Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. 74-108).


HUITIÈME NUIT DE PARIS.


À peine Polumnie m’aperçut-elle, le lendemain soir, Ah ! mon cher sylphe, me dit-elle, avec quel plaisir je vous revois. (Il est bon d’instruire mes lecteurs qu’ayant un grand besoin de repos de corps et d’esprit, j’avais passé la fin de cette dernière nuit (la septième) dans mon appartement et m’étais sagement privé, pendant ce faible espace de temps, des charmes de sa personne.) — Ne perdons pas un temps précieux, ajouta Polumnie, en prenant ses gants et son schal ; et, nous jetant dans un fiacre, nous arrivâmes rue de l’Échelle, où une intrigue de grisette nous attendait. J’en avais été averti le matin par un page de la cour d’Asmodée, prince des démons. Il était dix heures du soir lorsque nous vînmes à entrer chez Émilie, petite marchande de modes fort jolie du palais, qui demeurait rue de l’Échelle, au troisième étage, no 127. Quelle était bien dans le négligé galant qu’elle avait pris à dessein ! Son sein parfaitement arrondi annonçait, par ses palpitations soudaines et inégales, qu’elle attendait son amant, jeune aide de camp français. Une coquetterie inséparable d’un pareil moment avait présidé à la toilette d’Émilie ; sa coiffure, son ajustement, sa chambre, son lit parfaitement arrangés, des bouquets de fleurs placées sur les meubles, tout annonçait enfin qu’on attendait l’amour accompagné du plaisir… Il est bon qu’on sache qu’il y avait quelque temps que ce militaire lui faisait la cour ; c’était à la boutique de modes qu’il l’avait vue, pour la première fois, parmi deux haies de jeunes filles, au moment où, accompagnant sa sœur, il venait lui faire présent de quelques jolis colifichets… Le minois agaçant d’Émilie, sa petite cornette de Rosière de Salency, son tablier vert, tout en elle séduisit Solanges (c’est ainsi que se nommait cet aide de camp) ; et par certains messages de son jockei, messages toujours accompagnés de bonbons et de rubans, il en était venu au point d’obtenir un aveu et un rendez-vous qui devait couronner son bonheur. Émilie, au-dessus de son état, par les grâces de sa modestie, n’était pas de ces marchandes de modes qui brisent le carreau près duquel elles se trouvent placées, en sa qualité d’une des plus jolies, à force de faire des agaceries aux passans ; sa retenue exemplaire était citée comme un phénomène parmi toutes les marchandes de modes de la rue de la Ferronnerie, voire même des baraques de bois, et comme une vertu qui ne s’était jamais vue de mémoire de grisette. Le moment donc de rendre heureux l’homme qui avait touché son cœur, n’était pas pour elle, comme pour la plupart d’entre elles, celui d’une spéculation avantageuse, où elle concevait l’espoir de mettre à contribution son amant, de lui faire acheter de jolis chiffons, de jolis bijoux, et de le rendre tributaire de ses appas… Non, mon cher lecteur, Émilie était toute âme, et ne méditait, dans sa défaite, que des plaisirs délicats… Combien elle fut trompée dans son attente !… Et que les apparences sont trompeuses !… Solanges se fit enfin entendre dans les escaliers… Le cœur d’Émilie de battre avec une nouvelle force… Après les complimens, la galanterie d’usage en pareil cas, notre militaire, comme toute sa caste, assez expéditif en amour, voulut mettre la dernière main à son ouvrage, et, tout fier d’un cours de galanterie, d’une fidélité de quinze jours, en demanda impérieusement le prix. Ici, il se livra entre elle et lui un charmant combat entre la pudeur aux abois et l’amour entreprenant : bref, tout cela finit, après une défense très-héroïque de la part de la belle assiégée, par une capitulation où l’assiégeant entra dans la place mèche allumée, et, après avoir mis le feu partout où il pénétra, il fallut se rendre à discrétion, et si l’on combattit quelquefois encore, c’était pour provoquer un nouvel assaut, beaucoup moins douloureux pour une brèche déjà voluptueusement frayée… Cependant le feu de la place et de l’ennemi cessèrent, après des prodiges de valeur et avoir passé toute leur fureur l’un sur l’autre. Nous étions à épier, Polumnie et moi, le moment qui suit le triomphe d’un amant, moment de possession si délicat pour le beau sexe ; nous voulions, dis-je, savoir, pour le bonheur d’Émilie, si son vainqueur ressentait la reconnaissance de l’amour heureux et satisfait, lorsque tout, dans sa conduite, dans son maintien, nous annonça le contraire. Solanges, d’un air de glace, reçut à son tour les baisers de sa maîtresse, car c’est au moment qu’une femme n’a plus rien à donner, qu’elle prodigue ses faveurs ; autant nous étions tremblans avant de vaincre sa vertu, autant elle devient dépendante après l’avoir perdue dans nos bras. Solanges, froid, insignifiant, embarrassé de sa figure, et comme chargé du poids de tant de félicités, observa en balbutiant qu’il avait oublié qu’un rendez-vous assez important l’attendait au café des Mille Colonnes (alors il pouvait être onze heures et demie). Émilie, inquiète, pénétrant dans le ton de Solanges de la satiété et de l’ennui, lui fit de tendres reproches ; elle s’examinait elle-même, et, sans manquer de modestie, ne trouvant rien dans sa personne qui pût causer un refroidissement si prompt, elle ressentait déjà des regrets mortels de s’être imprudemment abandonnée à un amant qui n’avait su apprécier ni le prix de son cœur, ni celui de ses attraits. Enfin Solanges persista à vouloir sortir pour quelques instans, et ce fut baigné des larmes importunes de son amie qu’il sortit. Si nos bagues enchantées avaient pu alors punir l’ingrat de tant de cruauté, nous l’aurions volontiers châtié d’avoir méconnu à ce point les véritables délices de la tendresse ; mais j’ai déjà dit quelque part que la fée Sein d’amour avait singulièrement diminué à notre insu, dans l’entrevue que nous eûmes avec elle, Polumnie et moi, la puissance des charmes dont elle nous avait investis. Revenons donc à notre aide de camp : je me chargeai de le faire suivre par un de mes piqueurs aériens, il entra effectivement au café des Mille Colonnes, mais ce fut pour y faire des gorges chaudes, sanglantes, de la défaite toute récente d’Émilie ; elle était connue de son malin auditoire, composé de cruels étourdis, et, devenue le plastron de ces langues perfides, elle fut chansonnée par la suite par tout le monde modiste, avide de se venger d’une petite Clarisse Harlowe, qui faisait tacitement le procès des déréglemens de ses autres compagnes.

Solanges ne borna pas là sa méchanceté ; il est bon d’instruire à cet égard le public que notre infortunée marchande de modes n’était ni chez elle, ni dans ses propres meubles, mais bien dans la chambre et les meubles de son perfide amant, qui eut la cruauté de charger un de ses amis de se rendre chez elle, et engagea ce dernier à profiter de l’espèce d’indépendance où sa situation la mettait, pour tâcher de succéder à son bonheur, dont il était déjà fatigué ; ce plan peu généreux fut donc arrêté, et l’ami d’un déloyal militaire, empressé d’obtenir une conquête qui lui parut on ne peut plus facile au premier coup d’œil, vola chez Émilie : à peine entendit-elle du bruit qu’elle courut avec joie, avec précipitation vers la porte ; mais que devient-elle, lorsque, croyant voir revenir un amant adoré et repentant d’un caprice inintelligible dont elle avait été victime, loin de reconnaître ses traits chéris, elle entrevoit ceux d’un étranger qui lui sont parfaitement inconnus ? Émilie faillit tomber à la renverse ; mais se rappelant aussitôt le danger qu’elle pouvait courir avec cet inconnu, elle rassembla ses forces et sa présence d’esprit pour l’inviter froidement et d’un ton sévère à se retirer, malgré qu’il annonçât venir de la part de Solanges ; il eut beau répondre par une ironique plaisanterie, insulter dans Émilie aux faiblesses de l’amour, qu’il était indigne de faire naître, ce fut en vain, et ni la force qu’il chercha à employer, ni ses discours ne parvinrent à combler de honte celle qui méritait des ménagemens, si d’un autre côté elle avait perdu ses droits à l’estime : alors, furieux d’être ignominieusement éconduit, il changea de ton, et se déclara le propriétaire des meubles et le seul locataire d’un appartement qu’il avait bien voulu céder pour un caprice à son ami Solanges… À cette déclaration mensongère et astucieuse, notre aimable et intéressante grisette, habile à profiter du bruit qu’elle entendit alors chez ses voisines, déclara à son nouveau suborneur qu’elle prétendait sortir à l’instant d’un lieu infâme à ses yeux et qu’elle prenait en horreur depuis qu’un monstre comme lui venait de le souiller ; et au milieu du repentir qu’elle témoigna d’avoir tombé si imprudemment dans un tel piége, où sa sincérité s’était flattée de trouver amour pour amour, elle gagna la porte, l’ouvrit et, d’un pied leste et fugitif, s’échappa des mains du complice de son amant. Nous ne prîmes plus, ma belle Polumnie et moi, aucun intérêt à ce vil personnage, toutes nos tendres inquiétudes se tournèrent vers Émilie, et sans l’efficacité de nos philtres, nous l’aurions perdue de vue, à cause de l’extrême rapidité de sa course ; mais nous l’eûmes bientôt atteinte au magasin de modes où elle eut l’idée de retourner : on y veillait encore pour une parure fort élégante destinée à une femme entretenue par un prince étranger ; ainsi elle put trouver asile près d’une amie à qui elle conta ses chagrins, et qui eut, malgré son sexe, la générosité d’essuyer ses larmes, quoique ce fussent celles d’une femme jolie. Nous sentîmes qu’il était juste d’indemniser et même de récompenser une héroïne de roman aussi malencontreuse dans ses amours ; aussi obtînmes-nous le lendemain, pour Émilie, des bontés de la fée Sein d’amour, à qui nous contâmes l’aventure, la main d’un brave épicier de la rue Mouffetard, dont l’étendue d’esprit était, il est vrai, facile à mesurer, mais qui ne pouvait pas manquer de la rendre beaucoup plus heureuse que ne l’auraient jamais pu faire tous les aimables Ellevious militaires des armées françaises… Cette pièce semi-galante, semi-dramatique, étant donc terminée, nous voulûmes connaître les secrets nocturnes des mœurs clandestines d’une riche marchande de la rue de Richelieu, qui faisait retentir tout son quartier de l’éclat imposteur de sa prétendue vertu : à cet effet, pour voyager plus lestement, il vint à l’idée de Polumnie de nous affubler d’ailes artificielles, selon le conseil que nous avait quelquefois donné la fée Sein d’amour ; ces ailes, brillantes comme la queue d’un paon, avaient la rapidité de l’éclair, et ne nous mettaient pas dans la nécessité de prendre des moyens communs pour nous porter sur les points où notre curiosité nous appelait ; il est vrai que nous avions à redouter de devenir deux autres Icare : cependant après avoir pris toutes les précautions inimaginables, et avoir doublé la dose de nos charmes et de nos enchantemens, nous prîmes un vol audacieux sur les toitures de la rue de Richelieu, en un clin d’œil nous fûmes arrivés ; à peine si l’aigle altier aurait pu nous égaler dans notre vitesse. Polumnie, munie du poinçon nécessaire à tenir sur nos tablettes la relation de nos caravanes aériennes, mit de suite le pied sur l’asile de la fausse prude que nous voulions démasquer ; en une seconde, par l’attouchement d’un de mes anneaux, la toiture de la maison fut enlevée, comme on enlèverait par exemple, avec dextérité, la croûte d’un pâté ; et nous voilà aussitôt maîtres de savoir les secrets les plus subtiles des amours hypocrites de notre belle marchande. Il pouvait être deux à trois heures du matin : madame, dans un négligé galant, mais vêtue, on ne peut plus légèrement, d’un élégant peignoir garni en dentelles, parcourait alors avec inquiétude ses appartemens : tout, à son exception, paraissait dans la maison enseveli dans un profond sommeil, et, trop prudente pour mettre un tiers dangereux dans sa confidence, elle paraissait s’être seule chargée du soin et des apprêts de son bonheur : deux lits fort riches figuraient dans une alcove parfaitement décorée ; et nous jugeâmes, avec raison, que son époux était alors absent pour des affaires de commerce ; c’était donc l’heureux à propos des amours adultères… Notre héroïne ne laissait pas, dans ses allées et venues, de se porter souvent vers une sorte de grand rideau vert frangé, et de l’écarter tant soit peu ; et cependant il ne me parut pas, au premier coup d’œil que me permit de donner ma lanterne sourde, qu’il y eût derrière ce rideau quelque croisée ou quelque fausse porte… Mais je m’étais grossièrement trompé, car une boiserie, qui paraissait immobile, n’était qu’une pièce très-ingénieuse de rapport, qui pivotait sur ses gonds et, faisant face à un autre escalier, donnait passage à l’amant favorisé : le sien entra à pas de loup et murmurant de ce qu’un commis de la maison, son voisin, était acharné à lire un roman ; sa porte, disait-il, qu’il avait laissée ouverte, ne lui avait pas permis de se hasarder à ouvrir la sienne et à descendre vis-à-vis de ce commis qui l’aurait infailliblement reconnu, de sorte qu’il lui avait fallu attendre que ce lecteur infatigable dévorât jusqu’au dernier chapitre de ses héros imaginaires, pour qu’il pût sans danger entreprendre lui-même d’être exact au rendez-vous qu’il avait reçu : notre belle hypocrite lui sut un grand gré des soins scrupuleux qu’il prenait de sa réputation, et plusieurs baisers sur la bouche le récompensèrent aussitôt de la faction ennuyeuse qu’il avait dû faire ; l’un et l’autre, dans la toilette la plus leste, ne firent qu’un pas de cette première entrevue au dernier degré du délire, et comme nous ne nous étions pas fixés dans le principe de cette perquisition, n’ayant d’autre but que de connaître au juste une fausse vertu, et de l’en punir un jour en divulguant la vérité, nous laissâmes nos deux amans s’escrimer à leur aise, voulant fermer cette laborieuse et huitième nuit par un simple coup d’œil sur deux jeunes époux mariés du jour même et dont les noces avaient été faites avec le plus riche appareil. C’était sur le boulevard Italien : sans doute, dis-je à Polumnie, l’amour ne sera pas ici encore endormi ; au contraire, c’est le moment où, à l’issue d’un grand souper de famille, la mère, après avoir donné un baiser à sa fille, lui avoir communiqué les instructions et les conseils d’usage, l’abandonne à la discrétion d’un amant, d’un époux qui vient d’acquérir aux pieds de l’autel des droits divins sur une virginité déjà immolée par avance dans les clauses d’un parchemin notarié : la fleur de l’hymen (pretium defloratæ virginitatis) a été le principal pivot sur lequel a roulé tout le traité conjugal ; il faut cependant convenir que l’article de la fortune n’a pas été oublié : fort bien, m’écriai-je, enchanté des ouvertures d’un spectacle qui nous promettait des accessoires et des détails si piquans…, tout va à merveille, et si d’un côté les douces larmes d’une virginité aux abois, le sang plus précieux de ses prémisses teint de pourpre la couche nuptiale, que de délices suivront ces premiers momens inévitables de douleur !!… Ô hymen ! pourquoi ta première nuit de délices ne ressemble-t-elle pas aux autres et que le premier fruit que tu nous offres bientôt est l’ennui de ta légitime et commode uniformité !… Mais revenons à nos époux samnytes. J’ai déjà dit plus haut que la mère, après avoir encouragé la timidité de sa fille, l’avoir laissée à son destin, et avoir répété mille fois à Zoé (c’est ainsi que se nommait notre aimable vierge) « que ce ne serait rien, qu’elle se faisait des monstres de tout », et enfin l’avoir consolée de mauvaises plaisanteries accoutumées que quelques-uns de ses oncles lui avaient faites au souper sur les épreuves du sang, de l’eau et du feu, par lesquelles il lui fallait passer cette nuit, la quitta pour la livrer aux transports de son amant… Nous fûmes effectivement témoins oculaires et auriculaires des protestations de la plus vive tendresse, des discours les plus délicats. Le jeune homme avait de l’âme, de l’esprit, de la jeunesse et de la figure, et, à tous égards, était digne de l’objet charmant que le sort avait mis à sa disposition ; mais ces transports, ces marques d’attachement se passaient cependant en vains discours… Point d’action, point d’effet, point d’empressement ou plutôt d’ardeur, selon l’usage, à enlever à la beauté des vêtemens toujours importuns en pareil cas ; c’était l’amour platonique et respectueux d’un amant qui n’a aucuns droits, et qui, fidèle observateur de ce qu’on aurait exigé de lui dans quelque convention mystérieuse, se fait une vertu de ne point transgresser les ordres de sa maîtresse : quel rôle, quel maintien embarrassant pour la pudeur, la délicatesse d’une jeune fille, qui, désirant secrètement connaître au vrai tous les mystères du mariage, dont ses compagnes au couvent n’ont pu jamais que lui donner des idées imparfaites, ne peut cependant faire les premiers frais, les premières avances, et attend le signal du plaisir pour le partager elle-même !!… C’était, cher lecteur, la position douloureuse de Zoé : Polumnie et moi en étions affligés pour elle au-delà de toute expression, et, pour peu, nous allions faire agir quelque stratagême de nos enchantemens ; mais, réfléchissant que nous nous enleverions à nous-mêmes le plus piquant de cette scène, nous nous déterminâmes à laisser aller les choses selon leur cours naturel, sans y faire rien entrer de surhumain ni de magique.

Pauvre Zoé ! quel sort terrible t’était donc réservé par le génie malfaisant de l’hymen !… Son époux, au milieu de caresses qui n’étaient plus devenues que froides et insignifiantes, et sans avoir rien dérangé à la toilette de sa femme, prend tout à coup un air sombre qui lui est impossible de dissimuler davantage : paraissant souffrir d’une contrainte, qu’il s’est faite depuis long-temps à lui-même, ainsi que du poids d’un secret affreux que son amour propre a constamment caché à sa famille, il semble en ce moment succomber à l’horrible nécessité de le divulguer. Tout à coup nous voyons cet infortuné jeune homme quitter la main de son épouse, qu’il ne tenait plus dans les siennes qu’avec un visage égaré et des yeux hagards, puis lui donnant, lui disait-il, un dernier baiser, la regardant fixement avec l’air du désespoir, il lui adresse ces paroles énigmatiques pour elle : « Je puis t’adorer et ne puis te le prouver, puisque je suis mort pour l’amour ; reçois mon dernier soupir, je ne puis survivre à l’horreur d’être ton époux, sans jamais le devenir en effet… » Alors il disparut d’un pas précipité, laissant Zoé baignée de ses larmes et ne comprenant rien à une originalité à la fois si pénible et si inintelligible pour son innocence et son précieux défaut d’expérience : mais son malheureux époux, que nous eûmes la douleur de suivre dans toute son action, se jetant sur une paire de pistolets, après avoir cacheté une lettre, d’un cachet noir, qui portait pour adresse, À Zoé, en arme un, et, un genou en terre, termine ses jours par un affreux suicide… Quel coup terrible pour son amante, veuve de quelques heures et passant en un moment de l’autel au trépas de son époux !!… Au même instant toute la maison est en rumeur : quel est le motif de ce coup épouvantable, et que deviennent les deux familles, Zoé même, à l’aspect du corps sanglant d’un gendre, d’un fils !… On décachète avec empressement le billet fatal à Zoé : que contenait-il enfin ? Polumnie et moi le savions déjà par la puissance de notre encre sympathique et d’un grimoir infernal qui ne nous quittait pas.

Voici, en propres termes, le contenu de ce mortel billet :

« Chère et infortunée Zoé, l’effet d’un amour propre bien condamnable, mais que je n’ai pu vaincre, m’a fait porter l’audace jusqu’à accepter ta main, malgré que la nature m’eût toujours privé du bonheur de pouvoir devenir ton époux ; il m’en coûtait trop de faire ce honteux aveu à ta famille, à la mienne, et leur indiscrète chaleur à précipiter une union dont les liens ne pouvaient jamais se serrer, a mis le comble à nos malheurs ; je ne puis survivre à l’humiliante confession que je viens de te faire… Plains-moi, Zoé, plains ma mémoire, et porte à un autre mortel plus heureux que moi un trésor dont n’a pu jouir le trop infortuné

» Saint-Ange. »

Voilà donc pour les deux familles le mot de cette horrible énigme trouvé, mais pour Zoé, toujours la même obscurité régnait dans son infortune et son extrême ingénuité ; son ignorance absolue ne pouvait comprendre qu’un homme pouvait ne pas l’être… La suite nous apprit que, mariée en secondes noces, et après s’y être parée d’un bouquet virginal qui n’avait pu être fané en aucune manière lors de l’événement désastreux des premières noces, elle connut enfin, dans les plus grands détails, les effets et les causes qui l’avaient privée la première fois du véritable titre d’épouse ; et, tout en plaignant le sort de l’impuissant Saint-Ange, elle l’approuva, comme le feront toutes les femmes, de s’être résolu à quitter le théâtre de la vie, puisqu’il ne pouvait jamais participer aux joies de ce monde.

Nous nous empressâmes de quitter cette famille en proie à la plus juste douleur ; nous ne pouvions y apporter aucun remède. Je passai le reste de cette nuit si fertile en événemens, non pas à écrire des billets dans le stile de celui de Saint-Ange à Zoé, mais plutôt en prouvant à Polumnie, par les témoignages réitérés de mon amour, que j’étais bien digne d’être son époux, et que rien ne me manquait enfin pour m’acquérir sur elle tous les droits de l’hymen. Nous consacrâmes la journée au repos, et ce ne fut que le soir, fort tard, que nous commençâmes, sous les doubles auspices de la folie et du plaisir, les travaux ambulans de la