La Volonté de puissance/Livre premier

Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (t. 1p. 35-134).

LIVRE PREMIER LE NIHILISME EUROPÉEN

Le nihilisme européen

1.

Un plan

Voici venir la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, que nous sommes. Il nous reste, soit à supprimer notre vénération, soit à nous supprimer nous-mêmes. Le second cas est le nihilisme.

1. Le nihilisme montant, en théorie et en pratique. Dérivation vicieuse de celui-ci (pessimisme, ses espèces : prélude du nihilisme, bien qu’inutile).

2. Le christianisme succombant à sa morale. " Dieu est la vérité " ; " Dieu est l’amour " ; le " Dieu juste ". — Le plus grand événement — " Dieu est mort "— sourdement pressenti.

3. La morale, dès lors privée de sa sanction, ne sait plus se soutenir d’elle-même. On finit par laisser tomber l’interprétation morale — (mais le sentiment est encore saturé des résidus d’évaluations chrétiennes — ).

4. C’est sur des jugements moraux qu’a jusqu’à présent reposé la valeur, avant tout la valeur de la philosophie (de " la volonté du vrai " — ). (L’idéal populaire du " sage ", du " prophète ", du " saint " est tombé en désuétude.)

5. Tendances nihilistes dans les sciences naturelles (" absurdité " — ) ; causalisme, mécanisme. La conformité aux lois est un intermède, un résidu.

6. De même en politique : la croyance en son bon droit fait défaut, l’innocence ; le mensonge règne, l’asservissement au moment.

7. De même en économie politique : la suppression de l’esclavage, l’absence d’une caste rédemptrice, d’un justificateur, — l’avènement de l’anarchiste. " Éducation "  ?

8. De même en histoire : le fatalisme, le darwinisme ; la dernière tentative pour l’interpréter dans un sens raisonnable et divin a échoué. La sentimentalité devant le passé ; on ne supporterait pas de biographie  ! -

9. De même en art : le romantisme et son contre-coup (la répugnance contre l’idéal romantique et son mensonge). Celui-ci est moral, il a le sens d’une grande véracité, mais il est pessimiste. Les " artistes " purs (indifférents vis-à-vis du sujet). (Psychologie de confesseur et psychologie de puritain, deux formes du romantisme psychologique : mais aussi leur opposé, la tentative de considérer " l’homme " du point de vue purement artistique, — là encore on n’ose pas l’évaluation contraire  !).

10. Tout le système européen des aspirations humaines a conscience de son absurdité ou encore de son " immoralité ". Probabilité d’un nouveau bouddhisme. Le plus grand danger. — " Quels sont les rapports entre la véracité, l’amour, la justice et le monde véritable  ? " Il n’y en a point  !

I. Nihilisme modifier

2.

a) Le nihilisme, une condition normale.

Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse à la question " pourquoi  ? " — Que signifie le nihilisme  ? Que les valeurs supérieures se déprécient.

Il peut être un signe de force, la vigueur de l’esprit peut s’être accrue au point que les fins que celui-ci voulut atteindre jusqu’à présent ("convictions ", " articles de foi ") paraissent impropres ( —  : car une foi exprime généralement la nécessité de conditions d’existence, une soumission à l’autorité d’un ordre de choses qui fait prospérer et croître un être, lui fait acquérir de la force… ) ; d’autre part le signe d’une force insuffisante à s’ériger un but, une raison d’être, une foi.

Il atteint le maximum de sa force relative comme force violente de destruction : comme nihilisme actif. Son opposé pourrait être le nihilisme fatigué qui n’attaque plus : sa forme la plus célèbre est le bouddhisme, qui est un nihilisme passif, avec des signes de faiblesse ; l’activité de l’esprit peut être fatiguée, épuisée, en sorte que les fins et les valeurs préconisées jusqu’à présent paraissent impropres et ne trouvent plus créance, en sorte que la synthèse des valeurs et des fins (sur quoi repose toute culture solide) se décompose et que les différentes valeurs se font la guerre : une désagrégation…  ; alors tout ce qui soulage, guérit, tranquillise, engourdit, vient au premier plan, sous des travestissements divers, religieux ou moraux, politiques ou esthétiques, etc.

Le nihilisme représente un état pathologique intermédiaire ( — pathologique est l’énorme généralisation, la conclusion qui n’aboutit à aucun sens — ) : soit que les forces productrices ne soient pas encore assez solides, — soit que la décadence hésite encore et qu’elle n’ait pas encore inventé ses moyens.

b) Condition de cette hypothèse.

Qu’il n’y a point de vérité ; qu’il n’y a pas de modalité absolue des choses, pas de " chose en soi ". — Cela même n’est que du nihilisme, et le nihilisme le plus extrême. Il fait consister la valeur des choses précisément en ceci qu’aucune réalité ne correspond et n’a correspondu à ces valeurs, mais qu’elles ne sont qu’un symptôme de force du côté des taxateurs, une simplification en vue de la vie.

3.

La question du nihilisme " à quoi bon  ? " part de l’usage qui fut courant jusqu’ici, grâce auquel le but semblait fixé, donné, exigé du dehors — c’est-à-dire par une quelconque autorité supra-humaine. Lorsque l’on eut désappris de croire en celle-ci, on chercha, selon un ancien usage, une autre autorité qui sût parler un langage absolu et commander des fins et des tâches. L’autorité de la conscience est maintenant en première ligne un dédommagement pour l’autorité personnelle (plus la morale est émancipée de la théologie, plus elle devient impérieuse). Ou bien c’est l’autorité de la raison. Ou l’instinct social (le troupeau). Ou encore l’histoire avec son esprit immanent, qui possède son but en elle et à qui l’on peut s’abandonner. On voudrait tourner le vouloir, la volonté d’un but, le risque que l’on pourrait courir en se donnant un but à soi-même ; on voudrait se décharger de la responsabilité ( — on accepterait le fatalisme). Enfin : le bonheur, et, avec un peu de tartuferie, le bonheur du plus grand nombre.

On se dit :

1) un but déterminé n’est pas du tout nécessaire ;

2) il n’est pas possible de prévoir ce but.

Maintenant que la volonté serait nécessaire dans son expression la plus forte, elle est justement la plus faible et la plus pusillanime. Méfiance abso lue à l’égard de la force organisatrice de la volonté d’ensemble.

Époque où toutes les appréciations " intuitives " viennent, les unes après les autres, au premier plan, comme si par elles on pouvait obtenir une direction dont on est privé autrement.

" A quoi bon  ? " — On exige une réponse 1) de la conscience, 2) de l’instinct de bonheur, 3) de " l’instinct social " (troupeau), 4) de la raison (" esprit "), — pourvu que l’on ne soit pas obligé de vouloir, de se fixer une raison à soi-même.

Ensuite le fatalisme : " il n’y a point de réponse ", mais " nous allons quelque part ", " il est impossible de vouloir une fin ", — avec résignation… ou révolte… Agnosticisme par rapport au but.

Ensuite la négation considérée comme explication de la vie ; la vie considérée comme quelque chose qui se conçoit sans valeur et qui finit par se supprimer.

4.

Le signe le plus général des temps modernes : l’homme a perdu, à ses propres yeux, infiniment de dignité. Il a longtemps été le centre et le héros tragique de l’existence, en général ; puis il s’est efforcé d’affirmer du moins sa parenté avec la portion décisive de l’existence qui possédait sa valeur par elle-même — comme font tous les métaphysiciens qui veulent maintenir la dignité de l’hom me, avec leur croyance que les valeurs morales sont des valeurs cardinales. Celui qui a abandonné Dieu tient avec d’autant plus de sévérité à la croyance en la morale.

5.

Critique du nihilisme

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, apparaîtra, premièrement, lorsque nous nous sommes efforcés de donner à tout ce qui arrive un " sens " qui ne s’y trouve pas : en sorte que celui qui cherche finit par perdre courage. Le nihilisme est alors la connaissance du long gaspillage de la force, la torture qu’occasionne cet " en vain ", l’incertitude, le manque d’occasion de se refaire de quelque façon que ce soit, de se tranquilliser au sujet de quoi que ce soit — la honte de soi-même, comme si l’on s’était dupé trop longtemps… Ce sens aurait pu être : l’" accomplissement " d’un canon moral supérieur dans tout ce qui est arrivé, le monde moral ; ou l’augmentation de l’amour et de l’harmonie dans les rapports entre les êtres ; ou la réalisation partielle d’une condition de bonheur universel ; ou même la mise en marche vers un néant universel — un but, quel qu’il soit, suffit à prêter un sens. Toutes ces conceptions ont cela de commun qu’elles veulent atteindre quelque chose par le processus lui-même : — et l’on s’aperç oit maintenant que par ce " devenir " rien n’est réalisé, rien n’est atteint… C’est donc la déception au sujet d’un prétendu but du devenir qui est la cause du nihilisme : soit que cette déception se rapporte à un but tout à fait déterminé, soit que, d’une façon générale, on s’aperçoive que toutes les hypothèses d’un but émises jusqu’ici par rapport à l’ "évolution tout entière " sont insuffisantes ( — l’homme n’apparaît plus comme le collaborateur, et, moins encore, comme le centre du devenir.

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, apparaîtra en deuxième lieu lorsque l’on aura mis une totalité, une systématisation, et même une organisation dans tout ce qui arrive et au-dessus de tout ce qui arrive, en sorte que l’âme assoiffée de respect et d’admiration nagera dans l’idée d’une domination et d’un gouvernement supérieurs ( — si c’est l’âme d’un logicien, l’enchaînement des conséquences et la réalité absolue suffiront à tout concilier…). Une façon d’unité, une forme quelconque du " monisme " : et, par suite de cette croyance, l’homme dans un sentiment de profonde connexion et de profonde dépendance vis-à-vis d’un tout qui lui est infiniment supérieur, un mode de la divinité… " Le bien de la totalité exige l’abandon de l’individu "… Or, il n’existe pas de pareille totalité  ! Au fond l’homme a perdu la croyance en sa valeur, dès que ce n’est pas un tout infiniment précieux qui agit par lui : ce qui revient à dire qu’il a conçu ce tout, afin de pouvoir donner créance à sa propre valeur.

Le nihilisme, en tant que condition psychologique, possède encore une troisième et dernière forme. Étant donnés ces deux jugements : à savoir que par le devenir rien ne doit être réalisé, et que le devenir n’est pas régi par une grande unité, où l’individu peut entièrement se perdre comme dans un élément d’une valeur supérieure : il reste le subterfuge de condamner ce monde du devenir tout entier, parce qu’il est illusion, et d’inventer un monde qui se trouve au-delà de celui-ci, un monde qui sera le monde-vérité. Mais dès que l’homme commence à s’apercevoir que ce monde n’a été édifié que pour répondre à des nécessités psychologiques et qu’il n’y a absolument aucun droit, une forme suprême du nihilisme commence à naître, une forme qui embrasse la négation d’un monde métaphysique, — qui s’interdit la croyance en un monde-vérité. En se plaçant à ce point de vue, on admet la réalité du devenir comme seule réalité, on se défend toute espèce de chemin détourné qui mène à l’au-delà et à de fausses divinités — mais on ne supporte pas ce monde-ci, bien que l’on ne veuille pas le nier…

— Qu’est-il arrivé en somme  ? Le sentiment de la non-valeur était réalisé, mais on comprit que l’on ne pouvait interpréter le caractère général de l’existence ni par l’idée du " but ", ni par l’idée de "I’ unité", ni par l’idée de "vérité ". Rien n’est atteint et obtenu par là ; l’unité qui intervient dans la multiplicité des événements fait défaut : le caractère de l’existence n’est pas " vrai ", il est faux…, on n’a décidément plus de raison de se persuader de l’existence d’un monde-vérité… En un mot, les catégories : " cause finale ", " unité ", " être ", par quoi nous avons prêté une valeur au monde, sont retirées par nous — et dès lors le monde a l’air d’être sans valeur…

En admettant que nous ayons reconnu comment le monde ne peut plus être interprété par ces trois catégories, et qu’après cet examen le monde commence à être sans valeur pour nous, il faudra nous demander d’où nous vient cette croyance en ces trois catégories. — Essayons s’il n’est pas possible de leur refuser créance, à elles  ! Lorsque nous aurons déprécié ces trois catégories, la démonstration de l’impossibilité de les appliquer au monde n’est plus une raison suffisante à déprécier le monde.

— Résultat : la croyance aux catégories de la raison est la cause du nihilisme, — nous avons mesuré la valeur du monde d’après des catégories qui se rapportent à un monde purement fictif.

— Conclusion : toutes les valeurs par quoi nous avons essayé jusqu’à présent de rendre le monde estimable pour nous, et par quoi nous l’avons précisément déprécié lorsqu’elles se montrèrent inapplicables — toutes ces valeurs sont, au point de vue psychologique, les résultats de certaines perspectives d’utilité, établies pour maintenir et augmenter les terrains de domination humaine : mais projetées faussement dans l’essence des choses. C’est toujours la naïveté hyperbolique de l’homme qui le fait se considérer lui-même comme le sens et la mesure des choses…

6.

Proposition principale. — En quel sens le nihilisme complet est la conséquence nécessaire de l’idéal actuel.

— Le nihilisme incomplet, ses formes : nous vivons au milieu de lui.

— Les tentatives pour éviter le nihilisme, sans transmuer ces valeurs, provoquent le contraire, amènent le problème à un état aigu.

7.

Toute évaluation purement morale (comme par exemple l’évaluation bouddhiste) aboutit au nihilisme : il faut aussi s’attendre à sa venue pour ce qui est de l’Europe  ! On croit pouvoir s’en tirer avec un moralisme sans arrière-plan moral : mais par là le chemin du nihilisme est nécessairement ouvert. — La contrainte qui nous force, nous , à nous considérer comme taxateurs de valeurs, n’existe pas dans la religion.

8.

Rien n’est plus dangereux qu’un objet de désirs contraire à l’essence de la vie. La conclusion nihiliste (la croyance à la non-valeur) conséquence de l’évaluation morale : — nous avons perdu le goût de l’égoïsme (quand même nous aurions compris qu’il n’existe pas d’acte non égoïste) ; nous avons perdu le goût de la nécessité (quand même nous aurions reconnu l’impossibilité d’un libre arbitre et d’une " liberté intelligible "). Nous nous apercevons que nous ne pouvons atteindre la sphère où nous avons placé nos valeurs — mais, par ce fait, l’autre sphère, celle où nous vivons, n’a nullement gagné en valeur : au contraire, nous sommes fatigués, parce que nous avons perdu notre principal stimulus. " En vain, jusqu’à présent  ! "

9.

Le nihilisme radical c’est la conviction d’un absolu manque de solidité de l’existence, lorsqu’il s’agit des valeurs supérieures que l’on reconnaît ; à quoi s’ajoute la connaissance que nous n’avons pas le moindre droit de fixer un au-delà ou un " en soi " des choses.

Cette connaissance est la suite de " l’esprit véridique " qui a grandi en nous : c’est donc au ssi une conséquence de la foi en la morale. — Voici l’antinomie : en tant que nous croyons à la morale, nous condamnons l’existence. — La logique du pessimisme poussée jusqu’aux extrêmes limites du nihilisme : qu’est-ce qui est le principe agissant  ? — Notion du manque de valeur, du manque de sens : comment les évaluations morales se trouvent derrière toutes les autres valeurs supérieures.

— Résultat : les évaluations morales ont des condamnations, des négations, la morale éloigne de la volonté de vivre… Problème : mais qu’est-ce que la morale  ?

10.

Le nihilisme européen

Quels avantages offrait l’hypothèse de la morale chrétienne  ?

1) elle prêtait à l’homme une valeur absolue, en opposition avec sa petitesse et son accidence dans le fleuve du devenir et de la disparition ;

2) elle servait les avocats de Dieu, en ce sens qu’elle laissait au monde, malgré la misère et le mal, le caractère de la perfection — y compris la fameuse " Liberté " —  : le mal apparaissait plein de sens ;

3) elle admettait que l’homme possède un savoir particulier au sujet des valeurs absolues et lui donnait ainsi, pour ce qui importait le plus, une connaissance adéquate ;

4) elle évitait à l’homme de se mépriser, en tant qu’homme, de prendre partie contre la vie, de désespérer de la connaissance : elle était un moyen de conservation.

En résumé : la morale était le grand antidote contre le nihilisme pratique et théorique.

Mais, parmi les forces que la morale a nourries, se trouvait la véracité : celle-ci finit par se tourner contre la morale, elle découvre sa téléologie, sa considération intéressée, et maintenant l’intelligence de ce mensonge longtemps incarné et dont on désespère de se débarrasser agit précisément comme stimulant. Nous constatons sur nous, implantés par la longue interprétation morale, des besoins qui nous apparaissent dès lors comme des exigences de non-vérité : d’autre part, ce sont les besoins, à quoi la valeur semble attachée, à cause desquels nous supportons de vivre. Nous n’estimons point ce que nous connaissons et n’osons plus estimer ce par quoi nous aimerions nous faire illusion : — de cet antagonisme résulte un processus de décomposition.

De fait, nous n’avons plus besoin d’un antidote contre le premier nihilisme : dans notre Europe, la vie n’est plus incertaine, hasardeuse, insensée à un tel point. L’élévation de la valeur de l’homme, de la valeur du mal, etc., à une puissance si énorme, n’est plus nécessaire maintenant, nous supportons une réduction importante de cette valeur, nous admettons la part du non-sens, du hasard : la puissance atteinte par l’homme permet maintenant un abaissement des moyens de discipline dont l’interprétation morale fut le coté fort. " Dieu " est une hypothèse beaucoup trop extrême.

Cependant les positions extrêmes ne sont pas relevées par des positions plus modérées, mais par d’autres également extrêmes, seulement ce sont des positions à rebours. C’est ainsi que la croyance en l’immoralité absolue de la nature, le manque de but et de sens devient la passion psychologiquement nécessaire, lorsque la foi en Dieu et un ordre essentiellement moral n’est plus soutenable. Le nihilisme apparaît maintenant, non point parce que le déplaisir de l’existence est devenu plus grand qu’autrefois, mais parce que, d’une façon générale, on est devenu méfiant à l’égard de la " signification " qu’il peut y avoir dans le mal, ou même dans l’existence. Une seule interprétation a été ruinée : mais comme elle passait pour la seule interprétation, il pourrait sembler que l’existence n’eût aucune signification et que tout fût en vain.

Il reste à démontrer que cet " en vain " est le caractère de notre nihilisme actuel. La méfiance de nos évaluations antérieures s’accentue jusqu’à oser la question : " Toutes les " valeurs " ne sont-elles pas des moyens de séduction, pour faire traîner la comédie en longueur, mais sans que le dénouement approche  ? " Cette durée, avec un " en vain ", sans but ni raison, paralysante, surtout lorsque l’on comprend que l’on est dupé, sans avoir la force de ne pas se laisser duper.

Imaginons cette idée sous la forme la plus terrible : l’existence telle qu’elle est, sans signification et sans but, mais revenant sans cesse d’une façon inévitable, sans un dénouement dans le néant : " l’Éternel Retour ".

C’est là la forme extrême du nihilisme : le néant (le " non-sens ") éternel  !

Forme européenne du bouddhisme : l’énergie du savoir et de la force contraint à une pareille croyance. C’est la plus scientifique de toutes les hypothèses possibles. Nous nions les causes finales : si l’existence tendait à un but ce but serait atteint.

On comprend que ce à quoi on vise ici est en contradiction avec le panthéisme : car l’affirmation que " tout est parfait, divin, éternel ", force également à admettre " l’éternel retour ". Question : cette position affirmative et panthéiste en face de toutes choses est-elle rendue impossible par la morale  ? En somme, c’est seulement le Dieu moral qui a été surmonté. Cela a-t-il un sens d’imaginer un Dieu " par delà le bien et le mal "  ? Un panthéisme dirigé dans ce sens serait-il imaginable  ? Supprimons-nous l’idée de but dans le processus et affirmons-nous le processus malgré cela  ? — Ce serait le cas si, dans le cercle de ce processus, à chaque moment de celui-ci, quelque chose était atteint — et que ce soit toujours la même chose. Spinoza a conquis une pareille position affirmative, en ce sens que, pour lui, chaque moment a une nécessité logique : et il triomphe d’une pareille conformation du monde au moyen de son instinct logique fondamental.

Mais le cas de Spinoza n’est qu’un cas particulier. Tout trait de caractère fondamental, formant la base de tous les faits, s’exprimant dans tous les faits, chaque fois qu’il serait considéré par un individu comme son trait fondamental à lui, devrait pousser cet individu à approuver triomphalement chaque moment de l’existence universelle. Il importerait précisément que ce trait de caractère fondamental produisît chez soi-même une impression de plaisir, qu’on le ressentit comme bon et précieux.

Or, la morale a protégé l’existence contre le désespoir et le saut dans le néant chez les hommes et les classes qui étaient violentés et opprimés par d’autres hommes : car c’est l’impuissance en face des hommes et non pas l’impuissance en face de la nature qui produit l’amer désespoir de vivre. La morale a traité en ennemis les hommes autoritaires et violents, les " maîtres " en général, contre lesquels le simple devrait être protégé, c’est-à-dire avant tout encouragé et fortifié. Par conséquent la morale a enseigné à haïr et à mépriser ce qui forme le trait de caractère fondamental des dominateurs : leur volonté de puissance. Supprimer, nier, décomposer cette morale : ce serait regarder l’instinct le plus haï avec un sentiment et une évaluation contraires. Si l’opprimé, celui qui souffre, perdait la croyance en son droit à mépriser la volonté de puissance, sa situation serait désespérée. Pour qu’il en soit ainsi il faudrait que ce trait fût essentiel à la vie et que l’on pût démontrer que, dans la volonté morale, cette " volonté de puissance " n’était que dissimulée, cette haine et ce mépris n’étant eux-mêmes qu’une manifestation de celle-ci. L’oppressé se rendrait alors compte qu’il se trouve sur le même terrain que l’oppresseur et qu’il ne possède pas de privilège, pas de rang supérieur sur celui-ci.

Bien au contraire  ! Il n’y a rien dans la vie qui puisse avoir de la valeur, si ce n’est le degré de puissance — à condition bien entendu que la vie elle-même soit la volonté de puissance. La morale préservait les déshérités contre le nihilisme, en prêtant à chacun une valeur infinie, une valeur métaphysique, en le rangeant dans un ordre qui ne correspondait pas à la puissance terrestre, à la hiérarchie du monde : elle enseignait la soumission, l’humilité, etc. En admettant que la croyance en cette morale soit détruite, il s’ensuivrait que les déshérités seraient privés des consolations de cette morale — et qu’ils périraient.

Cette tendance d’aller à sa perte se présente comme la volonté de se perdre, comme le choix instinctif de ce qui détruit nécessairement. Le symptôme de cette auto-destruction des déshérités c’est l’auto-vivisection, l’empoisonnement, l’enivrement, le romantisme, avant tout la contrainte instinctive à des actes, par quoi l’on fait des puissants ses ennemis mortels ( — se dressant pour ainsi dire ses propres bourreaux), la volonté de destruction comme volonté d’un instinct plus profond encore, l’instinct de l’auto-destruction, la volonté du néant.

Le nihilisme est un symptôme : il indique que les déshérités n’ont plus de consolation ; qu’ils détruisent pour être détruits, que, détachés de la morale, ils n’ont plus de raison de " se résigner ", — qu’ils se placent sur le terrain du principe opposé, et qu’ils veulent aussi de la puissance de leur côté, en forçant les puissants à être leurs bourreaux. C’est là la forme européenne du bouddhisme, la négation active, par quoi la vie tout entière a perdu son " sens ".

Il ne faudrait pas croire que la " détresse " soit devenue plus grande : bien au contraire  ! " Dieu, la morale, la résignation " étaient des remèdes sur des degrés de misère excessivement bas : le nihilisme actif se présente dans des conditions relativement bien plus favorables. Le fait même de considérer la morale comme surmontée implique un certain degré de culture intellectuelle ; celle-ci de son côté un bien-être relatif. Une certaine fatigue intellectuelle, poussée, par une longue lutte d’opinions philosophiques, jusqu’au scepticisme désespéré en face de toute philosophie, caractérise également le niveau, nullement inférieur, de ces nihilistes. Que l’on songe dans quelles conditions Bouddha entra en scène. La doctrine de l’Éternel Retour reposerait des hypothèses savantes (telles qu’en possédait la doctrine de Bouddha, par exemple l’idée de causalité, etc.).

Que signifie maintenant " déshérité "  ? Il faut envisager la question avant tout au point de vue physiologique et non pas au point de vue politique. L’espèce d’hommes la plus malsaine en Europe (dans toutes les classes) forme le terrain de ce nihilisme : elle considérera la croyance à l’Éternel Retour comme une malédiction — lorsque l’on est frappé on ne recule plus devant aucune action. Elle voudra effacer, non seulement d’une façon passive, mais encore faire effacer tout ce qui est à ce point dépourvu de sens et de but. Bien que ce ne soit chez elle qu’un spasme, une fureur aveugle devant la certitude que tout cela existait de toute éternité — même ce moment de nihilisme et de destruction. La valeur d’une pareille crise, c’est qu’elle purifie, qu’elle réunit les éléments semblables et les fait se détruire les uns les autres, qu’elle assigne à des hommes d’idées opposées des tâches communes -mettant aussi en lumière, parmi eux, les faibles et les hésitants, et provoquant ainsi une hiérarchie des forces au point de vue de la santé ; qu’elle reconnaît pour ce qu’ils sont ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Naturellement en dehors de toutes les conventions sociales existantes.

Quels sont ceux qui s’y montreront les plus forts  ? Les plus modérés, ceux qui n’ont pas besoin de dogmes extrêmes, ceux qui non seulement admettent, mais aiment aussi une bonne part de hasard, de non-sens. Ceux qui peuvent songer à l’homme, en réduisant quelque peu sa valeur, sans qu’ils se sentent par là diminués et affaiblis : les plus riches par rapport à la santé, ceux qui sont à la hauteur du plus grand malheur et qui, à cause de cela, ne craignent pas le malheur, — des hommes qui sont certains de leur puissance et qui, avec une fierté consciente, représentent la force à laquelle l’homme est parvenu.

Comment de pareils hommes songeraient-ils à l’Éternel Retour  ?

11.

Les valeurs supérieures au service desquelles l’homme devrait vivre, surtout lorsqu’elles étendaient sur lui leurs lourdes mains : ces valeurs sociales, pour en renforcer le ton, comme si elles étaient des commandements de Dieu, on les a adressées au-dessus des hommes, telles des "réalités ", comme si elles étaient le " vrai " monde, l’espérance d’un monde à venir.

Maintenant que l’origine mesquine de ces valeurs nous apparaît clairement, l’univers par là nous semble déprécié, nous semble avoir perdu son " sens "… mais cela n’est qu’un état intermédiaire.

Point de vue principal. — Il ne faut pas voir la tâche de l’espèce supérieure dans la direction de l’espèce inférieure, comme fit par exemple Comte — ), mais il faut considérer l’espèce inférieure comme une base sur laquelle une espèce supérieure peut édifier sa propre tâche — une base nécessaire à sa croissance.

Les conditions qui permettent à une espèce f orte et noble de se conserver (par rapport à la discipline intellectuelle) sont [à l’  ? ] opposé des conditions qui régissent la " masse industrielle ", les épiciers à la Spencer.

Ce qui n’est permis qu’aux natures les plus fortes et les plus fécondes, pour rendre leur existence possible — les loisirs, les aventures, l’incrédulité, les débauches même, — si c’était permis aux natures moyennes, les ferait périr nécessairement — et il en est ainsi en effet. L’activité, la règle, la modération, les " convictions " sont de mise, en un mot les " vertus du troupeau " : avec elles cette espèce d’hommes moyens atteint sa perfection.

Causes du nihilisme : 1) l’espèce supérieure fait défaut, c’est-à-dire celle dont la fécondité et la puissance inépuisables maintiennent la croyance en l’homme. (Que l’on songe à ce que l’on doit à Napoléon : presque tous les espoirs supérieurs de ce siècle.)

2) L’espèce inférieure, — " troupeau ", " masse ", " société " — désapprend la modestie et enfle ses besoins jusqu’à en faire des valeurs cosmiques et métaphysiques. Par là l’existence tout entière est vulgarisée : car, en tant que la masse gouverne, elle tyrannise les hommes d’exception, ce qui fait perdre à ceux-ci la foi en eux-mêmes et les pousse au nihilisme.

Toutes les tentatives pour imaginer des types supérieurs ont échoué (le " romantisme " ; l’artiste, le philosophe ; — contre la tentative de Carlyle de leur prêter des valeurs morales supérieures).

La résistance contre les types supérieurs comme résultat.

Abaissement et incertitude de tous les types supérieurs. La lutte contre le génie (" poésie populaire ", etc.). La compassion pour les humbles et ceux qui souffrent, comme étalon pour l’élévation de l’âme.

Le philosophe fait défaut, l’interprète de l’action, et non pas seulement celui qui transforme en poésie.

13.

En quel sens le nihilisme de Schopenhauer continue à être la conséquence d’un même idéal, créé par le théisme chrétien. — Si grand était le degré de certitude par rapport à l’objet du désir le plus élevé, par rapport aux valeurs supérieures et à la plus grande perfection, que les philosophes s’appuyaient dessus, comme sur une certitude absolue, sur une certitude a priori : avec Dieu au sommet comme vérité donnée. " Devenir l’égal de Dieu ", " se fondre en Dieu " — ce fut là, pendant des milliers d’années, l’objet du désir le plus naïf et le plus convaincu ( — mais une chose qui convainc, par là n’en est pas plus vraie : elle est seulement convaincante. Remarque destinée aux ân es).

On a désappris de prêter à cette fixation d’idéal une réalité personnelle : on est devenu athée. Mais a-t-on par là renoncé à l’idéal  ? — Les derniers métaphysiciens cherchent en somme toujours dans celui-ci la " réalité " vraie, la " chose en soi ", par rapport à quoi tout le reste n’est qu’apparence. Ils érigent en dogme que, notre monde des apparences n’étant visiblement pas l’expression de cet idéal, il ne saurait être " vrai " — il ne saurait même pas remonter à ce monde métaphysique qu’ils considèrent comme cause. Il est impossible que l’inconditionné, en tant qu’il représente cette perfection supérieure, soit la raison de tout ce qui est conditionné. Schopenhauer, qui voulait qu’il en fut autrement, était forcé d’imaginer ce fond métaphysique comme antithèse à l’idéal, comme " volonté mauvaise et aveugle " : celui-ci pouvait être ainsi " ce qui apparaît ", ce qui se manifeste dans le monde des apparences. Mais par là il ne renonçait pas à cet absolu d’idéal…

(Kant semblait avoir besoin de l’hypothèse de la " liberté intelligible " pour décharger l’ens perfectum de sa responsabilité dans la façon dont est conditionné ce monde, en un mot pour expliquer le mal : une logique scandaleuse chez un philosophe…) La morale en tant qu’évaluation supérieure. Ou bien notre monde est l’œuvre et l’expression (le mode) d’un dieu : alors il faut qu’il soit d’une perfection suprême (conclusion de Leibniz… ) — et l’on ne doutait pas de savoir ce qui appartient à la perfection -, alors le mal ne peut être qu’apparent (chez Spinoza, d’une façon plus radicale, l’idée de bien et de mal) ou bien il faut le déduire de la fin suprême de Dieu ( — peut-être comme conséquence d’une faveur spéciale de la divinité qui permet de choisir entre le bien et le mal : c’est le privilège de ne pas être un automate ; la " liberté " au risque de se tromper, de choisir mal… par exemple chez Simplicius dans son commentaire d’Epictète).

Ou bien notre monde est imparfait, le mal et la faute sont réels, sont déterminés, absolus, inhérents à leur être ; alors il ne peut pas être le monde-vérité : alors la connaissance n’est que le chemin pour arriver à la négation de celui-ci, alors il est une erreur que l’on peut reconnaître comme telle. C’est là l’opinion de Schopenhauer basée sur des hypothèses de Kant. Pascal est plus désespéré encore : il comprit que sa connaissance, elle aussi, devait être corrompue, falsifiée, — que la révélation est nécessaire pour comprendre le monde, même d’une façon négative…

14.

Les causes qu’il faut prêter à la venue du pessimisme :

1) Les instincts vitaux les plus puissants et les plus féconds ont été calomniés jusqu’ici, de sorte qu’une malédiction repose sur la vie ;

2) la bravoure croissante et la méfiance plus audacieuse de l’homme comprennent que ces instincts ne peuvent être détachés de la vie et par conséquent elles se tournent contre la vie ;

3) seuls prospèrent les plus médiocres qui ne sentent pas ce conflit, l’espèce supérieure échoue et indispose contre elle, en tant que produit de la dégénérescence, — d’autre part on s’indigne contre le médiocre qui veut se donner pour la fin et le sens ( — personne ne peut plus répondre à un pourquoi  ? — ) ;

4) le rapetissement, la faculté de souffrir, l’inquiétude, la hâte, le grouillement augmentent sans cesse, -l’actualisation de tout ce mouvement, ce que l’on appelle la " civilisation ", devient de plus en plus facile et l’individu désespère et se soumet, en face de cette énorme machinerie.

15.

Évolution du pessimisme au nihilisme. — Dénaturation des valeurs. Scolastique des valeurs. Les valeurs isolées et idéalisées, au lieu de conduire et de dominer l’action, se tournent contre l’action qu’elles réprouvent.

Des contradictions au lieu de degrés et d’ordres naturels. Haine de la hiérarchie. Les contradict ions correspondent à une époque populacière parce qu’on les saisit plus facilement.

Le monde réprouvé en présence d’un monde édifié artificiellement, d’un " monde-vérité ", qui est seul à avoir un prix. — Mais enfin l’on découvre de quels matériaux est fait le " monde-vérité ", l’on s’aperçoit qu’il ne reste plus que le monde réprouvé et l’on porte au compte de celui-ci cette suprême désillusion.

Alors on est en face du nihilisme : on a conservé les valeurs qui jugent — et rien de plus  !

Ceci donne naissance au problème de la force et de la faiblesse :

1) les faibles s’y brisent,

2) les forts détruisent ce qui ne se brise pas,

3) les plus forts surmontent les valeurs qui jugent.

Tout cela réuni crée l’âge tragique.

16.

Pour la critique du pessimisme. — La " prépondérance de la peine sur la joie " ou bien le contraire (l’hédonisme) : ces deux doctrines sont déjà des signes du nihilisme.

Car, dans les deux cas, on ne fixe pas d’autre sens final que les phénomènes de plaisir ou de déplaisir.

Mais ainsi parle une espèce d’hommes qui n’a plus le courage de se fixer une volonté, une intent ion, un sens : — pour toute espèce d’hommes plus saine la valeur de la vie ne se mesure pas à l’étalon de ces choses accessoires. Et l’on pourrait facilement imaginer un excès de douleur qui provoquerait malgré cela une volonté de vivre, une affirmation de la vie, en face de la nécessité de cet excès.

" La vie ne vaut pas la peine d’être vécue " ; " résignation " ; " à quoi servent les larmes  ? " — c’est là une argumentation débile et sentimentale. " Un monstre vaut mieux qu’un sentimental ennuyeux. "

Le pessimisme des natures énergiques : " à quoi bon " après une lutte terrible, même après la victoire. Qu’il existe quelque chose qui a cent fois plus d’importance que de savoir si nous nous trouvons bien ou mal : c’est l’instinct fondamental de toutes les natures vigoureuses — et par conséquent aussi de savoir si d’autres se trouvent bien ou mal. Cet instinct leur dit que nous avons un but, pour lequel on n’hésite pas à faire des sacrifices humains, à courir tous les dangers, à prendre sur soi ce qu’il y a de pire : c’est la grande passion. Car le " sujet " n’est qu’une fiction ; l’ego dont on parle lorsque l’on blâme l’égoïsme n’existe pas du tout.

17.

Le philosophe nihiliste est convaincu que tout ce qui arrive est dépourvu de sens et se fait en vain : mais il ne devrait pas y avoir d’être inutile et dépourvu de sens. Où cherche-t-il les raisons qui le poussent à faire cette objection  ? Où cherche-t-il un " sens ", cette " mesure "  ? — Le nihiliste veut dire en somme qu’un regard jeté sur un pareil être vide et inutile ne satisfait point le philosophe, lui cause une impression de vide et de désolation. Une telle constatation est en contradiction avec notre subtile sensibilité de philosophe. C’est là conclure à cette évaluation absurde : il faudrait que le caractère de l’existence fît plaisir au philosophe, pour que celle-ci pût subsister de plein droit…

Il est dès lors facile à comprendre que le plaisir et le déplaisir, dans le domaine de ce qui arrive, ne peuvent être considérés que comme des moyens : il faut encore se demander si, d’une façon générale, il nous serait possible de voir le " sens ", le " but ", si la question du manque de sens ou de son contraire ne serait pas insoluble pour nous. -

18.

Pour l’histoire du nihilisme européen

La période d’obscurité, les tentatives de tout genre pour conserver l’ancien et pour ne pas laisser échapper le nouveau. La période de clarté : on comprend que l’ancien et le nouveau sont des antithèses fondamentales : les valeurs anciennes sont nées de la vie décroissante, les nouvelles de la vie ascendante —. On comprend que l’idéal ancien est un idéal contraire à la vie (né de la décadence et déterminant la décadence, bien que paré des splendides vêtements de la morale). Nous comprenons les choses anciennes et nous sommes loin d’être assez forts pour les choses nouvelles.

La période des trois grandes passions : le mépris, la pitié, la destruction.

La période de la catastrophe : la venue d’une doctrine qui passe les hommes au crible… qui pousse les faibles à des décisions, et aussi les forts —.

19.

LE JOURNAL DU NIHILISTE. L’épouvante devant la découverte du « faux ».

Vide ; plus de pensée ; les passions fortes tour nant autour d’objets sans valeur : —— les spectateurs de ces impulsions absurdes, le pour et le contre : il faut réfléchir avec ironie et froideur vis-à-vis de soi-même. — Les plus fortes impulsions apparaissent séductrices et mensongères : comme si nous devions croire à leur objet. La force la plus grande ne sait plus à quoi elle doit servir. Les moyens sont là, mais il n’y a pas de but. — L’athéisme envisagé comme manque d’idéal.

Phase de la négation passionnée : le désir longtemps accumulé de l’affirmation et de l’adoration s’y décharge…

Phase du mépris, même à l’égard de la négation … même à l’égard du doute… même à l’égard de l’ironie… même à l’égard du mépris…

Catastrophe : le mensonge ne serait-il pas quel que chose de divin ? La valeur de toutes choses ne réside-t-elle pas en ceci qu’elles sont fausses ?… Ne faudrait — il pas croire en Dieu, non point parce qu’il est vrai, mais parce qu’il est faux… ? Le désespoir n’est-il pas seulement la conséquence d’une croyance en la vérité divine ? N’est-ce pas justement le mensonge et la falsification, en substitution d’un sens faux qui donne une valeur, un sens, un but ?…

20.

Le nihilisme n’est pas seulement une méditation au sujet de cet « en vain ! », ce n’est pas seulement l’habitude de croire que tout mérite de périr : on y met soi-même la main, on détruit… Cela est, si l’on veut, illogique : mais le nihilisme ne croit pas à la nécessité d’être logique… C’est la condition d’esprits vigoureux et de volontés fortes : et pour ceux-ci il est impossible de s’arrêter à la négation du « jugement » : la négation qui agit tire son origine de leur nature. L’anéantissement par le jugement seconde l’anéantissement par la main. 21.

Le nihiliste parfait. — L’œil du nihiliste idéalise dans le sens de la laideur, il est infidèle à ce qu’il retient dans sa mémoire —  : il permet à ses souvenirs de tomber et de s’effeuiller ; il ne les garantit pas de ces pâles décolorations que la faiblesse étend sur les choses lointaines et passées. Et ce qu’il ne fait pas à l’égard de lui-même, il ne le fait pas non plus à l’égard de tout le passé des hommes, — il laisse s’effriter ce passé.

22.

Pour la genèse du nihiliste. — On n’a que très tard le courage de s’avouer ce que l’on sait véritablement. Que j’ai été jusqu’à présent foncièrement nihiliste, il y a très peu de temps que je me le suis avoué à moi-même : l’énergie ou la nonchalance que je mis, comme nihiliste, à aller de l’avant m’ont trompé sur ce fait principal. Lorsque l’on marche vers un but il semble impossible que " l’absence de but par excellence " soit un article de foi.

23.

Les valeurs et les changements de valeurs sont en proportion avec l’augmentation de puissance de celui qui fixe les valeurs. Le degré d’incrédulité, de " liberté " accordé à l’esprit : expressions de l’augmentation de puissance. Le " nihilisme ", idéal de la plus haute puissance de l’esprit, de la vie la plus abondante : il est en partie destructeur, en partie ironique.

24.

Qu’est-ce qu’une croyance  ? Comment naît-elle  ? Toute croyance tient quelque chose pour vrai.

La forme extrême du nihilisme, ce serait de se rendre compte que toute croyance, toute certitude, sont nécessairement fausses : parce qu’il n’existe pas du tout de monde-vérité. Ce serait donc un reflet, vu en perspective, dont l’origine se trouve en nous (dans ce sens que nous avons sans cesse besoin d’un monde plus étroit, raccourci et simplifié).

— De se rendre compte que c’est le degré de force qui fait que nous pouvons nous avouer à nous-mêmes l’apparence, la nécessité du mensonge, sans provoquer notre perte.

En ce sens le nihilisme pourrait être la négation d’un monde véritable, d’un être, d’une intelligence divine.

II. Pour une critique de la modernité modifier

25.

Renaissance et réforme — Que démontre la Renaissance  ? Que le règne de l’" individu" a ses limites — La dissipation est trop grande, il n’y a pas même la possibilité d’assembler, de capitaliser, et l’épuisement suit pas à pas. Ce sont des époques où tout est gaspillé, où l’on gaspille même la force qui devrait servir à amasser, à capitaliser. à accumuler richesse sur richesse… Les adversaires d’un pareil mouvement sont eux-mêmes forcés de pratiquer un gaspillage insensé de leurs forces ; eux aussi s’épuisent aussitôt, ils s’usent et se vident.

Nous possédons dans la Réforme un pendant désordonné et populacier de la Renaissance italienne, un mouvement issu d’impulsions similaires, avec cette différence que, dans le nord, demeuré en retard, demeuré vulgaire, ce mouvement dut revêtir un travestissement religieux, — l’idée d’exist ence supérieure ne s’étant pas encore dégagée de l’idée de vie religieuse. Dans la Réforme, l’individu veut aussi parvenir à la liberté ; " chacun son propre prêtre ", ce n’est là qu’une formule du libertinage. En réalité, un mot suffit — " liberté évangélique " — pour que tous les instincts qui avaient des raisons de demeurer secrets se déchaînassent comme des chiens sauvages, les appétits les plus brutaux eurent soudain le courage de se manifester, tout semblait justifier… On se gardait bien de comprendre à quelle liberté on songeait en somme, on fermait les yeux devant soi-même… Mais clore les yeux et humecter les lèvres de discours exaltés, cela n’empêchait pas d’étendre les mains et de saisir ce qu’il y avait à saisir, de faire du ventre le dieu du " libre évangile ", de pousser tous les instincts de vengeance et de haine à se satisfaire dans une fureur insatiable…

Cela dura un certain temps : puis vint l’" épuisement ", tout comme il était venu dans le midi de l’Europe ; et ce fut là encore, dans l’épuisement, une espèce vulgaire, un universel ruere in servitium… Alors vint le siècle indécent de l’Allemagne…

26.

Les trois siècles. — Leurs différentes sensibilités s’expriment le mieux de la façon suivante : Aristocratisme : Descartes, règne de la raison, témoignage de la souveraineté dans la volonté ;

Féminisme : Rousseau, règne du sentiment, témoignage de la souveraineté des sens, mensonger ;

Animalisme : Schopenhauer, règne des appétits, témoignage de la souveraineté des instincts animaux, plus véridique, mais plus sombre.

Le XVIIe siècle est aristocratique, il coordonne, il est hautain à l’égard de tout ce qui est animal, sévère à l’égard du cœur, dépourvu de sentimentalité, " non-allemand ", " ungemüthlich " ; adversaire de ce qui est burlesque et naturel ; il a l’esprit généralisateur et souverain à l’égard du passé, car il croit en lui-même. Il tient au fond beaucoup plus de la bête féroce et pratique la discipline ascétique pour rester maître. Le siècle de la force de volonté et aussi celui des passions violentes. Le XVIIIe siècle est dominé par la femme, il est enthousiaste, spirituel et plat, mais avec de l’esprit au service des aspirations et du cœur, il est libertin dans la jouissance de ce qu’il y a de plus intellectuel, minant toutes les autorités ; plein d’ivresse et de sérénité, lucide, humain et sociable, il est faux devant lui-même, très canaille au fond…

Le XIXe siècle est plus animal, plus terre-à-terre, plus laid, plus réaliste, plus populacier, et, à cause de cela, " meilleur ", plus " honnête ", plus soumis dans la réalité, de quelque espèce qu’elle soit, plus vrai : mais plus faible de volonté, triste et obscurément exigeant, mais fataliste. Ni crainte, ni vénération devant la " raison ", pas plus que devant le " cœur " ; intimement persuadé de la domination des appétits (Schopenhauer dit " volonté ", mais il n’y a rien de plus caractéristique pour la philosophie que l’absence de volonté). La morale elle-même est réduite à un instinct (" compassion ").

Auguste Comte est un prolongement du XVIIIe siècle (domination du cœur sur la tête, sensualisme dans la théorie de la connaissance, exaltation altruiste).

Le fait que la science est devenue à un tel point souveraine montre que le XIXe siècle s’est soustrait à la domination de l’idéal. Une certaine absence de besoins et de désirs rend possibles pour nous la curiosité et la rigueur scientifiques, — cette espèce de vertu qui nous est propre…

Le romantisme est une sorte de contre-coup du XVIIIe siècle, un désir accumulé vers son exaltation de grand style — en réalité il y a beaucoup de cabotinage et de duperie de soi : il voulait figurer la nature vivante, la grande passion.

Le XIXe siècle cherche instinctivement des théories qui justifieraient sa soumission fataliste à l’empire des faits. Le succès remporté par Hegel contre la " sentimentalité" de l’idéaliste romantique était déjà dû à ce qu’il y avait de fataliste dans le tour de sa pensée, dans sa foi en la raison supérieure qu’il y a du côté de ce qui triomphe, de sa justification de " l’État " véritable (en place de " l’humanité ", etc.). Pour Schopenhauer nous sommes quelque chose de bête et, au meilleur cas, même quelque chose qui se supprime soi-même. C’est le succès du déterminisme, de la dérivation généalogique des obligations, celles-ci considérées autrefois comme absolues, la doctrine du milieu et de l’adaptation, la réduction de la volonté à des mouvements réflexes, la négation de la volonté, en tant que " cause agissante " —  ; c’est enfin — un véritable baptême nouveau : on voit partout si peu de volonté que le mot devient vacant pour servir à une désignation nouvelle. Autres théories : la doctrine de l’objectivité, de l’observation, indépendante de la " volonté ", comme seul chemin qui mène à la vérité, et aussi à la beauté ( — et encore la croyance au " génie " pour avoir un droit à la soumission) ; — le mécanisme, la rigidité déterminable du processus mécanique ; le prétendu "nationalisme ", l’élimination du sujet qui choisit, juge, interprète, érigé en principe. -

Kant, avec sa " raison pratique ", avec son fanatisme moral, appartient entièrement au XVIIIe siècle ; il se trouve encore complètement en dehors du mouvement historique ; il n’a pas la moindre entente des réalité de son temps, par exemple de la Révolution ; il n’est point touché par la philosophie grecque ; c’est un fantasque de l’idée du devoir, un sensualiste avec un penchant caché vers les mauvaises habitudes dogmatiques. -

Dans notre siècle le retour sur Kant est un retour au XVIIIe siècle : on veut de nouveau se procurer un droit à l’ancien idéal, à l’ancienne exaltation, — c’est pourquoi il faut une théorie de la connaissance qui " trace des limites ", c’est-à-dire qui permette de fixer, à volonté, un au-delà de la raison…

La pensée de Hegel n’est pas très éloignée de celle de Goethe : il suffit l’écouter ce que dit Goethe de Spinoza. C’est le désir de diviniser l’univers et la vie, pour trouver dans la contemplation et l’étude le repos et le bonheur ; Hegel cherche la raison partout, devant la raison on peut se soumettre et se résigner. Chez Goethe il y a une sorte de fatalisme presque joyeux et confiant, un fatalisme qui ne se révolte ni ne faiblit, qui cherche à faire de soi une totalité, avec le sentiment que la totalité seule résout tout, justifie toutes choses et les fait apparaître bonnes.

27.

Le XVIIe siècle souffre de l’humanité comme d’une somme de contrastes ("l’amas de contradictions" que nous sommes) ; il cherche à découvrir l’homme, à le coordonner, à en reconna ître les formes : tandis que le XVIIIe siècle cherche à oublier ce que l’on sait de la nature de l’homme, pour l’adapter à son utopie. "Superficiel, doux, humain" — il s’enthousiasme pour " l’homme ". -

Le XVIIe siècle cherche à effacer les traces de l’individu pour que l’œuvre ressemble autant que possible à la vie. Le XVIIIe siècle cherche par l’œuvre à s’intéresser à l’auteur. Le XVIIe siècle cherche de l’art dans l’art, un morceau de civilisation ; le XVIIIe se sert de l’art pour faire de la propagande d’ordre politique, en faveur des réformes sociales.

L’" utopie ", l’" homme idéal ", la divinisation de la nature, la vanité de la mise en scène de sa propre personne, la subordination sous la propagande sociale, le charlatanisme, — c’est ce que nous a donné le XVIIIe siècle. Le style du XVIIe est propre, exact et libre.

L’individu fort qui se suffit à lui-même ou qui s’efforce avec ardeur devant Dieu — et cette importunité moderne, cette indiscrétion d’écrivain — ce sont là des oppositions. " Se produire en public " — quel contraste avec les savants de Port-Royal  ! Alfieri avait un sens pour le grand style.

La haine du burlesque, du manque de dignité, le défaut du sens de la nature appartiennent au XVIIe siècle.

28.

Contre Rousseau. — L’homme n’est malheureusement plus assez méchant ; les adversaires de Rousseau qui disent " l’homme est une bête de proie " n’ont malheureusement pas raison. Ce n’est pas la corruption qui est la malédiction de l’homme, mais l’amollissement et le moralisme. Dans la sphère que Rousseau combattait avec le plus de violence on trouvait encore l’espèce relativement la plus forte et la mieux venue ( — celle qui possédait encore les grandes passions non brisées : la volonté de puissance, la volonté de jouissance, la volonté et le pouvoir de commander). Il faut comparer l’homme du XVIII siècle avec celui de la Renaissance (et aussi celui du XVIIe siècle en France) pour comprendre de quoi il s’agit : Rousseau est un symptôme du mépris de soi et de la vanité échauffée — indices que la volonté dominante fait défaut : il moralise et cherche la cause de son état misérable d’homme rancunier dans les classes dominantes.

29.

Rousseau : La règle fondée sur le sentiment, la nature comme source de la justice, l’affirmation que l’homme se perfectionne dans la mesure où il s’approche de la nature (d’après Voltaire, dans la mesure ou il s’en éloigne). Les mêmes époques sont pour l’un celles d’un progrès de l’humanité et pour l’autre celles de l’aggravation de l’injustice et de l’inégalité.

Voltaire, comprenant encore l’umanità au sens de la Renaissance, de même la virtù (en tant que " culture supérieure "), combattit pour la cause des " honnêtes gens " et de " la bonne compagnie ", pour la cause du goût, de la science, des arts, pour la cause même du progrès et de la civilisation.

La lutte s’enflamma vers 1760 ; d’une part le citoyen de Genève, d’autre part le seigneur de Ferney. Ce n’est qu’à partir de ce moment que Voltaire devint l’homme de son siècle, le philosophe, le représentant de la tolérance et de l’incrédulité (jusque-là il n’avait été qu’un bel esprit). L’envie et la haine du succès de Rousseau le poussèrent en avant, vers les " hauteurs ". Pour la "canaille" un dieu rémunérateur et vengeur — Voltaire.

Critique des deux points de vue par rapport à la valeur de la civilisation. L’invention sociale est pour Voltaire ce qu’il y a de plus beau : il n’y a pas de but plus élevé que son entretien et son perfectionnement ; c’est là précisément l’honnêteté que d’observer les usages sociaux ; la vertu c’est l’obéissance envers certains " préjugés " nécessaires, au bénéfice de la conservation de la " société ". Voltaire fut missionnaire de la culture, aristocrate représentant des castes victorieuses et dominantes et de leurs évaluations. Mais Rousseau demeura plébéien, même comme homme de lettres, c’était là quelque chose d’inouï ; son impudent mépris de tout ce qui n’était pas lui-même.

Ce qu’il avait de morbide dans Rousseau fut ce que l’on imita le plus. (Lord Byron possédait une nature semblable, lui aussi s’élève artificiellement à des altitudes sublimes, à la colère rancunière ; lorsque plus tard, à Venise, il retrouva l’équilibre, il comprit ce qui allège davantage, ce qui fait du bien… l’insouciance.)

Rousseau est fier de ce qu’il est, malgré son origine ; mais il se met hors de lui lorsqu’on lui rappelle celle-ci…

Chez Rousseau il y a certainement des troubles cérébraux, chez Voltaire une santé et une légèreté peu ordinaires. La rancune du malade ; ses périodes de démence sont aussi celles de sa misanthropie et de sa méfiance.

La plaidoirie de Rousseau en faveur de la Providence (à l’encontre du pessimisme de Voltaire) : il avait besoin de Dieu pour pouvoir maudire la société et la civilisation ; en soi toute chose devait être bonne, vu que Dieu l’avait créée ; l’homme seul a corrompu l’homme. L’" homme bon ", comme homme de la nature, était de l’imagination pure, mais avec le dogme de la paternité de Dieu, il devenait vraisemblable et même fondé.

Romantisme à la Rousseau : la passion, le " naturel ", la fascination de la démence, la rancune populacière érigée en justicière, la vanité insensée du faible.

30.

Contre Rousseau. — L’état primitif de la nature est épouvantable, l’homme est une bête féroce, notre civilisation est un triomphe inouï ; sur cette nature de bête féroce ; — ainsi concluait Voltaire. Il ressentait les adoucissements, les raffinements, les joies intellectuelles de l’état civilisé ; il méprisait l’esprit borné même sous couleur de vertu, le manque de délicatesse, même chez les ascètes et les moines.

Rousseau semblait préoccupé par la méchanceté morale de l’homme ; c’est avec les mots " injuste " et " cruel " que l’on excite le mieux les instincts des opprimés, qui se trouvent généralement sous le coup du vetitium et de la disgrâce : en sorte que la conscience leur déconseille les velléités insurrectionnelles. Ces émancipateurs cherchent avant tout une chose : donner à leur parti les accents profonds et les grandes attitudes des natures supérieures.

31.

Les points culminants de la culture et de la civilisation se trouvent séparés : il ne faut pas se laisser égarer sur l’antagonisme profond qu’il y a entre la culture et la civilisation. Les grands moments de la culture furent toujours, au point de vue moral, des époques de corruption ; et, d’autre part, les époques de domestication voulue et forcée à l’égard de l’homme (" civilisation " -) était des périodes d’intolérance pour les natures les plus intellectuelles et les plus audacieuses. La civilisation veut quelque chose d’autre que ce que veut la culture : peut-être leurs buts sont-ils opposés…

32.

Les problèmes non résolus que je pose : le problème de la civilisation, la lutte entre Rousseau et Voltaire aux environs de 1760. L’homme devient plus profond, plus " immoral " -, plus fort, plus confiant en lui-même — et, dans la même mesure, plus " naturel " : c’est là le progrès. — Par une sorte de division du travail, les couches devenues plus méchantes et les couches adoucies, domptées, se séparent alors : en sorte que les faits d’ensemble ne s’aperçoivent pas à première vue. Cela fait partie de la vigueur, de la domination de soi et de la fascination des êtres plus forts, si ces couches plus fortes possèdent l’art de faire passer leur plus grande méchanceté pour quelque chose de supérieur. Dès qu’il y a " progrès ", les éléments renforcés s’interprètent dans le sens du " bie n ".

33.

En quel sens les siècles chrétiens, avec leur pessimisme, ont été des siècles plus forts que le XVIIIe siècle. — Interpréter dans le même sens la période tragique de la Grèce. -

Le XIXe siècle contre le XVIIIe. En quoi il a été son héritier, — en quoi il a manifesté un recul ( : plus dépourvu d’" esprit ", de " goût ", en quoi il s’est montré en progrès ( : plus sombre, plus réaliste, plus fort).

34.

Kant rend possible pour les Allemands le scepticisme des Anglais dans la théorie de la connaissance :

1) En y intéressant les besoins moraux et religieux des Allemands : tout comme, pour la même raison, les nouveaux académiciens utilisèrent le scepticisme comme préparation au platonisme (— voir saint Augustin) ; de même encore que Pascal se servit du scepticisme moral pour exciter, pour " justifier " le besoin de foi.

2) En l’embrouillant de fioritures scolastiques pour la rendre acceptable au goût de la forme scientifique des Allemands (car Locke et Hume étaient, par eux-mêmes, trop clairs, trop lumineux, c’es t-à-dire, d’après les évaluations conformes à l’instinct allemand, " trop superficiels " — ).

Kant : un piètre connaisseur des hommes et un psychologue médiocre ; se trompant grossièrement en ce qui concerne les grandes valeurs historiques (la Révolution française) ; fanatique moral à la Rousseau ; avec un courant souterrain de valeurs chrétiennes ; dogmatique de pied en cap, mais supportant ce penchant avec une lourde humeur, au point qu’il voudrait le tyranniser, mais aussitôt il se fatigue même du scepticisme ; n’ayant pas encore été touché par le goût cosmopolite et la beauté antique… un ralentisseur et un intermédiaire. Il n’a rien d’original ( — il s’entremet et il sert de lien, comme Leibniz entre le mécanisme et le spiritualisme, Goethe entre le goût du XVIIIe siècle et le " sens historique " — qui est essentiellement un sens de l’exotisme -, comme la musique allemande entre la française et l’italienne, comme Charlemagne entre l’Empire romain et le nationalisme, — c’est un ralentisseur par excellence).

35.

Pour la caractéristique du génie national, par rapport à ce qui est étranger et emprunté. -

Le génie anglais rend tout ce qu’il reçoit plus grossier et plus natu rel.

Le génie français délaye, simplifie, logicise, apprête.

Le génie allemand emmêle, transmet, embrouille, moralise.

Le génie italien est de beaucoup celui qui a fait l’usage le plus libre et le plus subtil de ce qu’il a emprunté, il y a mis cent fois plus qu’il n’en avait tiré, étant le génie le plus riche, celui qui avait le plus à donner.

36.

Il faut rendre aux hommes le courage de leurs instincts naturels.

Il faut combattre la mauvaise opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, non en tant qu’individus, mais en tant qu’hommes de la nature… ) -

Il faut enlever les contradictions qu’il y a dans les choses, après avoir compris que c’est nous qui les y avons mises. - Il faut supprimer de l’existence toute espèce d’idiosyncrasie sociale (la faute, la punition, la justice, l’honnêteté, la liberté, l’amour, etc.) -

Progrès vers le " naturel " : dans toutes les questions politiques, dans les rapports des partis entre eux, même dans les partis mercantiles, d’ouvriers à entrepreneurs, ce sont des questions de puissance qui sont en jeu. — Il faut se demander d’abord " ce que l’on peut " et après seulement ce que l’on doit.

Que dans le mécanisme de la grande politique on fasse encore sonner la fanfare chrétienne (par exemple dans les bulletins de victoires ou dans les allocutions impériales adressées au peuple), c’est ce qui fait partie des choses qui deviennent de plus en plus impossibles, parce qu’elles sont contraires au goût.

Progrès du XIXe siècle sur le XVIIIe — au fond, nous autres bons Européens, nous sommes en guerre contre le XVIIIe siècle — ) :

1) " Retour à la nature ", entendu toujours plus résolument dans un sens contraire à celui de Rousseau. Bien loin de l’idylle et de l’opéra  ?

2) Toujours plus résolument anti-idéaliste, objectif, audacieux, appliqué, mesuré, méfiant à l’égard des brusques changements, anti-révolutionnaire ;

3) Plaçant toujours plus résolument la question de la santé du corps avant celle de " l’âme ", entendant cette dernière comme un état qui résulte de la première, celle-ci du moins comme condition première de la santé de l’âme.

37.

Les deux grandes tentatives qui ont été faites pour surmonter le XVIIIe siècle :

Napoléon, en réveillant de nouveau l’homme, le soldat et la grande lutte pour la puissance — concevant l’Europe en tant qu’unité politique.

Goethe, en imaginant une culture européenne, qui forme l’héritage complet de ce que l’humanité avait atteint jusque-là. La culture allemande de ce siècle éveille la méfiance — dans la musique manque cet élément complet qui délivre et qui lie, cet élément qui s’appelle Goethe. -

38.

" Sans la foi chrétienne, dit Pascal, vous seriez, en face de vous-mêmes, tout comme la nature et l’histoire, un monstre et un chaos. " Cette prophétie nous l’avons accomplie : après que le XVIIIe siècle, débile et optimiste, eut enjolivé et rationalisé l’homme.

Schopenhauer et Pascal. — Dans un sens essentiel, Schopenhauer est le premier qui reprend le mouvement de Pascal : un monstre et un chaos, par conséquent quelque chose qu’il faut nier… l’histoire, la nature, l’homme lui-même  !

" Notre incapacité à connaître la vérité est la conséquence de notre corruption, de notre décomposition morale ", ainsi parle Pascal. Et Schopenh auer dit au fond la même chose. " Plus est profonde la corruption de la raison, plus est nécessaire la doctrine de la grâce " — ou, pour parler la langue de Schopenhauer, la négation.

39.

Schopenhauer comme seconde mouture (état avant la révolution) : — La pitié, la sensualité, l’art, la faiblesse de volonté, le catholicisme des désirs spirituels — c’est là au fond de bon XVIIIe siècle.

Chez Schopenhauer l’erreur fondamentale de la volonté est typique (comme si l’appétit, l’instinct, le désir étaient ce qu’il y a d’essentiel dans la volonté) : c’est là amoindrir jusqu’à la méconnaître la valeur de la volonté. De même la haine du vouloir ; tentative de voir dans le non-vouloir, dans le sujet sans but ni intention " (dans le " sujet pur, libre de volonté "), quelque chose de supérieur, la chose supérieure en soi, la chose qui importe. Grand symptôme de fatigue, ou de faiblesse de volonté : car celle-ci est ce que l’appétit traite foncièrement en maître, lui imposant le chemin et la mesure…

40.

Le problème du XIX siècle.— Savoir si son côté fort et son côté faible vont ensemble  ? S’il est fait d’un seul et même bois  ? Si la variété de son idéal, les contradictions de celui-ci, sont limitées dans une fin supérieure, étant quelque chose de plus élevé  ? — Car ce pourrait être la prédestination à la grandeur de se développer, en cette mesure, sous une tension violente. Le mécontentement, le nihilisme pourraient être des signes favorables.

41.

Critique de l’homme moderne. — " L’homme bon " a été corrompu et séduit par les mauvaises institutions (les tyrans et les prêtres) ; — la raison érigée en autorité ; l’histoire qui surmonte les erreurs ; l’avenir considéré comme un progrès ; — l’État chrétien (" le Dieu des armées ") ; — l’instinct sexuel (autrement dit le mariage) ; — le règne de la " justice " (le culte de l’" humanité ") ; la " liberté ".

L’attitude romantique de l’homme moderne : — l’homme noble (Byron, Victor Hugo, George Sand) ; — la noble indignation ; — la sanctification par la passion (comme vraie " nature ") ; — la prise de parti pour les opprimés et les déshérités : devise des historiens et des romanciers ; — les stoïciens du devoir ; — le " désintéressement " considéré comme art et comme connaissance : — l’altruisme comme forme mensongère de l’égoïsme (utilitarisme), l’égoïsme le plus sentimental.

Tout cela sent le XIXe siècle. Mais celui-ci possédait des qualités qui ne se sont pas transmis es : l’insouciance, la sincérité, l’élégance, la clarté intellectuelle ; — l’allure de l’esprit s’est transformée ; la jouissance, que procuraient la subtilité et la clarté d’esprit, a fait place à la jouissance de la couleur, de l’harmonie, de la masse, de la réalité, etc. Le sensualisme dans les choses de l’esprit. En un mot, c’est le XVIIIe siècle de Rousseau.

42.

L’indiscipline de l’esprit moderne sous toute sorte d’apprêts moraux. — Les mots de parole sont : la tolérance (pour " l’incapacité de dire oui et non ") ; la largeur de sympathie ( — un tiers d’indifférence, un tiers de curiosité, un tiers d’irritabilité maladive) ; l’objectivité ( — manque de personnalité, manque de volonté, incapacité d’" amour ") ; la " liberté " à l’égard de la règle (Romantisme) ; la " vérité " en face du mensonge et de la falsification (naturalisme) ; l’" esprit scientifique " (le document humain : c’est-à-dire le roman-feuilleton et l’addition — au lieu de la composition) ; la " passion ", en lieu et place du désordre et de l’intempérance ; la " profondeur " en lieu et place du chaos et du pêle-mêle des symboles.

Les entraves les plus favorables et les remèdes contre la modernité :

1) le service militaire obligatoire, avec des gue rres véritables qui font cesser tout espèce de plaisanterie ;

2) l’étroitesse nationale (qui simplifie et concentre) ;

3) une meilleure nutrition (la viande) ;

4) l’espace plus vaste et la salubrité des appartements ;

5) la prédominance de la physiologie sur la théologie, la morale, l’économie et la politique ;

6) une sévérité militaire dans les exigences et la pratique des " devoirs " (on ne loue plus… ).

43.

Ne pas se laisser tromper par l’apparence : cette humanité vise moins à " l’effet ", mais elle donne de toutes autres garanties de durée, son allure est plus lente, mais sa mesure est beaucoup plus riche. La santé devient meilleure, on reconnaît les véritables conditions de la force du corps et on les crée peu à peu, l’" ascétisme " est ironisé. — La crainte des extrêmes, une certaine confiance en le " chemin droit ", point d’exaltation, un besoin momentané de s’habituer à des valeurs plus étroites (comme " la patrie ", " la science ", etc.).

Mais l’ensemble de l’image prêterait encore à des équivoques — ce pourrait être là tout aussi bien un mouvement ascendant qu’un mouvement descendant de la vie.

44.

La " Modernité " envisagée sous le symbole de la nutrition et de la digestion. -

La sensibilité est infiniment plus irritable ( — sous les oripeaux de la morale : l’augmentation de la pitié — ) ; l’abondance des impressions disparates est plus grande que jamais : — le cosmopolitisme des langues, des littératures, des journaux, des formes, des goûts différents, même des paysages. L’allure de cette affluence est un prestissimo ; les impressions s’effacent ; on se défend instinctivement d’absorber quelque chose, de s’en laisser impressionner profondément, de " digérer " quelque chose — il en résulte l’affaiblissement de la faculté de digestion. Il se produit une sorte d’assimilation à cet accablement d’impressions ; l’homme désapprend d’agir ; il ne réagit plus qu’à des impressions du dehors. Il dépense ses forces, soit dans l’assimilation, soit dans la défense, soit dans la réplique. Profond affaiblissement de la spontanéité — l’historien, le critique, l’analyste, l’interprète, l’observateur, le collectionneur, le lecteur, — ils sont tous des talents réactifs, — ils font tous partie de la science  !

Préparation artificielle de sa propre nature pour en faire un " miroir " ; on est intéressé, mais ce n’est en quelque sorte qu’à l’épiderme ; il y une froideur par principe, un équilibre, une tempéra ture maintenue à un degré inférieur, juste au-dessous de la mince surface, où il y a de la chaleur, de l’agitation, de la " tempête ", un mouvement de vagues. Opposition entre la mobilité extérieure et une certaine lourdeur, une fatigue profonde.

45.

Le surmenage, la curiosité et la compassion — voilà nos vices modernes.

46.

Pourquoi tout devient cabotinage. — La sûreté d’instinct (conséquence d’une longue activité dans le même sens, pratiquée par une même espèce d’hommes) fait défaut dans l’humanité moderne ; incapacité d’accomplir quelque chose de parfait n’en est que la conséquence : — l’individu ne rattrape jamais la discipline de l’école.

Ce qui crée une morale, un code, c’est l’instinct profond que l’automatisme seul rend possible la perfection dans la vie et le travail…

Mais aujourd’hui nous avons atteint le pôle opposé, nous avons même voulu l’atteindre — la prescience extrême, la pénétration de l’homme et de l’histoire : — par là nous sommes pratiquement le plus loin possible dans la perfection de l’être, de l’action et de la volonté : notre appétit, notre désir de la connaissance elle-même, — symb oles d’une formidable décadence. Nous aspirons au contraire de ce que veulent les fortes races, les nations vigoureuses — comprendre est une fin…

Le fait que la science est possible, dans le sens où elle est pratiquée aujourd’hui, est une preuve que tous les instincts élémentaires, les instincts de défense et de protection de la vie, ne fonctionnent plus. Nous n’amassons plus, nous gaspillons les capitaux des ancêtres, même dans la façon dont nous cherchons la connaissance. -

47.

Ce qui est aujourd’hui le plus profondément corrodé, c’est l’instinct et la volonté de la tradition ; toutes les institutions qui doivent leur origine à cet instinct sont contraires au goût de l’esprit moderne… Tout ce que l’on fait en somme, tout ce que l’on pense, poursuit le but d’arracher avec les racines ce sens de la tradition. On considère la tradition comme une fatalité ; on l’étudie, on reconnaît (sous forme d’" hérédité " -), on n’en veut point. L’assimilation d’une volonté étendue sur de longs espaces de temps, le choix des conditions et des évaluations qui permettent que l’on puisse disposer de l’avenir, sur des siècles tout entiers — cela précisément est, au plus haut des anti-moderne. De quoi il faut conclure que ce sont les principes désorganisateurs qui donnent un caractère à notre épo que.

48.

Pour une caractéristique de la " Modernité " — développement exagéré des formations intermédiaires ; dépérissement des types ; rupture des traditions, des écoles ; la prédominance des instincts préparée philosophiquement : l’inconscient devient une valeur plus grande) après que se fut produit l’affaiblissement de la volonté, du vouloir dans le but et les moyens…

49.

La prééminence des marchands et des tiers, même dans le domaine intellectuel : le littérateur, le " représentant ", l’historien (comme amalgameur du passé et du présent), l’exotique et le cosmopolite, les intermédiaires entre les sciences naturelles et la philosophie, les semi-théologiens.

50.

La tension critique : les extrêmes apparaissent et arrivent à la prépondérance. — Décroissance du protestantisme : considéré théoriquement et historiquement comme demi-mesure. Prédominance effective du catholicisme ; le sentiment du protestantisme est tellement éteint que les mouvements les plus nettement anti-protestants ne sont pas considérés comme tels (par exemple le Parsifal de Richard Wagner). Toute l’intellectua lité supérieure en France est catholique d’instinct. Bismarck a compris qu’il n’existe plus du tout de protestantisme.

51.

Le protestantisme, cette forme de la décadence intellectuellement malpropre et ennuyeuse, que le christianisme a su garder jusqu’à présent, peut se conserver dans le Nord médiocre, est quelque chose d’incomplet et de complexe qui a de la valeur pour la connaissance en ceci, qu’il a réuni dans un même corps des expériences d’ordre et d’origine différents.

52.

Voyez ce que l’esprit allemand a fait du christianisme  ! — Et, en ne s’arrêtant qu’au protestantisme, combien de bière y a-t-il encore dans la chrétienté protestante  ! Peut-on imaginer une forme plus abrutie, plus vermoulue, plus paresseuse de la foi chrétienne que celle qui se manifeste pour un protestant de la moyenne allemande  ?… C’est là un christianisme bien humble et je l’appellerais volontiers une homéopathie du christianisme  ! On me fait souvenir qu’il existe encore aujourd’hui un protestantisme arrogant, celui des prédicateurs de cours et des spéculateurs antisémites, mais personne n’a osé prétendre qu’un " esprit " quelconque " plane " sur ces eaux… C’est là tout simplement une forme plus inconvenante de la foi chrétienne, et nullement une forme plus raisonnable…

53.

Avec un mot arbitraire et choisi tout à fait au hasard, le mot " pessimisme ", on s’est livré à un abus qui se propage comme une contagion : on y a oublié le problème où nous vivons, le problème que nous sommes. Il ne s’agit pas de savoir qui a raison, — il faut se demander où il faut nous classer, si c’est parmi les condamnés et les organismes de décadence… On a opposé deux façons de penser, comme si elles avaient à lutter l’une contre l’autre pour la cause de la vérité : tandis qu’elles ne sont toutes deux que des symptômes de conditions particulières, tandis que la lutte, à quoi elles se livrent, ne démontre que l’existence d’un problème cardinal de la vie — et nullement d’un problème pour philosophes. Où appartenons-nous  ? -

54.

Principaux symptômes du pessimisme. — Les dîners chez Magny : le pessimisme russe (Tolstoï, Dostoïevski) ; le pessimisme esthétique, l’art pour l’art, la " description " (le pessimisme romantique et anti-romantique) ; le pessimisme dans la théorie de la connaissance (Schopenhauer , le phénoménalisme) ; le pessimisme anarchiste ; la " religion de la pitié ", préparation au bouddhisme, le pessimisme de la culture (exotique, cosmopolitisme) ; le pessimisme moral : moi-même.

Les distractions, l’affranchissement passager du pessimisme : — les grandes guerres, les fortes organisations militaires, le nationalisme, la concurrence industrielle ; la science ; le plaisir.

55.

On a fait la tentative indigne de voir en Wagner et en Schopenhauer des traces de troubles cérébraux : on ferait une étude infiniment plus intéressante en précisant scientifiquement le type de décadence qu’ils représentent tous deux.

56.

Le moderne faux monnayage dans les arts entendu comme nécessaire, c’est-à-dire comme conforme aux plus intimes besoins de l’âme moderne.

Il faut remplir les lacunes du talent, plus encore les lacunes de l’éducation, de la tradition, de la discipline.

Premièrement : on se cherche un public moins artistique, qui est plus absolu dans son amour ( — et qui aussitôt s’agenouille devant la personne… ). On profite ainsi de la superstition de notre siècle, la croyance au génie… En deuxième lieu : on harangue les sombres insti ncts des insatisfaits, des ambitieux, des inconscients d’une époque démocratique : importance de l’attitude.

En troisième lieu : on transporte les procédés d’un art dans un autre, on mêle les intentions de l’art à celles de la connaissance, ou de l’Église, ou bien encore aux questions de races (nationalisme), ou de philosophie — on sonne en même temps à toutes les cloches et l’on éveille le sombre pressentiment que l’on est un dieu.

En quatrième lieu : on flatte la femme, les souffreteux, les révoltés, on introduit même dans l’art des excédents de narcotiques et d’opiats. On chatouille les lettrés, les lecteurs de poètes et de vieilles histoires.

57.

Le faux " renforcement " : — 1) dans le romantisme : ce continuel espressivo n’est pas un signe de force, mais d’indigence ; 2) la musique pittoresque, celle que l’on appelle dramatique, est avant tout plus légère (de même que l’industrialisme brutal et l’alignement de faits et traits dans le roman naturaliste) ;

3) la passion est affaire de nerfs et des âmes fatiguées ; tout comme la jouissance que l’on prend au sommet des hautes montagnes, aux déserts, aux tempêtes, aux orgies et aux horreurs — à ce qui est monstrueux et massif (chez les historiens par exemple) ; il existe effectivement un culte des débauches du sentiment ( — d’où vient que les fortes époques cherchent à satisfaire dans l’art un besoin contraire — le besoin de quelque chose qui se trouve au-delà des passions  ?).

58.

L’art moderne considéré comme l’art de tyranniser. — Une logique des linéaments grossière et très accentuée ; le motif simplifié jusqu’à la formule ; la formule tyrannise. Dans le tracé délimité par les lignes, une sauvage multiplicité, une masse accablante qui trouble les sens ; la brutalité des couleurs, de la matière, des désirs. Exemple : Zola, Wagner ; dans l’ordre intellectuel Taine. Donc de la logique, de la masse et de la brutalité…

59.

Sur notre musique moderne. — Le dépérissement de la mélodie ressemble au dépérissement de l’" idée " de la dialectique, de la liberté dans le mouvement intellectuel, — une lourdeur et une bouffissure qui se développent vers de nouvelles tentatives et même vers de nouveaux principes ; — on finit par ne plus avoir que les principes de son talent particulier, de ce qu’il y a de borné dans un talent particulier.

" Musique dramatique " — non-sens  ! C’est là bonne ment de la mauvaise musique… Le " sentiment ", la " passion " -, simples surérogations lorsque l’on n’est plus capable d’atteindre l’intellectualité supérieure et le bonheur que procure celle-ci (p. ex. chez Voltaire). Au point de vue technique, le " sentiment ", la " passion " sont plus faciles à exprimer — des artistes beaucoup plus pauvres y suffisent. Le penchant vers le drame révèle chez un artiste une plus grande maîtrise des moyens apparents que des moyens véritables. Nous avons une peinture dramatique, une poésie dramatique, etc.

60.

La séparation entre le " public " et le " cénacle " —  : pour le premier, il faut être aujourd’hui charlatan, dans le second, on veut être virtuose et rien de plus  ! Les génies spécifiques de ce siècle ont franchi cette séparation et ont été grands dans les deux domaines ; le grand charlatanisme de Victor Hugo et de Richard Wagner, joint à une telle virtuosité véritable, leur a permis de satisfaire les plus raffinés au point de vue de l’art. De là leur manque de grandeur : ils ont une optique variable, tantôt dirigée sur les besoins les plus grossiers, tantôt sur les plus raffinés.

61.

Si, chez un artiste, on entend par génie la plus grande liberté, sous l’égide de la loi, la légèreté div ine, la frivolité dans ce qu’il y a de plus difficile, Offenbach a beaucoup plus le droit d’être appelé " génie ", que Richard Wagner. Wagner est lourd, massif : rien n’est plus étranger pour lui que ces moments de perfection impétueuse, tels que ce polichinelle d’Offenbach les atteint cinq, six fois dans presque chacune de ses bouffonneries. Mais peut-être, par génie, faut-il entendre autre chose. -

62.

Je distingue le courage devant les personnes, le courage devant les choses, le courage devant le papier. Ce dernier fut par exemple le courage de David Strauss. Je distingue encore le courage devant des témoins et le courage sans témoins : le courage d’un chrétien, d’un croyant en général, ne peut jamais être sans témoins, — cela suffit déjà à le dégrader. Je distingue enfin le courage par tempérament et le courage par peur de la peur : un cas particulier de cette dernière espèce, c’est le courage moral. Il faut y joindre aussi le courage par désespoir.

Wagner avait ce courage. Sa situation par rapport à la musique était en somme désespérée. Il lui manquait les deux choses qui qualifient un bon musicien : la nature et la culture, c’est-à-dire la prédestination à la musique, l’éducation et la discipline musicales. Il avait du courage : de cette pénurie il fit un principe, — il inventa, à son pr opre usage, une catégorie de musique. La " musique dramatique ", telle qu’il l’inventa, est la musique qu’il était capable de faire… sa conception trace des limites à Wagner.

Et on l’a mal compris  ! — L’a-t-on mal compris  ?… cinq sixièmes des artistes modernes sont dans son cas. Wagner est leur sauveur : cinq sixièmes, c’est du reste le plus " petit nombre ". Chaque fois que la nature s’est montrée inexorable et lorsque, d’autre part, la culture demeure abandonnée au hasard, réduite à une tentative, à un dilettantisme, l’artiste s’adresse maintenant par instinct, que dis-je  ? avec enthousiasme à Wagner : " mi-attiré, affaissé à moitié ", comme dit le poète.

63.

En musique, nous manquons d’une esthétique qui s’entendrait à imposer des règles aux musiciens et qui leur créerait une conscience ; nous manquons, et c’en est une conséquence, d’une véritable lutte pour des " principes " — car, en tant que musiciens, nous nous moquons des velléités qu’Herbart a manifestées sur ce domaine, de même que de celles de Schopenhauer. De fait, il résulte de cela une grande difficulté : nous ne sommes plus capables de motiver les notions d’" exemple ", de " maîtrise ", de " perfection " — nous tâtonnons aveuglém ent, avec l’instinct d’un vieil amour et d’une vieille admiration, dans le domaine des valeurs, nous sommes presque disposés à croire que " ce qui nous plaît est bien "… Cela éveille ma méfiance d’entendre partout désigner Beethoven, bien innocemment, comme un " classique : je soutiendrai avec rigueur que, dans d’autres arts, on entend par classique le type contraire à celui que représente Beethoven. Mais, lorsque je vois chez Wagner cette décomposition de style qui saute aux yeux, ce que l’on appelle son style dramatique, présenté et vénéré comme un " modèle ", une " maîtrise ", un " progrès ", mon impatience atteint son comble. Le style dramatique dans la musique, tel que l’entend Wagner, c’est la renonciation à toute espèce de style, sous prétexte qu’il y a quelque chose qui a cent fois plus d’importance que la musique, c’est-à-dire le drame. Wagner sait peindre, il se sert de la musique, non pour faire de la musique ; il renforce les attitudes, il est poète ; enfin il en a appelé aux " beaux sentiments ", aux " idées élevées ", comme tous les artistes du théâtre. — Avec tout cela il a gagné les femmes en sa faveur, et ceux qui veulent cultiver leurs esprits : mais ces gens-là, qu’ont-ils à voir à la musique  ? Tout cela n’a aucune conscience pour l’art ; tout cela ne souffre pas quand toutes les vertus premières et essentielles de l’art sont foulées aux pieds et narguées en faveur d’intentions secondaires (comme ancilla dramaturgica). Qu’importent tous les élargissements des moyens d’expression, si ce qui exprime, c’est-à-dire l’art lui-même, a perdu la règle qui doit le guider  ? La splendeur picturale et la puissance des sons, le symbolisme de la résonance, du rythme, des couleurs dans l’harmonie et la dissonance, la signification suggestive de la musique, toute la sensualité dans la musique que Wagner a fait triompher — tout cela Wagner l’a reconnu dans la musique, il l’y a cherché, l’en a tiré, pour le développer. Victor Hugo a fait quelque chose de semblable pour la langue : mais aujourd’hui déjà on se demande, en France, si, dans le cas de Victor Hugo, ce n’a pas été au détriment de la langue… si, avec le renforcement de la sensualité dans la langue, la raison, l’intellectualité, la profonde conformité aux lois du langage n’ont pas été abaissées  ? En France, les poètes sont devenus des artistes plastiques, en Allemagne les musiciens des comédiens et des barbouilleurs — ne sont-ce pas là des indices de décadence  ?

64.

Il y a aujourd’hui un pessimisme du musicien, même parmi les gens qui ne sont pas musiciens. Qui ne l’a pas rencontré dans sa vie, qui ne l’a pas maudit, ce malheureux jeune homme qui martyrisait son piano, jusqu’au cri de désespoir, qui, de ses propres mains, roulait devant lui la bo urbe de l’harmonie grise et brune  ?… De telles choses font reconnaître que l’on est pessimiste… Mais suffisent-elles à vous faire avoir l’oreille musicienne  ? Je serais tout disposé à croire que non. Le wagnérien pur-sang n’est pas musicien ; il succombe aux forces élémentaires de la musique, à peu près comme la femme succombe à la volonté de son hypnotiseur — et, pour en arriver là, il ne faut pas qu’il soit rendu méfiant par une conscience trop sévère et trop utile in rebus musicis et musicatibus. J’ai dit " à peu près comme " —  : mais peut-être s’agit-il ici de plus que d’un symbole. Que l’on considère les moyens dont Wagner se sert de préférence pour arriver à un effet ( — les moyens que, pour une bonne part, il a dû inventer lui-même) ; ils ressemblent d’une façon étrange aux moyens dont se sert l’hypnotiseur pour atteindre ses effets ( — choix du mouvement, de la couleur de son orchestre, l’horrible faux-fuyant devant la logique et la quadrature du système, ce qu’il y a de rampant, de glissant, de mystérieux, d’hypnotisant dans sa " mélodie infinie "). — Et l’état où, par exemple, l’ouverture du Lohengrin transporte l’auditeur, et plus encore l’auditrice, est-il bien différent de l’extase somnambulique  ? — Après l’audition de la dite ouverture, j’ai entendu une Italienne s’écrier, avec ce joli regard extatique, à quoi s’entend la wagnérienne : " Come si dorme con questa musica  ! "

65.

La " musique " et le grand style. — La grandeur d’un artiste ne se mesure pas d’après les " beaux sentiments " qu’il éveille : il n’y a que les petites femmes pour croire cela. Mais d’après le degré qu’il met à s’approcher du grand style. Ce style a cela de commun avec la grande passion qu’il dédaigne de plaire ; qu’il oublie de persuader ; qu’il commande ; qu’il veut… Se rendre maître du chaos que l’on est soi-même ; contraindre son chaos à devenir forme, à devenir logique, simple, sans équivoque, mathématique, loi — c’est là la grande ambition. — Avec elle on repousse ; rien n’excite plus à l’amour de pareils hommes despotiques, — un désert s’étend autour d’eux, un silence, une crainte pareille à celle que l’on éprouve en face d’un grand sacrilège… Tous les arts connaissent de pareils ambitieux du grand style : pourquoi manquent-ils dans la musique  ? Jamais encore un musicien n’a construit comme cet architecte qui créa le Palais Cotti… C’est là qu’il faut chercher un problème. La musique appartient-elle peut-être à cette culture où le règne de toute espèce de despotes a déjà pris fin  ? L’idée du grand style serait-elle donc, par elle-même, en contradiction avec l’âme de la musique, — avec la femme dans la musique  ?…

Je touche ici à une question capitale : dans quel domaine se classe notre musique tout entièr e  ? Les époques du goût classique ne connaissent rien de comparable : elle s’est épanouie lorsque le monde de la Renaissance atteignit à son déclin, lorsque la " liberté " sortit des mœurs et même de l’âme des hommes : -est-ce un trait de son caractère d’être une contre-Renaissance  ? Est-elle sortie du Rococo, dont elle est certainement contemporaine  ? La musique, la musique moderne n’appartient-elle pas déjà à la décadence  ?…

J’ai touché jadis du doigt cette question : notre musique n’est-elle pas quelque chose comme une contre-Renaissance dans l’art  ? n’est-elle pas proche parente du Rococo  ? n’est-elle pas née dans l’opposition contre le goût classique, de sorte que chez elle, toute ambition de classicisme soit par elle-même interdite  ?…

La réponse à cette question de valeur qui a une importance de premier ordre ne serait pas douteuse, si l’on avait justement apprécié le fait que la musique atteint dans le Romantisme sa maturité supérieure et sa plus grande ampleur, — encore une fois, comme mouvement de réaction contre le classicisme…

Mozart — une âme tendre et amoureuse, mais qui appartient encore entièrement au XVIIIe siècle, même dans ce qu’il a de sérieux… Beethoven — le premier grand romantique… dans le sens français du mot romantique… tous deux sont des adversaires instinctifs du goût classique, du style sévère, — pour ne point parler ici du " grand " style…

66.

Pourquoi la musique allemande atteint-elle son point culminant à l’époque du romantisme allemand  ? Pourquoi Goethe fait-il défaut dans la musique allemande  ? Combien Beethoven, par contre, fait-il penser à Schiller, ou plus exactement à " Thécla "  ? Schumann a en lui de l’Eichendorff, de l’Uhland, du Heine, du Hoffmann, du Tieck. Richard Wagner du Freischütz, du Hoffmann, du Grimm, de la légende romantique, du catholicisme mystique, de l’instinct, du symbolisme, du " libertinage de la passion " (l’intention de Rousseau). Le Hollandais volant sent la France, où le beau ténébreux 1830 était le type du séducteur.

Culte de la musique, du romantisme révolutionnaire de la forme, Wagner résume le romantisme, l’allemand et le français. -

67.

Au fond, la musique de Wagner est, elle aussi, de la littérature, tout aussi bien que le romantisme français : le charme de l’exotisme (langues étrangères, mœurs, passions) exercé sur des badauds sensibles. Le ravissement en mettant le pied dans un pays immense et lointain, étrange r et préhistorique, dont les livres ouvrent l’accès, ce qui colore l’horizon tout entier de couleurs nouvelles, de nouvelles possibilités. Le pressentiment de mondes encore lointains et inexplorés ; le dédain à l’égard des boulevards… Car le nationalisme, il ne faut pas s’y tromper, n’est aussi qu’une forme de l’exotisme. — Les musiciens romantiques racontent ce que les livres romantiques ont fait d’eux : on aimerait bien vivre des choses exotiques, des passions dans le goût florentin et vénitien : en fin de compte, on se satisfait de les chercher en images… L’essentiel c’est une façon de nouvel appétit, un besoin d’imitation, de recréation, de masque, de travestissement de l’âme… L’art romantique n’est que le palliatif d’une réalité manquée…

La tentative de faire du nouveau : la Révolution, Napoléon. — Napoléon, la passion pour de nouvelles possibilités de l’âme, l’élargissement de l’âme dans l’espace…

Épuisement de la volonté ; débauche d’autant plus grande, dans le désir de trouver des sensations nouvelles, de les recréer, de les rêver… Conséquence des choses successives que l’on a vécues : soif ardente des sentiments excessifs… les littératures étrangères offraient les épices les plus fortes…

68.

Les Grecs de Winckelmann et de Goethe, les Orientales de Victor Hugo, les personnages de l’ Edda dans Wagner, les Anglais du XIIIe siècle dans Walter Scott — on finira bien un jour par découvrir toute la comédie  ! Tout cela fut, au-delà de toute mesure, historiquement faux, mais — moderne et vrai  !

69.

Richard Wagner, évalué simplement quant à sa valeur pour l’Allemagne et la culture allemande, demeure un grand problème, peut-être une calamité allemande, en tous les cas une fatalité : mais qu’importe  ? Ne signifie-t-il pas bien plus qu’un simple événement allemand  ? Il me semble presque qu’il n’y a pas de pays dont il fasse moins partie que l’Allemagne ; rien n’y est préparé à sa venue, le type qu’il représente est tout entier quelque chose d’étranger au milieu des Allemands, il y occupe une position singulière, il y est incompris, incompréhensible. Mais on se garde bien de se l’avouer : pour cela on est trop bonasse, trop carré, trop allemand. " Credo quia absurdus est " : c’est ainsi que le voulut l’esprit allemand. Dans ce cas, comme dans tant d’autres, il se contente donc, en attendant, de croire tout ce que Richard Wagner voulut que l’on crût sur lui-même. Dans les choses de la psychologie, l’esprit allemand a de tous temps manqué de subtilité et de divination. Aujourd’hui, qu’il se trouve sous la haute pression du chauvinisme et de l’admiration de soi, il s’épai ssit à vue d’œil et devient plus grossier : comment saurait-il être à la hauteur du problème Wagner  ? -

70.

Examen d’ensemble : le caractère ambigu de notre monde moderne — Ce sont les mêmes symptômes qui pourraient être interprétés dans le sens de l’abaissement et de la force. Et les indices de la force, de l’émancipation conquise, au nom d’appréciations sentimentales héréditaires (détritus que nous charrions), pourraient être mal interprétés comme de la faiblesse. En un mot, le sentiment, en tant que sentiment de valeur, n’est pas à la hauteur du temps.

D’une façon générale : le sentiment de valeur est toujours en retard, il exprime des conditions d’existence, d’où il n’est pas sorti et que, nécessairement, il interprète mal : il entrave, il éveille la méfiance de ce qui est nouveau…

71.

Examen d’ensemble. — Toute croissance abondante amène effectivement avec elle un formidable émiettement et un dépérissement : la souffrance, les symptômes de dégénérescence appartiennent aux époques qui font un énorme pas en avant ; tout mouvement de l’humanité, fécond et puiss ant, a créé en même temps un mouvement nihiliste. Dans certaines circonstances, ce serait l’indice d’une croissance incisive et de première importance, l’indice du passage dans de nouvelles conditions d’existence, si l’on voyait s’épanouir dans le monde les formes extrêmes du pessimisme, le nihilisme véritable. C’est ce que j’ai compris.


===III. Pour une théorie de la décadence===

72.

L’idée de " décadence ". — La défection, la décomposition, le déchet n’ont rien qui soit condamnable en soi-même : ils ne sont que la conséquence nécessaire de la vie, de l’augmentation vitale. Le phénomène de décadence est aussi nécessaire que l’épanouissement et le progrès de la vie, nous ne possédons pas le moyen de supprimer ce phénomène. Bien au contraire, la raison exige de lui laisser ses droits.

C’est une honte pour tous les théoriciens du socialisme d’admettre qu’il puisse y avoir des circonstances, des combinaisons sociales où le vice, la maladie, le crime, la prostitution, la misère ne se développent plus… C’est là condamner la vie… Une société n’est pas libre de rester jeune. Et même au moment de son plus bel épanouissement, elle laisse des déchets et des détritus. Plus elle progresse avec audace et énergie plus elle dev ient riche en mécomptes, en difformités, plus elle est près de sa chute… On ne supprime pas la caducité par les institutions. Ni la maladie. Ni le vice non plus.

La dégénérescence. Premier principe : ce que l’on tenait jusqu’à présent pour la cause de la dégénération en est la conséquence.

Mais encore : tout ce que l’on considérait comme remède contre la dégénérescence n’était que des palliatifs contre certains effets de celle-ci.

La décadence et ses suites : le vice — le caractère vicieux ; la maladie — l’état maladif ; le crime — la criminalité ; le célibat — la stérilité ; l’hystérisme — la faiblesse de volonté ; l’alcoolisme ; le pessimisme ; l’anarchisme.

73.

Idée fondamentale sur la nature de la décadence : ce que l’on a regardé jusqu’à présent comme sa cause, c’en est la conséquence.

Par là se transforme toute la perspective du problème moral.

Toute la lutte morale contre le vice, le luxe, le crime et même contre la maladie apparaît comme une naïveté, comme une chose superflue : — il n’y a pas d’" amendement " (contre le remords).

La décadence elle-même n’est rien qu’il faille combattre : elle est absolument nécessaire et propre à chaque époque, à chaque peuple. Ce qu’il faut combattre de toutes ses forces, c’est l’importation de la contagion dans les parties saines de l’organisme. Agit-on ainsi  ? On fait tout le contraire. C’est exactement dans ce sens que l’on dirige ses efforts du côté de l’humanité.

— Dans quel rapport se trouve avec cette question biologique fondamentale, ce que l’on a considéré jusqu’à présent comme valeurs supérieures : La philosophie, la religion, l’art, etc.

74.

Pour l’idée de décadence.

1) Le scepticisme tire son origine de la décadence : de même que le libertinage de l’esprit.

2) La corruption des mœurs tire son origine de la décadence (faiblesse de la volonté, besoin de stimulants violents…).

3) Les méthodes de traitement, psychologiques et morales, ne changent pas la marche de la décadence, elles ne l’entravent pas, elles sont physiologiquement égales à zéro. -

[Faire comprendre la grande nullité de ces " réactions " prétentieuses ; ce sont des formes de la narcotisation, employées contre certaines conséquences fatales — elles ne parviennent pas à faire sortir l’élément morbide ; ce sont souvent des tentatives héroïques pour annuler l’homme de la décadence, pour supprimer un minimum de sa malignité.]

4) Le nihilisme n’est pas une cause, mais seulement la logique de la décadence.

5) Le " bon " et le " mauvais " ne sont que deux types de la décadence : ils sont de connivence dans tous les phénomènes fondamentaux.

6) La question sociale est un résultat de la décadence.

7) Les maladies, avant tout les affections nerveuses et cérébrales, indiquent que la force défensive de la nature vigoureuse fait défaut ; il en est de même de l’irritabilité, en sorte que le plaisir et le déplaisir deviennent des problèmes du premier plan.

75.

Types les plus généraux de la décadence :

1) On choisit, avec l’idée de choisir des remèdes, ce qui accélère l’épuisement ; — c’est le cas du christianisme (pour choisir le cas le plus général d’égarement de l’instinct) ; — c’est le cas du " progrès ". -

2) On perd la force de résistance contre les excitations, — on se soumet aux conditions du hasard : on grossit et grandit les événements jusqu’au monstrueux… une suppression de la " personnalité ", une désagrégation de la volonté ; — ici il faut citer toute une catég orie de la morale, la morale altruiste, celle qui a sans cesse la pitié à la bouche : chez elle ce qu’il y a d’essentiel c’est la faiblesse de la personnalité, de sorte qu’elle vibre à l’unisson et tremble sans cesse, telle une corde trop sensible… une irritabilité extrême…

3) On confond la cause et l’effet : on n’entend pas la décadence au sens physiologique et c’est dans ses aboutissants que l’on voit la véritable cause du malaise ; — ici il faut citer toute la morale religieuse…

4) On désire une condition où l’on ne souffrirait plus : la vie est effectivement considérée comme la cause de tous les maux, — on évalue les états inconscients, apathiques (le sommeil, la syncope), pour leur prêter une valeur bien supérieure à celle des états conscients ; de là une méthode…

76.

Ce qui se transmet par hérédité ce n’est pas la maladie, mais l’état maladif : l’impuissance à résister contre le danger des immigrations pernicieuses, la force de résistance brisée, etc. ; pour exprimer la même chose au point de vue moral : la résignation et l’humilité en face de l’ennemi.

Je me suis demandé si l’on ne pourrait pas comparer toutes ces valeurs supérieures de la philosophie, de la morale, de la religion, telles qu’e lles ont eu cours jusqu’à présent, avec les valeurs des êtres affaiblis, des aliénés et des neurasthéniques : sous une forme plus bénigne, elles représentent les mêmes maux…

La valeur de tous les états morbides consiste en ceci, qu’il montrent sous un verre grossissant certaines conditions qui, quoique normales, sont difficilement visibles à l’état normal…

La santé et la maladie ne sont rien de foncièrement différent, comme se l’imaginait la médecine ancienne, comme le croient aujourd’hui encore certains praticiens. Il ne faut pas en faire des principes ou des entités distincts qui se disputent l’organisme vivant et en font leur terrain de lutte. Ce sont là des sottises et des bavardages qui ne servent plus à rien. En réalité, il n’y a entre ces deux manières d’être que des différences de degrés : c’est l’exagération, la disproportion, la non-harmonie des phénomènes normaux qui constitue l’état morbide (Claude Bernard).

De même que le mal peut être considéré comme de l’exagération, de la discordance, de la disproportion, de même le bien peut être un régime protecteur contre les dangers de l’exagération, de la discordance, de la disproportion.

La faiblesse héréditaire comme sensation dominante : cause des valeurs supérieures.

— L’affaiblissement considéré comme une tâche : l’affaiblissement des désirs, des sensations de plaisir et de déplaisir, de la volonté de puissance, du sentiment de fierté, du désir d’augmenter son bien ; l’affaiblissement considéré comme une humiliation ; l’affaiblissement considéré comme croyance ; l’affaiblissement considéré comme dégoût et honte de tout ce qui est naturel, négation de la vie, maladie et faiblesse habituelle… l’affaiblissement qui renonce à la vengeance, à la résistance, à l’inimitié et à la colère.

La méprise dans le traitement : on ne veut pas combattre la faiblesse par un système fortifiant, mais une sorte de justification et de moralisation, c’est-à-dire en interprétant…

— Il y a deux états absolument différents que l’on prend l’un pour l’autre : par exemple le repos de la force qui consiste essentiellement à s’abstenir de la réaction (le prototype des dieux que rien n’émeut), et le repos de l’épuisement, la rigidité qui va jusqu’à l’anesthésie. Toutes les méthodes de philosophie ascétique aspirent à cette dernière condition, mais entendent en réalité la première… car elles donnent à la condition à quoi elles sont parvenues les attributs qui feraient croire que c’est une condition divine qui est atteinte.

77.

Le malentendu le plus dangereux. — Il y a une idée qui ne semble pas se prêter à une confusion, qui n’a aucun caractère équivoque : c ’est l’idée d’épuisement. Mais l’épuisement peut être acquis ; il peut être transmis par hérédité, — dans les deux cas il transforme l’aspect des choses, la valeur des choses…

A l’inverse de celui qui crée par sa plénitude même, — cette plénitude qu’il représente et qu’il sent, et dont involontairement il abandonne une part aux choses, pour les voir plus pleines, plus puissantes, plus riches en avenir ; — à l’inverse de celui qui de toute façon peut donner, — l’épuisé rapetisse et défigure tout ce qu’il voit, — il appauvrit la valeur : il est nuisible…

Il semble qu’à ce sujet nulle méprise ne soit possible : malgré cela l’Histoire présente le fait épouvantable que les épuisés ont toujours été confondus avec ceux qui sont dans leur plus grande plénitude — et ceux-ci avec les plus nuisibles.

Celui qui est pauvre en vitalité, le faible, appauvrit encore la vie : celui qui est riche en vitalité, le fort, l’enrichit. Le premier est le parasite du second : celui-ci donne par surcroît… Comment une confusion serait-elle possible  ?…

Lorsque l’épuisé se présentait avec l’attitude de l’activité et de l’énergie supérieures (lorsque la dégénérescence impliquait un excès dans la décharge intellectuelle ou nerveuse), on le confondait avec le riche… Il éveillait la crainte… le culte du fou est toujours aussi le culte de celui qui est riche en vitalité, du puissant. Le fanatique, le possédé, l’épileptique religieux, tous les excentriques ont été considérés comme les types supérieurs de la puissance : comme divins.

Cette façon de force qui provoquait la crainte passait avant tout pour divine : c’était là le point de départ de l’autorité ; on voulait voir là l’interprétation de la sagesse, on entendait la sagesse, on la cherchait… De cette impression naissait presque partout une volonté de " divinisation ", c’est-à-dire le désir d’une dégénérescence typique de l’esprit, du corps et des nerfs : une tentative pour trouver le chemin de ce mode d’existence supérieure. Se rendre malade, se rendre fou : provoquer les symptômes du dérangement — c’était se rendre plus fort, plus surhumain, plus terrible, plus sage. On croyait ainsi devenir si riche en puissance que l’on pouvait en abandonner. Partout où l’on adorait on cherchait quelqu’un qui pût céder quelque chose. Ce qui, ici, induisait en erreur c’était l’expérience de l’ivresse. Celle-ci augmente au plus haut degré le sentiment de la puissance, par conséquent, si l’on juge avec naïveté, la puissance elle-même. Sur le degré le plus élevé de la puissance devait se trouver le plus ivre, c’est-à-dire l’extatique. ( — Il y a deux points de départ de l’ivresse : la plus grande plénitude vitale et un état de nutrition morbide du cerveau.)

78.

Lorsque le plaisir et le déplaisir se rapportent au sentiment de puissance, la vie doit figurer une augmentation de puissance, de façon à ce que la différence en " plus " devienne sensible à la conscience… Si l’on maintenait un niveau fixe de puissance, le plaisir ne pourrait se mesurer que d’après les diminutions du niveau, d’après les états de déplaisir, — et non pas d’après les états de plaisir… La volonté d’augmenter est l’essence même de la joie : la puissance doit grandir pour que l’écart soit sensible à la conscience…

A partir d’un certain point, quand il y a décadence, l’écart inverse devient sensible à la conscience, c’est-à-dire la diminution : le souvenir des moments forts de jadis abaisse les sensations de plaisir actuelles, -maintenant la comparaison affaiblit le plaisir.

Pour l’hygiène des " faibles ". — Tout ce qui se fait en état de faiblesse échoue. Morale : ne rien faire. Mais ce qu’il y a de pire, c’est que précisément le pouvoir de suspendre l’action, de ne point réagir, est le plus gravement atteint sous l’influence de la faiblesse : que l’on ne réagit jamais plus vite, plus aveuglément que lorsque l’on ne devrait pas réagir du tout…

La vigueur d’une nature s’affirme lorsqu’elle temporise et recule la réaction : une certaine [GR : ] adiaph oria lui est ainsi particulière, de même qu’à la faiblesse la nécessité du contre-coup ; la soudaineté de " l’action " est impossible à enrayer… La volonté est faible et le remède pour éviter de faire des bêtises ce serait d’avoir une volonté forte et de ne rien faire…

Contradiction. Une façon d’auto-destruction ; l’instinct de conservation est compromis… Le faible se nuit à lui-même… C’est là le type de la décadence.

De fait, nous trouvons une recherche considérable de pratiques qui puissent provoquer l’impassibilité.

L’instinct est sur une bonne piste, en ce sens qu’il est plus utile de ne rien faire que de faire quelque chose…

Toutes les pratiques des ordres religieux, des philosophes solitaires, des fakirs sont inspirées par une juste évaluation du monde qui dit qu’une certaine espèce d’hommes est le plus utile à elle-même lorsqu’elle s’empêche autant que possible d’agir. -

Moyens qui facilitent cela : l’obéissance absolue, l’activité machinale, la réparation des hommes et des choses, qui exigeraient une décision et une action immédiates.

79.

" Les sens ", " les passions ". — La vanité des sens, des envies, des passions, quand elle va si loin qu’elle déconseille celles-ci, est déjà un symp tôme de faiblesse : les moyens extrêmes caractérisent toujours des conditions anormales. Ce qui manque ici, ou plutôt ce qui s’émiette, c’est la force nécessaire à entraver une impulsion : lorsque l’on a l’instinct de devoir céder, c’est-à-dire de devoir réagir, on fera bien d’éviter les occasions (" les séductions ").

Une " impulsion des sens " n’est une séduction que lorsqu’il s’agit d’êtres dont le système est facile à mouvoir et à déterminer : dans le cas contraire, lorsque le système est très pesant et très dur, il faut des incitations violentes pour mettre les fonctions en mouvement.

La débauche n’est pour nous une objection que contre celui qui n’y a pas droit et presque toutes les passions ont été décriées à cause de ceux qui n’étaient pas assez forts pour les tourner à leur avantage.

Il faut se mettre d’accord pour affirmer que l’on peut objecter contre la passion ce que l’on objecte contre la maladie : malgré cela — nous ne saurions nous passer de la maladie et encore moins de la passion. Nous avons besoin de ce qui est anormal, nous donnons à la vie un choc formidable par ces grandes maladies…

Dans le détail il faut distinguer :

1) La passion dominante, qui entraîne même avec elle la forme suprême de la santé : ici la coordination des systèmes intérieurs et son action au service d’un seul objet sont le mieux réalisés, — mais c’est là presque la définition de la santé  !

2) La réciprocité des passions, celles-ci opposées l’une à l’autre, la multiplicité des " âmes dans une seule poitrine " : c’est là une chose très malsaine et dissolvante qui provoque la ruine intérieure, laisse deviner et accentue l’antagonisme et l’anarchie dans l’âme même : — à moins que l’une des passions ne finisse par devenir maîtresse. Retour de la santé. -

3) La simultanéité, sans qu’il y ait opposition et prise à partie ; elle est souvent périodique, et alors, dès qu’elle a établi l’ordre, elle est saine… Les hommes intéressants rentrent dans cette catégorie, les caméléons ; ils ne sont pas en contradiction avec eux-mêmes, ils sont heureux et sûrs, mais ils n’ont point de développement, leurs états d’âme se trouvent les uns à côté des autres, bien que séparés sept fois. Ils changent, ils n’évoluent pas vers un devenir…

80.

Faiblesse de la volonté : c’est là un symbole qui peut induire en erreur. Car il n’y a pas de volonté et par conséquent ni une volonté forte, ni une volonté faible. La multiplicité et la désagrégation des instincts, l’absence d’un système qui les unisse les uns aux autres aboutit à " la faiblesse de volonté " ; la coordination de ces instincts sous la domina tion d’un seul aboutit à la " volonté forte " ; — dans le premier cas c’est l’oscillation et le manque d’équilibre ; dans le second la précision et la clarté de l’orientation.

81.

L’idée de l’" homme fort " et de l’" homme faible " se réduit à ceci que, dans le premier cas, une grande quantité de force est transmise par héritage — alors l’homme est une totalité : dans le second cas c’est une quantité petite encore — (héritage insuffisant, dilapidation de l’héritage). La faiblesse peut être un phénomène primordial : " quantité petite encore " ; ou un phénomène final : alors il n’y a plus de force.

Le point différentiel est celui où il y a une grande force, où il y a de la force à dépenser. La masse, étant la totalité des faibles, réagit lentement ; elle se défend contre bien des choses pour lesquelles elle est trop faible, — dont elle ne peut pas avoir de profit ; elle ne crée pas, elle ne va pas de l’avant.

Ceci à objecter contre la théorie qui nie l’individu vigoureux et qui s’imagine que la " masse suffit ". C’est la même différence que celle qui sépare les lignées : quatre ou cinq générations peuvent se trouver entre les hommes actifs et la masse… C’est une différence purement chronologique.

Les valeurs des faibles sont au premier r ang, parce que les forts s’en sont emparés pour gouverner avec elles…

82.

Épuisement acquis et non pas transmis par l’hérédité : 1) nutrition insuffisante souvent par ignorance au sujet de la façon dont il faut se nourrir, par exemple chez les savants ; 2) la précocité érotique : une calamité surtout chez la jeunesse française (en première ligne chez les Parisiens) ; qui sort déjà du lycée corrompue et souillée pour entrer dans le monde — et qui ne peut plus se débarrasser des chaînes de ses penchants méprisables, et devient ironique et dédaigneuse à l’égard de soi-même — des galériens possédant tous les raffinements — c’est d’ailleurs déjà, dans les cas les plus fréquents, un symptôme de décadence de la race et de la famille, comme toute irritabilité poussée a l’extrême ; et aussi la contagion du milieu —  ; se laisser déterminer par l’ambiance, c’est aussi preuve de décadence —  ; 3) l’alcoolisme, non point l’instinct, mais l’habitude, l’imitation stupide, l’assimilation vaniteuse ou lâche à un régime dominant. — Quel bienfait semble être un juif, lorsque l’on vit parmi des Allemands  ! Voyez cet hébétement, la tête est couverte de chanvre, l’œil est bleu : le manque d’esprit s’affirme dans le visage, les paroles, les attitudes ; la paresseuse façon de s’étirer les membres ; le besoin de repos chez l’Allemand ne vient pas de la fatigue du travail, mais d’une répugn ante excitation et surexcitation par les alcools…

83.

Pour la critique des grands mots. — Je suis plein de méfiance et de malice à l’égard de ce que l’on appelle l’" idéal " : c’est là mon pessimisme d’avoir reconnu combien les " sentiments sublimes " sont une source de malheur, c’est-à-dire d’amoindrissement et d’abaissement pour l’homme.

On se trompe chaque fois lorsque d’un idéal on attend un " progrès " : le triomphe d’un idéal fut, chaque fois, jusqu’à présent un mouvement rétrograde.

Christianisme, révolution, suppression de l’esclavage, droits égaux, philanthropie, amour de la paix, justice, vérité : tous ces grands mots n’ont de valeur que dans la lutte, pour servir de drapeau ; non point comme réalités, mais comme mots de parade pour désigner toute autre chose (et même pour désigner le contraire  !).

84.

Si nous sommes des " désabusés ", nous ne le sommes pas en ce qui concerne la vie : mais seulement parce que nos yeux se sont ouverts sur toutes sortes de " désirs ". Nous contemplons avec une colère sarcastique ce que l’on appelle " idéal " ; nous nous méprisons seulement parce que nous ne pouvons pas réprimer à toute heure cette impul sion absurde qui s’appelle " idéalisme ". La mauvaise habitude est plus forte que la colère du désabusé.

85.

A comprendre : — que toute espèce de déchéance et d’indisposition a sans cesse aidé à créer les évaluations générales : que, dans les évaluations devenues dominantes, la décadence est même arrivée à la prépondérance : que nous n’avons pas seulement à lutter contre les conditions créées par la dégénérescence actuelle, mais que toute décadence, telle qu’elle exista jusqu’ici, s’est transmise et, par conséquent, est restée vivante. Une pareille aberration universelle de l’humanité qui se détourne de ses instincts fondamentaux, une pareille décadence générale des évaluations est le problème par excellence, la véritable énigme que l’" animal homme " donne à deviner au philosophe —.

86.

J’ai le bonheur, après des milliers d’années passées dans l’aberration et la confusion, d’avoir retrouvé le chemin qui mène à un oui et à un non.

J’enseigne de dire non en face de tout ce qui rend faible — de tout ce qui épuise.

J’enseigne de dire oui en face de tout ce qui fortifie, de ce qui accumule les forces, de ce qui justifie le sentiment de la vigueur.

Jusqu’à présent on n’a enseigné ni l’un ni l’aut re : on a enseigné la vertu, le désintéressement, la pitié, ou même la négation de la vie. Tout cela sont les valeurs des épuisés.

Une longue réflexion touchant la physiologie de l’épuisement me força à poser la question : Jusqu’où les jugements des épuisés ont-ils pénétré dans le monde des valeurs  ?

Le résultat auquel je suis arrivé fut aussi surprenant que possible, même pour moi, qui me sentis familier déjà dans bien des mondes étranges : j’ai trouvé que l’on pouvait ramener tous les jugements supérieurs, tous ceux qui se sont rendus maîtres de l’" humanité " de l’humanité domestiquée du moins, à des jugements d’épuisés.

Derrière les noms les plus sacrés j’ai trouvé les tendances les plus destructrices ; on a appelé Dieu ce qui affaiblit, ce qui enseigne la faiblesse, ce qui infecte de faiblesse… j’ai trouvé que l’" homme bon " était une auto-affirmation de la décadence. Cette vertu, dont Schopenhauer enseignait encore qu’elle est la vertu supérieure et unique, le fondement de toutes les vertus : cette pitié, j’ai reconnu qu’elle était plus dangereuse que n’importe quel vice. Entraver par principe le choix dans l’espèce, la purification de celle-ci de tous les déchets — c’est ce qui fut appelé jusqu’à présent vertu par excellence…

Il faut garder en honneur la fatalité : la fatalité qui dit aux faibles " disparais  ! "…

On a appelé cela Dieu, lorsque l’on résistait à la fatalité, — lorsque l’on faisait périr et pourrir l’humanité… Il ne faut pas prononcer en vain le nom de Dieu…

La race est corrompue — non point par ses vices, mais par son ignorance : elle est corrompue parce qu’elle n’a pas considéré l’épuisement comme de l’épuisement : les confusions physiologiques sont les causes de tout le mal…

La vertu est notre plus grand malentendu…

Problème : comment les épuisés sont-ils arrivés à faire les lois des valeurs  ? Autrement dit : comment ceux qui sont les derniers sont-ils arrivés à la puissance  ?… Comment l’instinct de l’animal homme a-t-il été placé la tête en bas  ?…