Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. 44-54).


SIXIÈME NUIT DE PARIS.


Est-il possible, me dit Polumnie au déjeûner, de pousser l’originalité et la pruderie à un tel point, et d’envelopper de formes mystiques les derniers excès du plaisir ? comme si la nature pouvait attacher du crime et de la honte aux choses même qui fondent son éternité ! Mais laissons pour la dernière fois cet aride sujet, mon aimable enchanteur, et ne remettons plus cette fine partie que depuis quelques jours nous nous proposons de faire à la chaussée d’Antin ; c’est là que nous trouverons les véritables asiles de l’opulence, du goût et de la volupté ; le dieu d’Épicure y a fondé lui-même ses temples, et je brûle enfin d’examiner en détail les secrètes amours des charmantes prêtresses de ce culte divin.

Le remise nous attendait ; je pris la jolie main de ma belle pélerine, et nous fîmes voler nos chevaux rue du Mont-Blanc : il était une heure : c’est celle du bain, remarqua Polumnie, elle est favorable à la galanterie. Arrêtons ici, continua-t-elle, à quelques pas de cet hôtel-ci. — Bien. — Pénétrons dans le somptueux boudoir de la femme de ce banquier, et, invisibles pour cette prétendue Lucrèce, arrachons-lui le masque dont elle couvre ses complots galans. Nous vîmes aussitôt madame, négligemment vêtue d’un élégant caleçon garni de riches dentelles, assise ou plutôt couchée sur sa chaise longue ; son très-petit pied posé sur la pédale de sa harpe, et l’autre sur un tabouret couvert d’un beau cachemire ; chevrotant nonchalamment quelques harpêges, elle paraissait obsédée de la présence d’un époux qui contrariait, selon ce qu’il nous a semblé, l’arrivée d’un amant ardemment attendu. Enfin, à force de silence et de bâillemens, d’affectations, de vapeurs, d’exclamations désobligeantes, le mari fut éconduit, ou plutôt se retira de lui-même, se rendant la justice que sa tendresse et ses soins ne pouvaient que fatiguer sa chère moitié. En effet, à peine eut-il disparu, qu’une suivante alerte, cachée dans un cabinet voisin, et geolière du charmant captif qu’on brûlait de revoir, sortit une petite clef d’une des poches de son tablier, et courant lestement vers l’étui de la harpe, l’ouvrit aussitôt, et nous découvrit un charmant garçon groupé au fond de cet étui, à peu près comme le petit page Chérubin est accroupi dans le fauteuil au mariage de Figaro. Le pauvre enfant ! s’écria notre coquette, en allant au-devant de lui et l’embrassant tendrement, je gage qu’il se sera fait mal dans cette posture incommode : Adeline, dit-elle à sa femme de chambre, apportez ma caisse à odeurs ; et de le couvrir de nouveaux baisers. Le bel adolescent, quoique un peu timide, ne laissait pas d’en rendre quelques-uns ; mais ses baisers étaient extrêmement respectueux et sur les joues seulement. Sa maîtresse, dans l’art d’aimer et d’embrasser, avait beau lui dire : Non, pas comme ça, mon cher amour ! et lui présenter une bouche ardente de rencontrer des lèvres aussi fraîches que novices, notre jeune écolier marchant d’un pas inexpérimenté dans l’île de l’Amour, en prenait encore les leçons gauchement ; c’était enfin, comme nous le vîmes parfaitement, une école toute entière à faire, et une virginité à cueillir !… Quel trésor pour une femme de trente ans, avide de donner des leçons après en avoir tant reçues, et jalouse de dresser un élève qui n’apprit et ne connut le manège du plaisir que sous sa savante direction !… Adeline apporta bientôt des pâtisseries fines, des odeurs, des vins étrangers ; un riche cabaret placé près du couple fut couvert de choses succulentes, de confitures, d’ananas, et enfin jamais couvent de nones ne prit un soin plus délicat de son directeur. Lorsque notre bel adolescent fut parfaitement restauré, et que ses joues, colorées comme la pêche, ne permirent plus aucun doute sur sa précieuse santé, madame pria, d’un ton caressant, sa complaisante soubrette de bien fermer partout, de tirer les persiennes et de ne laisser pénétrer qu’un faible jour dans l’élysée voluptueux où elle s’était réfugiée avec le digne objet de sa passion calculée. Le sacrifice qui devait se consommer en notre présence, fut bientôt précédé des préparatifs faits pour le service du dieu qu’on allait encenser dans cette mosquée : deux cassolettes de parfums furent allumées ; l’air fut embaumé de vapeurs enivrantes, et ne manquèrent pas de porter au cerveau de notre charmant adepte les feux secrets d’un désir dont son ignorance ne pouvait se rendre un compte exact. Rien enfin ne fut épargné pour célébrer dignement sur les autels d’Otaïti le sacrifice de l’Innocence. Les vêtemens importuns furent enlevés : Adeline, adroite autant que dévouée, aida elle-même à la toilette de nuit du couple amoureux ; et disparaissant discrètement au moment où sa présence ne pouvait plus que gêner et ajouter à l’embarras de notre jeune héros, elle se retira précipitamment, les laissant tous les deux dans les bras l’un de l’autre et offrant l’image de l’Amour recevant une leçon de sa mère. Mais, dans ce cas, combien les gaucheries d’un amant novice sont délicieuses pour une femme connaisseuse en exploits galans, et fatiguée d’ailleurs de n’avoir souvent eu que des roués effrontés pour ses adorateurs !… Notre belle banquière ne manqua pas de savourer cette fois les délices et le charme des prémices de la plus aimable jeunesse ; elle se plaisait même, comme me le fit judicieusement remarquer Polumnie, à ne donner que des instructions imparfaites à son beau pupille, et cela pour jouir de l’effet piquant de ses erreurs et de ses méprises. Au moral comme au physique, tout était délices pour notre voluptueuse Cyrcé, et elle put savourer à longs traits, sous la surveillance d’une soubrette habile à éloigner un époux incommode, la double virginité des sens et du cœur de son bel élève.

C’était enfin, comme le dit Racine en parlant de Phèdre,

« Vénus toute entière à sa proie attachée. »


Il est difficile d’être impunément longtemps témoins d’un pareil spectacle, sans ressentir une partie de l’ivresse des acteurs que mes anneaux avaient livrés à nos regards ; aussi, trop agités pour pouvoir soutenir davantage le feu contagieux d’une pareille scène, j’entraînai Polumnie qui, elle-même éperdue, partagea bientôt mes amoureux projets. Arrivés à l’hôtel, je lui donnai en maître les leçons de délire dont nous venions de voir au foyer de la banquière une si piquante répétition.

Ce soir, me dit-elle à son réveil, il faut passer en revue la petite bourgeoisie, et terminer nos visites domiciliaires par les coucheries du palais Royal. Préparez donc votre manuscrit, et mettez d’avance en tête