même temps, il est avisé et résolu, il saura saisir l’occasion de faire sentir au fort tout le poids d’une arme inconnue jusque-là et lui infliger la surprise d’une tactique nouvelle.

Quoi qu’il en soit, rien de semblable à Tsoushima, où il n’y avait d’inégalité, en ce qui touche la torpille automobile, que dans le nombre des torpilleurs. Et, si l’on peut dire que l’emploi en masse de ces petits bâtimens était pourtant une nouveauté, il faut reconnaître en même temps que cette tactique, si bien appropriée aux caractères particuliers du champ de bataille et aux circonstances de la lutte, avait été depuis longtemps préconisée en Europe[39].


VII

Nous n’avons donc rencontré jusqu’ici aucun enseignement vraiment nouveau dans nos réflexions sur la tactique générale et sur la tactique particulière des différentes armes[40]. Serons-nous plus heureux si, pour conclure, nous poussons nos recherches du côté de l’architecture navale, si nous essayons de tirer de la plus grande bataille qui ait été livrée sur mer depuis cent ans quelques indications sur ce que doit être le navire de combat de l’avenir, ou seulement sur les modifications qu’il conviendrait de faire subir au type actuel ? Peut-être. Ne nous attendons cependant à aucune révélation extraordinaire, à aucune marque certaine de l’approche d’une révolution dans l’art de la guerre maritime.

Qu’il apparaisse de plus en plus nécessaire, en effet, après Tsoushima, que l’unité de combat réunisse la triple puissance de l’armement, de la protection et de la mobilité, c’est ce dont il est difficile de douter, mais ce dont la plupart des marins déjà ne doutaient guère. Tout au plus, — nous nous sommes attaché à le montrer, — l’élément vitesse, facteur tactique de la mobilité, est-il apparu, dans la bataille du 27 mai, plus complètement en relief que dans les rencontres précédentes. Mais cela même n’était point inattendu. Quelques-uns l’avaient expressément prévu et avaient fait, dans la balance des facultés qu’ils rêvaient pour leur unité de combat idéale, une part beaucoup plus importante qu’autrefois à celle de ces facultés qui donne toute leur valeur aux deux autres, qui permet de refuser ou d’imposer le combat, qui permet, en tout cas, d’en régler les conditions. Plus clairement, plus sûrement qu’il y a quelques mois, lorsque nous demandions dans cette Revue[41] la construction de bâtimens rapides (23-24 nœuds) de 14 000 à 15 000 tonnes, cuirassés sans exagération et armés de douze ou quatorze de ces 240 nouveaux que nos artilleurs estiment égaux en puissance balistique aux 305 ordinaires, nous concevons l’unité de combat de l’avenir sous la forme, sinon d’un très grand croiseur blindé (abandonnons ce vocable de croiseur qui indispose beaucoup de vieux marins), du moins d’un cuirassé à grande vitesse dont les caractéristiques satisferont à la formule que voici : porter le plus vite possible, sur le point décisif de l’action, l’artillerie la plus puissante et la mieux protégée.

Nous avons ici la ferme assurance de n’être démenti ni par les Russes, qui eurent à subir, le 27 mai, les soudaines et furieuses attaques de cette division Kamimoura, qui semblait se multiplier, ni par l’amiral japonais, qui osa ranger contre des cuirassés d’escadre ces bâtimens à cuirassemens minces que tant d’autres n’eussent considérés que comme de puissans éclaireurs.

Malheureusement pour nous, Français, qui sommes obligés de faire front du côté du continent aussi bien que du côté de la mer et sur qui pèse de plus en plus lourdement le faix de nos constructions, la réalisation de la formule que nous posions tout à l’heure ne va pas sans une augmentation sensible et dont on ne peut prévoir le terme, du déplacement et du prix de revient de l’unité de combat. 14 000 ou 15 000 tonnes, disions-nous ? Ce ne sera probablement pas assez. Les Américains, les Anglais, les Japonais eux-mêmes en sont déjà à 16 500 tonnes et on annonce la mise en chantiers, en Angleterre, d’un cuirassé nippon qui atteindrait 19 000 tonnes.

Ah ! si nos vœux pouvaient avancer la solution des problèmes épineux qui retardent la mise en jeu dans la guerre du large des grands sous-marins, les seuls véhicules réellement appropriés de la torpille automobile, nous aurions la double satisfaction de n’être pas obligés de construire des « mastodontes » et de menacer l’existence de ceux de nos rivaux. Nous serions, nous pourrions être du moins, ces « faibles, » à la fois ingénieux, avisés et résolus que le « fort » est, un temps, contraint de respecter. Mais l’illusion n’est pas possible, et elle serait dangereuse. Ce n’est pas dans quelques années qu’il faut que nous soyons prêts à lutter, aussi bien sur les mers lointaines que sur celles qui baignent nos côtes ; c’est tout de suite, demain peut-être, — nous en avons eu, récemment encore, l’impression bien nette, — et dès lors ce n’est point non plus sur des méthodes de guerre mal définies, sur des engins hypothétiques, sur des « avant-projets » de types absolument nouveaux que nous pouvons faire reposer notre sécurité et l’honneur de nos armes.

Passerons-nous maintenant du général au particulier pour signaler, par exemple, l’insuffisance des blockhaus, leur danger même en présence d’une artillerie bien servie, quand on a l’imprudence d’y accumuler tous les organes de commande du bâtiment et d’y réunir presque tout le personnel chargé de la direction ?… Pour rappeler l’intérêt de la stabilité de plate-forme en vue de la précision du tir et les avantages des quilles latérales pour atténuer l’amplitude des mouvemens de roulis ?… Pour noter que la protection des « œuvres vives, » contre les effets des torpilles, est un problème qui n’a pas encore reçu de solution satisfaisante — autre que celle de la mobilité, de la vitesse du bâtiment, solution approchée seulement ?… Pour constater enfin que les cuirassés dont la stabilité après avaries n’a pas été l’objet d’une étude approfondie chavirent comme de simples barques et coulent à pic, ainsi que l’avait prédit notre éminent constructeur, M. Bertin, soit que le projectile les ait atteints, grâce au roulis, au-dessous de la cuirasse de flottaison, soit, et mieux encore, que la brèche, faite un peu au-dessus de la flottaison et du pont cuirassé, laisse s’introduire à chaque oscillation du bâtiment un poids d’eau considérable dans l’entrepont ?… Mais, outre que ces questions ne sont pas nouvelles, nous ne saurions nous laisser entraîner ici à une discussion d’un technisme trop accusé. On peut être assuré d’ailleurs que les études depuis longtemps poursuivies chez nous sur ces importans sujets recevront de l’examen attentif des résultats matériels du combat de Tsoushima une impulsion décisive et que nos grandes unités de l’avenir bénéficieront de tous les perfectionnemens compatibles avec les caractères généraux du type qui aura été définitivement adopté.


Telle est donc cette bataille de Tsoushima, qui a si vivement frappé les imaginations, qui a eu et qui méritait d’avoir un si grand retentissement. Nous ne nous flattons pas d’avoir pu, dans une étude dont nous ne dissimulions pas au lecteur, en l’entreprenant, le caractère provisoire, tirer de cet événement maritime tous les enseignemens qu’il comporte. Il est du reste un point que nous avons laissé volontairement dans l’ombre, un sujet sur lequel il nous eût été pénible d’insister, surtout au moment où se produisait la rébellion du Kniaz-Potemkine : c’est l’état moral dans lequel se trouvait, a-t-on dit, une partie de l’escadre de la Baltique. Nous voulons espérer qu’il y a eu beaucoup d’exagération dans les relations qui ont été faites de certains incidens de la matinée du 28 mai et des motifs de la prompte reddition de la division Nebogatof. L’acte en lui-même n’avait rien de déshonorant ; on a le droit d’amener son pavillon après avoir fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour le défendre. Les ennemis des Russes se sont donné la tâche de dénaturer le caractère de cette capitulation et d’en faire l’exclusif résultat de l’affaiblissement des notions les plus élémentaires de patriotisme et de devoir militaire[42]. S’il en avait été réellement ainsi, nous devrions encore, avant de juger nos alliés, nous rappeler les malheurs du même genre qui frappèrent notre marine pendant la période révolutionnaire, et nous rappeler aussi combien la discipline fut en péril sur nos bâtimens, il y a bien peu de temps encore. Et quand il faudrait reconnaître la vérité des scènes dont on prétend que quelques vaisseaux russes furent le théâtre, la Russie n’en aurait pas moins, pour se consoler des honteuses faiblesses de quelques-uns des siens, les fortifians souvenirs de la belle conduite de la plupart des équipages de l’escadre vaincue. Des combats comme ceux du Borodino, du Kniaz-Souvorof, du Sissoï-Veliki, de tant d’autres encore, honorent une marine et ne permettent pas de désespérer de son relèvement.

***
  1. Au moment où cet article était à la composition, un journal a fait paraître l’analyse du rapport officiel de l’amiral Rodjestvensky, qui serait parvenu à Pétersbourg le 10 juillet. Le fond et encore plus la forme de certaines appréciations nous font douter de l’authenticité du document ou de la fidélité de l’analyse. Il faudrait, du reste, avoir le texte complet du rapport si l’on en voulait tirer des conclusions définitives. Du moins, dans ce qu’on a livré au public, n’y a-t-il rien qui infirme nos conclusions provisoires.
  2. Construits il y a quelque quinze ans sur les plans et sous les yeux d’un ingénieur français bien connu, M. Bertin.
  3. L’analyse du rapport du commandant en chef russe dont nous avons parlé plus haut confirmerait cette opinion. Sous toutes réserves, cependant.
  4. Contre-torpilleur qui brûle ses boiseries pour atteindre Vladivostock ; croiseur qui n’a plus que 10 tonnes de charbon quand il s’échoue à la côte de Corée, etc., etc. Cependant, d’après d’autres renseignemens, certains navires étaient bondés de charbon, surchargés même, les grands cuirassés, par exemple.
  5. Ce n’étaient pas des charbonniers ; ceux-ci avaient été renvoyés dans les ports chinois ; mais la flotte russe avait encore avec elle un navire-atelier, un navire-hôpital, un navire ravitailleur de torpilleurs, des remorqueurs, etc. Il semble, de plus, que deux ou trois croiseurs auxiliaires aient été rangés dans la catégorie des non-combattans, en cas d’action décisive. Que n’étaient-ils plutôt en croisière !…
  6. Flanqués, plus probablement. Il est d’ailleurs difficile de suivre le sort de ces bâtimens pendant la journée du 17. Il semble que, vers la fin de la journée, ils se soient trouvés plutôt à l’arrière, avec le groupe de l’amiral Nebogatof.
  7. La composition de cette colonne, au début de l’action du moins, parait avoir été la suivante : Osliabya (amiral Felkersham) ; Navarin, Sissoï-Veliki, Nicolas Ier (amiral Nebogatof) ; Amiral-Seniavine, Amiral-Apraxine, Amiral-Ouchakof. Les trois croiseurs protégés qui n’avaient pas suivi l’amiral Enquist étaient l’Almaz, l’Izoumroud et le Svietlana. Il est à remarquer qu’aucun des narrateurs, témoins oculaires des événemens, ne s’est préoccupé de donner la composition des divers groupes de bâtimens qui ont combattu. Cette lacune des renseignemens n’est pas l’une des moins embarrassantes pour les critiques.
  8. Le rapport officiel Liniévich dit de 60 à 70 encablures : cela ferait de 12 000 à 14 000 mètres, ce qui ne se soutient pas. Peut-être s’agit-il en réalité de « demi-encablures », mesure employée souvent dans d’autres marines que la russe et qui représente 100 mètres à très peu près. Dans ce cas, il faudrait réduire à 800 mètres l’intervalle entre les deux colonnes Rodjestvensky et Felkersham-Nebogatof.
  9. D’aucuns ont vu dans une conviction si bien arrêtée le résultat d’indiscrétions coupables qui se seraient produites dans la flotte russe après que l’amiral Rodjestvensky eut fait connaître, — lors du dernier ravitaillement, — à ses principaux officiers sa résolution de tenter le passage par Tsoushima. Des suppositions d’une nature aussi grave ne sauraient être admises sans preuves sérieuses,
  10. D’après le rapport Enquist, qui donne d’ailleurs 9 navires à ce groupe.
  11. Le rapport Togo mentionne, sans autres explications, une division Togo (jeune), qui est peut-être la division légère, ou 3e division du groupe principal. Peut-être aussi avait-on formé une division spéciale de croiseurs auxiliaires, groupés autour d’un croiseur protégé.
  12. Incertitudes, — d’ailleurs assez peu importantes, — sur le point exact du lieu de rendez-vous.
  13. Rapport Togo. Cependant il semble bien (récit d’un officier japonais et rapport Enquist) qu’une division au moins, la division légère, sans doute, fut dirigée vers l’Est, où elle barra le chemin à la division Enquist. Ce groupe aurait emmené avec lui une escadrille de torpilleurs, qui s’abrita probablement à l’entrée du détroit de Shimonosaki.
  14. « L’Angleterre compte que chacun fera son devoir, » avait signalé Nelson, à Trafalgar.
  15. L’amiral Togo attribue à l’incendie la retraite de l’Osliabya. Cela ferait donc 4 unités incendiées dès le début.
  16. Le commandant du Nakhimof a cru son bâtiment frappé par une mine sous-marine ; c’était faire l’éloge des explosifs qui forment la charge intérieure des obus japonais. Nous reparlerons des mines sous-marines un peu plus loin. L’analyse du rapport Rodjestvensky place la disparition de l’Amiral-Nakhimof beaucoup plus tard. Nous avions adopté la version japonaise.
  17. Le commandant en chef avait, disent les uns, voulu couvrir les bâtimens obligés de quitter le feu ; il se proposait, disent les autres, de porter son effort sur les croiseurs cuirassés. Togo attribue un changement de direction vers le Nord au dessein de s’échapper en contournant la queue de sa ligne, entre trois heures et trois heures et demie. Cette supposition parait bien gratuite !…
  18. Rapport Enquist. Pas tous les contre-torpilleurs en tout cas : deux ou trois au moins étaient restés au feu, et rendirent des services comme estafettes ; le Bravyi sauva 175 hommes de l’Osliabya ; le Buinyi recueillit l’amiral Rodjostvensky, etc.
  19. A deux heures quarante-cinq, dit Togo, le résultat de la bataille était décidé. C’est peut-être un peu tôt.
  20. Relation d’un officier japonais.
  21. Rapport Togo. D’après certaines relations russes, ce cuirassé ne coula que pendant la nuit.
  22. Le rôle de l’Orel pendant la phase principale de l’engagement est assez mal défini pour que certains narrateurs l’aient rangé dès ce moment dans la division Nebogatof, où l’amiral Rodjestvensky l’aurait renvoyé, n’ayant qu’une médiocre confiance dans l’esprit militaire de l’équipage de ce bâtiment. Sous toutes réserves encore, car l’analyse précitée fait plutôt l’éloge de la conduite de l’Orel pendant la journée du 27.
  23. Relations d’officiers japonais et de l’officier russe chef de la tourelle avant du Borodino.
  24. Le petit croiseur Almaz et 2 contre-torpilleurs réussirent à rentrer à Vladivostock ; l’amiral Enquist conduisit à Manille sa division d’éclaireurs ; 2 croiseurs auxiliaires furent désarmés dans un port chinois. C’est là tout ce qui reste de l’escadre de la Baltique. On évalue les pertes en personnel à 10 ou 12 000 hommes et les Japonais ont fait de 4 000 à 5 000 prisonniers.
    Ajoutons, pour en finir avec ce sujet, que le Dimitri-Donskoï fut rencontré à l’état d’épave, le 28 au matin, et coulé par le Kasuga, que le Svietlana sombra, — torpillé sans doute, — dans la nuit du 27 au 28 et que l’Izoumroud, séparé de la division Nebogatof, alla s’échouer à la côte de Corée, où il fut détruit.
    L’amiral Togo accuse une perte de 3 torpilleurs et de 800 hommes environ, tués ou blessés. L’amirauté russe vient de faire paraître, ou de laisser paraître un document qui attribuerait aux Japonais des pertes beaucoup plus grandes : entre autres, celle d’un cuirassé. Nous ne pouvons, pour le moment, que nous en tenir aux données du rapport officiel.
  25. 3 vaisseaux turco-égyptiens, 17 frégates et un grand nombre de bâtimens légers appuyés sur des batteries de côte contre 10 vaisseaux et 10 frégates anglais, russes et français.
  26. On est allé jusqu’à prétendre que les Japonais avaient semé des mines sous-marines dans le détroit de Tsoushima, et même qu’ils les avaient mouillées suivant certains alignemens dont ils se réservaient la connaissance. Et alors les Russes se fussent trouvés réellement sur un « terrain préparé, » machiné, peut-on dire. Mais il en est de ces mines comme des sous-marins à qui l’on donnait tout d’abord un rôle brillant dans la destruction de la flotte russe. Notons aussi que des survivans de l’Osliabya affirmaient que leur navire avait essuyé le feu des batteries de Tsoushima. Cela parait aujourd’hui bien improbable.
  27. Il est fâcheux pour les Russes que les négociations pour l’acquisition des croiseurs cuirassés argentins n’aient pu aboutir. Deux de ces bâtimens et les croiseurs de l’amiral Enquist auraient satisfait au desideratum que nous indiquons.
  28. Mais point la victoire immédiate, du moins. « Celui qui se borne à se défendre, dit Napoléon, court des risques sans en faire courir à son adversaire. »
  29. « Si vous ne distinguez pas mes signaux, dit Nelson à ses capitaines, prêtez le travers à un vaisseau ennemi ; vous serez toujours sûrs d’être à votre poste. »
  30. Outre les bâtimens légers, deux croiseurs cuirassés, le Dimitri-Donskoï et le Vladimir-Monomakh, s’emploient, à plusieurs reprises (rapport Liniévich), à cette inutile besogne. L’escadre tout entière et au moins la division Nebogatof, dit l’amiral Enquist, tourne même à un certain moment (mais lequel ?…) autour des navires auxiliaires…
  31. « Le Tsar nous envoie à la destruction, » disaient les officiers russes à leurs camarades français, à Madagascar. Et ils souriaient tristement.
  32. L’amiral Togo semble, en prévision de la rencontre décisive qu’il devait avoir avec l’escadre de la Baltique, avoir pris un soin particulier de l’instruction pratique de ses canonniers. On a dit qu’il avait fait exécuter beaucoup de tirs par mauvais temps. L’exemple serait bon à suivre dans beaucoup de marines.
  33. Les journaux parlent d’une poudre spéciale, la poudre Chimosé, dont seraient chargés les obus japonais et qui produirait des résultats étonnans. On avait dit quelque chose comme cela de la charge intérieure des obus américains après Santiago. C’était tout simplement de la poudre noire. Réservons donc encore sur ce point notre jugement.
  34. Russes et Japonais employaient certainement les poudres sans fumée ; mais il faut savoir que chaque gargousse de poudre de ce genre est munie d’une « pastille » d’allumage en poudre noire. De là, production de fumée qui, à la longue, dans un feu nourri, devient très intense.
  35. L’attaque des torpilleurs est préparée et soutenue par un feu rapide, violent, des croiseurs cuirassés (Relation d’un officier japonais).
  36. D’après l’analyse du rapport Rodjestvensky, ceci ne s’appliquerait pas à l’Amiral-Apraxine et à l’Amiral-Seniavine.
  37. Ce qu’on avait voulu expérimenter surtout chez nous, c’était la solidité des organes intérieurs des tourelles et de leur artillerie sous le choc des gros projectiles. A cet égard, les constatations dont nous venons de parler sont assez probantes. Cependant l’officier du Borodino nous apprend que sa tourelle a été détruite par le feu des Japonais ; mais ce résultat est dû au choc simultané de deux projectiles de 305 millimètres. Et, par parenthèse, on se demande si les Japonais n’emploient pas, dans leurs tourelles jumelées de gros calibre, la mise de feu électrique. C’est probable. Il l’est aussi qu’ils pointent à la lunette, ce qui expliquerait la justesse de leurs coups aux grandes distances. Ce mode de pointage est depuis longtemps chez nous l’objet d’expériences qu’il serait peut-être temps de mener à bonne fin.
  38. C’est ce qui se serait passé, du reste, si le temps ne s’était pas amélioré dans la soirée du 27. Il s’en est fallu de peu, en somme, que les escadrilles japonaises aient été complètement réduites à l’impuissance. Le véhicule actuel de la torpille automobile n’est pas encore et ne sera peut-être jamais un instrument de guerre de toute sûreté.
  39. Nous l’appliquons d’une manière courante, en prononçant surtout les assauts contre les bâtimens de tête et de queue (ainsi que l’ont fait les Japonais), dans nos grandes manœuvres navales et même dans les manœuvres particulières des défenses mobiles des ports et des escadres permanentes.
  40. Pour être complet, il faudrait parler des projecteurs de lumière électrique, qui semblent avoir servi les escadrilles japonaises plus encore que les vaisseaux de Nebogatof, — et cela encore était prévu ! Il faudrait parler aussi de la télégraphie sans fil dont l’amiral Togo sut, seul, se donner les avantages. Les Russes avaient cependant des appareils Marconi et ils auraient pu en user tout au moins en lançant des ondes susceptibles de « brouiller » les dépêches des éclaireurs japonais. Mais dans quel état étaient ces appareils et avait-on le personnel technique nécessaire pour les entretenir, les réparer au besoin ?…
  41. Voyez, dans la Revue du 15 août 1903, les Évolutions d’escadre et la tactique des flottes modernes.
  42. L’analyse qui vient d’être publiée du rapport de l’amiral Rodjestvensky confirmerait les bruits qui ont couru sur l’insubordination des équipages du Seniavine et de l’Apraxine. Nous avons dit plus haut les doutes que nous inspire l’authenticité d’un document qui fait tenir au commandant en chef de la flotte russe un langage peu mesuré.