La Volupté prise sur le fait/01
LA VOLUPTÉ
PRISE SUR LE FAIT.
PREMIÈRE NUIT DE PARIS AU PALAIS
ROYAL.
Effectivement nous fûmes rendus
en quelques minutes rue des Bons-Enfans,
derrière le palais Royal :
ma jolie conductrice, munie des
passe-partouts que je venais de lui
confier, voulut s’arrêter de suite au
no 724 ; une secrète inquiétude qu’elle
avait sur son amant, me confessa-t-elle,
motivait son dessein ; je me mis donc aussitôt en devoir, pour la
rendre, ainsi que moi, invisible, de
la charmer ; ce qui fut aussitôt fait
au moyen de quelques mots hébreux
et maçonniques, de quelques attouchemens
magnétiques, et de deux
baisers bien prolongés sur ses lèvres
de roses, pendant lesquels le charme
opéra tellement, que nous fûmes
vraiment invisibles même l’un pour
l’autre, car nous en fermâmes les yeux
de plaisir : n’y avait-il pas dans mon
action alors un grand fond de générosité ?…
Elle était possédée du démon
de la jalousie, et rien ne guérit
de cette frénésie, comme les prémices
d’une autre passion… — Mais
hélas ! que vîmes-nous, pour ajouter aux transports jaloux de ma chère
compagne ? On dit bien que la jalousie
est pleine de pénétration et se
trompe rarement. — À peine introduits
dans un salon brillant de luxe
et de bougies, dont la plupart cependant
prêtes à s’éteindre, ne jetaient
plus que cette lumière incertaine, vacillante,
si favorable aux amours et à
la pudeur enfantine du beau sexe ; à
peine, dis-je, touchions-nous sur le
seuil d’un réduit délicieux, embaumé
des odeurs et des parfums les plus
suaves…, qu’elle reconnaît son amant,
non pas à ses habits, car il était presque
nu, mais à la beauté de son visage
animé du feu du plaisir et de la
douce fatigue de la volupté ; enseveli dans un léger sommeil, le front couronné
d’un de ses bras, l’autre mollement
étendu sur le sein d’une rivale
trop belle, pour n’être pas, en
ce moment, détestée de mon affligée
conductrice ; il paraissait rêver encore
le délire des étreintes délicieuses
auxquelles il venait de se livrer : ce bel
Antinoüs, auquel la nature avait prodigué
ses dons les plus précieux, ne
cachait pas en ce moment ce qui devait
le faire idolâtrer des femmes, et
je ne pus m’empêcher de convenir tout
bas à l’oreille de Polumnie (c’est ainsi
que se nommait mon aimable guide),
que jamais homme ne fut plus digne
d’amour, et qu’il était bien cruel pour
elle de voir qu’elle partageait avec une rivale le plus beau, comme le plus grand des trésors… — Ce fut
cependant une imprudence de ma
part d’ajouter, par ma réflexion, au
chagrin amer de Polumnie, car aussitôt
il lui échappa un torrent de larmes,
un violent sanglot qui réveilla
le couple que nous avions sous les
yeux. Ils se questionnèrent aussitôt
tendrement l’un et l’autre, et après
avoir attribué le bruit qu’ils avaient
entendu à quelque rêve que l’un des
deux faisait sans doute, ils se livrèrent
devant nous aux plus douces
caresses… Que devint Polumnie,
lorsque son infidèle, enflammé, excité
de toutes parts par la main la
plus jolie, la plus potelée, se préparait à combler la mesure de ses
crimes sous les yeux mêmes de sa
première amie, et, les lèvres collées
sur le bouton de rose d’une gorge
divine, éclatante d’albâtre, allait
nous donner une preuve non équivoque
qu’il savait apprécier mieux
que personne les formes enchanteresses
dont il savourait les attraits en
ce moment ?… Non, non, ce ne sera
pas, lui disait en balbutiant, d’une
voix voluptueuse, sa charmante
épouse (je dis épouse aux autels de
la Nature), non, monsieur, vous
êtes un méchant ; et en même temps
elle serrait avec force deux colonnes d’ivoire, que la main fougueuse de
son amant cherchait à séparer… Non, cher Adolphe, continuait-elle,
tant que vous ne m’aurez pas fait le
sacrifice du portrait et des lettres
de Polumnie, je vous refuserai désormais
la preuve d’un amour dont
vous aurez démérité… —
Je lisais alors dans les yeux de Polumnie combien elle eût été flattée que son amant ne consentît pas à cet odieux sacrifice, et préférât se sevrer d’une volupté qu’on lui présentait à de si humiliantes conditions pour elle ; elle lui eût pardonné le passé en faveur de cet acte d’héroïsme… Mais, ô douleur inexprimable pour elle ! Adolphe, brûlant d’impatience, plus amoureux, plus fougueux par l’aiguillon d’un obstacle qu’il n’avait pas prévu, se lève et prend sur un somno l’infortuné portrait enrichi de diamans et la correspondance bientôt immolés à sa nouvelle passion. — « Tiens, Félicia, livre-moi maintenant tous tes trésors, puisque je te sacrifie des bijoux que j’ai considérés long-temps comme les miens ; tu veux de moi une volupté sans partage, et je veux également m’anéantir dans les uniques délices de ton adorable personne… » Alors ce ne fut plus qu’un cliquetis de baisers électriques qui me mirent moi-même dans un état difficile à décrire. Quant à Polumnie, l’état d’horreur et de désespoir où elle se trouvait, est au-delà de toute peinture. Le couple, enivré, bientôt ne fit plus entendre que les soupirs mourans d’une voluptueuse agonie dans laquelle leurs âmes parurent s’exhaler dans des flots de plaisir et de volupté. Je crus prudent d’arracher de ces lieux Polumnie qui se serait livrée indubitablement à quelque transport jaloux, aurait conséquemment compromis le pouvoir de ma magie et m’aurait mis sur les bras la juste colère de Sein d’amour, cette fée protectrice dont je fis faire connaissance au lecteur dans ma préface. J’entraînai donc Polumnie hors des appartemens, me proposant, à part-moi, de consoler cette belle veuve, de la venger bientôt des mépris d’un parjure, et enfin de devenir auprès d’elle l’heureux Adolphe. Nous partîmes donc, en fermant les portes sur nous, et, respectant le silence de ma triste compagne, je la remis à son logement, nous donnant parole le lendemain soir pour la revue de la