La Vocation historique d’Albert Sorel

La Vocation historique d’Albert Sorel
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 403-432).
LA VOCATION HISTORIQUE
D’ALBERT SOREL

Les fragmens des lettres, adressées par Albert Sorel à sa famille et à son ami Eynaud, pendant les années 1870-1871, publiées par la Revue des Deux Mondes, nous ont appris comment les événemens ont formé l’historien, alors secrétaire à la Délégation de Tours et de Bordeaux et déterminé sa vocation. Ainsi ce jeune diplomate, qui ne sortait d’aucune école, — il était tout juste licencié en droit, — passionné de musique et de roman, et qui, désappointé par ses insuccès littéraires, parlait, en 1869 de « se résigner à l’histoire ou à la philosophie, » fut empoigné par la tâche du relèvement national, devint professeur et consacra trente années de sa vie à son œuvre.

J’ai cru intéressant de compléter les textes qui avaient paru. Encore que je ne me dissimule pas la difficulté qu’il y a pour un fils de retracer l’évolution intellectuelle et morale de son père, il m’a semblé que je ne devais pas garder pour moi seul les documens qui sont entre mes mains et qui éclairent l’inspiration du livre, autant que la vie de l’homme.


« Si j’étais quelque chose, — note Albert Sorel dans un fragment de journal, qui date de 1864, — j’étais un embryon d’artiste ou de critique. ; Le reste était le moyen. »

Bien qu’il eût été, dès l’enfance, à la grande école de la bourgeoisie provinciale, qu’il eût grandi au milieu des traditions de sa famille, il ne voulait pas demeurer à Honfleur, se consacrer aux affaires, et, bien qu’il eût songé vaguement au conseil général, puis, dans un avenir plus ou moins éloigné, à la députation, il se sentait attiré par l’existence indépendante : le démon des lettres le tourmentait. Afin de l’assagir, sans doute, on l’avait engagé à entrer dans la magistrature : son intime ami Albert Eynaud l’en dissuada et lui représenta la carrière diplomatique comme une carrière de pure apparence, qui laisserait tous les loisirs possibles à sa fantaisie.

Les décisions promptes n’étaient pas un goût en vigueur chez les proches d’Albert Sorel. Sur leurs conseils, il partit pour l’Allemagne, afin de visiter l’étranger, afin de se donner, aussi, le temps de réfléchir. Les notes qu’il conserva de son séjour à Berlin trahissent une extrême agitation cérébrale ; il est irrésolu, désemparé, sans défense contre ses tourmens d’homme et d’écrivain. Était-ce un signe précurseur de la maturité ? Lorsqu’il revint en France, il était plus calme : il voyait plus clair dans sa pensée ; il savait prendre une décision.

« J’étais résolu, — déclare-t-il dans ses mémoires de 1872, que je citerai seuls désormais, — j’étais résolu à me laisser façonner par la vie, à me livrer entièrement à toutes les expériences, à combattre... toute tendance à se fixer quelque part, — jusqu’au jour où le temps aurait fait son œuvre, où l’expérience pourrait être considérée comme définitive. »

Cette expérience même devait être ingrate, souvent pénible. Très défiant de ses jugemens, — « le pour et le contre se présentaient successivement à moi si nettement, si vivement, » dit-il, — « séduit par le vague et l’idéal des idées abstraites,» inquiété par « l’isolement, l’affaiblissement, » que lui causera l’existence de Paris, perdu dans ses rêveries, auxquelles il peut se livrer impunément dans sa ville natale, il se résigna, par nécessité, après avoir passé sa licence en droit, à prendre une carrière, et c’est ainsi que sous les auspices de Guizot, il fut nommé, à la fin de décembre 1865, attaché au ministère des Affaires étrangères pour être placé, fin janvier 1866, par M. de Bonneville, à la direction du Nord. Tour à tour au bureau d’ordre et dans ce service, il collabora à l’Annuaire de 1866, où M. de Saint-Amand le fit entrer. Tout autre qu’Albert Sorel y aurait vu un avantage professionnel : mais, il n’est nullement ambitieux ; il tient, d’abord, à son indépendance ; bien plus, il enrage contre « les exigences administratives, » qui lui ôtent de sa liberté. L’Annuaire n’intéresse que l’homme de lettres : « ce fut la clef de la Revue pour moi, une porte ouverte sur la littérature. » Telle restera, pendant quatre années, son opinion : le ministère n’est « qu’un moyen » qui lui permet de travailler à ses romans. Toutefois, ses instans sont comptés ; il ne dispose que de deux heures et demie par jour pour ses lectures et ses écrits ; il prend sur ses nuits, sur ses promenades ; il est exaspéré. Mais, déjà, ses idées se forment par l’observation de l’esprit public et des événemens ; il déclare que, quoi qu’il fasse, il « l’étudie à fond. » Déjà, il applique à son roman, — la Grande Falaise, — qu’il compose à cette époque, les procédés qu’il apportera plus tard à l’histoire ; il se documente sur ses personnages ; il crée les archives de son imagination.

Encore qu’il ne montre aucun empressement, on le distingue pour ses qualités.

« Je passais pour un aigle et pour un modèle, parce que je n’étais pas tout à fait ignorant, ni tout à fait flâneur. En outre, je suis naturellement bon élève ; tout en détestant le collège, et ce qui y ressemble ; justement à cause de cela, je suis régulier et respectueux, pour être débarrassé des discussions, blâmes, etc. Mais je déteste au fond la règle et les pions. »

On voyait en lui un « rédacteur de l’avenir. »

« Je mettais de la conscience à montrer ce que j’étais, — sans dire le fond de la pensée, — que je cachais à moi-même, et que je n’aurais pu du reste indiquer sans paraître fourbe, paradoxal et timbré. »

Il s’amusait à plaisanter, « bavarder, » discuter à perte de vue. Les camarades qu’il rencontrait, alors, recherchaient ses entretiens et le voyaient passionné de politique et de littérature. ; D’aucuns, avec une extrême finesse, devinèrent sa pensée, tel M. Armand Nisard et tel M. Frédéric Masson, dont Albert Sorel fut heureux d’être le parrain à l’Académie Française et dont le jugement sur son œuvre fut l’un des plus précieux à l’esprit du savant, comme au cœur de l’ami. Ils se réunissaient souvent, s’expliquaient avec une belle franchise ; ils étaient incapables de dissimuler les idées, blâmes ou éloges, ni les sentimens qu’inspire la confiance mutuelle.

Cependant, Albert Sorel, en quittant le ministère, se hâtait vers son petit appartement, rue de l’Université, afin de se plonger dans ses chers manuscrits. C’est alors qu’on lui proposa une nouvelle collaboration à l’Annuaire de 1868, sur la campagne de 1866. Elle était anonyme. L’étude tomba sous les yeux de Buloz, qui la publia dans la Revue des Deux Mondes.

« Mon article a réussi, autant, mieux même que je ne pou- vais l’espérer, écrit Sorel à son père, le 22 octobre 1868. On l’a attribué, bien entendu, dans beaucoup de journaux, au Duc d’Aumale, — comme tout ce qui n’est pas signé dans la Revue. — Au ministère, tous les gens auxquels je tiens m’ont fait des complimens. Enfin, le chef de cabinet du ministre, M. de Saint-Vallier, près duquel j’avais été envoyé et qui ne m’avait jamais parlé, — m’a dit à peu près ceci : « Je vous fais compliment de votre article. Je l’ai lu avec beaucoup d’intérêt. C’est un des exposés les plus exacts, les plus complets de la question ; du reste, vous avez eu le suffrage du meilleur juge : M. Buloz. » Je t’écris cela, mon cher père, non pour me faire valoir à tes yeux, mais comme tu m’as permis toujours de travailler comme je voulais, je suis heureux quand je peux te faire voir que je n’ai pas perdu mon temps. »

Cependant, — avec fort peu de déférence pour un travail aussi grave, — Albert Sorel avait écrit à Eynaud, le 4 septembre, que l’Annuaire l’importunait fort ; il le comparait, même, à une « tuile » et ne cessait de se plaindre du peu de temps qui lui restait pour ses loisirs. Il ne vit, au fond, dans son succès, qu’un moyen de donner des œuvres d’imagination à la Revue des Deux Mondes. Si elle ne fut pas hospitalière au romancier et s’il en retira quelque amertume, ces échecs semblent presque justifiés, à distance. Buloz avait discerné la vocation de l’historien, encore confuse, certes, puisque très inconsciente. Elle se manifestait déjà, par les dons d’exposition, de clarté, par le sens des rapprochemens et, si le jeune diplomate se plaignait d’être confiné dans les études sur l’Allemagne, si toute spécialisation lui répugnait, ces travaux l’initiaient cependant à la méthode, à la critique sur les documens vivans.

Néanmoins, il se trouve mal à l’aise au ministère ; il médite de le quitter « en achevant l’expérience consciencieusement. » Il cède au découragement ;

« J’étais absolument seul à travailler, je n’avais personne à qui me confier, personne pour m’aider. La plupart de mes efforts devaient tourner contre moi-même, en m’engageant plus avec le ministère. Je ne disposais ni de tout mon temps, ni de tous mes moyens. »

Tel était, nous racontent ses Mémoires, son état d’esprit en mai 1870.

Quelques mois plus tard, la même année, survint l’épisode qui devait l’édifier définitivement sur ses idées :

« Le 4 septembre au soir, j’allai voir d’Almeida. Je lui dis : — Je crois que je puis être bon à quelque chose... Que l’on m’emploie à la moindre chose, c’est une affaire de patriotisme, je suis prêt à faire pour cela tout ce qu’on voudra. — Il écrivit un mot à Picard, faisant valoir ma connaissance de l’Allemagne.

« Le 5 au matin, je vis Hetzel, — Sorel lui avait été présenté antérieurement par d’Almeida. — Il me dit : « Que devenez-vous ? — Je ferai ce qu’on voudra, mais ce n’est pas pour moi le moment de quitter le ministère. »

« — Voulez-vous une lettre pour Jules Favre ? »

« Je le remerciai. Il écrivit aussitôt une lettre très flatteuse pour moi... Il me recommanda de voir Favre.

« Je gardai la lettre deux jours dans ma poche. Je la remis le 7 à un secrétaire de Favre, que je ne vis point et que je n’ai jamais vu.

« Le 8, je fus nommé attaché payé. »


Désormais, les événemens forment la pensée d’Albert Sorel ; ils le prendront, l’accapareront, l’obligeront à sortir de lui-même. Comme la plupart des écrivains normands, Sorel souffrait de l’impossibilité où il se trouvait de livrer le fond intime de son esprit. Il en avait la pudeur. Jamais, — m’avoua-t-il, — jamais il ne réussit à écrire une pièce de vers, qui exprimât ses sentimens. Avec cela, il épiloguait ses passions, se perdait en analyses subtiles, doutait de lui-même, maladivement ; il ne parvenait pas à réaliser une œuvre subjective, et c’est pourquoi, la guerre détournant ses regards du paysage intérieur, le rendit objectif, le jeta dans l’histoire, en le forçant à parler des autres hommes, dans le passé, — ce qui est, pour certains caractères, la seule façon de parler de soi, dans le présent. Albert Sorel était musicien ; il savait l’art de transposer.

A Tours, puis à Bordeaux, il connut la joie de « servira quelque chose. » Toutefois, si. active que fût son existence, si poussé qu’il fût à prendre une part directe à l’action, il se rend compte qu’il n’est pas né pour la politique.

« La confiance que me témoigna Chaudordy et le rôle de secrétaire particulier qu’il me donna, me lancèrent dans l’action comme je n’y avais jamais été. Ce fut pour moi une complète et décisive expérience. En mc-me temps que je retrouvais le calme dans ce travail, je sentais que j’allais pouvoir fixer mes opinions sur moi-même et faire la dernière épreuve... Je sentais que l’on tirait de moi tout le parti possible dans les circonstances données.

« Le métier que je faisais était uniquement un métier de journaliste et de polémiste-publiciste, comme on dit. Rien du diplomate et de l’homme d’Etat. Je cherchais des argumens, je traduisais des idées, je développais des thèses, — je n’inventais rien et je n’agissais pas. Je me trouvais, sous ce rapport, parfaitement impuissant. Dans les conversations quotidiennes et confidentielles avec Chaudordy, par la lecture des documens qu’il me mettait entre les mains très largement, — je pouvais m’éprouver. Je voyais les difficultés, clairement, en critique, — je ne trouvais pas une fois une solution, — je ne savais que l’exposer, après qu’un autre l’avait découverte, — en historien...

«... Je m’étais lié très intimement avec Philippe Delaroche et par suite avec Funck. Ce dernier fut un de ceux qui contribuèrent à me donner conscience de ce que je valais. »

Il insiste sur ce qu’il nommera, plus tard, son « incapacité politique » et il découvre des dons qu’il accuse nettement :

u Je sentais.se développer l’esprit critique, l’historien, — le diplomate, nullement. J’aurais eu de grands déboires, de cruelles déceptions, si j’avais eu de l’ambition de ce côté, — car comme en mathématiques et ailleurs, je n’aurais tenu, dans la pratique, rien de ce que je promettais. Mes lectures ne me portaient pas de ce côté, ni mes études. En revanche, je me perfectionnais ou plutôt débarbouillais un peu dans les lettres, — et cette facilité relative, l’habitude de la méthode, — faisait de moi dans ce milieu à la fois spirituel et médiocre une manière de phénix, malgré mon manque de fond. »

Il envoie des correspondances aux journaux étrangers, rédige des circulaires, écrit des pamphlets contre la Prus.se, qui paraissent en Angleterre, donne la préface au Recueil de documens sur les exactions, vols et cruautés des armées prussiennes en France, public au profit de la Société internationale de secours aux blessés et dont la première partie seule a paru. L’un de ses anciens élèves des plus distingués, M. Maurice Escoffier, professeur à l’Ecole libre des Sciences politiques, publiera prochainement une bibliographie complète, qui nous révélera la part exacte, dans les limites où elle peut être connue, que prit son maître aux événemens d’alors.

Ses amis, cependant, admiraient sa verve, ses ripostes incisives, ses dons d’orateur : d’aucuns le jugeaient prédestiné à la politique. Sorel, bien que touché par ces témoignages, y découvre presque une offense involontaire, ainsi que nous l’expose cette note :


« 13 mars 1871. — Mes amis prétendent toujours que je dois avoir un avenir politique, que j’aurais tort d’y manquer : ils se trompent. Je n’insiste pas ; il y aurait là de la fausse modestie. Je devrais toujours me tenir effacé, je suis condamné à promettre plus que je ne pourrais tenir. Il y aurait de grandes désillusions pour tout le monde ; je dois chercher à servir mes amis, non à agir avec eux. Je serai un volontaire, jamais un général, pas même un lieutenant. C’est qu’ils prennent pour ma capacité politique une certaine plasticité d’esprit, un don de saisir et reproduire certains caractères : avec de l’honnêteté et une sincère critique de moi-même, je puis paraître politique, — en réalité, je ne fais que jouer un personnage tel que je me figure le bon politique : au fond je ne le suis pas. »

Il ne faudrait point croire que ce fût là une simple boutade : non pas. Toute sa vie, Albert Sorel garde cette même opinion. Je n’en veux pour témoignage que ces lignes lucides de M. Frédéric Masson, qui fut le camarade de sa jeunesse et l’ami de ses dernières années :

« C’est un trait particulier de la vie de M. Sorel qu’animé uniquement de passions généreuses, il côtoya constamment la politique, sans se mêler à aucune faction, qu’il... s’éleva au-dessus de leurs médiocres luttes pour ne regarder que les intérêts permanens de la patrie. »

Mon père lui-même, le 14 septembre 1901, me l’écrira en ces termes :

« De l’homme politique, je n’ai que le silence, la réserve et le geste muet. Je manque de tenailles, et précisément de ce tranchant, de ce pénétrant, de ce liant aussi qu’il faut à l’homme d’action. Je vois trop les divers côtés des choses et je me représente trop les divers motifs des hommes... Alors, naturellement, flottant (je n’ose dire planant) de la sorte, j’ai plus d’étendue dans le regard, mais je n’ai point de prises. »

Enfin, sur certain cahier de réflexions, je relève celle-ci, au mot Histoire :

« Les Politiciens. Ils affectent de dédaigner l’histoire : ils ont raison ; elle ne s’occupera pas d’eux. Cependant ils écrivent chacun leurs mémoires et leur ministère de trois jours. Pour qui ? Les historiens auxquels ils ne croient pas et qui n’écrivent, selon eux, que par préjugé l’histoire, à laquelle ils croient moins encore et qui n’est que fantôme et poussière. C’est comme la justice, dont aussi ils parlent toujours. Cour d’appel d’un procès qu’ils plaident sans conviction en première instance. »


En revanche, il éprouve le besoin de voir, de ressentir par sa propre expérience les émotions de la guerre. Il est essentiellement réaliste ; l’imagination n’existe plus qu’à l’état latent ; il l’a matée : il vit l’histoire, avant de l’écrire.

A Bordeaux, il s’était lié avec Théophile Funck-Brentano ; ce jeune médecin luxembourgeois, qui avait l’allure hautaine d’un gentilhomme de cape et d’épée et l’âme classique d’un philosophe du XVIIe siècle, était venu, spontanément, mettre sa science au service de la France ; brave, sur les champs de bataille, jusqu’au paradoxe, comme il devait l’être dans l’attaque contre les sophistes allemands, il entraîna Sorel dans les discussions ardentes du droit des gens et collabora avec lui pour un volume qui parut d’une singulière audace, alors ; Funck l’avait inspiré, Sorel rédigé. Il entraîne, de même, son ami au milieu des balles, à Rueil, Bougival et Chatillon : « Je pourrai écrire sur l’armée avec moins de scrupules, » déclare le nouvel initié à Eynaud. Ces excursions lui valurent le diplôme de la Société française de secours aux blessés en souvenir de « son courageux dévouement sur le champ de bataille de Châtillon. » Mais Funck, qui exposait quotidiennement sa vie, sans compter, fut jugé digne d’une plus haute récompense. Comme on l’interrogeait sur ses désirs, il répondit qu’il voulait être Français. Mon père considéra comme un honneur de rédiger l’exposé des motifs du décret, qui accordait à Th. Funck-Brentano les lettres de grande naturalisation. Il mourut, en 1906, titulaire d’une fonction très modeste et chevalier de la Légion d’honneur.

La guerre avait donné l’éveil à Sorel ; la paix signée, il eut l’impression de sortir d’un rêve héroïque pour rentrer dans la banalité courante. Il n’aurait, — pour aucun avantage du monde, — quitté son poste à Tours et à Bordeaux. L’idée de reprendre le chemin des bureaux à Versailles l’exaspérait. Son courage l’abandonnait avec l’inaction : le contraste entre cette année de combats et cette « morte-eau » administrative était trop paradoxal et, une fois encore, peut-être, la mélancolie normande de l’écrivain menaçait de l’absorber.


Il reprend, corrige, écrit de nouveau la Grande Falaise ; pourtant, la critique, la philosophie, et peut-être l’histoire, commencent à le séduire... « Je caresse pour l’avenir, — écrit-il à Eynaud le 20 mars 1871, — après quelques années de voyage, d’études et d’apprentissage, l’esprit mûri et rempli, ayant donné ma mesure par deux ou trois volumes, un peu connu déjà, de monter quelque part dans une petite chaire de critique morale où je ferai l’anatomie des caractères de ce temps et porterai ma petite pierre au monument de Marc-Aurèle. »

Dès 1868, dans une lettre datant du 6 mars, Albert Sorel s’exprimait avec une inquiétude croissante sur l’indifférence du public pour les questions extérieures. Il la jugeait néfaste. L’éducation d’un peuple qui veut vivre doit être nationale et ne doit pas se perdre dans les détails de la politique intérieure. C’était l’une des idées dominantes de son enseignement. N’est-ce pas en se voyant utile qu’il s’était débarrassé lui-même d’une analyse déprimante ? N’est-ce pas en voyant la répercussion de nos actes, que nous apprendrons à distinguer ceux qui doivent être retenus de ceux qui passent ? Ce sera l’inspiration même de son professorat. L’expérience qui l’a conduit de l’idéalisme esthétique au réalisme politique, cherche son expression. Sorel est prêt : il attend l’occasion de se produire, et cette occasion, c’est l’Ecole libre des Sciences politiques qui la lui offrira.

Cependant, il avait trop le sentiment de la correction et il avait trop sacrifié de lui-même au ministère, pour le quitter avec désinvolture. Il songeait à prendre du service dans une ambassade : le projet avorta. Qu’adviendrait-il de lui ? Serait-il condamné à la bureaucratie ?

Taine le sauva. Sorel l’avait connu à Tours ; il lui avait été présenté par Denuelle, beau-père de l’illustre philosophe. Quotidiennement presque, le jeune diplomate fut admis à se promener, des heures durant, avec l’auteur des Philosophes français : il sut se faire deviner, il sut se faire comprendre, et c’est ainsi que Boutmy, cherchant un professeur pour la chaire d’histoire diplomatique, choisit Sorel, sur la proposition de Taine.

Il faut avouer que, jusqu’à cette date, Albert Sorel avait sans cesse hésité dans ses décisions. Ses succès mêmes, à la Revue des Deux Mondes, ne le contentaient pas : il affectionnait alors les lettres et ses romans, comme l’enfant d’un grand amour, né avant le terme : la mère le chérit plus que l’enfant encore inconnu qu’elle porte... Le plus chétif aura toujours sa secrète prédilection, parce que plus difficile à élever, peut-être... Et puis, Sorel ne se sentait pas tout à fait à l’aise dans les sujets trop actuels, que ses fonctions lui défendaient de traiter en toute indépendance d’esprit. Il éprouvait de la peine à s’expliquer ; il était étouffé par la réserve qu’il s’imposait, les idées qui fermentaient et son doute sur ses facultés d’homme d’action.

Or, l’École libre des Sciences politiques réclamait un professeur qui se consacrât au relèvement national : tel était alors le programme qu’elle se proposait d’élaborer et qu’elle appliqua dans la suite. Le pessimisme avait envahi Albert Sorel : plus que jamais, il désirait s’éloigner des affaires et de la politique : déjà, il regrettait, presque, d’avoir quitté Honfleur : « Avec le temps que je perds à Versailles, j’aurais fait une fortune, peut-être même une carrière de député. » S’il se fût agi de se vouer aux lettres, de prendre une détermination irrévocable, on peut supposer qu’il eût tergiversé. Il avait le sentiment instinctif de défiance contre le bonheur, qu’éprouvent ceux qui le croient trop éloigné pour l’atteindre jamais... Ici, la vocation est spontanée.

« C’était la porte de sortie qui s’ouvrait, écrit-il, — le milieu, le groupe, le cercle tant cherchés... Je n’avais jamais parlé... si j’échouais. — Je fus décidé pourtant, dès le premier moment. Il ne fallait pas laisser échapper l’occasion. Si je ne réussissais pas, je recommencerais d’un autre côté. J’avais eu assez de petits succès et j’avais une volonté trop vieille, trop éprouvée pour compter encore avec les découragemens. »

Mais il fallut compter avec les difficultés de toutes sortes. M. Desprez, alors directeur politique, n’entendait point qu’Albert Sorel en prit à son aise avec le ministère, où il se rendait désormais fort irrégulièrement : sa vocation lui donnait cette audace paradoxale. En dépit de la bonne grâce avec laquelle le traitait M. de Courcel, il ne parvenait pas à trouver le temps nécessaire pour son travail. Il eut un entretien, dont la relation, écrite de sa main, dénote son inquiétude et les sentimens qu’il garda désormais à son chef. M. de Courcel lui répondit : « Suivez votre voie. » Albert Sorel est, théoriquement, décidé à prendre un congé ; il ne touche plus son traitement, il est soutenu, et néanmoins sa situation n’est pas nette ; il a besoin de toute sa liberté : ce fut le seul motif, — il y insiste, — qui l’engagea à solliciter une audience de son ministre, M. de Rémusat ; il l’obtint quelques jours plus tard : « Le ministre, dit-il, m’approuva ; il en avait agi de même autrefois, il me comprenait et, du moment que ce n’était pas une démission définitive, il me l’accordait. »

La date fixée pour l’ouverture de l’École approchait, « J’arrivai ainsi jusqu’en janvier (1872). J’avais quelques notes et des lectures d’ensemble. Le 6, rien n’était fait ni précisé... Ma première leçon était le 15. C’était la grande bataille de ma vie. Si je réussissais, je gagnais la partie, — et je n’avais ni expérience, ni conseils, ni préparation. Quand j’y pense, je m’étonne d’avoir si bien gardé mon sang-froid, — moi si troublé des moindres démarches et affaires diplomatiques, — embarrassé de toutes les difficultés et rapports administratifs. Je pensais à l’avenir, à la liberté, à mes chères études... et je travaillais, sans me demander si je réussirais, résolu à tenter une autre fortune — si je manquais celle-là. — Pour comble d’intimidation, — j’ouvrais l’École.

« J’eus un vrai, un franc succès...

... « Je cessai d’être un rouage plus ou moins doré d’une machine, je commençais à être quelqu’un. Taine, après trois leçons, me dit : « Vous avez trouvé votre vocation, vous êtes né professeur. » Bref, je reçus de grands encouragemens... Je ne touchais pas le but, mais j’étais sur la voie. »

L’homme, enfin, se découvre lui-même : « Mon but est d’agir. mande-t-il à Eynaud les 13-15 février 1872, — de me développer, de tirer de moi ce que je puis donner. » Parmi ses 40 élèves, il compte MM. Baudin, ancien ministre à la Haye, d’Harcourt, alors secrétaire en congé et deux secrétaires anglais. Les générations, dès lors, se sont succédé devant sa chaire ; on ne saurait mentionner tous les noms, — quelques-uns sont désormais illustres, — de ceux qui entendirent sa parole. Je manquerais, assurément, de mémoire si je ne citais celui de M. André Lebon, pour lequel Albert Sorel avait une affection particulière ; il le considérait, par la confiance qu’il lui avait accordée et par celle qu’il reçut en retour, comme un fils intellectuel.

« Personne n’a eu plus que lui le sentiment de sa maîtrise et de sa responsabilité, » déclarera en 1905 Émile Boutmy, en parlant d’Albert Sorel. Au prix de quels efforts, de quelle volonté, cet esprit saturé de doutes avait trouvé la sérénité !

Ailleurs, Émile Boutmy nous le décrira devant son auditoire :

« Il avait une autorité naturelle, attribut de ceux qui ont fréquenté les sources et dépouillé les documens eux-mêmes… Avec cela, infiniment d’esprit, d’à-propos et d’inattendu, une ironie incisive, tempérée par la belle humeur. La voix donnait du prix à chacune de ses paroles ; elle faisait passer des tons d’une variété infinie sur un fond toujours égal, riche et timbré. »

À ce témoignage d’une si haute autorité, je puis ajouter un souvenir personnel. La veille de mon baccalauréat de rhétorique, mon père prit la peine de m’interroger sur mes connaissances en histoire. Il s’aperçut qu’elles étaient désespérément limitées. Je le vois encore, derrière sa table, entouré par les feuillets sur lesquels il portait ses notes pour l’Europe et la Révolution française ; j’étais debout devant lui, très mortifié par mon ignorance.

« Assieds-toi sur ce fauteuil, » m’ordonna-t-il.

Lui-même, se leva, se recueillit un instant, puis parla, tout en marchant de long en large, les mains derrière le dos. Il brossa pour moi le tableau de la France, entre 1648 et 1789, à grands traits ; mes yeux s’ouvraient sur le passé ; je voyais la carte de l’Europe, à l’extrémité du doigt tendu, que mon père élevait dans un geste nerveux. La voix de l’historien retentit encore à mes oreilles…

« L’École est une méthode, — me manda-t-il quelques années plus tard, lorsque j’y pris mes inscriptions, — c’est aux élèves de compléter nos enseignemens par des lectures et un travail personnel. »

Il leur accordait du crédit, sans compter. L’orateur se renouvelait à leur contact ; ses élèves le rajeunissaient :

« Chère école ! m’écrivit-il en 1898, — elle commence à me sembler lourde. Il me semble que les lundis et les mercredis tombent les uns sur les autres plus vite et plus souvent qu’autrefois. Quand je suis en chaire, cela va... »

Albert Sorel y professait encore quelques semaines avant sa mort. Sa méthode s’était affirmée dès le premier jour, ainsi que le prouve ce fragment de lettre à Eynaud, du 18 janvier 1872 :

« Le sujet que je traite est l’histoire de l’Europe depuis les traités de Vienne. J’explique d’abord l’origine de ces traités et je pars des premières guerres de la Révolution : comment ces guerres sont devenues offensives, comment la Révolution a tout aussi peu innové de ce côté que de l’autre, comment elle a préparé Napoléon, comment la paix et la liberté n’ont été possibles que lorsque la Révolution a été ramenée à son point de départ : la monarchie constitutionnelle des Bourbons et la frontière de 1790. Cela avec tous les documens nouveaux, anglais et allemands, ne sera qu’esquissé cette année. Mais si l’École réussit, si je pousse ce travail, si je l’approfondis comme il convient, si je remonte aux traités de Westphalie, — il pourra sortir de là un livre... »

Il « bûche » la question d’Orient et l’histoire de (‘Allemagne l’attire de préférence : « C’est qu’elle n’a rien d’officiel, que les diplomates n’y ont rien compris et que rien ne ressemble moins à une besogne de chancellerie, » et, de son cours, il tire son volume sur les traités de 1815.

« Par l’effet de ma leçon sur les Cent-Jours, de celle d’hier sur le traité du 20 novembre 1815, — je vois que je dis du nouveau et que ce nouveau se fait écouter. Cela est plein de leçons pour le présent. Je sais que Germer-Baillière est disposé à publier la chose à ses frais... Je crois cela utile pour l’École et pour le public... Mais avec ma manie de conscience, ce petit travail me donnera de la peine et, comme il faudra continuer mon cours, mes lectures en souffriront et moi aussi. » (19 mars 72.)

Toutefois, l’élan l’emporte : il ne veut point « pasticher Sainte-Beuve, qui est un homme à part dont on doit se servir ; » désormais, à toute occupation sauf au roman, qu’il cultive encore avec le Docteur Egra, il préfère la critique historique et politique. « Je crois que le genre est plus vrai et aussi que j’y peux marquer mieux ma place. »

C’est de cette époque, — 1872, — que date son intimité intellectuelle avec Gaston Paris, la plus précieuse pour lui, avec celle d’Albert Eynaud, me dit-il, cette intimité qui, si les deux amis ne pensaient pas toujours de même sur les événemens contingens, exerçait une influence réconfortante sur son esprit, par la prodigieuse étendue des connaissances du savant et la lucidité de sa critique.

Les débuts à l’Ecole des Sciences politiques marquent une période heureuse, entre toutes, dans la vie d’Albert Sorel. Les circonstances le secondaient : il savait les utiliser, souvent les dominer ; indépendant d’esprit et de caractère, il avait le droit de parler de la liberté de l’homme et des nations dans l’histoire. Ennemi des intolérans, il prononcera « son éternel réquisitoire pour Danton contre Robespierre » et c’est lui même qui définira, dans une lettre qu’il m’adressait le 20 avril 1900, l’inspiration de son enseignement :

« Être soi-même, voilà le point. En histoire, on distribue le blâme, l’éloge, — on peut être juste, — on est loin, on est dehors ; — en politique, on ne peut pas : on est dans le courant, on barbote, on s’éclabousse...

... « Ce que je pense de l’existence nationale de la France, tu le sais : c’est le fond de mon livre de la Révolution : la nation y est tout, les hommes peu de chose. Sieyès (une de mes bêtes noires...) disait : « Nous avons fait la grande nation. » Il disait une grande sottise. La nation l’a fait et elle a fait de plus grands que lui, le plus grand de tous...

« Ce que je vois en France, je le vois et je m’efforce de le comprendre chez les autres peuples. Ils ont droit à la même justice que nous. C’est aussi beau chez eux que chez nous, et c’est le fond de nos luttes, et comprendre ce fond humain de ces luttes, c’est le seul moyen de les atténuer, de les retarder. C’est le fond de mon histoire et de notre Traité du Droit des Gens.

« Si je n’ai jamais, à l’Ecole, froissé un étranger, si je me suis fait tant d’amis en tout pays, c’est que j’ai toujours pensé et que cette pensée m’a toujours guidé : j’aime ardemment mon pays, par-dessus tout, et je comprends que vous aimiez, que vous devez aimer le vôtre de même.

« Or, cette idée, qui s’est éclaircie chez moi après la guerre et m’a dirigé, est précisément le côté humain, généreux de mon histoire, — elle y tempère et adoucit la raison d’Etat, — elle est un horizon ; — mais elle est essentiellement réaliste, et l’antipode du cosmopolitisme. C’est par le respect réciproque du sentiment national, c’est par l’amour de chaque peuple pour « sa patrie, » que tout peuple peut arriver à comprendre, et, par suite, à respecter la patrie d’autrui ; — or c’est l’antipode du galimatias intellectuel, de l’idéalisme paradoxal, du gâchis politique qu’on appelle cosmopolitisme,— qui est une bêtise, une aberration, quand il n’est pas une hypocrisie. »


Toutefois, avant de concevoir son œuvre, Albert Sorel avait encore besoin d’une expérience. On n’est pas impunément le spectateur d’événemens aussi graves que ceux dont il avait été le témoin et l’on ne s’adresse pas en vain à un auditoire jeune et vibrant. Quoiqu’il en eut, Albert Sorel ne pouvait pas rester impassible : la science devait maîtriser l’homme d’action, comme l’histoire avait absorbé le romancier.

L’Histoire de la Guerre franco-allemande est l’expression émue, sincère de son état d’esprit, — la moins officielle, la plus librement conçue et écrite qui soit. Ce sera comme le seul et dernier appel de l’homme d’action qu’il aurait pu et qu’il n’avait pas voulu devenir.

Au lendemain, même, de son premier cours, il trouvait la formule de sa pensée : « Expliquer en histoire... instruire en politique. » La guerre n’était pas terminée, qu’Albert Sorel songeait déjà à ce livre de « pathologie sociale. » L’idée s’en précise, à mesure qu’il se trouve mêlé de plus près à la vie extérieure. Dès le 16 avril 1872, il déclare à Eynaud : « Il sera facile de montrer comment l’Empire a été entraîné à la guerre de 1870... Il avait tous les moyens de se convaincre que cette guerre... mal engagée, devait aboutir à des conséquences désastreuses. »

Il ne cherche nullement à modifier l’opinion de ceux qui jugèrent le livre avec les passions personnelles que soulevait un problème d’une telle actualité : l’auteur le présentait avec les siennes ; elles perçaient, quel que fût son désir d’impartialité. Mais, je dois à la vérité de dire, — et de redire encore, que jamais, ni de près, ni de loin, à aucune époque de sa vie, Albert Sorel n’a obéi à un mobile intéressé, ni à une pression officielle ou officieuse pour tracer une ligne de sa main. Tout le prouve, — non seulement la dignité de sa vie, mais encore son caractère. En 1870, le directeur d’un périodique considérable demande un article à Sorel sur les causes de la guerre et le dénouement probable, en lui proposant un schéma. Voici ce que Sorel en pense :

« Je lui ai répondu que je serais trop heureux de contribuer en quoi que ce soit à nos intérêts, mais qu’on ne peut parler que de ce qu’on sait et que je ne sais rien, que dans des questions aussi graves, il faut avoir la bride sur le cou, être maître de sa plume, écrire avec feu, — mais, s’il faut ménager l’un et l’autre, dissimuler ceci ou cela, subir les corrections et passer par « la détrempe » des chefs, signer en un mot un factum administratif — jamais... Ecrivain libre, il y aurait eu beaucoup à dire et de bonnes choses, — copiste à dictée, il n’y a qu’à se taire. »

Il rencontra, — comme pour la Grande Falaise, ainsi qu’en témoigne la lettre qu’il m’adressa le 9 octobre 1894, — le plus chaleureux accueil pour la Guerre franco-allemande chez ses amis Delaroche-Vernet. Ils avaient trouvé un éditeur pour son premier roman ; ils en trouvèrent un pour ce livre d’histoire qu’Eugène Plon s’empressa d’imprimer. Dans cette même lettre, Albert Sorel me faisait part, — c’était peu de mois après son élection à l’Académie française, — du souvenir qu’il gardait de ses débuts :

« Je ne puis plus dire que je suis méconnu ou incompris. Si je le suis et le serai toujours des gens du monde et des journaux du boulevard, je l’attribue précisément à ma principale qualité, qui est le besoin de précision, et le besoin de n’être pas dupe des phrases. Cela exige de l’attention et cela contrarie les habitudes et dérange les formules. Il faut bien que je reconnaisse quelques qualités de ce genre à la Guerre franco-allemande, — qui m’a tant fait souffrir, — puisque, au bout de vingt ans, elle reste si pénétrante et si robuste : mais qu’elle a surpris et blessé, par cette manière de porter à fond et de promener partout le scalpel et le bistouri ! »

Et voici un autre témoignage de date plus récente, — du 15 septembre 1900 :

« Les livres ont leur optique... Quand le livre dont tu parles a paru... on criait au scandale et au sacrilège. L’auteur a été traité de cosmopolite et sans-patrie. Il en a souffert beaucoup, et il lui a fallu plusieurs années d’enseignement, d’écrits, pour se remettre au point et donner à son ouvrage et le cadre et le recul... C’était de la politique pure, des faits, — et il y avait aussi dans tout le livre, préface, conclusion, entre toutes les lignes, un vœu, un effort de reprise de nous-mêmes,— qu’on a bien voulu y voir plus tard et qui fait que le livre a mérité de surnager. »

Cette œuvre, qui lui créa de violentes inimitiés, lui valut aussi de précieux amis. Elle ne l’empêcha point assurément d’occuper un poste de confiance au ministère des Affaires étrangères. En 1873, il avait reçu l’offre d’y reprendre du service, en qualité de rédacteur ; il avait refusé. Le duc Decazes l’attacha a son cabinet avec le titre de secrétaire particulier. Albert Sorel garda cette fonction jusqu’en mars 1876 ; alors le duc d’Audiffret-Pasquier l’agréa en qualité de secrétaire général de la Présidence du Sénat.

Je n’ai pas a raconter ici la part que prit mon père aux travaux diplomatiques, pas plus que je n’ai à m’étendre sur celle qu’il eut aux délibérations du Sénat : il demanda sa retraite en 1902. De l’aveu même de Sorel, la Guerre franco-allemande l’avait déterminé à écrire « l’Histoire nationale. » Il suffit.

Cette histoire nationale remplira trente années de sa vie. Ses recherches, commencées dès 1874, furent fréquemment interrompues : c’est la collaboration avec Frunck-Bruntano, pour le Traité du Droit des Gens qui arrête ses fouilles aux archives, ce sont ces articles au Temps qui suspendent ses idées, c’est, enfin La question d’Orient au XVIIIe siècle qui l’absorbe. Elle fut rédigée en 1877-1878, et l’auteur dut reconnaître, dans la suite, que ce volume « technique, » — ainsi qu’il le qualifiait, — avait exercé de l’influence. Le 27 octobre 1878, il en annonce l’apparition à Eynaud :

« Il (le livre) va bien tomber, car les affaires d’Orient sont un peu plus enchevêtrées et un peu plus près de la guerre qu’avant le fameux congrès. Je prends les choses d’un point de vue positif, qui était celui de tout le monde, il y a cent ans ; mais on a changé tout cela. Tout État qui est fort tend à s’accroître, tout État qui est faible s’ouvre aux convoitises des étrangers. Il y a des ambitieux, des habiles, des imbéciles. Cela est de tous les temps et c’est ce que je montre au XVIIIe siècle, et c’est ce qu’on voit de nos jours. Mais on se figure, — ou l’on voit autre chose, et on est la dupe de la représentation de gala qui se donne aux chancelleries et dont les journaux font de si complaisans comptes rendus. Il est possible que, si on me lit, on me trouve dépourvu d’élévation, positif ; de là à positiviste, darwiniste et transformiste, il n’y a qu’un pas. Je le dis en riant : il est sûr que je ne suis pas dans le ton des idéologues d’aujourd’hui et que je m’en fais honneur. Si on pouvait lire cela avec un peu d’attention, on réfléchirait un peu sur tous ces fameux systèmes d’alliance auxquels il ne manque que… les alliés. »

Taine l’en félicita : « C’est déjà beaucoup d’être lu par vous, lui répondit Albert Sorel, il n’y a pas d’encouragemens auxquels je tienne autant qu’aux vôtres. »

Le voici donc en plein travail, en pleine évolution. Le professorat le force à rester en contact permanent avec la vie contemporaine : mais il ne s’adresse pas exclusivement à son auditoire de futurs diplomates ; sa parole porte, aussi, dans l’enseignement primaire. Jules Ferry l’a chargé d’un cours à l’École normale de Fontenay-aux-Roses que dirigeait alors Félix Pécaut. Le 13 juin 1881, il l’annonce à Taine :

« J’ai à faire en six semaines huit leçons d’histoire générale et élémentaire — moderne — à l’École de Fontenay ; cela m’intéresse, cela peut être utile, mais il faut être précis, simple et intéressant, et c’est bien difficile et bien long et bien compliqué. »

Je me souviens, à cette époque, avec quelle admiration, — qu’il conserva toujours égale à elle-même, — mon père me parla des manuels de M. Ernest Lavisse. Il les citait en modèles. Il me les faisait lire, les commentait pour moi, enfant, et plus tard, il m’expliqua quelle noble inspiration nationale avait dicté ces livres, où les Français du peuple apprenaient l’histoire de leur pays, racontée dans un style souple et vigoureux et dans lesquels les savans pouvaient puiser à nouveau les .sentimens toniques qui vous sauvent à jamais des contagions du cosmopolitisme.

Albert Sorel avait désormais « la passion de l’histoire. »


Il use ses inquiétudes dans le labeur des fouilles.

S’il subit, au début, l’influence très directe de la philosophie et de la critique contemporaines, sa personnalité s’accuse nettement : « Tu me parles de la philosophie de l’histoire et de la saine critique, dira-t-il à Eynaud le 16 avril 1872 : elles seront le fait d’un Sainte-Beuve, d’un Renan, d’un Littré, — et ces gens-là seront toujours des exceptions, — leurs idées ne seront comprises qu’en petit nombre, et tu trouverais peut-être, tout le premier, fort peu divertissans un gouvernement et une société, composés de gens sérieux, comme le rêve Renan. » C’est que, tout passionné qu’il se montre de recherche et de science, — il pousse le respect et le culte de l’une et de l’autre jusqu’au scrupule, — Albert Sorel tient à sa méthode propre : il veut que la vie collabore à son œuvre et la vie est variée, multiple : la science en histoire, ne s’érige point en dogme, un dogme impassible qui mate les faits. Surtout, Sorel est Français, — il entend le rester ; il n’a pas la superstition de La Science germanique.

Albert Vandal, dans un éloquent discours, lui rend cet hommage :

... « Il s’est créé une méthode personnelle ; il nous a fait assister à ses travaux préliminaires et préparatoires ; il a travaillé en plein air, pourrait-on dire, et devant tout le monde. D’abord, ce furent des études très poussées sur certaines parties du sujet, des études plus détaillées qu’elles ne pourraient l’être dans le corps de l’ouvrage, des publications qui étaient pour l’auteur des justifications anticipées et des bases. En même temps, à son cours, l’auteur professait son œuvre. »

Or, cette méthode, c’était l’étude objective de la vie et cette objectivité avait été rudement acquise par le jeune romancier, qui venait de faire son apprentissage politique.

Et cette conception fondamentale restera identique à elle-même ; Albert Sorel l’affirme en 1897, le 26 janvier, dans cette lettre à son fils :

«... J’ai mis, ou du moins tenté de mettre dans le premier (volume) un peu de philosophie, la seule que je me permette, et qui consiste à expliquer les faits par comparaison, à les grouper par analogie, à les motiver par enchaînement. Mais il y a une différence capitale entre ce livre et beaucoup d’autres, la plupart des autres, et la voici :

« La plupart des « généralisateurs, » en histoire, ne généralisent rien. Ils partent d’une conception philosophique, qu’ils appliquent à l’histoire, comme ils l’appliquent à la morale, à la politique, aux sciences de la nature, et pour exposer cette vue, tout abstraite, ils lisent quelques livres d’histoire générale d’où ils tirent ce qui leur parait conforme à leur thèse. Je partage pour cette blagologie le mépris de Taine et même de Sainte-Beuve. Taine avait assez pratiqué l’histoire sociale pour distinguer le vrai historien, le savant, du littérateur et du fantaisiste historique. Sainte-Beuve, qui savait tant de choses, ne savait pas la politique, et il ramenait l’étude aux analyses ténues, personnelles, à la psychologie, qui est de mise dans l’histoire des littérateurs. Il allait même plus loin. Il n’admettait pas l’application à l’histoire politique du procédé, de la grande méthode qu’il a appliquée à Port-Royal, histoire littéraire élevée à l’histoire humaine. Mais comme il s’y était élevé par échelons, il ne se rendait pas compte qu’il avait donné un modèle admirable d’histoire en tous les genres. Et cet homme qui avait expliqué les Jansénistes par leur temps, leur origine, etc., ne se rendait pas compte que Colbert, Richelieu devaient être étudiés de même, et que c’était plus facile, les hommes d’Etat opérant sur des élémens infiniment plus constans et déterminables (conditions géographiques, voisinages, conflits traditionnels d’ambitions, lutte pour la vie entre les peuples) que les littérateurs, les artistes...

« Cela dit, je reviens à mon livre.

« Je l’ai entrepris avec les idées courantes autour de moi. Je me suis abandonné aux documens, aux faits et ils ont considérablement modifié les idées avec lesquelles j’avais commencé. J’ai cherché entre ces faits des liens, j’y ai cherché des antécédens, j’en ai cherché les suites, — voilà toute ma trame.

« Maintenant, au fur et à mesure, j’ai tiré à part les faits et idées qui avaient besoin d’une explication, qui devaient être préparés, annoncés ; — et de toutes ces explications nécessaires, que j’ai cherchées dans les faits antérieurs, j’ai composé mon volume.

« En apparence, il ressemble aux philosophies de l’histoire ; un lecteur attentif peut seul les différencier, en voyant la contradiction des méthodes entre ceux qui font de l’histoire a priori et conforment les faits à leur théorie ad demonstrandum et ceux qui font de la philosophie a posteriori, après l’histoire, avec l’histoire, ad intelligendum. »

Dans le premier projet inédit du discours prononcé le 29 mars 1905 devant ses amis et élèves, il raconte comment il composa son introduction :

« La préface d’un livre qu’on n’a pas écrit, l’introduction à un cours qu’on ne professera pas, sont des spéculations arbitraires, frivoles et indignes de toute considération, hors de la vie, et par suite, en histoire, hors de leur place. Ne croyez pas, je vous en prie, que ni de fait ni d’intention, je me sois jamais livré à ces fantasmagories et, parce que la fin de mon livre en rappelle le commencement, cette fin en procède par jeu de dialectique.

« ... Je n’ai composé le premier volume : Les mœurs politiques et les traditions, qu’après avoir écrit les trois volumes suivans, la Chute de la Monarchie et la Convention, c’est-à-dire toute la partie de mon livre qui avait besoin d’être expliquée au préalable et où il fallait introduire le lecteur. J’ai placé la carte en tête du volume, mais je ne l’ai point dressée avant d’opérer l’exploration qui m’a permis de décrire le pays et d’en dessiner la géographie. »

Aussi bien, pendant dix années, — de 1874 à 1884, — il s’enferme aux archives, il compulse les dossiers, il amasse les notes. L’historien — qui a « en soi du chasseur, » — est à la piste : il guette le document révélateur. Tout événement est entouré de faits moindres, qu’il convient de connaître, pour déterminer les conditions de l’événement directeur : cette besogne ne le rebutait pas ; seulement, il savait distinguer l’étoile au milieu de la nébuleuse.

« L’auteur doit avoir étudié bien des détails qu’il garde pour lui. » Ces détails harcèlent sa curiosité ; souvent, il est prêt à s’y arrêter ; les siècles écoulés ont marché, comme marche le présent : l’historien essaye de regarder leur œuvre qui dure. On lui rendit cette justice, pour les premiers volumes ; toutefois le travail accumulé le rendait suspect de pédantisme aux yeux de certains ; il en a été, plus d’une fois, mortifié dans sa sensibilité d’artiste. Mais il continuait sa besogne journalière.

« Il commençait par prendre un papier d’une grande largeur qu’il divisait en autant de colonnes qu’il y avait de pays ou de 

groupes de pays, raconte Emile Boutmy. Il marquait, dans chacune de ces colonnes, les événemens de quelque poids qui pouvaient avoir exercé une influence. Ces événemens étaient portés à leur date précise, par exemple « le 18 juillet 1795, dans la matinée » et ils figuraient seuls sur une ligne laissée vide dans les autres colonnes. Ainsi, l’ordre des faits devenait quelque chose de sensible et de palpable. »

Je n’ai point qualité pour répondre, ici, aux critiques soulevées par les derniers volumes. Albert Sorel avait élaboré son œuvre en toute conscience et était remonté patiemment aux sources authentiques. On lui a reproché de publier coup sur coup les quatre tomes de la fin : les recherches étaient terminées depuis plus de dix ans, lorsqu’il fit imprimer l’œuvre. S’il n’avait pas l’outrecuidance de croire qu’il eût fouillé toutes les archives d’Europe, ce qu’une vie humaine, livrée à ses seules ressources, ne suffirait pas à réaliser, il était en droit de déclarer que les documens qu’on lui reprochait d’ignorer ne modifiaient en aucune façon ses vues d’ensemble. « Je les ai lus, — m’écrit-il le 13 octobre 1904 à propos de certains papiers qui venaient de paraître ; — je les ai lus, comme j’ai pu ; ce qui est sûr, c’est que je les ai lus... Ma conscience est tranquille sur ce point... » Ce qu’il a vu, il ne l’a point vu « avec des lunettes officielles. »

Il me serait facile, à l’appui de mon affirmation, de citer les extraits de ses lettres, dans lesquelles, au jour le jour, il me tenait au courant de son labeur.

Albert Sorel a lui-même exposé ses idées sur les ensembles et les détails en histoire : je renvoie mes lecteurs à ses Nouveaux Essais d’Histoire et de Critique. Toutefois, ce fragment inédit d’un discours déjà cité éclaire sa pensée :

« Les documens sont les témoins indispensables, mais il y a 

dans l’instruction de ces grands procès, comme dans celle des plus minces, les faux témoins, les témoins abusés et les témoins bavards : ces derniers sont la foule. Les documens sont l’œuvre des hommes et ils sont comme les hommes qui les ont faits, fourbes, incertains, trompeurs, passionnés, par-dessus tout insuffisans et médiocres. L’histoire y cherche sa vie ; ils n’ont pas été faits pour l’histoire. C’est peu de chose — encore que ce soit la chose élémentaire de ces études — que d’apprendre à en critiquer l’origine et l’authenticité, cette critique externe, comme on l’appelle. Elle s’apprend aux écoles, et, à défaut d’écoles, le sens commun y suffit ; mais l’autre, la critique du dedans, la critique des intentions et de la sincérité, la plus haute, la plus nécessaire, car les archives sont pleines de papiers authentiques, qui relatent des témoignages inexacts, — et même d’autant plus qu’il sont plus officiels, — celle-là ne s’enseigne en nul laboratoire. Pour moi, le peu que je sais sur cet article, je le dois au frottement du monde, à la fréquentation d’hommes très divers, au spectacle des affaires, considérées du dedans, sur le vif, j’oserais dire, dans l’alambic et sur le feu, durant dix années d’emploi dans les affaires étrangères et vingt-six dans les assemblées, dans cette ombre qui permet de voir d’autant mieux devant soi que l’on est moins vu soi-même et troublé par les curiosités du dehors, et où on a le loisir d’observer par quelle transmutation et quel empirisme se forme ce bloc de métal qui deviendra la loi, par quelles métaphores de la pensée portée à la parole manuscrite, du manuscrit à l’imprimerie, passe ce qui s’appellera la vérité officielle. A voir se triturer, s’amalgamer les documens dans ce que Mirabeau nommait en son cynisme la pharmacie politique, on apprend à connaître les hommes et à les reconnaître quand on n’a plus d’eux que leurs écrits. »


Il me reste, — pour déterminer la vocation historique de mon père, — à rechercher les influences intellectuelles et philosophiques subies. Dès 1872, il écrivait à Eynaud : « II sortira du cours un curieux mélange de Tocqueville et de Sainte-Beuve, avec beaucoup de Bourbonne. » Ce nom était le pseudonyme qu’il avait choisi dans sa correspondance avec son ami. Sorel désignait ainsi l’homme indépendant qu’il voulait être. Il affirmait donc qu’il comptait rester lui-même dans son œuvre historique. Aussi bien, en 1878, nous le trouvons encore occupé à écrire une nouvelle, — un épisode qui se place en 1815 et qui a pour titre Thermidor. Il a besoin de cette distraction littéraire : « Sans quoi, on s’userait dans la critique et l’analyse et on perdrait la force de pensée et la souplesse de style qu’il faut avoir pour tenter des œuvres plus durables. »

Dès 1864, Albert Sorel s’était passionné pour Montesquieu : l’ascendant qu’il exerçait sur l’esprit du jeune étudiant en droit devait durer, à mesure que l’historien progressait dans ses recherches. Sorel y revient, constamment, dans ses notes et sa correspondance. Quant aux lectures qui précèdent la première rédaction de son œuvre, elles le mènent de Tocqueville à Taine, en commençant par Guizot :

« Je lis l’Histoire de France de Guizot. C’est M. Guizot tel que je l’ai connu dans ses dernières années, — il y a certes de la fatigue par momens, — mais le souffle est là. Je trouve dans ce livre, où j’ai à parcourir le passé du pays, ces vues élevées et ce grand amour national, pur, noble, éclairé, qui est, Dieu merci, encore au fond du cœur d’un grand nombre de Français, mais que nos gouvernans, depuis bientôt un quart de siècle, comprennent si mal et expriment si grossièrement, quand ils ne le dénaturent pas.

« J’avais besoin, pour l’introduction du grand ouvrage que je prépare, de rassembler les grandes traditions nationales, j’en trouve là les élémens. »

Tocqueville, bientôt, devait l’édifier et Quinet l’instruire :

« L’idée générale de Tocqueville, une des très rares découvertes que l’on ait faites en histoire, que la Révolution ne sort pas seulement de l’ancien régime, mais en procède, la vue de Quinet que les légistes du Roi se suivirent dans les légistes des assemblées révolutionnaires... n’avaient fait jusque-là que glisser sur mon esprit. Elles s’y confirmèrent à mesure que je touchai de plus près les événemens. L’incohérence, les. disproportions dans l’histoire des rapports de la France et de l’Europe, me frappèrent comme une sorte de monstre historique, une série d’effets sans causes et de causes énormes qui demeuraient sans effets. La Constituante, la Convention, le Directoire, le Consulat, l’Empire, m’apparurent non comme les parties d’un tout liées entre elles et gravitant selon les mêmes lois, sous la même impulsion, mais comme autant de comètes errantes et de mondes détraqués s’écroulant dans les espaces. Les hommes mêmes se découpaient en tranches et se dissociaient étrangement ; les larmoyans et sensibles devenus terroristes et les terroristes passés préfets ; les cosmopolites tournés à la conquête, et le plus grand enfin, rompu en plus de morceaux que les autres, si bien qu’on ne pouvait ni les reconnaître, ni les rassembler ; le Corse aux cheveux plats de 1796, le consul maigre en habit rouge, coiffé à la Titus, le César nerveux du Sacre, le Dioclétien gras de 1810. La réalité ne comporte point ces démembremens des hommes et des choses. Qui ne voit la suite, l’enchaînement, les proportions, ne voit point la nature et se place en dehors d’elle. Une fois entrée dans mon esprit, cette idée me posséda. Je ne l’ai pas inventée, je l’ai reçue de plus grands que moi ; c’est un héritage, j’en ai vécu. »

Des voix autorisées comme celle de M. Gabriel Hanotaux, dans une page définitive, ont fait le parallèle entre Taine et Albert Sorel. Lui-même, dans son discours de réception à l’Académie française, a rendu à son maitre, devenu son ami, le témoignage qu’il devait lui apporter. Toutefois, me semble-t-il, le prestige exercé par le philosophe sur l’historien tient à des causes plus profondes et plus subtiles, que l’étude de certains textes m’a révélées. Je connaissais, pour l’avoir souvent entendu dire par mon père, quelle était son admiration pour les Philosophes français du XIXe siècle. Il y avait trouvé la réfutation la plus incisive des doctrines philosophiques officielles auxquelles le grand écrivain opposait la maîtrise de son caractère et sa superbe ironie. Avec cela, un sentiment d’une extraordinaire vigueur morale, une inspiration bien française, qui reliait la pensée contemporaine à la pensée classique. Or, c’est en 1872, le 7 juillet, au moment même où l’idée encore embryonnaire de son œuvre lui apparaît, qu’Albert Sorel songe à faire « une réfutation des sophismes politiques. » Cherchons-là les affinités entre ces esprits ; la méthode de Taine, auteur des Philosophes français, se rapproche plus de la méthode de Sorel, historien de la Révolution, que celle de l’auteur des Origines de la France contemporaine, mise au service de son investigation historique. De la philosophie de l’un et de l’histoire de l’autre, se dégage une sensation de vie, et cette sensation, Taine ne la donne pas en parlant de la Révolution : il y est abstrait, autant qu’il est réaliste dans les Philosophes français et que l’est Sorel dans son livre.

Mon père m’écrivait le 15 septembre 1900 :

« D’après Taine, la France aurait dû mourir d’un vomissement de sang, d’une frénésie alcoolique, d’une indigestion de sophismes, et il y a eu le Consulat, c’est-à-dire la plus formidable expansion de force physique, d’énergie, de force d’État. Après 1870, il y a eu la défense nationale et l’œuvre de reconstitution, — qui se dissout maintenant et qu’il faudra reprendre, — les sociétés se détruisant d’elles-mêmes tous les vingt-cinq ou trente ans. »

Plus loin, il ajoutait :

« Je disais souvent à notre maître Taine : « Vous cherchez tout ce qui a dû tuer la France : je cherche ce qui l’a fait vivre. Si je cherchais autre chose, je ne serais pas, ou plutôt je ne devrais pas être un professeur, un guide de la jeunesse. »

La méthode de Sorel est parente de celle des Philosophes français, comme son œuvre l’est de l’Ancien Régime de Tocqueville.

Avant tout, Sorel était réaliste : il n’arrêtait pas l’histoire : il ne la limitait pas.

« La Révolution a fait l’Europe nationale et démocratique où nous vivons, » et cela veut dire que nous continuons à exister.

« L’histoire ne se démontre pas, comme une proposition de géométrie, déclare-t-il ; elle s’explique comme un phénomène, elle se déroule comme un tableau, elle se raconte comme un événement. Mais à cette explication, il faut un cadre et une perspective ; à ce récit une mise au point et une mise en scène. Il faut reconstituer une atmosphère, une lumière, une ambiance, bref, toute composition historique veut, pour que le lecteur s’y reconnaisse et s’y sente vivre au milieu d’êtres vivans, une introduction, ou, pour me servir d’une belle et claire métaphore du drame musical, une ouverture, une impression de l’ensemble.

« A cette nécessité de l’art nous devons ces chefs-d’œuvre, l’ouverture du Tannhauser, le prélude de Tristan et celui de Parsifal. »

Et c’est pourquoi le premier accord contient, déjà, les harmonies que résoudra le dernier. La France réclame ses limites naturelles ; c’est dans ses rapports avec l’Europe que l’exaltation populaire devient nationale et qu’elle devient héroïque. Napoléon est l’achèvement naturel, attendu, de la Révolution qui module et finit en épopée. Toute la nation se concentre dans un seul homme : tous les motifs de la symphonie affluent et se perdent dans le thème ancien, qui est celui de l’origine et qui meurt majestueusement, comme une vague accourue de la terre d’exil, pour se briser sur les grèves de la France.

« Si je puis être utile à quelque chose, me disait mon père le 12 septembre 1899, c’est en écrivant l’histoire : au moins ai-je conscience de ne pas nuire à ma patrie par l’infatuation de mon génie, la superstition de ma raison personnelle, la présomption de moi-même. »

Tout l’homme est là. Sa vie et son œuvre présentent une égale unité.

L’enfant qui, en 1853, quittait sa ville natale, avec un déchirement, dont le souvenir blessait encore l’homme au seuil de la vieillesse, l’enfant timide, ayant la pudeur de ses sentimens, deviendra l’adolescent inquiet, doué d’une imagination fiévreuse, le jeune homme romanesque, poussé par la force des choses dans le monde et dans la vie, où, cependant, avec un superbe dédain, qu’il excellait à ne pas montrer aux autres, il demeurait lui-même, fidèle à sa pensée et fidèle à ses traditions. Elles ne l’emprisonnaient pas : il n’avait jamais considéré que l’on pût se donner soi-même par contrainte. E.-M. de Vogué, qui savait faire entrer les morts dans l’immortalité, le salue de son geste noble et large, qui écarte les nuages sur l’azur du ciel. M. Louis Madelin, dans une belle et douce évocation de sa mémoire, nous l’a dépeint, quelques jours avant sa fin, s’entretenant avec son ami plus jeune, dont il appréciait le cœur et le talent. Albert Sorel projetait d’écrire une histoire de sa province. « L’âme épique de la Normandie eut son tour, — dit Louis Madelin, — après l’esprit un peu chicaneur qui, trente ans, lui avait fait mander à sa table de marbre les tribuns et les maréchaux. » Ainsi, encore, dans la maison familiale de Honfleur, le décrit exquisement M. Maurice Donnay, au cours de son éloge à l’Académie française, ainsi nous le montrent Georges Picot, dans sa belle notice, et M. René Doumic dans sa claire étude publiée par la Revue des Deux Mondes, cependant qu’avec cette force intellectuelle, ce regard de praticien qui sait fouiller les âmes, cette magnifique pénétration qui fait le génie de sa critique, M. Paul Bourget nous a représenté l’historien volontairement retiré derrière « le petit mur de Platon. » Combien il a vu juste dans la pensée, toute en nuances, d’Albert Sorel :

... « Rebelle aux mathématiques et à la métaphysique, imaginatif au delà du bon sens parfois, et réaliste dans ma conception de la société, avec un fond de positivisme, plus résigné que satisfait, et, derrière le mur, un espace ouvert au rêve, je considère la vieille machine du monde qui roule, qui évolue, je tâche de comprendre comment et de la décrire.

« … Empirique, je suis travaillé d’aspirations vagues, d’espérances incertaines et s’il n’y avait pas un peu de clair de lune pour jeter sa fantasmagorie sur mon horrible réalité, je n’aurais ni sommeil, ni sourire. J’adore la musique. Voilà comme tout se complète et se retourne. »

C’est lui-même qui, en ces termes, se confiait à son fils le 3 septembre 1899.

Impitoyable dans l’analyse de son caractère, méticuleux dans l’étude des moindres traits de son esprit, il sait établir le choix dans les souvenirs. Si bien que l’énergie s’accusant, la patience le sauvant du doute, sa destinée morale se confond avec celle de son œuvre. « L’histoire, c’est nous-mêmes à travers le passé. »

Le pessimiste, souvent troublé par le présent, le pessimiste, incisif, intellectuel et dérouté de 1864 à 1872, s’apaise par l’étude de l’histoire : le petit fait n’a de valeur que dans la mesure où il collabore à l’ensemble et s’en dégage. L’homme est une réalité concrète qui agit avec, par ou pour les événemens et tient la barre de l’esquif ballotté par la tempête. Voilà donc le déterminisme réduit à sa part restreinte ; voilà l’État et les nations sortis de l’abstraction, par leur effort volontaire d’exister par eux-mêmes : l’historien, témoin souvent angoissé du présent, conclut à l’optimisme pour l’avenir, à l’optimisme conquis, voulu, qui naît de la patience parfois cruelle, comme l’espérance chrétienne de la douleur.

Les dernières années d’Albert Sorel furent adoucies par cette confiance dans les destinées de son pays : c’était l’heure du crépuscule, l’heure à laquelle les vallées s’emplissent d’ombres et, de la hauteur qu’il avait atteinte, il ne voulait pas abaisser ses yeux, avides de lumière. Il les portait sur les chaînes de montagnes, au-dessus des nuages, illuminées par les derniers feux du couchant, sur la mer aussi : là, les ondes affluaient avec la marée nouvelle. Parfois, il était ébloui par ces suprêmes clartés ; rayonneraient-elles sur son œuvre, comme elles rayonnaient sur son âme ? « Je me demande si je finirai jamais ce livre, ma grande ambition, le souffle et l’intérêt de ma vie… »

Pourtant, sa lassitude ne l’effrayait pas ; il avait la pensée en repos. Perdait-il un ami de sa jeunesse, il songeait : « Le flot montant nous pousse et nous resserre encore ; ne nous attristons pas... c’est la brise du soir, la brise de terre qui pousse les barques hors du port, vers la haute mer et l’au-delà sans fin des belles nuits étoilées... »

La vie était encore la plus forte. Albert Sorel gardait cette sérénité du cœur qui n’a jamais trahi sa foi. Au début de son existence, il avait trouvé Albert Eynaud, pour le comprendre, pour le deviner, pour le conduire au seuil de l’œuvre. Quand elle fut achevée et couronnée, il voulut rendre un hommage aux collaborateurs anonymes qui avaient édifié son esprit. Bien que, par respect pour la mémoire de mon père, je me sois imposé la discrétion qu’il m’eût ordonné de garder, je considère comme un devoir de citer ces lignes qu’il m’adressa, au lendemain du prix Osiris, le 16 mars 1906 :

« A chaque étape de ma vie, j’ai pensé et je pense encore aux deux femmes qui m’ont soutenu, dont l’une m’a porté, enfanté, nourri, élevé à la tendresse et au bien, et l’autre inspiré, fait homme, donné... la maîtrise de moi-même : ma mère et ta mère. »

Ceux qui voient dans Albert Sorel un doctrinaire se trompent étrangement sur son caractère. Il savait trop après quels combats on arrache au doute l’espérance. Aussi bien, la tradition n’est pas un terme abstrait, une formule d’éducation ; elle est la source de la vie, elle est le fruit de l’amour, protégé contre les intempéries du présent par la volonté d’être soi-même, qui se perpétue :

« L’idée de suite et de continuité, de tradition et de dévolution, dont je suis si persuadé et si épris, m’écrivait-il, le 1er septembre 1902, n’est pas une vue rétrospective seulement, c’est une vue projective, et elle implique qu’il en ira de demain comme d’hier, et de nous et de nos enfans comme de nos pères et de nous. Autrement, ce serait fini et de nous et d’eux. Mais qui dit évolution, dit germe puissant, capable d’évoluer ; et c’est, étendue à toute une nation, cette intimité du fond naturel, de nature, qui fait l’intimité si douce d’un père et d’un fils... »

Et c’est pourquoi, il y revient par le mouvement naturel de l’intelligence et de la sensibilité. Cette pensée est celle qui domine son œuvre. Un homme qui, résolument, est sorti du doute de lui-même pour servir son pays et qui, avec toutes ses facultés, toute son énergie et tout son cœur, au milieu des crises les plus angoissantes, des tourmens les plus agités, des souffrances morales les plus aiguës, a patiemment, inlassablement travaillé pour son œuvre, a le droit de parler de ses convictions, sans être suspect de sectarisme ou d’orgueil. Il appartient à Albert Sorel de conclure en personne. Ces lignes m’ont été écrites de sa main le 24 juillet 1904 :

« Comme j’ai absolument besoin de fixité, qu’il faut un point d’appui au pauvre levier de ma pensée, je me suis, d’instinct, rejeté sur la terre où je suis né, où je dois rentrer, où j’ai enseveli les miens, la nation qui est la récolte et la fleur de la terre, le pays qui a duré, qui dure... Je me suis replié... sur mes racines et je me suis aperçu qu’elles étaient plus profondes, plus étendues, plus fortes que je ne l’avais pensé moi-même. Mon moi, froissé et blessé en sa surface, s’est retrouvé dans le moi d’en dessous, ce moi des racines, par où je suis peuple, pays, par où je me sens collectif, membre d’un grand être en lequel je vis, je me meus, je mourrai, — et j’ai repris sentiment de vivre, je me suis apaisé, je me suis jugé, j’ai trouvé, à mon grand réconfort, que je n’étais pas si différent de moi-même, que rien des idées fondamentales de ma vie n’était ébranlé et qu’à relire mes livres... je n’avais à rougir ni de l’usage que i avais fait de ma raison, ni de l’emploi de ma critique.


ALBERT-EMILE SOREL.