La Zoologie d’Aristote

LA


ZOOLOGIE D’ARISTOTE


À PROPOS DE RÉCENS TRAVAUX




I. Histoire des animaux d’Aristote, traduite en français et accompagnée de notes perpétuelles, par M. J. Barthélémy Saint-Hilaire. Paris, 1883 ; Hachette. — II. Histoire de la zoologie, depuis l’antiquité jusqu’au xixe siècle, par Victor Carus, traduction française par M. Hagenmuller. Paris, 1880 ; J.-B. Baillière. — III. La Philosophie zoologique avant Darwin, par M. Edmond Perrier, professeur, au Muséum. Paris, 1884 ; Alcan.


S’il est téméraire d’affirmer que les modernes soient supérieurs aux anciens dans la littérature et dans l’art, le progrès dans les sciences positives ne semble pouvoir être raisonnablement mis en doute. Là les observations exactes, les expériences décisives s’accumulent, les lois se dégagent comme d’elles-mêmes et les vérités conquises de siècle en siècle forment un héritage incessamment agrandi, de telle sorte que les derniers venus trouvent dans ce capital intellectuel, intégralement transmis par les générations précédentes, l’instrument créateur de richesses illimitées. À quoi bon dès lors curieusement étudier les ouvrages scientifiques des anciens ? Quel profit espérer d’une Histoire naturelle écrite, il y a plus de deux mille ans, par un Grec de Stagyre ? Et pourtant, en lisant l’Histoire des animaux d’Aristote dans la belle traduction de M. Barthélémy Saint-Hilaire, qui ne croirait avoir affaire à un moderne ? L’étonnement va croissant à la lecture de la magistrale introduction où l’éminent traducteur compare Aristote à ses devanciers et montre de quel néant est sortie cette œuvre au pied de laquelle Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire et, plus récemment, Carus, Gegenbaur, Clauss, Hæckel, Siciliani, les partisans comme les adversaires du transformisme, sans distinction d’école et de système, sont venus déposer le témoignage de leur unanime admiration. Ce n’est donc pas peine perdue que de parcourir ce noble édifice, à peine entamé par vingt-deux siècles ; toute obscurité d’ailleurs est écartée par l’érudition exacte et sûre du guide qui s’offre à nous.


I.


Dès qu’il se prit à réfléchir, l’homme dut jeter sur le monde animal un regard plein d’une curiosité inquiète et troublée. Ces muets mystérieux, si voisins ou si éloignés de lui, les uns inoffensifs, les autres terribles, son ignorante imagination les arma de pouvoirs divins. On sait que le culte des animaux fut universel, et la croyance persistante aux animaux fantastiques dut peut-être son origine aux représentations intentionnellement monstrueuses de ces antiques divinités. Plus tard, quand le dogme monothéiste se fut dégagé dans la conscience du genre humain et qu’on soupçonna l’existence d’une cause ordonnatrice de l’univers, l’harmonie de l’ensemble parut impliquer nécessairement entre les différens êtres vivans les liens de parenté les plus étroits. De là sans doute la doctrine de la métempsychose, qui fait circuler les âmes humaines à travers toutes les formes animales ; de là, jusque chez Aristote, cette opinion étrange que les abeilles participent, comme nous, à l’intellect actif, parce qu’elles sont capables de concevoir la régularité abstraite de certaines figures géométriques ; de là ce symbolisme qui, au moyen âge, figurait les vices et les vertus des hommes, le bien ou le mal, par les habitudes vraies ou supposées des animaux. Ainsi, dans l’une des rédactions du Physiologus, ce recueil bizarre qui, pendant près de mille ans, servit de manuel populaire de zoologie, « l’âne sauvage figure le diable. Lorsqu’il voit que le jour et la nuit s’égalisent, c’est-à-dire que les peuples qui s’agitaient dans les ténèbres se convertissent à la pure lumière, il fait retentir sa voix d’heure en heure, nuit et jour, cherchant la proie qui lui échappe. » Ainsi encore à propos du castor, dont on croyait qu’il s’arrachait lui-même les organes de la génération pour arrêter la poursuite des chasseurs : « De même tous ceux qui veulent vivre chastes en Jésus-Christ doivent arracher les vices de leur âme et de leur corps pour les jeter à la face du démon. » Et ne trouvons-nous pas comme un dernier écho de ce symbolisme dans Bossuet lui-même quand il dit : « Il semble que Dieu ait voulu nous donner, dans les animaux, une image de raisonnement, une image de finesse ; bien plus, une image de vertu et une image de vice ; une image de piété dans le soin qu’ils montrent tous pour leurs petits et quelques-uns pour leurs pères ; une image de prévoyance, une image de fidélité, une image de flatterie, une image de jalousie et d’orgueil, une image de cruauté, une image de fierté et de courage. Ainsi les animaux nous sont un spectacle où nous voyons nos devoirs et nos manquemens dépeints. Chaque animal est chargé de sa représentation. »

Il fallut longtemps avant que l’esprit humain se décidât à regarder les animaux comme de simples objets d’étude, sans autre préoccupation que celle du savoir. Ici comme en toutes choses, la Grèce fut la grande initiatrice du progrès. C’est aux penseurs d’Ionie que l’on doit les premières spéculations méthodiques sur les causes et les conditions de la vie. Thalès remarque que les semences des êtres vivans sont humides ; il en conclut que l’eau, ou l’humide, est le principe universel. Pour Anaximène, c’est l’air, car la respiration cesse avec la mort. C’est le feu pour Héraclite, mais un feu éternel, intelligent, et l’âme la plus sage est formée par le feu le plus sec. La conception d’Anaxagore, qui représente chaque organe comme composé de parties similaires infiniment petites, primitivement confondues dans le mélange du chaos, mérite plus d’attention ; et M. Perrier, dans un récent et remarquable ouvrage, lui trouve plus d’un trait de ressemblance avec la théorie de l’emboîtement des germes, avec l’hypothèse des molécules vivantes de Buffon, celle de l’attraction du soi pour soi de Geoffroy Saint-Hilaire, même avec la fameuse théorie de la panspermie de Darwin.

À côté des hypothèses téméraires, des généralisations sans mesure, apparaît déjà, timidement il est vrai, la véritable observation. Ainsi Alcméon de Crotone dissèque des animaux ; il compare le blanc de l’œuf au lait des mammifères ; mais il croit encore que les chèvres respirent par les oreilles. Anaxagore, d’après un récit de Plutarque, disséqua un bouc qui n’avait qu’une seule corne au milieu du front, prodige qui mettait tous les Athéniens en émoi ; le philosophe montra, par l’anatomie du crâne, que ce fait n’avait rien de surnaturel. Il eut quelques notions remarquables sur la manière dont se nourrissent les fœtus et proclama que le cerveau est le siège de la pensée ; ce qui ne l’empêchait pas d’être très convaincu que les fouines enfantent par la bouche, que les ibis et les corbeaux s’accouplent par le bec.

Dans cette revue rapide des prédécesseurs d’Aristote il convient de faire une mention spéciale de Démocrite. Le fondateur du matérialisme mécaniste ne pouvait manquer de jeter un coup d’œil pénétrant sur la nature. On lui a même fait l’honneur de croire qu’Aristote s’était enrichi, sans le nommer, de ses dépouilles ; il serait un de ceux dont, au dire de Bacon, le philosophe de Stagyre aurait étouffé la gloire, « de même que les sultans de Constantinople se débarrassaient des frères qui portaient ombrage à leur pouvoir. » Mais Aristote a cité tous ses devanciers, et surtout Démocrite, dont il parle en maint endroit avec éloge ; il avait même discuté ses opinions dans un traité spécial qui est perdu. Nul, en effet, avant Aristote, se mérite mieux que Démocrite le nom de physicien. Il avait certainement disséqué beaucoup d’animaux ; au témoignage de Pline, il avait même écrit un livre tout entier sur l’anatomie du caméléon. Il avait constaté la présence des intestins chez les insectes et les animaux privés de sang, et Aristote aura tort de le combattre sur ce point. Il avait ingénieusement expliqué le phénomène de la respiration, cherché les causes de la différence des sexes, de la stérilité relative des mulets, de la chute des dents, il est le père de nombre d’observations, vraies ou fausses, accueillies et reproduites de confiance par toute l’antiquité. » Ainsi le lion est le seul animal dont les petits naissent les yeux ouverts ; les poissons de mer ne se nourrissent pas de l’eau salée, mais de cette portion d’eau douce que l’eau salée renferme ; les chiennes et les truies n’ont tant de petits que parce qu’elles ont plusieurs matrices ; en Libye, où les ânes sont de très grande taille, ils ne couvrent jamais que des jumens rasées, de tous leurs crins, car si elles avaient encore cet ornement qui les pare si bien, elles ne recevraient pas de tels maris : curieuse intuition, pour le dire en passant, du principe de la sélection, sexuelle, dont Ch. Darwin devait faire de si merveilleuses applications.

La médecine a des rapports si étroits avec la zoologie, qu’il est permis de s’étonner qu’Aristote n’ait pas nommé Hippocrate. Pourtant il a dû faire son profit de traités tels que celui de la Génération, de la Nature de l’enfant, de la Stérilité chez la femme. Il a dû surtout s’inspirer de l’esprit général de la méthode hippocratique, qui est une méthode d’observation. Mais cette observation semble être restée à la surface du corps humain. S’il faut en croire Sprengel, Praxagoras de Cos fut le premier qui disséqua des cadavres ; les Ptolémées permirent cette pratique, regardée jusque-là comme criminelle et s’y livrèrent eux-mêmes : Regibus corpora mortuorum ad scrutandos morbos insecantibus, dit Pline. Faut-il croire qu’ils allèrent jusqu’à autoriser la vivisection des condamnés à mort, et les pères de l’église n’ont-ils pas calomnié Hérophile en affirmant qu’il sollicita cet effroyable privilège et qu’il en usa fréquemment[1]

Socrate et Platon ne sauraient réclamer une large place dans une histoire de la zoologie avant Aristote. Le premier néglige volontairement l’étude des sciences naturelles ; le second écrit cette obscure et magnifique cosmogonie qui s’appelle le Timée ; mais s’il y proclame à chaque page le principe des causes finales, s’il a des vues ingénieuses, parfois profondes, sur l’organisation du corps humain et la disposition de ses parties, le symbolisme mystique qui remplit l’œuvre entière en exclut tout caractère vraiment scientifique. Les âmes des bêtes sont, pour Platon, des âmes humaines dégradées et punies ; l’âme humaine est elle-même une émanation de l’âme du monde, seule parfaitement sage et parfaitement bonne. La pensée, la sensibilité, la vie, s’expliquent ainsi, aux différens échelons de la hiérarchie des êtres, par la déchéance d’un seul et même principe. C’est le progrès à rebours ; c’est la méconnaissance complète de la marche suivie par la nature ; c’est précisément l’inverse de la méthode adoptée par Aristote dans sa belle théorie de l’âme.

La pauvreté des matériaux fournis à Aristote par ses devanciers conduit à se demander comment et par quelles ressources un seul homme a pu élever un monument tel que l’Histoire des animaux. L’amitié d’Alexandre ne lui fut pas inutile. Au dire de Pline, le conquérant aurait mis à la disposition du philosophe quelques milliers d’hommes chargés de lui rapporter de toutes les parties du monde connu tous les documens possibles intéressant l’histoire naturelle. Cela est vraisemblable ; mais, d’une part, Aristote avait commencé ses travaux zoologiques avant l’expédition d’Alexandre, et, d’autre part, quand celui-ci dépassa l’Asie-Mineure, les rapports entre le maître et l’élève s’étaient déjà bien refroidis : raison sérieuse pour douter que la sollicitude du royal disciple ait beaucoup contribué à enrichir les collections de son précepteur d’animaux expédiés de la Haute-Asie, de l’Afrique ou de l’Inde. Selon Athénée, Alexandre aurait fait à Aristote un don de huit cents talens, près de cinq millions et demi. Voilà, certes, une jolie subvention, mais il est à croire que ce chiffre est fort exagéré. Mettons qu’on ait abandonné au philosophe les soixante-dix talens qui, d’après Plutarque, ne furent pas utilisés pour les préparatifs de l’expédition contre les Perses, cette libéralité, d’environ 390,000 francs, n’a pu servir tout entière à l’acquisition d’animaux morts ou vivans ; il faut tenir compte du prix des livres à cette époque : Aristote payait trois talens, un peu plus de 16,500 francs, les œuvres du seul Speusippe, et il eut certainement une riche bibliothèque.

Si l’on excepte les animaux de la Grèce et de l’Ionie ou ceux d’origine étrangère qui avaient été acclimatés déjà dans ces contrées, tels que la pintade, le faisan et le paon, Aristote paraît s’en être tenu le plus souvent à des renseignemens de seconde main, lectures d’ouvrages antérieurs, communications orales ou épistolaires. Mais il soumit ces diverses sources d’informations à une critique dont la pénétration est vraiment merveilleuse pour l’époque. Il est manifeste, par exemple, qu’il n’accueille qu’avec un sourire la description que fait Ctésias du martichore, cet animal fantastique, de la grosseur d’un lion, au visage semblable à celui de l’homme, au corps rouge, à la queue armée d’un aiguillon qu’il lance comme une flèche, à la voix qui rappelle celle de la flûte et de la trompette, aux mâchoires féroces, garnies chacune de trois rangées de dents. Il n’est pas beaucoup plus crédule à l’égard des fables populaires, sur le verdier qui naît, comme le phénix, des cendres d’un bûcher ; sur les grues qui prennent dans leurs becs, pour se lester, une pierre qui est bonne à éprouver la pureté de l’or ; sur les chèvres de Crète, qui percées d’une flèche, se mettent en quête du dictame, dont la propriété est de faire sortir le fer de la plaie. Quand il rapporte des faits qui passent pour des présages, c’est d’un ton qui ne rappelle guère la naïve dévotion d’Hérodote. Un bouc donnait à Lemnos une telle quantité de lait qu’on en faisait des fromages : « Signe de prospérité, » répond l’oracle interrogé. « Mais, ajoute le philosophe, il y a aussi quelques hommes qui, après la puberté, donnent un peu de lait si l’on presse leurs mamelles et qui même en donnent en quantité quand un enfant les tette. » Ce simple rapprochement rend déjà le prodige moins merveilleux. Les prêtresses de Carie ont du poil au menton, et quand il devient plus long, c’est un fâcheux présage. Rapporter ainsi le fait sans commentaire marque plus de dédain peut-être que de le discuter. Une explication tirée de la mythologie ne lui paraît pas décisive. « On prétend que toutes les louves mettent bas, chaque année, dans l’espace de douze jours. L’explication mythologique qu’on en donne, c’est que, dans un même nombre de jours, elles accompagnèrent Latone, du pays des Hyperboréens à Délos, quand elle se transforma en louve par crainte de Junon. Si c’est bien là ou si ce n’est pas là réellement la durée de la gestation, on n’a pas pu le vérifier jusqu’à ce jour ; c’est une simple assertion. Mais il ne semble pas qu’elle soit exacte. »

Le grand mérite, dira-t-on, de n’avoir pas accueilli les yeux fermés tous les mensonges des voyageurs, toutes les légendes et superstitions populaires ! Mais si l’on considère la crédulité presque sans mesure de Pline, l’un des plus grands naturalistes de l’antiquité, et la puérilité des récits d’Élien ; si l’on se rappelle Roger Bacon (celui qui eut peut-être, au moyen âge, l’intuition la plus nette de la méthode scientifique), croyant encore que le regard du basilic est mortel, que le loup peut enrouer un homme s’il le voit le premier, que l’ombre de l’hyène empêche les chiens d’aboyer, que l’oie bernache nait des glands d’une espèce de chêne ; quand, en 1680, Pierre Rommel affirme avoir vu à Fribourg un chat qui avait été conçu dans l’estomac d’une femme et avoir connu une autre femme qui avait donné naissance à une oie vivante ; quand, enfin, jusqu’au xviiie siècle, on a cru voir dans les fossiles l’effet d’une fécondation des roches par un certaine souffle séminal s’infiltrant sous terre avec les eaux, — il est difficile de ne pas éprouver quelque admiration pour le sens critique dont fait preuve Aristote.


II.


Qu’Aristote ait connu et pratiqué les procédés les plus essentiels de la vraie méthode zoologique, c’est ce que démontre jusqu’à l’évidence la lecture même superficielle de l’Histoire des animaux. Il ne cesse de répéter qu’il faut d’abord observer scrupuleusement les êtres, déterminer ce qui est particulier à chaque espèce avant de rechercher ce qui est commun à un grand nombre ou à toutes. Ce travail accompli, on devra s’efforcer de découvrir la cause de tous ces faits, « car c’est ainsi qu’on peut se faire une méthode conforme à la nature, une fois qu’on possède l’histoire de chaque animal en particulier, puisqu’alors on voit aussi évidemment que possible à quoi il faut appliquer sa démonstration et sur quelle base elle s’appuie. » Il déclare formellement que l’observation mérite plus de confiance que la théorie ; non qu’il professe le pur empirisme, mais parce que la spéculation doit être vérifiée, aussi loin que possible, par la perception des sens. On ne peut assurer qu’il ait disséqué lui-même : le doute est tout au moins légitime en présence de l’étrange assertion que le cœur d’aucun animal n’a plus de trois cavités. Mais certainement, il a fait faire de nombreuses dissections ; il parle des yeux intérieurs de la taupe, des viscères du lion et de plusieurs reptiles. Il connaît parfaitement l’oreille interne de l’homme ; ses observations sur la structure des poissons ont excité l’admiration des juges les plus compétens ; il a notamment très bien constaté le rôle et la conformation des branchies. Il apprécie l’utilité de la vivisection et lui doit des observations délicates sur les mouvemens des muscles intercostaux du caméléon. Des planches anatomiques étaient jointes à l’Histoire des animaux, les renvois étaient indiqués par des lettres de l’alphabet. Ces dessins, malheureusement perdus, sont mentionnés, par exemple, à propos de la forme de la matrice et de la sortie des œufs de la seiche.

C’est assez dire qu’Aristote avait compris toute l’importance de l’anatomie comparée. Il faudrait trop citer pour donner la preuve complète de sa sagacité sur ce point. Rappelons seulement qu’il a distingué et défini, au moins en partie, ces diverses sortes de ressemblances des animaux que Geoffroy Saint-Hilaire devait désigner par les noms d’analogies et d’homologies. Il n’ignore pas non plus ce que Cuvier appellera la corrélation des formes ; il signale un grand nombre de ces corrélations qui depuis sont restées dans la science. Il entrevoit de même le principe de l’unité de plan de composition dans la série animale. Mais son génie synthétique ne l’empêche pas d’apercevoir les dissemblances ; le premier peut-être, il a déterminé la différence qui existe anatomiquement entre l’homme et le singe, en observant que, chez celui-ci, la conformation des os du crâne et de la face n’est pas la même que chez nous ; que, de plus, ses pieds ressemblent à des mains, ce qui l’oblige de se tenir bien plus souvent à quatre pattes que tout droit.

À l’anatomie comparée se joint la physiologie comparée. De toutes les fonctions communes à tous les animaux, celle dont Aristote s’est le plus occupé, c’est celle de la reproduction. Il en suit l’histoire et les procédés à travers tous les échelons de la nature vivante et en a fait l’objet d’un traité spécial qui passe à bon droit pour son chef-d’œuvre en zoologie. La critique même de M. Lewes, ordinairement sévère jusqu’à l’injustice pour les écrits scientifiques d’Aristote, s’avoue désarmée devant la magistrale ordonnance, les vues pleines de pénétration et de grandeur du Περὶ ζώων γενέσεως. Admirable dans le détail, l’ouvrage l’est peut-être plus encore par les généralités philosophiques qui marquent, en un langage élevé, le caractère divin de cette fonction universelle. Comment ne pas rappeler cette page, l’une des plus belles qu’ait inspirées la philosophie de la nature ? « À considérer l’ensemble des choses, les unes sont éternelles et divines, tandis que les autres peuvent être ou ne pas être. Le beau et le divin sont toujours, par leur nature propre, causes du mieux dans les choses qui ne sont simplement que possibles. Ce qui n’est pas éternel est néanmoins susceptible d’exister, et, pour sa part, il est capable d’être tantôt moins bien et tantôt mieux. Or l’âme vaut mieux que le corps, l’être animé vaut mieux que l’être inanimé, être vaut mieux que n’être pas, vivre vaut mieux que ne pas vivre. Ce sont là les causes qui déterminent la génération des êtres vivans. Sans doute, la nature des êtres de cet ordre ne saurait être éternelle ; mais, une fois né, l’être devient éternel dans la mesure où il est possible qu’il le soit… Au point de vue de l’espèce, cette éternité est possible, et c’est ainsi que se perpétuent à jamais les hommes, les animaux et les plantes. » Ainsi, tandis que, pour certain mysticisme et pour le pessimisme moderne, la génération est œuvre de déchéance et assure le triomphe du mal dans l’univers, elle marque, aux yeux du philosophe grec, l’effort sublime de la nature vivante dans son inconsciente aspiration à l’éternité du divin.

De là la sympathie profonde d’Aristote pour les êtres innombrables qui, par la variété de leurs formes et de leurs instincts, sollicitent l’admiration raisonnée du savant. Et cette sympathie n’est peut-être pas une des moindres conditions pour mener à bien l’étude de la nature animée. Elle se trahit dans de rares passages où elle donne à la sévérité du style d’Aristote l’accent imprévu d’une religieuse émotion : « Même dans ceux des détails qui peuvent ne pas flatter nos sens, la nature, qui a si bien organisé les êtres, nous procure à les contempler d’inexprimables jouissances pour peu qu’on sache remonter aux causes et qu’on soit réellement philosophe. Quelle contradiction et quelle folie ne serait-ce pas de se plaire à regarder les simples copies de ces êtres en admirant l’art ingénieux qui les a reproduits en peinture ou en sculpture et de ne point se passionner encore plus vivement pour la réalité de ces êtres que crée la nature et dont il nous est donné de pouvoir découvrir les causes ! Aussi ce serait une vraie puérilité que de reculer devant l’observation des êtres les plus infimes, car dans toutes les œuvres de la nature il y a toujours place pour l’admiration, et l’on peut toujours leur appliquer le mot qu’on prête à Héraclite, répondant à des étrangers qui venaient le voir et s’entretenir avec lui. Comme, en l’abordant, ils le trouvèrent qui se chauffait au feu de la cuisine : « Entrez sans crainte, entrez toujours, leur dit le philosophe ; les dieux sont ici comme partout. » De même dans l’étude des animaux, quels qu’ils soient, il n’y a jamais non plus à détourner nos regards dédaigneux, parce que, dans tous sans exception, il y a quelque chose de la puissance de la nature et de sa beauté. »


III.


Il semblera peut-être que ces vues philosophiques et religieuses, pour grandes qu’elles soient, loin d’ajouter à la valeur scientifique de l’œuvre, ne peuvent que la compromettre aux yeux des hommes du métier. De fait, la plupart des naturalistes ou des physiologistes qui ont parlé de l’Histoire des animaux, reprochent plus ou moins à son auteur d’avoir attribué tant d’importance au principe des causes finales. Mais la finalité, telle que l’entend Aristote, nous paraît assez voisine de celle que peut accepter un savant. D’abord il est fort éloigné de la théorie anthropocentrique, qui fait du bien-être et des commodités de l’espèce humaine l’objet unique des préoccupations du Créateur. Puis, la finalité qu’il reconnaît est plutôt immanente que transcendante. La nature ou Dieu ne fait rien en vain, dit-il ; mais le plus souvent, il ne s’agit que de la nature. Le dieu d’Aristote n’est pas, comme celui de Platon, un ouvrier qui maîtrise, façonne une matière indocile, les yeux fixés sur un modèle ; il ignore la nature et ne l’organise que par l’attrait qu’exerce sur elle sa souveraine perfection. Il n’a pas de pensées qu’il traduise au dehors, il ne combine pas des moyens en vue de fins à atteindre ; c’est la nature qui par un art inné dont elle n’a pas conscience, s’ordonne elle-même, et d’espèce en espèce, de règne en règne, poursuit et réalise le mieux. Qu’on explique cette magnifique ascension de la nature par un obscur pressentiment d’une perfection vers laquelle tendent toutes ses démarches, ou que l’on substitue à cette hypothèse, en partie métaphysique, il faut l’avouer, le jeu des influences extérieures, la concurrence vitale, la sélection sexuelle[2], le résultat n’est pas sensiblement différent. Toujours il est vrai que les organes ont dû s’adapter entre eux et aux conditions des milieux pour assurer dans la mesure du possible la victoire de la vie sur la mort. Toujours il est vrai que tout ce qui est nuisible ou inutile au vivant a dû ou doit être éliminé, de telle sorte qu’il soit scientifiquement légitime, dans l’une ou l’autre alternative, de chercher le pourquoi, c’est-à-dire la cause finale de tout organe et de toute fonction[3].

Cette notion de finalité est d’ailleurs loin d’être stérile entre les mains d’Aristote. Elle lui suggère, par exemple, la première idée de cette grande loi de la division du travail zoologique, qui attendra jusqu’en 1827 que M. Milne-Edwards lui donne tous ses développemens. « La nature, dit-il, emploie toujours, si rien ne l’en empêche, deux organes spéciaux pour deux fonctions différentes ; mais quand cela ne se peut, elle se sert du même instrument pour plusieurs usages ; cependant il est mieux qu’un même organe ne serve pas à plusieurs fonctions. »

N’est-ce pas aussi à la lumière du principe des causes finales qu’Aristote entrevoit la grande loi de la continuité dans la nature ? Le monde, dit-il dans la Métaphysique, n’est pas comme un mauvais poème dont les épisodes soient sans liens entre eux. De même la nature ne saute pas brusquement et par caprice d’une forme vivante à une autre : elle n’ignore pas l’art des transitions. « Dans la nature, le passage des êtres inanimés aux animaux se fait peu à peu et d’une façon tellement insensible qu’il est impossible de tracer une limite entre ces deux classes. Après les êtres inanimés, viennent les plantes, qui diffèrent entre elles par l’inégalité de la quantité de vie qu’elles possèdent. Comparées aux corps bruts, les plantes paraissent douées de vie ; elles paraissent inanimées comparées aux animaux. Des plantes aux animaux le passage n’est point subit et brusque ; on trouve dans la mer des êtres dont on douterait si ce sont des animaux ou des plantes ; ils sont adhérens aux autres corps, et beaucoup ne peuvent être détachés sans périr des corps auxquels ils sont attachés. » Et il cite, parmi ces êtres ambigus, les pinnes, les solens, les orties de mer, surtout les éponges.

On s’est autorisé de ce passage célèbre pour faire d’Aristote un précurseur du transformisme. La tentation est d’autant plus forte, qu’ailleurs le philosophe grec semble pressentir la théorie de Kœlliker et expliquer par une légère modification dans la constitution des petites parties les différences qui séparent ensuite les animaux terrestres des animaux aquatiques. Quelques accidens survenus dans le cours du développement embryogénique suffiraient donc à rendre compte de la variété des espèces. N’est-ce pas là l’hypothèse des variations accidentelles, qui joue un si grand rôle dans la doctrine darwinienne ? Mais il ne faut pas abuser de ces rapprochemens. Au fond, Aristote tient pour l’immutabilité des espèces, ou tout au moins de certains types essentiels qui marquent à ses yeux comme les échelons de la vie dans la nature. Et c’est encore l’idée de la finalité qui le conduit à cette conclusion. L’âme est, en effet, la cause finale du corps vivant, et l’âme ou principe de la vie se manifeste par une hiérarchie de facultés, nutritive, sensitive, motrice, pensante, dont chacune, impliquant les degrés inférieurs, exprime la complexité et la perfection croissantes de l’organisation.

Sur cette question de l’âme, comme sur celles des causes finales, Aristote a paru à quelques-uns suspect de métaphysique, et pas plus dans un cas que dans l’autre, le soupçon n’est entièrement fondé. Sa théorie de l’âme n’est qu’une généralisation de l’expérience ; elle se tient à une distance égale du matérialisme et du spiritualisme. Il faut bien expliquer cette unité d’harmonie, ce consensus qui est la vie de l’individu. La multiplicité des organes et des fonctions suppose un but commun, une fin qui est précisément la plénitude d’existence dont le vivant est susceptible. Cette fin n’est pas séparable des élémens qui lui servent de moyens, mais elle n’en est pas l’effet. Bien plutôt, elle les produit en un sens, car elle les suscite, elle les fait sortir de l’indétermination d’une matière qui n’est pas encore organisée, elle en est la raison, partant la vraie cause. C’est au fond l’âme qui crée le corps, comme c’est l’attrait de la perfection divine qui crée le progrès dans la nature et peut-être la nature elle-même. Aux yeux du philosophe, la forme, seule intelligible, est, dans l’individu, tout ce qu’il a de réel, et la matière s’évanouissant graduellement, la pensée ne se trouve plus en présence que d’elle-même dans un monde de formes et de fins. Métaphysique si l’on veut ; mais quel savant n’est pas un peu métaphysicien, malgré qu’il en ait, quand il veut aller jusqu’au bout des science ? Et Claude Bernard expliquant l’organisme par une idée directrice qui ressemble pas mal à la forme ou à la ψυχή d’Aristote, n’est-il pas pris, lui aussi, en flagrant délit de métaphysique ?

En tout cas, c’est sans doute à sa théorie de l’âme qu’Aristote a dû d’ajouter à tant d’autres gloires celle d’avoir fondé la psychologie comparée. Identifier l’âme avec la vie, c’est rapprocher, sans les confondre, les animaux de l’homme, et par là même être prêt à accorder toute l’importance qu’ils méritent aux phénomènes psychiques qui se manifestent à tous les degrés divers de l’échelle animale. Que de zoologistes n’ont vu dans les animaux que des corps organisés sans se mettre en peine de leur âme ! Aristote tient légitimement compte de ce qu’on pourrait appeler le moral des bêtes, et l’auteur distingué des Prolégomènes à la psychogénie moderne, M. Pierre Siciliani signale avec toute raison ce nouveau titre, un peu méconnu jusqu’ici, du philosophe grec. Les derniers chapitres de l’Histoire des animaux présentent un tableau intéressant, parfois brillant, des mœurs de plusieurs espèces, des luttes que provoque la compétition pour la nourriture ou la possession des femelles, des amitiés aussi et des dévoûmens qui font pénétrer comme un rayon de douceur et de bonté humaines dans ce monde, tout en proie aux impulsions tumultueuses de l’instinct. C’est avec une complaisance évidemment sympathique que le grand observateur s’étend sur l’industrie des abeilles qu’il appelle φρόνιμα, les sages, et qu’il fait participer à cette âme noétique, à cette intelligence active directement venue du ciel, et dont la nature est divine.

Enfin, il n’est pas impossible qu’une théorie qui fait de l’âme la raison d’être et la fin de l’organisme ait conduit Aristote à rechercher entre le physique et le moral de l’homme ces relations plus spéciales qui sont l’objet de la physiognomonie. Outre le petit traité qu’il a composé sur cette matière, il a, dans l’Histoire des animaux, plusieurs observations dont l’exactitude peut être contestée, mais qui prouvent l’importance qu’il attachait à ce genre de questions. Ainsi, à l’en croire, « les hommes qui ont un grand front sont plus lents que les autres : ceux qui ont un front petit sont très vifs ; ceux dont le front est large ont des facultés extraordinaires ; ceux dont il est rond sont d’une humeur facile… Quand les sourcils sont droits, c’est le signe d’une grande douceur ; quand ils se courbent vers le nez, c’est un signe de rudesse. Infléchis vers les tempes, ils indiquent un esprit d’imitation moqueuse et de raillerie ; abaissés, ils indiquent un caractère envieux… Quand les coins des paupières sont allongés, c’est le signe d’un caractère mauvais ; quand leur chair est dentelée comme les peignes du côté du nez, cela indique une nature vicieuse. » Enfin des yeux gris sont, paraît-il, le signe d’un très bon caractère.


IV.


L’homme qui a embrassé d’une vue si large et si pénétrante la nature animale, qui a connu et appliqué les procédés essentiels de la méthode zoologique, devait, semble-t-il, aboutir à une excellente classification. En histoire naturelle, la classification est, en effet, le point d’arrivée de la science, ou plutôt elle est la science même, ramassée comme en un tableau. Mais il est remarquable que ce soit précisément là le côté faible d’Aristote. L’idée de grouper les animaux selon un ordre déterminé, exprimant les ressemblances plus ou moins grandes qui les rapprochent, ne paraît pas s’être présentée à lui. Il compare de toutes les façons possibles les animaux, et formule dans des propositions générales le résultat de ces études comparatives ; de là des rapprochemens dont la science contemporaine peut encore faire son profit. Puis d’autres comparaisons, faites à des points de vue différens, le conduisent à d’autres rapprochemens, et tous ces groupes d’importance inégale sont par lui placés sur la même ligne, sans qu’il lui vienne à l’esprit de les subordonner les uns aux autres selon une rigoureuse hiérarchie. De même pour les différences. Elles se tirent tantôt de la manière de vivre des animaux, tantôt de leurs actions, ou encore de leurs caractères, de leurs parties, et le philosophe leur attribue la même valeur. C’est ainsi qu’il distingue des animaux aquatiques et des animaux terrestres, des animaux sociaux et des animaux solitaires, des animaux qui émigrent et des animaux sédentaires, des animaux diurnes et des animaux nocturnes, des animaux privés et des animaux sauvages. Il va sans dire que la même espèce peut de la sorte se retrouver dans plusieurs catégories.

Peut-être faut-il admettre, avec M. Perrier, qu’Aristote n’a pas proposé de classification méthodique, parce que l’objet véritable de son ouvrage ne lui en faisait pas une obligation ? Son but, en effet, comme le remarque judicieusement l’éminent naturaliste que nous venons de nommer, n’est pas précisément de faire connaître toutes les espèces différentes d’animaux ; ce qu’il a voulu faire, c’est plutôt encore une anatomie et une physiologie comparées qu’une zoologie proprement dite. Aussi se contente-t-il de quelques grandes divisions, celles qui sont nécessaires à ses comparaisons. En cherchant bien, on trouve qu’il répartit les animaux en deux grandes classes : ceux qui ont du sang et ceux qui n’en ont pas ; puis, dans chacune de ces classes, il distingue des groupes secondaires, déterminés déjà par des caractères remarquablement naturels. Ce sont, semble-t-il, pour les animaux pourvus de sang (vertébrés) : les animaux vivipares, quadrupèdes (ζωοτοκοῦντα ἐν αὐτοῖς), à côté desquels sont placées comme γένος particuliers, les baleines ; les oiseaux ; les quadrupèdes ovipares (τετράποδα ἄποδα ᾠοτοκοῦντα) ; les poissons. — Pour les animaux exsangues (invertébrés) : les mollusques (céphalopodes) ; les crustacés (μαλακόστρακα) ; les insectes, les testacés (ὀστρακοδέρματα, gastéropodes, lamellibranches). Tels sont, d’après M. Claus, les très grands genres d’Aristote ; au-dessous, il admet des grands genres (γένη μέγαλα) D’ailleurs la langue ne lui fournit qu’un vocabulaire insuffisant. Deux mots seulement, γένος et εἶδος à sa disposition pour désigner les nombreux échelons de la hiérarchie animale ; en sorte que ce qui est espèce relativement à un groupe supérieur ou genre, est genre à son tour relativement à des groupes d’importance moindre. Tout cela est nécessairement assez confus, et il n’est pas étonnant que les historiens de la zoologie aient attribué à Aristote des classifications assez différentes. Pourtant le philosophe grec a démêlé avec une singulière pénétration le vrai caractère de l’espèce, celui même qui sert à la déterminer encore aujourd’hui et qui est tiré de la reproduction. « Les hémiones, dit-il, constituent une espèce distincte (dans le genre des lophures), puisqu’ils s’accouplent entre eux et que leur accouplement est fécond. » Et il ne considère comme appartenant à une même espèce que les individus descendus d’ancêtres communs, car il appelle aussi homophyles (de même souche) les individus qui se ressemblent par la forme. Accouplement, fécondité, voilà donc, pour Aristote comme pour nous, les élémens essentiels de la définition de l’espèce.

Mais cette conception si nette devient souvent obscure et flottante. Il admettra, par exemple, qu’en Libye, « où il ne pleut point, les animaux se rencontrent dans le petit nombre d’endroits où il y a de l’eau. Là les mâles s’accouplent avec les femelles d’espèces différentes (μὴ ὁμόφυλα) et ces familles nouvelles font souche si la taille des deux individus n’est pas trop différente et la durée de la gestation trop inégale entre les deux espèces. » Il n’est pas suffisamment incrédule à l’égard de la tradition qui fait descendre les chiens de l’Inde d’une chienne et d’un tigre. Il croit enfin à la génération spontanée, seulement, il est vrai, pour des animaux très petits ; ainsi les teignes viennent de la laine, les puces du fumier corrompu, les cirons du bois humide.

Les critiques que l’on peut adresser à la classification zoologique d’Aristote ne diminuent en rien la grandeur de l’œuvre. Toute classification, en effet, est nécessairement provisoire ; Buffon a même pu dire que ce procédé de la méthode n’a pas toute l’importance qu’on lui attribue d’ordinaire, qu’il est toujours plus ou moins artificiel, parce que la nature brise de toutes parts les cadres rigides qu’on lui impose et que les genres, les ordres, les classes n’ont d’existence que dans notre esprit. C’est aller bien loin ; mais un peu de scepticisme est permis quand on pense aux quinze ou seize classifications qui se sont succédé depuis Aristote et dont aucune n’a encore réussi à conquérir l’adhésion de tous les savans. Et sans doute le philosophe grec a mieux servi la science par ses observations si souvent exactes et pénétrantes, ses larges vues d’ensemble, ses intuitions de génie, qu’il ne l’eût fait en édifiant un système hâtif et condamné d’avance à périr.


V.


L’impulsion donnée par Aristote à la science de la nature fut féconde et durable. Son école fut avant tout une école d’observateurs sagaces qui appliquèrent à l’étude des diverses parties de la nature la méthode et les principes du maître. Dans la Vente à l’encan des sectes philosophiques de Lucien, Hermès, mettant à l’enchère un péripatéticien, fait le boniment de rigueur : « Vous voyez un homme qui peut vous dire par cœur quelle est la durée de la vie d’une mouche, à quelle profondeur pénètrent dans la mer les rayons solaires et quelle est la nature de l’âme d’une huître. Mais que diriez-vous si l’on vous rapportait des choses encore plus extraordinaires de cet homme ? Par exemple, ses opinions sur la semence et la génération, sur la manière dont se forme l’enfant dans le sein de sa mère, et si vous l’entendiez assurer que l’âne, non-seulement ne rit pas, mais qu’il ne peut ni charpenter ni ramer ! » De cette officine de tous les arts, comme Cicéron appelle l’école péripatéticienne, le plus grand ouvrier fut Théophraste, l’auteur des Caractères. Nous n’avons plus le Traité des plantes d’Aristote, et nous ne pouvons savoir dans quelle mesure le disciple est redevable à son maître ; mais il est certain qu’il en suivit scrupuleusement la méthode. Il a observé par lui-même environ cinq cents espèces de plantes ; il a des vues remarquables, empruntées sans doute à Aristote, sur la physiologie comparée des végétaux et des animaux : sur les analogies, par exemple, qui existent entre le tissu fibreux dans les deux règnes, sur le mode de fécondation de certaines plantes. C’est également la méthode d’Aristote qu’appliquent les médecins anatomistes d’Alexandrie, les Hérophile, les Érasistrate, et ils ne rectifient quelques-unes de ses erreurs qu’en marchant dans la voie qu’il a tracée. Tout ce qu’il y a de vraiment scientifique dans l’Histoire naturelle de Pline vient de l’Histoire des animaux. Le dernier grand savant de l’antiquité classique, Galien, est tout pénétré de l’esprit aristotélicien. Il ne cesse de recommander l’alliance étroite de l’observation et du raisonnement ; faute de cadavres humains, il dissèque des singes et un assez grand nombre d’animaux. À l’exemple d’Aristote, il fait un usage vraiment philosophique du principe des causes finales ; c’est à la lumière de ce principe qu’il arrive à constater chez tous les êtres étudiés par lui une remarquable uniformité de structure et qu’il aperçoit la corrélation qui doit exister entre l’organisation interne et la forme extérieure des animaux.

C’est enfin la tradition d’Aristote qui maintient seule, pendant les siècles les plus ténébreux du moyen âge, quelques faibles lueurs de science zoologique. Elle semble ne s’être conservée jusqu’au xiie siècle que chez les Arabes ; à cette époque, elle pénètre en Occident ; Michel Scotus fait, sur une traduction arabe, la première traduction latine de l’Histoire des animaux. L’empereur Frédéric ii ne croit pas mieux servir une science dont il est épris et dont il fut lui-même à cette époque un des promoteurs, qu’en propageant de toutes manières l’œuvre d’Aristote. Bientôt les traductions se multiplient ; Guillaume de Mœrbecké aborde directement le texte grec, et aujourd’hui encore son travail peut être consulté avec fruit. Dès 1233, Thomas de Cantimpré, s’aidant probablement de la translation de Michel Scotus, commençait sa vaste compilation, de Naturis rerum, bientôt suivie de celles d’Albert le Grand et de Vincent de Beauvais ; La pensée d’Aristote est désormais souveraine dans le domaine de l’histoire naturelle, et cette royauté, elle ne devait plus la perdre ; son génie est le génie même de la philosophie zoologique.


Ludovic Carrau.
  1. « Hérophile, ce médecin, ou plutôt ce boucher, qui ouvrit nombre de gens pour surprendre les secrets de la nature, qui se fit l’ennemi de l’homme pour le connaître ; et encore en connut-il bien toutes les parties intérieures ? La mort change ainsi l’état de ce qui vit, et c’est une mort qui n’est ni simple ni naturelle, mais qui se promène et se déplace avec les artifices mêmes de l’opération. » Sprengel, qui cite ce passage de Tertullien, suppose qu’Hérophile faisait mourir auparavant les criminels, comme le firent les rénovateurs de l’anatomie au xvie siècle. On remarquera la pénétration avec laquelle Tertullien signale ici le défaut le plus grave peut-être de la méthode de la vivisection, celui d’altérer profondément les conditions normales de la vie, et l’état même des organes qu’il s’agit d’observer.
  2. Ces causes, d’ailleurs, Aristote ne les a pas entièrement ignorées. La concurrence vitale est bien marquée dans ce passage : « Les animaux sont en guerre les uns avec les autres quand ils habitent les mêmes lieux et qu’ils usent de la même nourriture. Si la nourriture n’est pas assez abondante, ils se battent, fussent-ils de la même espèce. »
  3. Aristote admet cependant que la nature n’a peut-être pas toujours fait pour le mieux. Ainsi, il dit en parlant du hoche-queue : « On peut le trouver mal fait, parce qu’il n’est pas maître du mouvement des parties postérieures de son corps. »