La Ville noire (RDDM)/3
TROISIÈME PARTIE,[1]
X.
Va-sans-Peur était un très honnête homme, très attaché à son devoir, mais très emporté quand le travail lui excitait les nerfs. Il avait défendu chaudement toute sa vie la dignité et la liberté de l’ouvrier contre l’exigence des patrons ; mais quand il se vit patron lui-même, c’est-à-dire autorisé à diriger la fabrication à la baraque, il changea du jour au lendemain, avec la naïveté des hommes que le manque d’éducation et de réflexion abandonne sans réserve à l’instinct du moment. Il parlait durement à ses anciens camarades, il exigeait des apprentis plus qu’ils ne pouvaient savoir, il ne souffrait pas une observation, et passait avec trop de facilité du reproche à la menace. Bref, l’atelier était à peu près désert quand, après une de ses tournées dans la plaine, Sept-Épées y rentra, et, quand il questionna Va-sans-Peur, celui-ci, accusant les absens, lui fit vite deviner qu’il s’était brouillé avec tout son monde.
Sept-Épées fut obligé en ce moment de regretter le pacifique Audebert, qui traitait les apprentis comme ses enfans et faisait perdre un peu de temps aux ouvriers en voulant leur expliquer Épictète et Platon, qu’il n’avait jamais lus, mais qui du moins savait les retenir et les convaincre par sa bonté. Va-sans-Peur, pour vouloir trop bien faire, avait fait le désert autour de lui.
Sept-Épées alla à la ville et n’y trouva personne qui voulût se remettre sous la direction de son maître-ouvrier. On exigeait qu’il le renvoyât. Il promit de lui ôter toute autorité ; mais, comme il lui fallait le temps d’en mettre un autre à sa place, il dut, en attendant, embaucher des compagnons-passans, et se trouver pendant plusieurs jours au milieu d’étrangers qu’il dirigea lui-même, avec peu d’entrain et beaucoup d’ennuis. Il résolut alors d’affermer sa propriété et d’en louer une mieux située, ce qu’il espérait pouvoir faire sans grande perte. Il entra en pourparlers avec des gens qui lui offrirent de la baraque un prix si minime que le découragement s’empara de lui. — Oui, oui, se disait-il, Tonine avait bien raison ! Cet endroit-ci ne vaut rien, et peut-être a-t-elle deviné aussi que je n’étais bon à rien moi-même.
À tous ses mécomptes venait se joindre le dégoût du travail grossier auquel il s’était condamné pour gagner de l’argent, lui si fier autrefois de la beauté de sa main-d’œuvre. — Elle doit me mépriser pour cela, se disait-il encore. Autrefois elle admirait mes ouvrages, elle me traitait d’artiste dans ses bons jours. Peut-elle à présent faire une différence entre moi et le dernier des cloutiers ? Et si en ce moment elle voyait où j’en suis avec ce métier brutal que je ne sais pas même rendre lucratif, ne se moquerait-elle pas cruellement de mes offres de mariage ?
La honte le prit. Il se persuada qu’il ne pourrait plus soutenir le regard de Tonine s’il ne parvenait pas à relever sa position, et, sachant son parrain bien soigné chez la Laurentis, il se promit de ne plus reparaître à la Ville-Noire avant d’avoir résolu le problème de sa destinée. — Il faut, se dit-il, qu’à tout prix je trouve moyen de m’enrichir pour elle, et, puisque le négoce m’est interdit par mon mauvais caractère ou ma mauvaise chance, je veux revenir à l’idée que j’avais autrefois de découvrir un mécanisme pour décupler la vitesse et la facilité de nos industries. Je sais que rarement les inventeurs font fortune ; mais du moins l’invention assure beaucoup d’honneur, et si j’apportais en dot une belle idée qui diminuerait la peine de l’artisan, je suis certain que Tonine serait fière et contente de moi. Allons, courage ! Mettons-nous à l’œuvre. Que la boutique aille comme elle pourra ! Mon petit atelier m’aura assez bien servi, s’il me met à même d’expérimenter mes découvertes.
Il confia de nouveau la direction des ouvriers à Va-sans-Peur, après une réprimande à la fois amicale et sévère qui fut prise en bonne part, et qui ramena le calme dans l’atelier. Quant à lui, il s’installa dans une espèce de chambre qu’il se construisit lui-même avec des planches dans sa galerie, et où il brava le froid, qui commençait à se faire sentir, travaillant jour et nuit, dessinant, fabriquant de petits modèles et se creusant l’esprit avec une résolution héroïque.
Malheureusement son instruction n’était pas à la hauteur de son courage et de son intelligence. Il eût fallu avoir plus que des notions élémentaires des lois scientifiques qu’il prétendait deviner, et qui lui créaient à chaque instant des obstacles imprévus. Il espérait trouver la lumière dans les livres ; mais, outre qu’il n’en avait guère et qu’il ignorait s’ils étaient bons, ils étaient, à beaucoup d’égards, lettres closes pour lui. Il n’osait aller, à la ville haute, consulter d’anciens praticiens devenus savans : il avait peur de passer pour un fou d’un autre genre qu’Audebert, et que la chose, rapportée à Tonine, n’achevât de le déconsidérer dans son esprit.
Il s’était donné un mois pour aboutir. Le mois écoulé, il fut bien forcé de s’en accorder un second, et quand celui-ci fut passé sans qu’aucune certitude se fût révélée, une poignante douleur s’empara de lui. Il succombait à la fatigue, après avoir passé par toutes les alternatives de l’espérance, du doute et de la désillusion. Tout ce qu’il avait découvert, c’est qu’il ne savait rien. Il luttait avec acharnement contre la rigueur de l’hiver dans un logement détestable, au milieu d’un paysage sinistre et désolé, tantôt errant, la tête en feu, dans la neige, tantôt contemplant, avec un cœur glacé d’effroi, les vestiges mal effacés des paroles écrites au charbon par Audebert sur la muraille la nuit où cet infortuné avait été si près de se donner la mort. Ces paroles, en partie disparues, ne présentaient plus aucun sens à ceux qui ne les avaient jamais lues ; mais Sept-Épées les savait par cœur et croyait par momens les voir écrites en caractères de sang d’une épouvantable netteté.
C’est que la lutte qu’il soutenait pour la gloire était bien plus ardente et plus terrible que celle qu’il avait soutenue pour la fortune. Il ne s’agissait plus d’être riche pour Tonine : il avait pu échouer là sans honte ; il s’agissait de lui prouver une capacité sérieuse : échouer ici, c’était le désespoir.
Gaucher s’inquiétait de lui, et Tonine encore plus. Elle questionnait son cousin, qui plusieurs fois alla voir le solitaire du Creux-Perdu et le trouva sombre, refusant de s’expliquer. Un jour elle y alla elle-même avec Lise. Sept-Épées était précisément, ce jour-là, absorbé par un vague espoir de succès qui le rendait plus courageux et en même temps moins expansif que jamais. Il fut d’abord touché et surpris de la visite de Tonine ; mais comme, par pudeur et dignité, elle en mettait l’initiative sur le compte de Lise, il repoussa l’espérance avec cette sorte de spleen qui semble se complaire dans la douleur. Il affecta toutefois d’avoir l’esprit tranquille, et, aux questions qui lui furent faites sur l’état de ses affaires, il répondit avec stoïcisme que tout allait bien et qu’il était très content.
— Mais pourquoi ne vous voit-on plus ? dit Tonine, vous oubliez donc votre vieux parrain et tous vos amis ?
— Je n’oublie personne ; mais vous savez… l’œil du maître… Chaque fois que je m’absente, je trouve le désarroi au retour.
Et après plusieurs défaites il promit d’aller passer un de ces dimanches à la Ville-Noire ; mais quand Gaucher l’invita à venir manger avec lui le dimanche suivant, il ne voulut s’engager à rien, disant : — Je tâcherai, mais ne m’attendez pas.
— Tiens, vois-tu, dit Tonine à Lise en revenant à la Ville-Noire : c’est fini de ce pauvre garçon-là !
— Comment, tu crois qu’il va mourir ?
— Je crois qu’il est mort à l’amitié et qu’il ne vivra plus que pour l’intérêt. Le voilà qui, à vingt-cinq ans, tourne au calcul comme s’il en avait cinquante.
— Peut-être que son commerce va mal et qu’il ne veut pas l’avouer, dit Gaucher.
— Je pensais, reprit Tonine, que nous lui avions montré assez d’amitié, en pareille circonstance, pour qu’il dût ne pas redevenir cachotier comme la première fois. N’avons-nous pas fait notre possible pour lui éclaircir les idées et lui donner confiance en nous ? Je n’aime pas cette fierté qui cache des peines d’argent comme des peines de cœur, et, si vous voulez que je vous le dise, je n’y comprends rien du tout. Où est le mal de ne pas réussir, quand il n’y a pas de notre faute ? Est-ce une honte de rester pauvre ? Qu’est-ce que cette idée-là, de croire que la richesse est un devoir et un honneur ? Alors, vous et moi, et des milliers de braves gens qui ne peuvent pas aller plus loin que leur pain gagné, nous serions donc tous méprisables ?
— Tu ne veux pas comprendre, lui répondit Gaucher, que l’esprit tourmente, et que celui qui croit en avoir plus que les autres ne peut pas être heureux, s’il ne monte pas plus haut que les autres.
— Allons ! dit Tonine, c’est donc ça ? Eh bien, alors prions Dieu pour que ce grand esprit nous monte sur les épaules et puis par-dessus la tête ; mais ne nous imaginons plus qu’il ait besoin de nos amitiés, car, après avoir fait semblant de s’en contenter, il nous montre bien aujourd’hui qu’il ne lui en faut pas d’autre que la sienne.
— On croirait, Tonine, que tu en as du dépit, dit la Lise. Pourquoi, puisqu’il a eu l’air de revenir à toi franchement, n’as-tu pas voulu lui pardonner ?
— Pardonner quoi ? dit Gaucher, à qui l’on avait toujours caché la faute de son ami.
— Pardonner ses ambitions, répondit Tonine ; vous savez qu’elles m’avaient déjà choquée : aujourd’hui elles me choquent encore plus, parce que je vois qu’elles prennent le dessus, et qu’un cœur si tourmenté ne serait ni heureux en ménage, ni capable de donner le bonheur.
— Elle a raison, Tonine ! dit Gaucher à sa femme. Sept-Épées n’est pas ce qu’il faut à une simple ouvrière. Je ne l’en estime pas moins pour cela : chacun a son plan sur l’escalier du monde ; mais j’estime aussi le bon sens de la cousine, qui veut un mari tout à elle, comme je suis tout à toi.
Quand les époux Gaucher et leur cousine furent rentrés à la Ville-Noire, Lise, se trouvant seule avec Tonine, vit qu’elle se retenait de pleurer, et la Laurentis, qui entra un moment après, le remarqua aussi. La Laurentis était une bonne femme, toute grasse et toute ronde, passablement fine dans les choses de cœur, et très fière de l’amitié de Tonine, qu’elle chérissait comme sa fille. — Savez-vous ce qu’elle a ? dit-elle à Lise. Je le sais moi, qui vous parle. Elle se fait du chagrin à cause de ce mauvais armurier qui est beau garçon, j’en conviens, et qui travaille dans l’acier comme un écureuil dans une noix… Mais après ? ça n’a pas de sentiment, voyez-vous, ces hommes de mérite ! ça n’aime que la gloriole et les écus, et si vous êtes autant que moi l’amie de Tonine, vous lui conseillerez de penser à un autre.
Tonine gronda la Laurentis et nia qu’elle eût de l’amour pour Sept-Épées ; mais, pressée par les tendres questions de ces deux bonnes amies, elle finit par avouer qu’elle l’avait aimé. — Et à présent tu l’aimes encore, dit la Lise, puisque la mère Laurentis dit que tu ne dors pas bien, et que souvent tu ne manges pas du tout ?
— À présent, reprit Tonine, je sens que c’est bien fini ! Cette fantaisie-là m’a quittée et reprise deux ou trois fois depuis un an, mais chaque fois je me suis fait une raison, car je voyais bien que je serais malheureuse avec ce jeune homme ; oui, malheureuse du plus grand malheur qu’il y ait peut-être pour une femme, celui de ne pouvoir pas rendre heureux et content celui qu’elle aime. Si je pleure dans ce moment-ci, c’est parce que vous m’y poussez en me disant que j’ai des peines, et vous avez tort. Rien ne rend lâche comme de se laisser plaindre. Est-ce que vous ne voyez pas tout ce que je surmonte quand je m’occupe des autres afin de m’oublier ? J’ai trouvé cette consolation-là, qui est grande, si grande qu’elle me donne du bonheur malgré tout.
— Peut-être bien, dit la Lise, que Sept-Épées a la même peine que toi, et qu’en vous expliquant encore une fois vous pourriez vous entendre.
— Non ! reprit Tonine, nous ne nous entendrions pas mieux, car nous ne voyons pas de la même manière. S’il est vrai qu’il ait du dépit, il cherche dans l’argent un remède qui me répugne, tandis que le remède que j’ai trouvé est la condamnation du sien.
— Mais, dit encore la Lise, s’il voulait être riche pour faire du bien et pour te donner le pouvoir d’en faire ?
— Oh ! oui, fiez-vous à ça ! dit la Laurentis. Ce n’est pas à une femme de mon expérience qu’il faut venir conter ces rêveries-là. J’en ai vu, moi, de ces jeunes gens qui parlent de tout donner quand ils auront tout ; mais en attendant, dès qu’ils ont quelque chose, ils le placent pour en avoir davantage, ou ils le mangent pour leur plaisir. Est-ce que c’est possible autrement, à moins d’être des saints du bon Dieu ? Est-ce qu’on peut d’ailleurs s’enrichir comme ça du jour au lendemain ? Nenni, mes enfans, il faut le temps à tout. On se flatte d’amasser vite en mettant un sou devant l’autre, et on ne s’enrichit qu’avec beaucoup de peines et de patience. On est vieux quand on commence à pouvoir se reposer, et alors c’est bien trop tard pour redevenir doux et humain avec le petit monde dont on est sorti. On connaît trop ses défauts, on s’est trop battu avec lui pour le forcer à vous bien servir ; on s’est trop habitué à le mener dur, à s’en méfier, à le craindre, et comme on n’a pas toujours soi-même la conscience bien nette envers lui, on croit qu’il vous déteste et on n’est point disposé à le traiter en ami. Allez, allez, mes bonnes filles ! j’ai vu ça par mon pauvre défunt mari, qui avait monté une auberge et qui était un agneau au commencement. Et comme, par la douceur, il ne pouvait pas faire à son idée, il était devenu si chagrin et si malheureux, qu’après avoir battu ses garçons, il me battait moi-même, pauvre cher homme ! Eh bien ! gare à celle qui épousera ce Sept-Épées ! Ou il se ruinera, ou s’il réussit, il lui faudra, jour par jour, heure par heure, perdre un morceau de son cœur pour mettre une pièce d’or de plus dans sa bourse. Quand on a passé vingt ou trente ans de sa pauvre vie à disputer avec l’ouvrier, sous peine de ne rien gagner sur lui, est-ce qu’on peut tout d’un coup, comme ça, le jour où on place ses rentes, lui dire : À présent, mon petit, nous avons partagé la peine, nous allons partager le plaisir ? Non, non ! le bon Dieu ne fait guère de ces miracles-là, s’il en fait ! Le cœur usé et désabusé ne se rajeunit pas comme ça ! Et vraiment, quand on y pense, ça n’est plus sa faute, s’il se trouve un peu endurci ! Il n’y peut rien lui-même ; voilà ce que je me disais, moi, en voyant défunt Laurentis devenir terrible, lui qui avait été si bon ! et je me reprochais de n’avoir pas prévu tout cela le jour où il m’avait dit : « Montons une maison et tâchons de réussir ! » J’aurais dû l’en empêcher et lui répondre : « Ne montons rien du tout ; gardons notre gaieté et nos amis ! »
Ce discours philosophique de la Laurentis, débité avec l’aisance d’une femme qui aimait à parler, mais qui ne parlait pas au hasard, parce qu’elle avait du cœur, fit beaucoup d’impression sur Tonine, et Lise s’y rendit entièrement.
— Je vois que vous êtes une femme de bon conseil, dit-elle à la Laurentis, et Tonine n’a pas tort de vous écouter. Ne parlons donc plus jamais de Sept-Épées. Puisqu’il veut qu’on l’oublie, oublions-le.
— Non ! répondit Tonine. Il a été mon camarade de jeunesse, et je prendrai toujours part à ses peines, s’il revient à penser que mon amitié y peut quelque chose ; mais je ne m’en tourmenterai pas plus que de celles des autres, et quant à l’épouser, le voulût-il encore, je ne reviendrai jamais sur ce que j’ai décidé.
Lise, bien assurée que tout était à jamais rompu entre l’armurier et la plieuse, ne fit pas d’objections à un entretien qu’elle entendit, peu de jours après, entre son mari et le père Laguerre.
Gaucher avait été interrogé par son patron, M. Trottin, le même qui avait été aussi pendant plusieurs années le patron de Sept-Épées. Il avait demandé de ses nouvelles, et il avait dit ensuite : — Que diable fait-il là-bas dans son désert ? Il devrait vendre cela, quand même il y perdrait, et revenir chez nous. Tâchez de l’y décider. Je ne lui en veux pas ; dites-lui que je le recevrai d’aussi bon cœur que s’il ne m’avait pas quitté un peu brusquement. C’est un garçon qui ne sait pas ce qu’il vaut et ce qu’il peut gagner dans un atelier. S’il m’eût consulté, au lieu de faire à sa tête, je l’aurais peut-être associé à mes bénéfices, et qui sait si je ne lui eusse pas fait faire un bon mariage ?
Ce dernier mot fit ouvrir l’oreille au parrain, à qui Gaucher rapportait le discours du patron. Ledit patron avait une fille qu’on appelait Mlle Clarisse, laquelle n’était ni belle ni laide, et passait pour un peu sotte, bien qu’elle eût été en pension à la ville haute et qu’elle portât des cages, ce qui faisait dire aux bourgeoises de vieille roche qu’elle ne manquait pas d’acier pour s’arrondir dans l’atelier de monsieur son père.
Mais son père se moquait bien des lazzis ; il avait cinquante mille francs placés en dehors de sa fabrique. Il avait donné dix mille francs de dot à ses deux aînées, Clarisse en aurait tout autant, et, comme le père songeait à se retirer à la ville haute, un gendre aussi capable que Sept-Épées de faire valoir l’usine, dont le produit augmentait toujours d’autant le capital de la famille, pouvait fort bien lui convenir. Cette idée plut beaucoup au parrain, qui voyait là le moyen de ramener son fils adoptif auprès de lui, et de le fixer pour longtemps, sinon pour toujours, à la ville basse. Gaucher fut chargé d’aller en causer avec Sept-Épées.
Sept-Épées était au bout de ses espérances et de ses essais quand cette offre lui tomba sur la tête. Il regimba et parla de Tonine. Gaucher, qui souhaitait plus que lui-même la satisfaction de son ambition et qui y croyait encore, le détourna de Tonine en lui affirmant qu’elle avait bien sérieusement résolu de ne pas se marier. Alors Sept-Épées baissa la tête, et, dans un accès de farouche dépit contre elle, il laissa Gaucher l’entretenir des perfections de Mlle Trottin, sans l’écouter, mais sans le contredire. Il ne s’engagea à rien, mais il ne refusa pas de rentrer à l’atelier Trottin. Il sentait bien qu’il était temps de reprendre la chaîne, s’il ne voulait pas s’endetter et se mettre dans les embarras pour toute sa vie.
XI.
Tonine, ayant appris que Sept-Épées n’avait pas dit non, et que Gaucher commençait à tâter le terrain pour le mariage projeté, eut un nouvel accès de chagrin et pleura encore ; mais elle s’en cacha, même avec la Laurentis, et s’efforça de n’y plus penser.
Le lendemain, elle alla rendre visite à Rosalie Sauvière, une de ses plus chères compagnes qui s’était cassé un bras, et elle y rencontra le jeune médecin Anthime, celui qui avait soigné Audebert à la baraque. D’autres fois déjà, elle s’était retrouvée avec lui dans des circonstances analogues ; mais comme elle voyait bien dans ses yeux le goût qu’il avait pour elle, elle le tenait à si belle distance qu’il n’avait jamais osé lui parler d’amour. Ce jour-là, préoccupée et un peu abattue, elle ne remarqua pas qu’il restait plus que de besoin, et d’ailleurs elle ne pouvait croire qu’il osât lui faire la cour devant sa jeune compagne et devant la mère de celle-ci, qui était une femme très estimée et très religieuse ; mais à sa grande surprise M. Anthime lui prit la main et lui dit : — Mademoiselle Tonine, j’ai quelque chose de très sérieux à vous confier, et il y a longtemps que j’en cherche l’occasion. C’est quelque chose de si honnête que la présence de Mme Sauvière et de sa fille, loin de me gêner, me décide ; je les prends à témoin de mes paroles. Je suis amoureux de vous depuis le premier jour où je vous ai parlé, et depuis ce jour-là je vous ai vue faire tant de bien et j’en ai tant entendu dire de vous à tout le monde, que j’ai réclamé de mon père la permission de vous demander en mariage. Mon père est, vous le savez, un bon bourgeois philosophe dont le cœur répond à l’intelligence. Il a pris des informations sur vous et il a approuvé mon choix. Il n’est pas très riche, mais je suis fils unique ; j’ai déjà une bonne petite clientèle et je suis un honnête garçon. Voulez-vous bien recevoir ma demande, y réfléchir quelques jours, prendre sur moi toutes les informations que vous jugerez nécessaires, et me rendre réponse le plus tôt possible, car je vais être bien inquiet et bien agité en attendant votre décision ?
Tonine fut si étourdie de cette déclaration et de la manière franche et respectueuse dont elle fut faite, qu’elle ne sut d’abord que répondre.
— Tu vois bien, ma fille, lui dit Mme Sauvière, que monsieur te parle très sérieusement, que c’est un grand honneur qu’il te fait, et, comme tu connais bien sa position et sa famille, je ne crois pas que tu aies de longues réflexions à faire.
— Je n’en ferai donc point, répondit Tonine, et lui dirai tout de suite que je le remercie et que je l’estime tout à fait pour son idée d’aimer une fille qui n’a que son honnêteté pour tout bien ; mais je ne veux guère me marier, et si je le voulais un peu, ce serait à la condition de ne pas quitter mon endroit, où j’ai de bons vieux amis et où je me regarde quasiment comme la fille à tous les honnêtes gens.
— En cela, tu as raison, reprit la Sauvière ; tu es la fille bénie et chérie des familles, la sœur de toute la jeunesse raisonnable, la mère à tous les pauvres petits enfans. Vous n’avez pas tort de vouloir d’elle, monsieur Anthime ; c’est l’honneur et le bonheur de la Ville-Noire que vous nous enlevez ! Mais comme avant tout nous devons penser à ce qui lui est avantageux, ce n’est pas moi qui dirai un mot pour l’empêcher de monter au rang qui lui convient, et où je vous réponds qu’elle saura bien se tenir dans l’estime de tout le monde.
— Moi, je ne tiens pas au rang, dit Tonine, au contraire, je le crains beaucoup.
— Le rang d’un médecin, si rang il y a, répondit le jeune docteur, est pourtant celui qui convient le mieux à l’amie des pauvres.
— C’est vrai, monsieur, dit Tonine, mais je ne crois pas pouvoir quitter la ville basse. J’y ai été trop aimée pour me contenter de l’amitié que je pourrais trouver ailleurs. Il me faudrait devenir dame dans la ville haute, et j’y serais moquée comme ma pauvre sœur l’a été. Cet endroit-là, voyez-vous, ne me rappelle que des peines, et quand je suis forcée d’y aller, c’est bien à contre-cœur !
— Mais qu’à cela ne tienne ! s’écria Anthime ; si vous voulez rester ici, je m’y établirai, moi, et j’y serai plus utile qu’à la ville haute, où il y a plusieurs médecins, tandis que vous n’en avez pas un seul fixé parmi vous. Vous ne changerez donc rien à vos habitudes, Tonine, et vous aurez rendu à vos chers concitoyens un très grand service.
Cette bonne réponse fit une certaine impression sur Tonine, et elle demanda seulement huit jours pour réfléchir.
— Moi, je ne vous demande pas le secret, lui dit M. Anthime en se retirant ; au contraire, je désire que vous consultiez vos meilleurs amis. Quelle que soit votre réponse, je ne me repentirai jamais d’avoir rendu hommage à une personne telle que vous.
Tonine fut si flattée de la conduite d’Anthime qu’elle ne lui refusa pas une poignée de main, et permit à la mère Sauvière et à sa fille de la féliciter, comme si elle était déjà madame la doctoresse. Elle était même un peu enivrée de l’événement quand elle retourna chez elle, et elle ne put se tenir de consulter Lise au plus vite. Lise enchantée courut avertir Gaucher, qui en sauta de joie. — Si c’était tout autre bourgeois, dit-il, je te tordrais le cou plutôt que d’y consentir. À cause de ce qui est arrivé à ta sœur, je suis contre ces mariages-là ; mais M. Anthime ! c’est bien différent : c’est le fils du plus brave homme qui existe, et lui-même est un homme de cœur, l’ami des pauvres comme son père ! Je l’ai vu auprès des malheureux. Il ne les plaint pas seulement, il les aime. Oui, oui, Tonine, c’est là le mari qu’il te faut, et Dieu envoie ce bonheur à ta famille pour la dédommager des chagrins que Molino lui a causés.
La journée se passa à consulter la Laurentis, l’ami Audebert et le vieux voisin Laguerre, qui tous furent de l’avis de Gaucher. Laguerre méprisait un peu la médecine ; mais, en voyant Anthime soigner gratis les pauvres de la Ville-Noire, il avait été forcé d’estimer le médecin.
Cependant Sept-Épées pensait, de son côté, au riche mariage qui lui était pour ainsi dire offert, et il s’efforçait de l’accepter en lui-même. Il y a bien des tentations dans la fortune, surtout pour celui qui lui a immolé ses premiers rêves d’amour, et l’armurier ne se dissimulait pas que, quelques mois plus tôt, il n’eût guère hésité à suivre le conseil de Gaucher ; mais son goût pour Tonine était devenu une passion, et son image lui revenait à l’esprit avec tant d’insistance qu’il résolut d’aller la trouver, de lui dire ce qui se passait, et de lui sacrifier tout, si elle voulait être sa femme.
Il partit le soir même, et passa par la ville haute, où il avait affaire, de sorte qu’il n’arriva que vers dix heures à la Ville-Noire. C’était une heure indue pour le parrain, et Sept-Épées, pensant bien le trouver endormi, entra sans bruit dans la maison pour ne pas le déranger. Il avait vu de la lumière à la petite fenêtre de Tonine ; il savait qu’elle veillait souvent jusqu’à minuit pour travailler à l’aiguille. Il monta à sa chambre, décidé à frapper à sa porte et à lui demander une explication pour le lendemain matin, car il savait bien qu’elle ne lui ouvrirait pas.
L’escalier du dernier étage était extérieur, taillé dans le rocher. Pour pénétrer chez Tonine, il fallait traverser la terrasse de quatre toises carrées où elle soignait ses pots de fleurs. Comme le sol en était encombré, Sept-Épées marcha avec précaution pour ne pas les heurter dans l’obscurité, et dans ce moment il entendit la voix de Lise qui prononçait son nom dans la chambre de Tonine. Il s’arrêta, curieux de savoir ce qui se disait là ; il s’assit sur la marche du seuil de cette chambre, se promettant de confesser son indiscrétion, mais ne pouvant résister au désir d’écouter. La porte était mince, il entendit tout.
Voici de quoi il était question. Tonine avait désiré savoir, avant de prendre aucun parti, si le jeune armurier était décidé à rechercher Mlle Trottin, et on avait consulté là-dessus le parrain, qui s’était avancé un peu plus qu’il ne fallait, tant il avait envie de voir son filleul établi dans la Ville-Noire, si bien qu’au moment où celui-ci accourait pour dire à Tonine qu’il n’aimait et ne souhaitait qu’elle. Lise venait de lui affirmer qu’elle pouvait très librement se décider pour le médecin.
Tonine était femme, et son légitime orgueil de citadine de la Ville-Noire était flatté de l’avenir honorable et relativement très brillant qui s’ouvrait devant elle. Elle était heureuse d’amener le secours d’un médecin instruit et dévoué à ses concitoyens, c’était même peut-être un devoir pour elle. Elle faisait déjà des projets, et Lise l’aidait à se monter la tête. Elle employait d’avance son modeste revenu en aumônes de tout genre, elle arrangeait aussi sa demeure avec goût et simplicité ; elle rêvait une maisonnette propre et bien aérée sur un des clairs bassins que formait la rivière au bas de la Ville-Noire, avec la vue des arbres et un petit jardin où elle pourrait cultiver des fleurs en pleine terre. Ses pauvres rosiers, martyrisés dans leurs pots de grès, se trouveraient bien heureux de pouvoir étendre enfin leurs racines. Enfant au milieu de sa grande sagesse, elle avouait à Lise qu’elle avait toujours songé à un camélia panaché de rose et de blanc, comme elle en avait vu dans le jardin de son beau-frère du temps que sa sœur était dame à la grande usine de la Barre-Molino. Puis elle ajoutait : — Ma pauvre sœur ! ça ne lui a pourtant guère profité de sortir de son état ! Elle était contente de se faire belle, et voulait me donner ses goûts et même me faire porter le chapeau. La chose ne m’allait pas du tout, et je ne voulus pas. Est-ce que tu crois, Lise, que mon mari exigera que j’en porte ? Cela me gênerait bien, et j’aurais peur de ressembler à Clarisse Trottin, qui a l’air d’une betterave dans du gazillon. — Là-dessus Tonine riait, bien décidée à ne pas porter de chapeaux, mais contente de se dire qu’elle aurait le droit d’en porter.
Cependant tout d’un coup elle cessa de rire. — Nous parlons, dit-elle, de tout ce qui est l’embellissement du mariage, mais on n’embellit que ce qui est beau, et pour que mon mariage le soit, il faut que j’aime mon mari !
— Tu l’aimeras ! dit la Lise.
— J’y ferai mon possible, car il mérite de ma part beaucoup d’estime et de reconnaissance. Pourtant…
— Pourtant quoi ? Il n’est pas vilain garçon ; il se tient très proprement, il est jeune et il n’a pas l’air commun. Et puis il est amoureux pour de bon, celui-là ! Quand on se voit aimée si honnêtement, il est impossible qu’on n’aime pas de tout son cœur !
— Tu crois, Lise ?… Oui, ça doit être comme tu dis ! Pourtant il me semble tout drôle d’aimer un homme que je connais si peu ! Et puis j’ai comme un poids sur le cœur ; je ne sais pas ce que c’est.
— Est-ce que tu penses encore à Sept-Épées ?
— Non, certes ; mais je n’aimerais pas un bonheur qui ferait sa peine. Je voudrais être bien sûre qu’il sera content d’épouser Clarisse.
— Tu te fais trop de scrupule ! Sept-Épées sera riche, ça console de bien des idées qu’on se faisait !
— Et peut-être qu’il n’a pas d’autre souci que la peur de me désoler ! Allons, Dieu fasse qu’il se marie bientôt et qu’il ne regrette rien ! Moi, je serai peut-être heureuse, qui sait ?
— Oui, oui, reprit Lise ; tu as bien assez pensé aux autres, il est temps que tu songes un peu à toi-même.
Elle embrassa Tonine et se retira sans voir Sept-Épées, qui se baissa dans l’obscurité au moment où elle passa près de lui.
Il resta là une heure, vingt fois sur le point de frapper et de dire à Tonine : — Ne vous mariez pas, j’en mourrais ! — Mais cette conduite lui parut indigne d’un homme de cœur, et, pour résister à la tentation, il s’enfuit dans la montagne.
Là, il s’abandonna à sa douleur et marcha toute la nuit comme un fou ; puis il se calma et réfléchit. Il sentit que Tonine avait le droit de se venger de lui par un bon mariage, et qu’elle avait pourtant si peu l’idée de la vengeance qu’avant tout elle se tourmentait du chagrin qu’elle risquait de lui causer. Tonine était bonne, et surtout bonne pour lui, prête à sacrifier tout ce qui pouvait, tout ce qui devait lui plaire dans l’offre d’Anthime plutôt que de briser le cœur d’un ami coupable et malheureux. Il voyait bien qu’il n’avait qu’un mot à dire pour qu’elle renonçât à ce bel établissement, à la vie de dame charitable pour laquelle elle semblait réellement être née, aux plaisirs innocens qui seuls pouvaient éveiller sa convoitise, à la petite maison reflétée dans l’eau tranquille sous les aunes et les saules pleureurs, au camélia panaché de rose et de blanc, au droit de porter un chapeau, et de s’en affranchir par raffinement de goût et de fierté plébéienne. Sept-Épées voyait clair dans tout cela. Tonine ne l’aimait point avec passion, puisqu’elle ne voulait pas être sa femme ; mais elle avait l’amitié si généreuse, et tant de souvenirs l’attachaient à lui, qu’elle ne pouvait être heureuse s’il n’était heureux de son côté.
Ceci bien prouvé, Sept-Épées, après beaucoup de luttes contre lui-même, comprit son devoir. — Il ne faut pas, se dit-il, qu’elle me voie souffrir ; il faut qu’elle ne perde pas l’occasion de son bonheur, puisque voilà un jeune homme qui l’aime comme elle le mérite, et mieux apparemment que je n’ai su l’aimer. Je n’ai qu’une manière de réparer mon tort : c’est de ne pas faire obstacle à son mariage, c’est de refouler ma jalousie et de cacher ma peine. Allons ! j’ai mis une fois mon courage à vaincre l’amour pour l’ambition, tâchons de le mettre aujourd’hui à vaincre l’amour pour l’honneur.
Quand il revint à la baraque, où Va-sans-Peur était déjà debout, sa pâleur effraya celui-ci. Va-sans-Peur, quoique rude et d’une laideur farouche, avait beaucoup d’affection et même de la sensibilité, comme il arrive à certaines natures impétueuses pleines de contrastes. Sept-Épées vit qu’il le regardait avec anxiété, et que des larmes de tendresse et d’inquiétude coulaient sur sa face de sanglier. Ces larmes provoquèrent tout à coup celles du jeune artisan ; il pleura beaucoup et se sentit soulagé.
Il se jeta sur son grabat et dormit quelques heures, plus tranquille depuis qu’il se voyait tout à fait malheureux et résolu à se bien conduire. Vers midi, il était sur pied. Il mit ses comptes en ordre, prit sur lui la moitié du peu d’argent qu’il avait, et remit l’autre moitié à Va-sans-Peur en lui disant ; — Je sais que tu as de l’amitié pour moi ; je ne suis pas ingrat. Ne t’inquiète pas de moi, j’ai du courage, et les voyages me distrairont. Je m’absente pour quelque temps ; je te confie l’atelier et tout ce que je possède, en t’associant pour moitié aux profits. Si tu préfères l’affermer et retourner au travail à la pièce, je t’en laisse la liberté : tu feras pour le mieux, j’en suis sûr ; mais il y a une chose que j’exige de ton amitié et sur ta parole d’honnête homme : c’est que tu ne rendras personne malheureux à cause de moi. Il faut que tu me promettes cela, comme si je devais mourir dans une heure.
Et quand Va-sans-Peur lui eut donné sa parole, il ajouta : — N’aie aucune crainte à cause de moi ; à mon tour, je te donne ma parole de ne commettre aucune lâcheté.
Il lui signa une procuration, lui recommanda de ne rien dire de son départ avant qu’il n’eût écrit lui-même, l’embrassa cordialement, déjeuna et trinqua avec lui ; puis, mettant sur son épaule son mince paquet et son sac d’outils, il monta le ravin et prit à pied la route de Lyon.
On ne sut pas ce jour-là, ni le lendemain, qu’il était parti. Le troisième jour seulement, Laguerre reçut de lui une lettre, datée de Saint-Étienne, qui paraissait assez gaie, et où il lui disait qu’il voulait voir les usines du Forez pour s’instruire de certains procédés, et tenter de se les approprier. Un autre jour il écrivit à Gaucher, et enfin à Tonine elle-même.
« Ma chère voisine, lui disait-il, permettez-moi de vous écrire pour vous présenter mes devoirs et vous recommander mon cher parrain, envers qui déjà vous avez été si bonne. Forcé de m’absenter pour un temps, et voulant me donner tout entier aux affaires, chose que je n’aurais jamais pu ni voulu exécuter, si vous n’étiez pas pour mon parrain une amie sans pareille, j’éprouve le plaisir de vous remercier pour tout le bien que vous lui avez fait ainsi qu’à moi, et désire que vous sachiez que je n’ai aucune rancune sur le cœur contre vous ni contre personne, souhaitant la conservation de votre estime, comme je vous prie de croire à celle de mon respect.
« Votre serviteur et ami,
Tonine crut que celui qui avait pu écrire une pareille lettre avait le cœur tranquille et l’esprit plus que jamais rempli d’idées positives. Elle s’en réjouit avec Lise, sans pouvoir se sentir bien joyeuse au fond de l’âme. Elle n’en continua pas moins, pendant deux jours encore, à faire des projets et à se laisser complimenter sur son grand mariage par une foule d’amis à qui ses amis avaient confié la chose. Ses nombreux amoureux n’en étaient pas trop contens ; mais de quel droit l’eussent-ils blâmée ? elle n’avait jamais encouragé aucune espérance. On ne pouvait pas dire qu’elle manquât de modestie en recevant les félicitations, et on lui savait un gré infini de n’avoir pas voulu quitter la Ville-Noire.
Cependant elle était à la veille du huitième jour, du jour où elle devait rendre réponse à M. Anthime, et où elle lui avait permis de se rencontrer avec elle chez les Gaucher, sur les deux heures de l’après-midi ; mais voilà que la veille elle fut prise tout à coup d’un grand ennui, et que tous ses projets d’aisance et de gloire ne lui parurent plus rien. À force de songer à tout ce que ce mariage lui promettait d’agréable et d’honorable, elle en avait épuisé la douceur et la nouveauté.
— Ne me parle plus de la maison, ni du bassin, ni des camélias, dit-elle à Lise, à qui elle parut ce soir-là bien capricieuse. Je suis déjà lasse de la possession de tant de belles choses dont, à vrai dire, je n’ai pas grand besoin, et dont je me dégoûterai certainement très vite, puisque ma cervelle en est déjà rassasiée par avance. Ce que je voudrais pouvoir souhaiter avec impatience, c’est d’aimer tendrement ce monsieur que je ne connais pas ; mais il n’y a pas à dire, Lise, je ne sens rien pour lui, et je suis obligée de me forcer pour reconnaître toutes ses belles qualités. Sais-tu que si cela continuait, je serais la plus malheureuse des femmes, et qu’il vaudrait mieux m’attacher à une meule et me jeter dans le Trou-d’Enfer ?
Elle ne dormit guère cette nuit-là, et rêva qu’elle voyait Sept-Épées triste et malade ; puis elle le vit mort, et eut si peur de ce cauchemar qu’elle se releva, ralluma sa lampe et relut la lettre qu’il lui avait écrite. Ses paroles exprimaient la tranquillité, presque le contentement ; mais, à force de retourner ce papier, il lui sembla qu’on avait pleuré dessus et que l’adresse était tracée d’une main convulsive. Le soupçon de la vérité s’empara de son esprit, et dès le petit jour elle courut à la baraque.
Elle interrogea Sans-Peur, qui, malgré ses promesses de discrétion, ne sut pas résister à son ascendant et lui avoua que Sept-Épées était parti comme un homme qui fait plus qu’il ne peut, et qui est près de succomber au désespoir. Elle entra aussitôt dans le petit bureau de l’usine et écrivit à Sept-Épées :
« Mon cher voisin, pour répondre à l’honneur de votre estimable lettre, je vous dirai que votre parrain se porte bien, et que j’ai pour lui tous les soins qui dépendent de moi. Ce que j’en fais est par amitié pour vous autant que pour lui, car vous êtes deux personnes à qui l’on doit porter estime. Je souhaite que vos affaires aillent à votre contentement. Le mien est de rester comme je suis, car vous savez que je n’ai pas encore pris l’idée du mariage. J’ai le temps d’y penser, vous de même. Et en attendant, je suis votre amie et votre camarade pour la vie.
Elle cacheta, mit l’adresse et retourna à la ville, où elle commença par jeter sa lettre à la poste, afin de ne plus s’en dédire, et, soulagée comme d’un remords, elle attendit plus tranquillement l’entrevue avec M. Anthime.
XII.
Sept-Épées ne reçut pas la lettre de Tonine. Il avait daté du lieu où il se trouvait celle qu’il lui avait écrite, et il était parti le lendemain, incertain de la route qu’il prendrait, n’ayant d’autre idée que celle de s’éloigner et de se faire oublier pendant quelque temps. D’ailleurs il ne comptait nullement sur une réponse, et il sentait que, pour garder son courage, il lui fallait ignorer ce qui pendant ce temps-là devait se passer à la Ville-Noire.
Sa petite bourse ne pouvait le mener bien longtemps : aussi songea-t-il bientôt à s’embaucher dans quelque fabrique pour gagner de quoi continuer son voyage, car il était décidé à aller loin et à mettre à profit pour son instruction cet exil volontaire. Il s’arrêta donc dans la première ville d’industrie qu’il rencontra, y travailla quelques semaines, et repartit pour une autre grande ville, curieux d’étudier son état sur une plus vaste échelle qu’il n’avait encore pu le faire, et de s’y perfectionner par l’essai de diverses pratiques.
Ayant ainsi voyagé, essayé et observé pendant plusieurs mois, il reçut, un peu grâce au hasard, une lettre de Gaucher, qui lui donnait de bonnes nouvelles de son parrain et de sa fabrique. Le parrain se portait à merveille et la fabrique donnait de petits résultats bien soutenus dans la mesure d’une progression satisfaisante. D’après les chiffres, Sept-Épées reconnut que Va-sans-Peur faisait beaucoup mieux ses affaires qu’il n’avait su les faire lui-même, et ceci le confirma dans les réflexions qui s’étaient présentées à lui plus d’une fois déjà depuis qu’il était en voyage : à savoir que la petite propriété ne peut prospérer avec de petits moyens, sans beaucoup de ténacité, de résignation et de parcimonie. Les gens à imagination vive, toujours épris de la pensée du progrès rapide, ne s’avouent pas assez qu’avec peu on fait peu, et le découragement les gagne fatalement. Ardent et inquiet, concevant toujours le mieux, et toujours paralysé par le manque d’argent, Sept-Épées était beaucoup moins apte à régir ses minces intérêts que l’irréfléchi et obstiné Va-sans-Peur. Celui-ci poussait son sillon comme le bœuf qui fait sa tâche sans calculer celle du lendemain. Ne sachant pas lire, il n’écrivait rien, mais il se rappelait tout avec l’exactitude miraculeuse des cerveaux incultes qui ne comptent que sur eux-mêmes. Aucun tourment d’imagination ou d’amour-propre ne le détournait de son but. Bref, entre ses mains l’usine présentait un petit revenu net et à peu près sûr. En espérant doubler le capital en peu d’années, Sept-Épées avait compté sur ces miracles que l’orgueil caresse, mais qui ne se réalisent presque jamais par des moyens scrupuleux et prudens.
En voyant le cours des choses humaines et supputant les chances commerciales partout où il passait, l’armurier, désormais plus rassis et plus expérimenté, arrivait à se convaincre qu’il n’avait pas fait un mauvais placement de ses économies, mais qu’il n’achèterait jamais une maison peinte et un parc fleuri dans la ville haute, déception qui n’était pas nouvelle pour lui et qui ne le préoccupait plus par elle-même, mais qui s’enchaînait au repentir et au regret de n’avoir pas épousé Tonine. Il pensait avec amertume au bonheur de Gaucher, qui, vivant pour les objets de son ardente affection, avait si facilement oublié les tentations de la vie aisée et indépendante. Cette austère félicité qui lui avait paru une geôle humiliante se montrait maintenant à Sept-Épées comme un mirage évanoui au sein d’un désert. Gaucher, dans sa lettre, ne prononçait pas le nom de Tonine. Ainsi l’avait voulu celle-ci, qui, ne recevant pas de réponse de Sept-Épées et ne le voyant pas revenir, s’était naturellement persuadé qu’elle lui avait fait un sacrifice inutile et que la douleur s’était envolée au changement d’air. Sept-Épées avait donné, de temps en temps, en peu de mots, signe de vie aux autres, affectant toujours une grande tranquillité d’esprit et ne faisant aucune allusion, aucune question relative à Tonine. Il la croyait mariée et désirait n’en rien savoir. Le silence de Gaucher sur ce chapitre le confirma dans sa croyance. Gaucher lui disait bien qu’il avait dû recevoir d’autres lettres du pays : — Eh bien ! se répondait Sept-Épées, je ne les ai pas reçues, et c’est tant mieux pour moi ! Sans doute on m’y faisait le récit des noces et l’éloge de M. Anthime. Tout cela ne me regarde plus ; j’ai fait ce qu’il fallait pour ne pas empêcher le bonheur des autres : le mien ne gagnerait point à en connaître les détails.
Partout où il s’arrêtait, on le remarquait comme ouvrier de premier ordre et on désirait le fixer. Il n’était pas ouvrier spécial, c’est-à-dire qu’il n’était pas de ceux qui passent leur vie à faire une certaine pièce dans la perfection, sans être jamais capables d’en faire une différente. Dans un grand atelier, la fabrication ressemble à un chant où chacun ferait sa note à propos, sans jamais apprendre celle d’avant ou celle d’après. Les habiles savent tout faire, et peuvent passer d’un établi à l’autre avec autant d’adresse et de promptitude que si chaque article était l’objet exclusif de leurs études. Sept-Épées était de ceux-là, et quand il se vit à même de s’exercer dans la coutellerie fine, dans les armes blanches de luxe, il y trouva du plaisir. Il aimait ce qui est beau. L’occasion s’étant présentée d’étudier la ciselure et le damasquinage, son plaisir augmenta. C’était presque de l’art, et ce pouvait en être tout à fait, car il avait du goût et sentait l’invention lui venir.
— Mais à quoi bon apprendre tout cela ? se disait-il dans ses momens de tristesse et de réflexion : je n’aurai jamais occasion de faire pour la Ville-Noire que de la grosse marchandise, du métier sans originalité et sans inspiration. Et quand je quitterais tout à fait mon pays pour m’établir dans ceux où l’on travaille mieux, n’y serai-je pas toujours poursuivi par l’idée de faire encore mieux, sans pouvoir la satisfaire ?
Il étudiait aussi la mécanique, et se sentit d’abord fort humilié de voir les mille projets, les mille inventions dont il s’était creusé et nourri l’esprit, appliqués avec de grands perfectionnemens dont il ne s’était point avisé. En tout et partout c’était la même chose. Ce que l’on ne faisait point à la Ville-Noire avait sa raison de n’y être pas adopté : le manque de moyens, d’espace, de grands moteurs, de grands cours d’eau, de bras, de débouchés, de capitaux. Il est facile de voir ce qui serait mieux, mais il s’agit de pouvoir le faire ; toute la science de l’industrie est dans l’équilibre de ces deux termes. À quelques-uns le génie qui féconde largement les petits moyens, mais à une foule d’esprits inquiets l’ambition des vues mal combinées et des volontés sans puissance. Le premier se manifeste rarement et par exception ; les autres foisonnent et avortent.
Cependant Sept-Épées se consola en constatant la diffusion rapide des bonnes inventions et l’élan qu’elles donnent à une foule de modifications et de perfectionnemens de détail que les circonstances locales inspirent aux praticiens intelligens. Si l’ambition de l’âme aspire à changer partout d’emblée la face des choses, il faut réussir ou devenir fou. Sept-Épées, qui avait eu les hallucinations de la jeunesse, devint plus froid et plus sage en voyant, dans les differens ateliers, beaucoup d’ouvriers capables et réfléchis qui amélioraient les procédés et tiraient parti du possible, sans se croire de grands hommes et sans aspirer à être portés en triomphe. Il reconnut que, dans une époque d’activité générale et d’instruction toujours croissante, les grands inventeurs devaient être toujours plus rares, et se devoir tellement les uns aux autres qu’il serait peut-être un jour bien difficile de préciser la propriété d’une découverte.
Toutes ces réflexions, aidées de la conversation de fabricans instruits et d’artisans habiles qu’il recherchait partout et qui se plaisaient à l’éclairer, lui rendirent enfin le calme et la modestie qui lui avaient manqué. Il cessa de mépriser les petits efforts et de se croire appelé à de hautes destinées. Il avait, comme Audebert, quoique dans un autre genre, subi la maladie du siècle. Il en guérit par la raison qu’il était jeune et clairvoyant.
Son amour malheureux lui fut aussi une assez bonne leçon. Une faute est quelquefois le salut d’une âme, quand la faute est réparable et quand l’âme est généreuse. Si ce jeune homme avait eu des torts envers Tonine, il les avait expiés bien plus longtemps qu’ils n’avaient duré, et sa conscience était en droit de ne plus lui faire trop de reproches.
Il avait été fort loin de son pays, à la frontière, jusqu’en Allemagne, se flattant toujours qu’une vie active et sérieuse dissiperait ses ennuis. Il se sentait fort et maître de sa volonté, mais c’était à la condition de ne pas rester en place. Dès qu’il commençait à nouer quelque relation agréable dans une ville, la vue du bonheur domestique lui faisait sentir le vide de son cœur, et il se livrait à quelque projet de mariage. L’occasion ne manquait pas. Dès qu’on voyait sa bonne conduite et ses talens, on ne lui demandait rien de plus, et sa petite propriété, dont il était à même de faire la preuve par les lettres de Gaucher, était un luxe pour un habile artisan comme lui ; mais au moment de répondre aux avances des familles, il se trouvait si effrayé qu’il avait hâte de partir. L’image de Tonine se plaçait entre lui et tous les objets nouveaux qui ne parlaient qu’à ses yeux. Elle avait jeté sur lui comme un charme, et peut-être en effet y en avait-il un particulier en elle.
Sept-Épées rencontrait en Allemagne des beautés plus épanouies, des cheveux d’or, des yeux de turquoise, des joues de roses, un limpide regard d’innocence, un banal sourire de bonté. C’était comme l’invitation au repos de l’âme, au parti-pris de l’habitude, au néant de l’impassible sécurité. Son esprit était un instant touché de ces grâces confiantes et de ce sentimentalisme bien portant qui semblait l’attendre pour le chérir et le soigner ; mais il se disait vite que le bien-aimé paisiblement attendu n’était pas plus lui qu’un autre, et que s’il ne se chargeait pas du bonheur rêvé, un autre le réaliserait tout aussi bien que lui. Il revoyait alors la princesse de la Ville-Noire avec sa pâleur pensive, son regard mystérieux, sa gaieté sans bruit, son dévouement sans affectation, sa sensibilité sans niaiserie, son esprit pénétrant, que rien ne pouvait tromper, et sa bonté forte, qui pardonnait tout. Tonine n’était pas une femme comme les autres, et en pensant à elle le jeune artisan se sentait monter au-dessus de sa sphère, tandis qu’il se sentait redescendre au-dessous dès qu’il cherchait à s’accommoder d’un autre amour.
Et puis il y a aussi une loi de la nature qui condamne à une ténacité singulière les amours non satisfaits. Cela est triste à dire, mais on oublie plus souvent la femme qui vous a donné du bonheur que celle qui vous en a refusé. Sept-Épées combattait bravement son orgueil, dont il avait reconnu les dangers ; mais on se modifie, on ne se transforme pas, et il y avait en lui une blessure qui saignait toujours. Il s’en apercevait surtout au moment où il se piquait de l’oublier, et c’est alors que, renonçant à s’en guérir par une réaction de sa volonté, il reprenait son bâton de voyage en se disant : Laissons courir le temps ; mon mal passera plus tard, et peut-être sans que je m’en occupe.
Un jour, à une lettre de reproches de Gaucher, il répondit en avouant tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il avait senti, tout ce qu’il avait modifié et corrigé dans son âme. Il ne nomma pas Tonine, mais son secret était facile à deviner. Sa lettre était digne, sincère et affectueuse. Il la finissait en disant : « Il faut que tu me pardonnes, mon brave camarade, d’avoir tant tardé à t’ouvrir mon cœur. J’attendais toujours le calme, qui n’est pas encore bien venu, mais qui n’est plus aussi absent que par le passé. J’ai des jours où je suis presque content d’avoir été chercher au loin l’instruction que je ne pouvais pas deviner à moi tout seul. Une chose me rendrait peut-être tout à fait tranquille, ce serait de savoir si la personne à laquelle j’ai trop pensé est heureuse dans son mariage comme elle le mérite. Si je ne t’ai point fait jusqu’ici de questions sur elle, et si je ne t’en fais pas encore, ce n’est pas que je l’aie oubliée, c’est peut-être le contraire ; mais un temps viendra, il faut l’espérer, où je pourrai entendre parler d’elle sans avoir la bêtise de pleurer.
« Je t’écris d’une très belle campagne où je suis pour quelque temps et où tu peux me répondre. Je te dirai même que, pour la dixième fois au moins, j’ai quelque idée de mariage ici ; mais je n’espère guère mieux de moi pour cela que les autres fois. Le cœur ne peut pas se réveiller. N’importe, il est toujours chaud pour toi, pour ta Lise et tes enfans, qui doivent être bien beaux. Je te remercie d’avoir donné mon nom au troisième. C’est une preuve que vous pensez à moi. Puisse-t-il ne jamais souffrir comme j’ai souffert, ce pauvre petit, qui sera un homme ! Si j’ai jamais le bonheur de l’embrasser, je saurai lui dire qu’il n’y a de bonheur que dans l’amour et l’amitié, et que tout ce qu’on cherche ailleurs de contentement ne vaut pas la peine qu’on se donne pour courir après. »
La campagne où se trouvait alors Sept-Épées était le domaine d’une assez riche veuve de fermier, plus âgée que lui de deux ou trois ans, mais agréable, et d’un type brun et pâle qui lui rappelait vaguement celui de Tonine. Cette fois-ci, il tenta réellement de s’attacher, non pas tant à cause de la femme, qui ne lui plaisait que par réflexion et comme à travers le souvenir d’une autre, mais à cause de la poésie d’un pays magnifique et dans l’espoir d’une vie paisiblement et utilement laborieuse.
Il était entré par hasard chez cette veuve. Elle l’avait distingué du premier coup d’œil, et avait su le retenir en lui demandant ses conseils pour la réparation d’une machine agricole qu’il s’amusa à perfectionner en la simplifiant. Depuis plus d’un mois, il était chez elle, sans lui rien dire qui pût l’engager, mais sans pouvoir se refuser à comprendre que la dame ne lui aurait refusé ni sa main ni son cœur. Elle parlait assez bien le français, et Sept-Épées avait appris un peu d’allemand. Il était assis un jour sous de magnifiques tilleuls, à quelque distance de la maison, pendant que la veuve passait en revue, à l’entrée de sa cour, le riche bétail de son petit domaine. De près, elle n’était pas laide ; de loin, elle était belle à cause de sa taille bien prise et de ses allures dégagées. Les vaches grasses et les lourdes brebis qui l’entouraient, la maison blanche enfoncée dans les masses du verger fleuri, les grands herbages et les vertes moissons de la plaine unie comme une mer, l’horizon fin et vaporeux, formaient un tableau plein d’harmonie, de douceur et de sereine majesté.
La brise printanière courbait légèrement les jeunes épis et apportait les parfums du foin nouveau. « Le bonheur est ici, se dit le jeune exilé. Il n’y est peut-être pas pour moi, mais il y est pour qui serait sage et patient. Sans doute, dans cette vie lente et uniforme de la terre, le cœur d’un homme actif étoufferait bien quelquefois celui qui le porte. Cette nature qui fait son œuvre à pas comptés, jour par jour, heure par heure, et qui n’obéit à l’homme qu’avec une régularité imposante, c’est comme une loi sourde et aveugle qui se rit de nos fièvres d’activité. C’est aussi un joug qui vous retient encore mieux que le bœuf attaché à la charrue, car il ne faut pas quitter la terre quand on s’est marié avec elle. C’est un atelier de travail qu’on ne transporte pas et qu’il faut toujours défendre, non pas seulement contre le voisin, mais contre les oiseaux du ciel et les insectes cachés dans l’herbe. C’est un bagne avec des chaînes de fleurs, un souci solennel, silencieux et sans trêve.
« Mais aussi quelle grandeur dans la durée des choses de la campagne ! Comme les plus ingénieuses productions de l’artiste et de l’artisan sont peu de chose au prix de la majesté d’un vieux chêne ! Comme le ciel est vaste sur ces plaines sans accident et sans fin ! Et quelle musique discrète et pénétrante dans ces feuillages que l’air d’un beau jour caresse avec respect ! Est-ce qu’ici les fumées de l’orgueil et les inquiétudes de l’âme ne doivent pas s’engourdir peu à peu sans qu’il soit même nécessaire de les combattre ? Est-ce qu’il n’y a pas un charme plus puissant que toutes nos imaginations dans ce repos apparent qui cache le mystérieux travail de la terre ?
« Oui, ici on doit devenir, sinon meilleur, du moins plus digne et plus austère. Les vaines sensibilités, les poignantes aspirations doivent s’émousser et faire place à une espèce de fatalisme robuste. La vie de fer et de feu de l’industriel est un délire, une gageure contre le ciel, un continuel emportement contre la nature et contre soi-même. Celle du paysan est une soumission prolongée, demi-prière et demi-sommeil. Le mépris des tourmens et des joies qui nous consument est écrit sur sa figure, qui ne sait ni rire ni pleurer. Il contemple et il médite. Il attend toujours quelque chose qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, doit venir à coup sûr, pluie ou soleil, ombre ou lumière ; tandis que l’artisan, enfoui dans les mines ou courbé dans l’atelier sombre, a toujours l’esprit et les yeux tournés vers un seul point, l’agriculteur regarde en haut ce qui, des rayons ou des nuages, doit venir donner la dernière et souveraine façon à son œuvre. Tous deux ont arrosé leur tâche des sueurs de leur front ; mais l’artisan n’a façonné qu’un instrument destiné à s’user et à disparaître, une chose fragile qu’il ne reverra jamais, dont il ne connaîtra ni le destin ni la durée : le paysan a fécondé quelque chose d’éternel qui sommeillait, et qui recommence à vivre en sortant de ses mains, quelque chose d’actif et d’inépuisable qui doit fleurir et fructifier sous ses yeux. »
Ainsi rêvait le jeune homme, se traduisant à lui-même ses propres pensées sous une forme qui n’avait pas besoin de mots pour en peindre les vives images. Il avait oublié la veuve, mais il se sentait devenir amoureux de la campagne. Il se rappelait ses premiers ans, sa pauvre vallée pierreuse, les chèvres aux flancs creux pendues aux buissons, sa misère, ses pieds nus et son ignorance du mieux, si pleine de douceurs et d’incurie. « Pourquoi ne suis-je pas resté ainsi ? se disait-il : je n’aurais certes pas tant souffert ! Tout ce que j’ai acquis m’a rendu avide de ce que je ne pouvais pas acquérir. Et à présent, si je pouvais oublier ce que j’ai vécu et me contenter du travail sans ardeur, de l’amitié sans amour, de l’avenir sans imprévu, je redeviendrais calme sous ce grand ciel pur et sur cette terre bénie. Je me ferais encore des joies d’enfant de la plus simple chose : la naissance d’un agneau sur ma paille, le chant d’une poule dans ma cour, la course d’un lièvre dans mon champ, seraient des événemens dans ma vie, et qui sait si je n’arriverais pas un jour à me pâmer d’aise et à me gonfler d’orgueil en voyant engraisser un bœuf dans mon étable ? »
Sept-Épées en était là de son rêve, renouvelant à son insu la fable de la laitière et du pot au lait, lorqu’un porteur de lettres qui parcourait la plaine, allant d’une ferme à l’autre, lui remit une lettre de la Ville-Noire, sur laquelle, malgré son timbre de départ fort arriéré, on lisait, comme une ironie de la destinée des absens : faire tenir sans retard ; très pressé.
XIII.
La lettre était de Lise Gaucher, elle avait couru : l’adresse était mal mise.
« Mon cher ami, disait-elle, si votre cœur n’a pas trop changé, il n’est que temps pour vous de revenir au pays. Votre parrain va bien et nous de même ; mais la pauvre Tonine, malade depuis longtemps, n’est pas encore en état de travailler, et se trouve si endettée par les frais de sa maladie qu’il lui faudrait faire des miracles pour en sortir. Sans nos amitiés, qui ne l’abandonneront jamais, la misère serait chez elle ; mais elle souffre tant de l’idée que nous nous privons pour l’aider, que nous avons peur de la voir mourir pour vouloir faire plus qu’elle ne pourra, ou pour le tourment qu’elle donnera à ses esprits. Nous avons pensé à vous, qui avez quelque chose et qui êtes sans famille. Peut-être, en venant ici, sauriez-vous décider cette pauvre amie à accepter vos soins, vos secours et votre amitié, qu’elle n’a pas cessé de mériter. »
Tonine n’était donc pas mariée ! La joie fut le premier sentiment qui domina l’émotion de Sept-Épées. Il s’arrêta peu à l’inquiétude. Tonine n’était pas perdue, puisqu’on l’appelait à son aide ; on n’a pas tant de prévisions pour ceux qui vont mourir ; d’ailleurs l’amour fait des miracles, et Sept-Épées sentit qu’il aimait Tonine plus que jamais.
En un instant disparurent les fantômes de son bonheur champêtre. Il regarda autour de lui comme au sortir d’un sommeil profond ; il trouva la plaine plate et stupide, la maison prétentieuse, les animaux malpropres, la veuve sans jeunesse et sans charme. Et comme cette pauvre femme effrayée lui demandait s’il était vraiment décidé à la quitter : — Eh oui ! lui dit-il brusquement, vous ai-je promis de rester, moi, et ne vous ai-je pas dit que j’étais marié dans mon pays ? Ma femme est malade, adieu ! J’ai travaillé pour vous avec plaisir… Gardez votre argent, je ne veux rien d’ici. — Et il s’enfuit, léger comme l’oiseau qui émigré au printemps. Dès qu’il vit une voiture publique, il s’y jeta, de là dans un convoi de chemin de fer, et puis enfin, au bout de cinq jours de voyage aussi rapide que possible, il se vit à pied sur le haut du chemin de montagne, au-dessus des abîmes qui s’entr’ouvrent pour recevoir dans leurs flancs abrupts les constructions entassées et les machines bruyantes de la Ville-Noire.
Il avait encore près d’une lieue à descendre pour y arriver. Il marchait si vite que ses pas laissaient à peine leur trace sur le sable du chemin, et pourtant son cœur l’étouffait. Comme tout lui paraissait noble et beau dans son Val-d’Enfer ! Elles étaient loin, les grandes prairies mornes et les grasses étables de la veuve allemande ! Ces rocs dentelés en scie où planaient les vautours, ces eaux violentes se frayant un passage dans les granits déchirés, ces bois sombres battus du vent sur les hauteurs, et ces étroites oasis où un rayon de soleil enfermé dans de hautes murailles naturelles fécondait un coin de verdure sauvage et quelques aunes à moitié déracinés par les pluies, tout cela formait un spectacle sublime et délicieux pour celui que l’amour et l’espérance ramenaient au pays.
Il arriva au-dessus de sa baraque, et se pencha pour la regarder. Il ne comptait pas y descendre, étant bien plus pressé de revoir ses amis que son bien, et sachant qu’un peu au-delà, le sentier, moins étroit et moins difficile, qui longeait le torrent serait meilleur à prendre pour aller vite. Pourtant, comme la baraque était en partie visible d’un certain angle de la haute route, il pouvait bien lui accorder un coup d’œil sans s’arrêter ; mais soit que dans son trouble il eût dépassé le bon endroit, soit que les pins qui montaient des contre-forts escarpés de la route eussent grandi en son absence au point de cacher tout le revers de la gorge, il ne vit pas le toit de sa fabrique, et continua à descendre jusqu’à l’angle d’un petit bois d’où il était certain de la découvrir tout entière lorsqu’il quitterait la route pour le sentier de la Ville-Noire.
Quand il fut là, force lui fut de s’arrêter, tant la surprise le saisit, et un moment il se crut halluciné. Il ne reconnaissait plus l’endroit, il le cherchait en vain dans ses souvenirs. Le coude de la rivière avait disparu, et, au lieu de suivre une pente oblique et rapide, l’eau tombait en une nappe droite dont le mugissement avait quelque chose de triomphant et d’implacable. Le flanc du rocher, autrefois hérissé de roches menaçantes, présentait une coupure verticale qui semblait toute fraîche ; à la place où devait être l’usine avec son écluse et son petit pont rustique, on voyait s’élever une masse hideuse de blocs fendus et fracassés, semée d’arbres brisés et encore verts. Sous cette masse récemment écroulée, la baraque ensevelie n’avait pas laissé plus de traces que si elle n’eût jamais existé.
Le premier mouvement de Sept-Épées, quand il ne lui fut plus possible de douter de son désastre, fut digne de la noble humanité :
— Ah ! mon pauvre Va-sans-Peur, s’écria-t-il en tendant les bras involontairement vers cet affreux spectacle, ô mes bons ouvriers, ô mes pauvres apprentis, êtes-vous à jamais ensevelis là-dessous ?
— Non, grâce à Dieu ! lui répondit une voix rude, en même temps que Va-sans-Peur se présentait devant lui sur le sentier : nous avons été avertis par un grand bruit de craquement et une abominable fente qui se sont faits deux heures d’avance ; nous avons eu le temps de déménager tout ce qui pouvait être emporté. Cela s’est passé il y a environ trois semaines, et je pensais qu’on te l’avait écrit ; mais, dans le doute, je suis venu au-devant de toi tous les jours pour t’épargner une mauvaise surprise, et te dire qu’au moins il n’y a personne de mort.
— Alors Dieu soit loué ! répondit Sept-Épées en embrassant son maître ouvrier, et si vous avez sauvé les outils, c’est de quoi recommencer mon ancienne vie : je rapporte mes deux bras, et rien n’est perdu.
— Si fait, tout est perdu, car les outils, c’est de la peine à prendre, et la bâtisse, c’était de l’argent gagné ; mais que veux-tu ? le père Audebert l’avait bien dit, dans le temps, que c’était un endroit maudit, et que le diable s’y était embusqué.
— Mon cher ami, répondit Sept-Épées, le diable qui s’était embusqué là, c’est l’amour du gain qui pousse les ambitieux jusque dans des précipices où la terre manque sous leurs pieds. Si j’avais su autrefois ce que je sais aujourd’hui, je n’aurais pas mis mes espérances en butte à tout ce qui, d’un moment à l’autre, pouvait les détruire. Après tout, je ne dois pas trop regretter une expérience qui m’a rendu plus sage, qui a eu au moins un bon résultat, celui d’empêcher Audebert d’aller en prison, ou de mendier sur les chemins, déshonoré et repoussé comme banqueroutier. Le dommage tombe sur moi qui suis jeune et qui peux encore me relever sans faire de tort à personne. Nous n’avons pas de dettes, n’est-ce pas ?
— Au contraire, nous avons des profits. Hélas ! nous marchions bien ; mais après tout ce sera peut-être plus heureux pour toi d’entrer au nouvel atelier qui s’est établi dans la ville. Moi, j’y ai déjà trouvé de l’occupation, et toi, avec les talens que tu as, je suis bien sûr qu’on va te rechercher pour t’y donner une belle place. Sans doute, dans les lettres qu’on t’écrivait pour te faire revenir, on t’a parlé de cela ?
— Non, il y a quelque chose qui m’intéressait davantage, et dont tu vas me parler, toi !
Sept-Épées allait demander des nouvelles de Tonine, tout en continuant à marcher vite avec Va-sans-Peur, lorsqu’il s’arrêta de nouveau, frappé d’un spectacle fort étrange. C’était un vieillard complètement chauve qui venait au-devant d’eux avec une couronne de lauriers sur la tête et une douzaine d’enfans qui le suivaient en dansant ; lui, chantait d’une voix cassée, frappant dans ses mains et les animant du geste, d’un air à la fois sérieux et enjoué.
— Qu’est-ce que cela ? dit Sept-Épées avec effroi. Dieu me pardonne ! n’est-ce pas Audebert qui est devenu fou ?
— Eh bien ! oui, répondit Va-sans-Peur : on n’a pas voulu te l’écrire ; mais il y a déjà quelque temps que la tête a déménagé tout à fait. C’est la faute de ces fainéans de la ville haute, que ton parrain a bien raison de mépriser ! Ils ont été jaloux de ce qu’il y avait à la Ville-Noire un chansonnier plus fort que tous leurs messieurs, et ils ont voulu s’en faire honneur auprès des étrangers. Ils l’ont invité à je ne sais quelle farce qu’ils appellent une société académique. Ils lui ont donné un banquet, ils lui ont flanqué des lauriers sur la tête, et tant d’honneurs, et tant de complimens, et tant de bêtises, qu’ils nous l’ont renvoyé comme le voilà. On a cru qu’il s’était enivré et que ce serait passé le lendemain ; mais point. Voilà trois mois qu’il ne fait plus rien que courir les rues et les chemins avec sa couronne, et un tas de galopins à ses trousses.
— Pauvre Audebert ! dit Sept-Épées, les yeux pleins de larmes. Cela devait finir ainsi. Allons ! je ne suis donc revenu ici que pour voir tout en ruines ! Et il alla au-devant du vieux poète, qui venait lentement, s’arrêtant à chaque pas pour déclamer ou faire réciter des vers à son cortège d’enfans, donnant sa couronne tantôt à l’un, tantôt à l’autre, puis la reprenant et l’élevant en l’air avec des gestes d’invocation enthousiaste.
Va-sans-Peur, voyant que Sept-Épées pleurait, lui dit : « Il ne faut pourtant pas trop te désoler de ce que tu vois ! Jamais le vieux ne s’est si bien porté, jamais peut-être il ne s’est trouvé si heureux. Auparavant, il avait des jours de colère, des semaines de chagrin, des mois entiers où il ne travaillait pas, et où ses amis, tantôt l’un, tantôt l’autre, prenaient soin de lui. À présent, comme il ne travaille plus du tout et qu’on est bien sûr que ce n’est pas sa faute, c’est tout le monde qui en prend grand soin. Il faut le dire à l’honneur de la ville basse : il entre partout, et partout pauvres ou riches lui donnent à boire et à manger ce qu’ils ont de mieux. Aussi tu peux voir qu’il est plus frais et moins maigre que tu ne l’as jamais vu. Il ne faut pas non plus croire qu’il soit méprisé ni qu’il ennuie le monde. Il a toujours de l’esprit plus gros que lui, et, comme il n’a plus de soucis, il ne dit plus que des choses agréables. Il cause très raisonnablement des heures entières, et les étrangers qui viennent le voir s’en vont en disant qu’il n’a rien de dérangé dans le cerveau, sauf une petite chose qui est de croire qu’il est un ancien particulier qu’on appelait Pindare dans les temps. Cela ne fait de mal à personne, et tout le monde s’est donné le mot pour ne pas le contrarier là-dessus. Il est toujours très brave homme, très humain, et il n’y a pas longtemps, dans une maison qui brûlait, il est entré à travers les flammes, en disant que les dieux devaient le protéger. Le fait est qu’on dit qu’il y en a un pour les amoureux, un pour les ivrognes et un pour les fous, ce qui ferait trois : tant il y a qu’Audebert a passé dans le feu sans se brûler, et il a sauvé un enfant qui s’est trouvé n’avoir pas plus de mal que lui. Tiens, c’est celui-là, ce petit blond qui lui tient toujours la main. Il y a des gens qui ont voulu faire de ça un miracle, et pour ces gens-là Audebert est plutôt un saint qu’un maniaque. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le pauvre cher homme a toujours eu et aura toujours un grand bon cœur, et que tout un chacun se fait un devoir de le protéger. Ces enfans que tu vois sauter autour de lui, c’est ses petits gardes du corps. Leurs parens leur ont bien recommandé de ne pas lui laisser attraper de mal, et s’il y en avait un assez mauvais sujet pour l’insulter et se moquer de lui, tu le verrais chassé et battu par les autres. Aujourd’hui c’est ceux-ci, demain ce sera d’autres ; on les envoie là autour de lui comme à l’école. Le vieux ne leur apprend jamais de sottises : bien au contraire, il leur enseigne de temps en temps d’assez jolies choses ; mais le voilà qui t’a vu, et il te reconnaît, car il arrive les bras ouverts. Appelle-le Pindare, et tout ira bien ! »
Sept-Épées attendri serra le vieux poète sur son cœur, et reconnut bientôt que Va-sans-Peur ne l’avait pas trompé : Audebert était heureux. Il pensait que le monde lui avait enfin rendu justice, et depuis qu’il se rêvait au comble de la gloire, il était modeste et parlait fort peu de lui. Il signait Pindare et portait des lauriers ; c’était là toute sa folie, et il la devait peut-être à une mauvaise pièce de vers qui lui avait été adressée au fameux banquet, pièce dans laquelle on l’avait comparé au poète de l’antiquité. Cette erreur entraînait logiquement chez lui celle de ne pouvoir se persuader que Pindare, revenu sur la terre, pût s’astreindre au métier de coutelier. Il trouvait donc fort simple que les populations fussent empressées de lui offrir la table et l’hospitalité, et il n’y mettait pas d’indiscrétion, car il était resté fort sobre, et sa clientèle était assez nombreuse pour qu’il pût, durant tous les jours de l’année, entrer chez un hôte nouveau sans l’importuner.
Il causa un instant avec Sept-Épées de la manière la plus cordiale, toujours un peu vague, mais enjouée, et sans paraître étranger à aucun des événemens de la réalité. — Tu as perdu ta fabrique, lui dit-il. La montagne a voulu se venger de nos défis. Je vois que tu prends cela avec courage et sagesse, et tu as bien raison. Le bonheur n’est pas dans un tas de pierres, et, pas plus que moi, tu n’étais destiné à être l’esclave d’une machine. La joie t’attend au véritable logis : celui de l’amour et de l’amitié ; c’est pourquoi je te quitte, car tu dois être pressé de revoir ce que tu aimes !
Là-dessus il embrassa encore Sept-Épées, et continua sa promenade avec les enfans, qui se remirent à l’escorter, fiers de montrer au voyageur le soin qu’ils avaient de lui.
— Dépêchons-nous, dit Sept-Épées à son compagnon, il me tarde bien d’arriver ! et pourtant je me demande si je ne devrais pas t’envoyer en avant pour prévenir nos amis. Je crains que Tonine…
— Bah ! bah ! Tonine ! répondit Va-sans-Peur en levant les épaules ; est-ce que tu y penses toujours ? Voilà qui ne serait pas raisonnable par exemple !
— Que veux-tu dire ? s’écria Sept-Épées ; ah ! oui, je comprends ! tu penses qu’elle est pauvre, malade, endettée, et que, ruiné comme me voilà, je reviens pour épouser la misère ? Tu te trompes, mon camarade ! Il n’y a pas de misère pour celui qui a du courage et un peu de talent, et rien n’est impossible d’ailleurs à celui qui aime.
— Tu me dis là des choses auxquelles je ne comprends rien du tout, reprit Va-sans-Peur. Il faut bien que tu ne saches pas… Mais voilà la Lise qui vient aussi à ta rencontre, et qui saura ce que tu as dans la tête ; c’est peut-être des affaires qui ne me regardent pas, je vous laisse causer ensemble.
Lise arrivait en effet avec ses trois enfans, car il y en avait un troisième, encore plus beau que les deux premiers. Rosette avait grandi de toute la tête ; elle était toujours propre comme du temps où Tonine peignait ses cheveux blonds et plissait sa collerette blanche. Lise elle-même avait une mise assez soignée et semblait avoir rajeuni.
— Allons ! lui dit le voyageur en l’embrassant, de votre côté au moins tout va bien, et c’est une consolation pour moi ! Cela me fait aussi espérer que je vais trouver Tonine…
— Tonine va mieux depuis qu’elle espère ton retour. Elle est même assez forte pour avoir essayé de sortir aujourd’hui dans une carriole qu’on lui a prêtée. Tu ne la verras que dans une ou deux heures.
— Comment ? elle a été se promener, et elle n’a pas pris la route par laquelle je devais venir ?
— Et qui savait par quelle route tu reviendrais ? Et puis, à force de t’attendre, on ne savait plus que penser ! Enfin tu ne la trouveras pas chez elle tout de suite, et nous pouvons causer un peu ici, car je t’avoue que je suis lasse de porter ce gros marmot dans la montagne.
Et Lise s’assit sur l’herbe avec son enfant sur ses genoux.
— Vous m’inquiétez beaucoup, Lise, reprit Sept-Épées. Tonine est plus malade ou terriblement changée, et vous voulez me préparer à la voir.
— Si Tonine était plus malade, tu ne me verrais pas ici, reprit Lise. Quant à être bien changée,… si cela était, mon cher ami, si elle était enlaidie, si elle avait perdu ses beaux cheveux, si elle était vieille avant l’âge et un peu infirme, qu’est-ce que tu en dirais, voyons ?
XIV.
Sept-Épées n’avait pas encore songé à l’éventualité que Lise lui mettait sous les yeux. Il devint pâle, mais sa volonté ne faiblit pas.
— Lise, répondit-il, je ne vous cacherai pas que jusqu’à ce jour, quelque chose que j’aie pu tenter pour m’en distraire, j’ai été amoureux de Tonine, oui, amoureux comme un fou par momens, et dans d’autres momens amoureux avec toute ma raison, car je me rappelais sa bonté et son esprit, que je ne pouvais retrouver dans aucune autre femme. Je ne pense donc pas que le souvenir de sa figure fût la plus grande cause de mes regrets, et je ne peux pas vous dire le chagrin que pourra me causer le changement de cette figure qui me plaisait tant ; je ne le sais pas moi-même. Si Tonine est infirme, peut-être aussi que son caractère va être changé ; mais tout cela, voyez-vous, ne me fera pas reculer. J’étais revenu pour lui offrir le petit bien que je croyais avoir. Je ne l’ai plus, il me reste la force et l’envie de travailler, et quand je devrais mourir à la peine, je veux que Tonine ne souffre de rien et me doive tout. Voilà mon idée, Lise, et je n’en changerai pas. Vous pouvez donc tout me dire.
— Eh bien ! tranquillisez-vous, reprit Lise en lui tendant la main. Tonine n’est ni infirme ni défigurée. Je voulais savoir si votre amitié était au-dessus de tout, et je vois que vous méritez la sienne. À présent nous pouvons aller la trouver. Portez-moi un peu mon gros garçon, nous irons plus vite.
Lise marcha devant, mais, au lieu de s’engager dans le dédale des ruelles tortueuses de la Ville-Noire, elle prit sur sa gauche un beau chemin neuf taillé dans le roc.
— Voilà un ouvrage nouveau qui fait grand bien aux transports de nos denrées, dit le voyageur.
— Et qui fait grand plaisir aux pères et mères de nos petits enfans. Nous ne craignons plus de les voir écraser par les chariots sous ces arcades où les moyeux touchaient les bornes. On peut laver et balayer le seuil des maisons ; la santé y gagne.
— C’est vrai que je trouve aux abords de la ville un air de dimanche, quoique nous soyons sur la semaine ; mais, par le chemin que vous me faites prendre, nous n’allons pas du côté de nos logis, et, avant de regarder les embellissemens, je voudrais embrasser mon monde !
— C’est bien pour cela que je te mène comme je fais, compagnon ! Tu ne trouverais ni ton parrain, ni Gaucher du côté de la maison. Ils ne travaillent plus à l’atelier Trottin, mais à la Barre-Molino, à la grande fabrique.
— Voilà qui m’étonne qu’ils aient quitté un assez bon patron pour un maître dur et pas toujours juste !
— L’intendant de Molino ? Bah ! il n’y est plus depuis que Molino est mort.
— Je ne savais pas tout cela ! Ses héritiers sont donc un peu plus gentils que lui ?
— Il n’a qu’une héritière, la demoiselle, comme on dit à présent. Tu ne la connais pas ?
— Ma foi non ! quelque fille naturelle ? il n’avait pas de famille ici ?
— N’importe ; celle-là, vois-tu, est bien différente de lui : elle est comme Tonine absolument, elle ne pense qu’à l’avantage et au soulagement des autres. C’est elle qui a fait, en un tour de main, achever cette route où nous voilà, ce qui a désencombré et assaini la ville basse. Tu ne reconnaîtras pas non plus la Barre-Molino. C’est à présent un atelier modèle qui rapporte gros, et dont tous les profits sont employés à donner l’apprentissage et l’éducation gratis aux enfans de la Ville-Noire, des soins aux malades, des lectures et des cours aux ouvriers, des secours et des avances à ceux qui ont eu des accidens. Tu verras là des bains, des gymnases, des salles d’étude, et tu ne seras pas embarrassé pour y gagner ta vie, soit comme ouvrier, soit comme professeur, soit comme surveillant.
— C’est bien, tout cela, Lise ! Il était bien temps que la Ville-Noire eût, comme d’autres villes où j’ai passé, son ami et son bienfaiteur. Sans doute elle est très riche, cette demoiselle, puisqu’elle sacrifie une partie de son revenu à nous faire du bien ?
— Elle n’est pas bien riche, elle n’a hérité que de la fabrique et d’une somme d’argent qu’elle a employée tout de suite à faire faire ce chemin et à fonder l’atelier-modèle. Elle vit de peu pour son compte, presque aussi simplement qu’une ouvrière à son aise. Tu la verras ! Ton parrain, qui en est très considéré, ainsi que mon mari et moi, nous te présenterons à elle pas plus tard qu’aujourd’hui, et dès demain tu pourras travailler pour Tonine.
— Oui, j’en remercie Dieu et vous autres… Mais Tonine ? je croyais que vous m’aviez trompé, que je pourrais la voir tout de suite. Elle ne travaille pas à la coutellerie, je pense ? et nous voilà juste au-dessus de la maison de la Laurentis.
— Elle n’y demeure plus, répondit la Lise, et pourtant… il se pourrait qu’elle y fût, car on n’a pas loué sa petite chambre, et elle y revient quelquefois.
— Et elle y est, j’en suis sûr ! s’écria Sept-Épées en rendant le poupon à sa mère, car la fenêtre est ouverte ! Et, s’élançant comme une flèche sur le talus du chemin neuf, en deux sauts et trois enjambées, il arriva au niveau de la terrasse de Tonine, dont il franchit aisément la petite balustrade de briques chargée de clématite sauvage.
Tonine était là en effet, elle l’avait entendu accourir, elle s’élança dans ses bras, et tous deux furent si contens de se revoir que les larmes coupèrent les premières paroles. Puis ils se regardèrent avec ravissement. Sept-Épées était plus que jamais le plus joli homme de la Ville-Noire. Sa figure avait pris un caractère plus mâle, et cependant elle était plus douce. Elle exprimait la force qui se connaît et qui se domine elle-même. Il avait aussi l’œil plus intelligent qu’autrefois. On sentait que cet œil-là avait vu beaucoup de choses que le cerveau avait comprises, et qu’il avait des larmes qui venaient de l’âme encore plus que de la sensation.
Quant à Tonine, elle n’avait jamais été précisément belle avant le départ de Sept-Épées, et elle l’était maintenant. Elle avait perdu sa pâleur, et les contours de ses joues et de sa personne avaient pris un peu plus de rondeur sans perdre de leur finesse. Elle était habillée à peu près comme autrefois. Cependant une jupe plus ample, des cheveux plus bouffans, quelque chose qu’on ne pouvait pas préciser, mais qui se sentait dans tout, lui donnait plus que jamais son air de princesse.
— On t’a trompé, mon ami, dit-elle à Sept-Épées, je n’ai jamais été malade ni dans la misère. C’est Lise qui a inventé tout cela pour te faire revenir, et je ne l’en ai pas empêchée. Me pardonnes-tu ?
— Ah ! Tonine, je t’en remercie ! Tu n’as pas douté de mon retour ; mais pourquoi donc, mon Dieu, ne m’avoir pas fait revenir plus tôt ?
— Et toi, pourquoi n’es-tu pas revenu quand je t’ai écrit que je n’épouserais pas le docteur Anthime ?
— Tu m’as écrit cela, Tonine ?
— Oui, trois jours après ton départ, c’est-à-dire aussitôt que je t’ai su parti.
— Et moi, je n’ai pas reçu la lettre ! Ah ! malheureux que je suis ! Avoir tant souffert, t’avoir perdue si longtemps, quand je pouvais être heureux tout de suite !
— Ne regrette rien, je ne t’aurais pas épousé tout de suite, et peut-être, qui sait ? je n’aurais pas repris confiance en toi de si tôt. Nous ne nous comprenions pas, vois-tu, dans ce moment-là, nous ne pouvions pas nous comprendre. Tu avais trop de choses dans la tête, et moi je ne voyais pas bien clair non plus dans la mienne. J’avais aussi mes jours d’ambition ; j’aurais voulu être à même de faire beaucoup de bien, et ton dépit ne me semblait pas de la véritable amitié. Je me confesse à toi, Sept-Épées. Pendant quelques jours, croyant que tu songeais à Clarisse, j’ai songé à un autre, mais sans pouvoir l’aimer. Et quand j’ai connu ton chagrin, tout a été fini. J’ai remercié ce jeune homme, je lui ai dit que je t’aimais toujours, malgré moi, mais que je t’aimais, toi, et non pas lui ! Nous nous sommes quittés en nous serrant la main. Depuis ce temps-là, j’ai bien cru que tu m’avais oubliée tout à fait, et je ne voulais plus penser à toi ; mais je n’ai jamais pu en regarder un autre. J’avais beaucoup d’ennui et de tristesse sans le faire paraître ; mais il m’est survenu de grandes occupations que je te raconterai un peu plus tard, et je ne pensais plus avoir jamais le temps de me marier, lorsque dernièrement Gaucher m’a montré ta lettre, où j’ai vu que tu m’aimais toujours, et que la raison t’était venue avec l’expérience. Et puis l’accident de ta baraque m’a décidée tout à fait à m’ouvrir à Lise et à lui faire connaître que je souhaitais ton retour. Elle a arrangé cela à sa fantaisie, et tu vois que tout est pour le mieux, puisque l’idée du mariage t’était venue, et que tu étais las des voyages.
— Et nous nous marions, n’est-ce pas, Tonine ? Nous nous marions tout de suite ! Je suis ruiné, et toi, qui n’as point eu de malheurs, tu n’as plus besoin de moi, tu pourrais même trouver mieux ; mais tu es si bonne et si fidèle que c’est justement ma pauvreté qui te décide ! Oh ! cette fois-ci je te jure que si je ne suis pas bientôt ton mari, je deviendrai fou et peut-être méchant !
— Alors dépêchons-nous de nous engager par serment. Tu l’entends ! dit-elle à Lise, qui avait fait un détour avec ses enfans pour les rejoindre, et qui arrivait tout essoufflée : il me jure son honneur et sa foi que nous serons l’un à l’autre, que qui s’en dédira ne sera plus digne de manger du pain ! À présent, courons embrasser ce vieux parrain et ce brave Gaucher, qui ne s’attendent guère à ce que nous allons leur dire. Donne-moi ton dernier garçon, Lise, car tu es lasse. Sept-Épées portera l’autre, pour qu’il ne s’amuse pas en route, et Rosette ira aussi vite que nous.
Là-dessus, les deux amans prirent les deux enfans, échangeant un regard involontaire, car tous deux songèrent en même temps au bonheur qu’ils auraient un jour de porter ainsi les fruits de leur union, et, pour s’épargner la peine de remonter le talus, ils se mirent à marcher rapidement à travers les ruelles de la Ville-Noire ; mais ils furent arrêtés à chaque pas par nombre d’amis et de connaissances qui voulaient embrasser le voyageur et lui faire raconter, séance tenante, ses aventures. Sept-Épées leur promettait de revenir causer avec eux, et Tonine l’aidait à s’en débarrasser, ce qui donna lieu à celui-ci de remarquer l’air de déférence particulière que tous avaient pour elle. Loin de diminuer, l’ascendant singulier qu’elle exerçait dans la ville avait augmenté jusqu’au respect, et Sept-Épées sentait la fierté lui venir au cœur en songeant que sa femme lui ferait une espèce de royauté morale, toute d’estime et d’affection.
En descendant toujours la rivière, ils passèrent sous une arcade neuve assez large, qui était aussi un ouvrage de la demoiselle, et Sept-Épées se trouva tout à coup en face d’une vaste usine dans laquelle il reconnut bien la Barre-Molino, mais si bien réparée et si agréablement embellie, que c’était comme une maison de plaisance traversée par les flots de la rivière. Les rouages des machines, semblables à des monstres furieux emprisonnés sous les arcades basses, divisaient les eaux en mille ruisseaux écumeux qui s’enfuyaient à travers la plaine, car cette noble fabrique touchait à la campagne, et au pied d’un immense rocher bien assis par la nature, les reins en arrière et le front renversé comme pour recevoir les orages, dont il préservait sa base tranquille, on voyait s’ouvrir l’immense vallée avec ses noyers plantureux et ses jeunes blés inondés de lumière.
— Vive Dieu ! s’écria Sept-Épées tout surpris, on a fait de cette grande carcasse triste et noire un véritable palais, et si ce n’est pas seulement une robe de parade pour les yeux des passans, si l’intérieur répond au dehors, nos noirs compagnons sont là comme des taches dans le soleil !
— Entrez, entrez ! dit la Lise, vous verrez qu’ils sont aussi bien que dans n’importe laquelle des belles manufactures que vous avez pu voir dans vos voyages.
Sept-Épées traversa des salles claires, bien aérées, avec des péristyles clos et couverts où les ouvriers en sueur pouvaient se reposer aux heures des repas, sans être saisis par le froid des mauvais jours. Il vit un ouvroir d’enfans où régnait le plus grand ordre, et que surveillait un ouvrier connu pour sa douceur, en même temps que la mère Sauvière, la pieuse femme, travaillait près de la porte, toujours prête à donner des soins à ceux qui se sentiraient malades ou fatigués. Enfin on arriva à la forge, où Laguerre était occupé à donner la première façon aux pièces. Le vieillard n’avait pas été prévenu du retour de son filleul. Sa surprise et sa joie s’exprimèrent par la fixité de ses gros yeux brillans, suivie d’un juron épouvantable. Puis, jetant ses outils, il saisit l’enfant prodigue par le corps, et bien prit à celui-ci d’être solide, car l’étreinte fut rude. Gaucher, appelé par Lise, accourut de son côté, non moins étonné et transporté que le parrain, car les deux femmes avaient bien gardé leur secret. — Tu nous vois très contens et très heureux, dit Gaucher à son ancien camarade. Nous sommes gagés comme surveillans de nos salles et logés on ne peut pas mieux. Tu vas certainement avoir la meilleure place de tout l’établissement, car c’est toi qui as le plus d’idées et de connaissances.
— Sans doute, sans doute, dit le parrain, et j’espère que ce vagabond n’aura plus envie de nous quitter !
— Jamais ! s’écria Sept-Épées. Oh ! non, jamais, puisque j’épouse Tonine !
— Est-ce vrai ? est-ce possible ? s’écria à son tour Gaucher, dont l’étonnement se refléta sur la figure du parrain, immobile et stupéfait.
Puis, tout à coup levant les épaules : — Mon garçon, dit le vieillard à son filleul, tu es donc toujours fou ? Toi épouser Tonine ? à présent ? toi, toi ?
— Mon Dieu ! reprit Sept-Épées cherchant des yeux Tonine, qui avait disparu, est-ce que vous voudriez y mettre empêchement ? Et pour quelle raison ?
— Tu le demandes ? tu plaisantes, je crois ! Voyons, j’en ai assez, moi, de la plaisanterie ! Veux-tu, pour commencer, te rendre ridicule, et moi par contre ? Parlons d’autre chose, je te prie. Raconte-nous un peu…
— Il vous racontera tout ce que vous voudrez, répondit Lise, qui venait de rentrer dans la forge ; mais il faut d’abord songer à la faim qu’il doit avoir, ce voyageur ! La demoiselle vous invite à dîner avec lui et nous, entendez-vous, parrain ? Allez vous habiller ; moi, j’emmène Sept-Épées chez nous, pour qu’il fasse aussi un peu de toilette. Il n’est que temps, il s’en va trois heures ! Sept-Épées suivit machinalement la Lise dans un corps de logis où elle avait son ménage installé très proprement et largement, non loin du logement de Laguerre et à côté de celui d’Audebert, recueilli et soigné dans l’établissement, quand sa fantaisie de courir ne le menait pas ailleurs. Elle ouvrit à Sept-Épées une chambre vacante qu’elle était autorisée à lui donner. Elle avait déjà parlé à la demoiselle, et la demoiselle était disposée à bien accueillir l’artisan de mérite que Lise et Tonine lui recommandaient. Sept-Épées entendait à peine ce que lui disait la Lise. — C’est fort bien, lui répondit-il, cette demoiselle est fort honnête, et je compte bien la remercier ; mais il s’agit de Tonine. Pourquoi mon parrain a-t-il si mal accueilli la nouvelle de notre mariage ?
— Il l’a mal accueillie ?
— Il m’a répondu de manière à me faire croire qu’il s’opposerait à mon bonheur. Il y a quelque chose là-dessous, Lise, quelque chose que vous ne m’avez pas dit !
— Que peut-il y avoir, je te le demande, à toi ? Est-ce la faute de quelqu’un si ton brave homme de parrain ne comprend rien à vos amours ?
Sept-Épées crut voir Lise embarrassée, et il lui fit des questions détournées auxquelles il n’obtint que des réponses évasives. Une grande inquiétude s’empara de lui, d’autant plus que Lise l’ayant laissé seul pour qu’il pût s’habiller, il remarqua qu’elle restait près de sa porte, comme si elle l’eût surveillé pour empêcher une communication quelconque entre lui et les personnes du dehors. Il tomba dans un grand trouble d’esprit. Tonine avait-elle commis une faute, ou tout au moins provoqué involontairement quelque scandale ? Comment supposer qu’elle eût démérité dans l’estime publique après les témoignages de déférence qu’il lui avait vu recueillir à chaque pas dans la rue ; mais aussi comment expliquer l’indignation du parrain à l’ouverture qui lui avait été faite ? Et pourquoi Tonine avait-elle subitement disparu, comme pour ne pas être présente à l’explication ?
XV.
Quand une idée noire s’empare d’un cerveau logique, elle trouve toujours à s’y fonder sur des inductions désespérantes. Sept-Épées s’imagina que Tonine avait pu avoir un intérêt grave, tout différent d’un intérêt de cœur, à le rappeler auprès d’elle. Pourquoi n’avait-elle pas osé lui écrire elle-même ? Pourquoi avoir employé Lise à l’insu de son mari et du vieux parrain ? Et ces mensonges gratuits qu’on lui avait faits pour éprouver son dévouement, la maladie, la misère, la laideur même ? Puis tout à coup l’apparition de Tonine que l’on disait absente, de Tonine belle, riante et passionnée, acceptant, exigeant même un serment qu’elle avait toujours repoussé, prenant Lise à témoin et se hâtant de traverser la ville avec lui, comme pour le compromettre dès la première heure ! Gaucher n’avait-il pas paru stupéfait de ce mariage ? et déjà, sur le sentier de la montagne, Va-sans-Peur n’avait-il pas dit comme le parrain :
— Songer à Tonine ! ce n’est pas possible !
Sept-Épées s’habilla sans trop savoir ce qu’il faisait ; puis il tomba sur une chaise, oubliant qu’il était attendu. Ses yeux rencontrèrent sur la fenêtre un objet qui le fit tressaillir : c’était un pot de réséda, un pot bleu et blanc qu’il connaissait bien, et qu’autrefois, chez la Laurentis, il avait trouvé dans sa chambre, le jour où Tonine avait fait son déménagement. Elle savait qu’il aimait l’odeur du réséda : c’est une attention qu’elle avait eue alors et qu’elle venait de renouveler avec sa délicatesse accoutumée.
Sept-Épées sentit des larmes couler sur ses joues brûlantes. Il y avait un mystère autour de lui, un mystère effrayant à coup sûr. Comment Tonine savait-elle qu’il devait être reçu et accueilli chez la demoiselle, et qu’il y aurait précisément cette chambre-là ? Cette demoiselle si bonne,… beaucoup trop bonne peut-être !… avait-elle un frère, un neveu ?… — Non, non ! s’écria Sept-Épées en se levant comme pour échapper aux suggestions d’un mauvais esprit ; tout ce qui me vient là est épouvantable, et Tonine est toujours un ange du ciel ! Tonine, Lise ! Tonine, Gaucher ! où êtes-vous ? Pourquoi suis-je seul au moment où mon cœur déborde et où ma tête se perd ?
— Nous voilà, nous voilà ! répondit gaiement Gaucher, qui chuchotait avec sa femme devant la porte. Tonine est déjà là-bas qui nous attend. Ton parrain et nos autres amis doivent y être aussi. Allons, allons, nous sommes en retard.
— Ah ! mon ami, dit Sept-Épées en passant son bras sous celui du brave Gaucher, je ne sais pas où tu me mènes ; mais ta figure sincère me rend la confiance et le bonheur !
— On te mène chez la patronne, chez la bourgeoise, chez la bienfaitrice des ouvriers, répondit Lise, qui les suivit avec ses enfans. Nous sommes comme ça une douzaine qui dînons chez elle le dimanche, et aujourd’hui c’est dimanche pour nous à cause de ton retour.
— Eh ! qu’est-ce que cela lui fait, mon retour, à cette brave dame ?
— Ah ! répondit Gaucher, c’est qu’elle aime qui nous aimons ! On lui fit passer un petit pont de bois qui traversait un des bras étroits et tranquilles de la rivière, à l’endroit où elle formait un beau bassin devant la barre de l’écluse. Par ce pont, on entrait dans une petite île longuette plantée en jardin, où les roses et les œillets se miraient dans l’eau unie comme une glace. Tout au bout s’élevait (pas bien haut) le logis de la demoiselle, un pavillon à trois fenêtres de façade composé d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, bien bâti par les habiles maçons du pays, peint à la mode de l’endroit d’un ton gris de perle, rehaussé de filets lilas et blancs, et surmonté d’un étroit belvédère avec sa balustrade à jour en briques courbes, le tout si simple qu’un ouvrier un peu avancé et rangé eût pu se faire construire un palais semblable ; mais le lieu était si joli et si frais qu’on n’y pouvait rien souhaiter de mieux. Le terrain en pente, porté sur une base rocheuse, était assez élevé pour ne jamais craindre les crues de l’eau, et une aigrette de peupliers, au pied desquels s’arrondissait un bosquet d’arbustes touffus, couronnait la maison et l’îlot dans sa partie la plus haute.
Une allée de sable noir conduisait, par un méandre gracieux, à un perron de trois marches. Un bon petit chien qui n’aboyait après personne, qui caressait tout le monde, vint au-devant des convives comme pour les inviter à se hâter, et la Laurentis, éblouissante d’embonpoint dans sa camisole blanche, le tablier retroussé et les bras nus, apparut à une fenêtre du rez-de-chaussée, remuant une casserole qui lançait des éclairs, tant elle était rouge et fourbie.
— C’est elle, dit Gaucher à Sept-Épées, qui, à elle seule, compose toute la maison de la demoiselle. Tu dois te rappeler que, pour faire l’omelette et les gâteaux, c’est un cordon-bleu.
Ils entrèrent dans le salon, qui, ainsi que la salle à manger, était disposé pour recevoir au plus une douzaine de personnes dans les jours de gala. Il était tout lambrissé et meublé en bois clair, et pour tout luxe il y avait des rideaux de mousseline blanche, des fleurs dans des poteries du pays, et une belle vieille table à pieds tordus que Sept-Épées avait vue autrefois chez Tonine.
Il trouva là son parrain, la Sauvière et sa fille, le docteur Anthime et Va-sans-Peur. On espérait Audebert ; mais, comme il avait déclaré, une fois pour toutes, que le poète n’a pas d’heure, on ne devait pas l’attendre. Tonine arriva la dernière, tout habillée de blanc, si belle et l’air si radieux que Sept-Épées en fut ébloui. Elle vint à lui et lui prit les deux mains en riant. Tout le monde riait, même le parrain, qui paraissait avoir entendu raison. Sept-Épées se mit aussi à rire pour faire comme les autres, et aussi parce qu’il avait le cœur content ; pourtant la figure épanouie d’Anthime, que ses yeux rencontrèrent comme malgré lui, le rendit tout à coup très sombre. Rosalie Sauvière, qui était devenue grande, jolie et qui était habillée comme une bourgeoise, s’en aperçut. — Eh bien ! lui dit-elle, vous regardez mon mari comme si vous ne le reconnaissiez pas ! Pourquoi donc ne lui avez-vous pas encore parlé ?
— Votre mari ? s’écria Sept-Épées en se jetant presque au cou du docteur.
— Oui, répondit celui-ci : il était dans ma destinée de me fixer à la Ville-Noire ; refusé par une aimable personne qui avait reçu mes premiers hommages, j’en ai rencontré une autre, une belle patiente, qui a bien voulu me savoir gré de mes soins et me les payer par sa confiance. Je suis le médecin des ateliers, mon cher Sept-Épées ; mais vous rapportez de vos voyages une mine qui ne me promet pas grande besogne.
— À table ! cria la Laurentis du fond de sa cuisine, et le petit chien, qui connaissait cette exclamation, vint en gambadant, en aboyant de joie, faire l’office de valet de chambre.
— Ceci veut dire : madame est servie, dit le docteur en offrant son bras à Tonine, qui fit passer le vieux parrain le premier.
Mme Anthime prit le bras de Sept-Épées, et les autres suivirent.
La salle à manger était aussi propre et pas plus riche que le salon. Des mets très élémentaires étaient placés sur une grosse nappe blanche semée de violettes. Il y avait quelque chose de patriarcal dans cette aimable hospitalité. Tout le dîner étant servi à la fois, la Laurentis prit place avec les autres.
Tonine s’assit à la place d’honneur avec le parrain en face d’elle, le docteur à sa droite et Sept-Épées à sa gauche. De la demoiselle, il n’était pas plus question que si elle n’eût jamais existé. Sept-Épées ne put s’empêcher d’en faire la remarque à Mme Anthime, qui était auprès de lui. — Bah ! bah ! répondit-elle d’un ton enjoué, elle viendra plus tard, à la fin du dîner !
— Non, dit Tonine, elle va venir tout de suite ; c’est assez nous moquer de mon prétendu, et la chose commence à le tourmenter, je vois cela !… Allons, Sept-Épées, mon ami, n’attendez plus personne, car la bourgeoise est ici. C’est moi qui vous parle et qui vous demande pardon de vous avoir laissé mystifier !
— Vous ! s’écria le jeune homme encore un peu inquiet, vous, la demoiselle, l’héritière ?…
— Oui, moi, Tonine, votre fiancée d’aujourd’hui et votre femme bientôt. N’allez-vous pas faire comme le parrain, qui disait que c’était impossible ? C’est plus que possible, puisque nous nous aimons et que j’ai votre parole. Mes amis, ajouta-t-elle en s’adressant aux autres, vous ne savez pas tous comment ces choses-là se sont passées. On a fait croire au compagnon que j’étais dans la dernière des misères, malade, et affreuse par-dessus le marché. Il est revenu quand même, de bien loin, pour m’épouser, et cela, sans même savoir le malheur arrivé à sa baraque, quand il pouvait encore se croire riche auprès de moi. Croyez-vous que je lui doive assez de confiance et d’estime à présent pour souhaiter d’être sa femme ?
— Oui, oui ! s’écria tout le monde. Oui, oui ! répondit, de la porte, Audebert, qui arrivait. Ô maison de l’amour et de l’amitié, je suspends ma couronne à ton seuil béni des dieux !
— Ami, lui répondit Tonine, faites-moi un présent de noces digne d’un homme comme vous ! Donnez-la-moi, cette couronne, suspendez-la ici pour toujours, et jurez de ne pas me la reprendre.
— Je le jure, s’écria Audebert, qui, depuis ce jour, ne songea plus à se parer de cet excentrique ornement ; je le jure, je le jure ! répéta-t-il par trois fois avec une antique solennité.
— Et j’accepte le serment de l’amitié, lui dit Tonine ; ces lauriers, que respectaient les habitans de la Ville-Noire, auraient fini par vous faire des envieux. Ici on les verra avec orgueil, car votre gloire nous appartient plus qu’à vous-même, et c’est à nous de la publier.
— Tu as raison, jeune et belle muse du travail ! répondit Audebert : j’ai peut-être paru manquer de candeur et de simplicité en portant ce gage de mon triomphe. Faites-moi place parmi vous, mes amis, je veux vous chanter l’épithalame de ces heureux époux.
— Au dessert ! au dessert ! dit le parrain, qui ne goûtait pas toujours la poésie de son camarade de jeunesse ; nous avons à parler d’affaires sérieuses. Voyons, filleul, que dis-tu de ce qui t’arrive ?
— Je dis que je suis heureux, parce que j’épouse Tonine, que j’ai toujours aimée, répondit Sept-Épées, voilà tout ce que je dis !… Qu’elle soit riche ou pauvre, peu importe, c’est elle ! ce n’est pas son nouveau rang et sa nouvelle fortune qui l’ont faite ce qu’elle est !
— C’est bien pensé, dit le docteur ; mais permettez-moi de vous dire que la richesse, car vous voilà tous deux très riches en comparaison de ce que vous étiez, ajoutera beaucoup à votre bonheur, si vous l’entendez comme l’entend la généreuse Tonine.
— Qu’elle me le dise vite, car je ne veux pas, je ne peux pas avoir jamais d’autre idée que la sienne. Parle, ma chère Tonine, je vois bien que la fortune n’est pas toujours aveugle, comme on le prétend, puisqu’elle s’est donnée à toi ; mais je ne serais pas digne de partager ton sort, si je ne partageais pas tes sentimens.
— Eh bien ! apprends, répondit Tonine, comment j’ai hérité de mon beau-frère, et tu comprendras nos devoirs. Te souviens-tu qu’il était fort malade quand tu es parti ? Il avait abusé de tout, il se sentait mourir, et avait peur de la mort. C’était une mauvaise tête plutôt qu’un mauvais cœur. Il se repentait du passé. Il voulut me voir, me demanda de lui pardonner le malheur de ma pauvre sœur. J’y mis pour condition qu’il ferait quelque chose de charitable pour les pauvres de la Ville-Noire. Il le promit, et je lui donnai des soins et des consolations. Quand on ouvrit son testament, nous fûmes tous bien étonnés de voir qu’il me laissait l’usine ; mais il y avait une condition : c’est que j’adoucirais les peines que la dureté de son chef d’atelier et son indifférence avaient causées. Dès lors, tu vois, mon ami, cette condition-là, je ne sais pas si la loi nous en demanderait compte ; mais je sais que Dieu est bon comptable, et qu’on ne le triche pas. C’est à nous de bien nous tenir, si nous ne voulons pas qu’il nous abandonne.
— Sois tranquille ! répondit Sept-Épées, qui jusque-là s’était senti un peu accablé sous le bienfait de Tonine, et qui tout aussitôt releva la tête avec enthousiasme. Je ne sais pas si je suis aussi bon et aussi religieux que toi ; mais je suis diablement fier, et je ne crois pas qu’il me serait possible de vivre sans te voir fière de moi.
Pendant le dîner, qui fut satisfaisant pour l’appétit, sans aucune recherche, Sept-Épées remarqua un grand changement survenu chez Tonine. Autrefois, bien qu’elle eût autant d’esprit que lui, il y avait comme une différence de niveau dans leur éducation, et la jeune ouvrière avouait son ignorance sur beaucoup de choses pratiques qui avaient leur importance aux yeux du jeune artisan. Avec le changement de position, l’horizon de Tonine s’était agrandi. Elle avait voulu entendre de son mieux la science et les arts de l’industrie qu’elle avait à gouverner, et, sans être sortie de son Val-d’Enfer, elle s’était mise au courant du mouvement industriel et commercial de la France.
Sept-Épées fut donc très heureux de pouvoir causer, devant elle et avec elle, de tout ce qu’il avait acquis et observé, sans craindre de trouver en elle des préoccupations étrangères à la nature de ses connaissances. Il eut la satisfaction de pouvoir l’éclairer encore sur le progrès qu’elle pouvait imprimer autour d’elle, et de se voir parfaitement compris et apprécié par un esprit lucide et ingénieux, moteur puissant et nécessaire de l’action d’un cœur dévoué.
XVI.
Dès le lendemain, les premiers bans furent publiés ; mais, dès le lendemain aussi, Sept-Épées se mit au travail de la fabrique, et il voulut y entrer comme simple compagnon, tenant à montrer qu’il honorait plus que jamais le travail manuel, et qu’il était plus habile et plus prompt que pas un de ceux qu’il aurait bientôt sous sa gouverne. Il ouvrit le soir un cours d’instruction pratique qui prouva aussi le droit qu’il avait d’enseigner, et, après la leçon, il se mêla à ses anciens et nouveaux camarades, qui tous voulaient fêter son retour, et auxquels, par sa franche cordialité, il montra bien qu’il serait toujours un ami sérieux et un bon frère.
Tonine eût souhaité que son mariage se fît sans plus d’éclat que celui des autres artisans du pays, mais il ne dépendit pas de sa volonté d’empêcher les préparatifs de la Ville-Noire. Huit jours durant, les enfans cueillirent dans la campagne une véritable montagne de fleurs qui fut mise au frais dans un des nombreux réservoirs des écluses, et qui, le jour des noces, se trouva transformée et distribuée en guirlandes gigantesques et en gracieux arcs de triomphe sur tout le passage du modeste cortège. Ce cortège devint bientôt si nombreux qu’on eût dit d’une fête patronale suivant la procession. Après la cérémonie, il y eut un banquet général sur les gazons qui entouraient le bassin de la grande barre. Chaque famille apporta là son repas, et toute la population mangea et chanta pendant que les deux époux, avec le petit groupe de leurs amis intimes, déjeunaient sans faste sous les lilas de la petite île, recevant et rendant les toasts qui s’élevaient de tout l’amphithéâtre du rivage. De jeunes compagnons, parés de fleurs et portant leurs insignes de cérémonie, amenèrent ensuite un petit radeau pavoisé, ouvrage de leurs mains, sur lequel les deux époux furent invités à monter pour faire le tour du bassin et recevoir les caresses et les félicitations de tout le monde. Tonine fut priée d’ouvrir le bal, et on la vit danser pour la première fois dans une fête. Elle y mit tant de grâce et de modestie que chacun l’admirait de s’être abstenue jusque-là de tout plaisir et de toute coquetterie par prudence et par pudeur.
Cependant Tonine s’interrompit plusieurs fois pour demander si personne n’avait vu Audebert. Quelque livré qu’il fût à son caprice, le vieux poète n’oubliait jamais ses affections, et on s’étonnait qu’en un pareil jour il ne fût pas là. On commençait même à s’inquiéter, lorsqu’il parut enfin sur le haut du gros rocher, qui commençait à projeter son ombre bienfaisante sur la fête. Il amenait avec lui Savério (ou Xavier), le beau chanteur, l’habile plâtrier italien, nouvellement arrivé au pays pour des travaux d’art dans les bâtimens de la mairie de la ville haute. Ce jeune homme avait une voix magnifique et chantait avec goût, quoiqu’il eût un peu d’accent étranger ; mais cet accent n’avait rien de désagréable et rendait sa prononciation plus sonore. Du haut du rocher, Audebert fit un signal convenu avec une branche verte. Les eaux et les rouages de l’usine, qui étaient au repos, partirent alors avec un grand bruit de marteaux et de cascades, en même temps qu’on vit les fumées des fourneaux s’élever en spirales noires dans les airs.
C’était un simulacre de travail et comme l’ouverture nécessaire de la cantate. Quand Audebert et son compagnon furent descendus jusqu’à une roche surplombante qui les rapprochait convenablement de l’auditoire, Audebert fit encore un signe, et les machines s’arrêtèrent. Les flots furent enchaînés comme par magie, et un chœur d’ouvriers entonna l’épithalame qu’Audebert avait composé, et dont Saverio déclama et chanta tour à tour le récitatif et les strophes. Il y avait longtemps qu’Audebert n’avait été si bien inspiré. Son cœur ému avait rendu la lumière à son génie troublé, et, quoiqu’il y eût encore quelques incorrections dans ses vers, la paraphrase en prose que nous en donnerons pour terminer cette véridique histoire prouvera que ses idées ne souffraient d’aucun désordre.
« Taisez-vous, rouages terribles ! tais-toi, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, faites silence ! Laissez chanter l’amour ; c’est aujourd’hui la fête d’hyménée.
« Toi d’abord, jeune époux, fils adoptif de la Ville-Noire, reçois la bénédiction de l’amitié, c’est encore celle de Dieu pour ton amour. Écoute, par la voix de l’ami étranger, la parole amie de la vieillesse. La vieillesse résume et enseigne ; elle a derrière elle les longs jours de l’espérance et de la douleur, du plaisir et de la peine. Cette parole te dit : Souviens-toi !
« Oui ! souviens-toi des jours déjà passés… Ils ont passé vite, mais ils ont été assez remplis pour t’instruire. Les labeurs de ton apprentissage et les premiers essais de ta force, les illusions de ton esprit et les élans de ton cœur t’ont déjà enseigné ce que l’enfant doit souffrir pour devenir un homme, ce que l’homme doit comprendre pour devenir un sage. Souviens-toi !
« Souviens-toi du jour où le mugissement des eaux, les craquemens du bois et le grincement du métal t’arrêtèrent, éperdu de crainte, au seuil de l’usine. Ton ancien t’encourageait et te montrait en souriant les petits oiseaux essayant leur premier vol autour des nids suspendus à ces toits ébranlés par les furies du travail. Et toi, tu as souri à ton tour, ne voulant pas être moins brave que les petits du passereau et de l’hirondelle. Souviens-toi !
« Souviens-toi du premier coup que, vacillant sous ta main débile, l’outil cruel porta dans ta pauvre chair. Ce fut ton premier cri, ton premier sang. Tu fus, ce jour-là, baptisé par la souffrance, et ton ancien te dit : — Ce n’est rien, c’est le baiser de ta nourrice ! — Et toi, tu ramassas le fer brutal en répondant : — À la longue, le nourrisson mènera durement la marâtre… Souviens-toi !
« Souviens-toi du premier ouvrage complet qui sortit de ta main exercée. Ce jour-là, l’orgueil visita ton âme, et tu te sentis plus grand de toute la tête. Tu te baissas pour sortir par la porte de l’atelier ; tu regardas le soleil cherchant s’il ne lui manquait pas un rayon dérobé par toi pour éclairer l’acier que tu venais de façonner, et il te sembla que toute la Ville-Noire avait les yeux sur toi, en disant :
— Rangeons-nous, il n’y a plus d’enfant ici, vrai Dieu ! Voilà un de nos citoyens qui passe !… Souviens-toi !
« Souviens-toi du jour où tu vis ta bourse remplie et la liberté devant toi. Ce jour-là, tu t’écrias que le monde entier t’appartenait, et que tu pouvais y choisir ta place ; mais si ton rêve fut grand, ta place fut petite, et ta peine recommença plus acharnée, quand tu te vis aux prises avec la plus fine et la plus dure des machines, la plus docile et la plus rebelle, la plus ingrate et la plus généreuse, enfin la machine des machines, l’homme qui travaille pour l’homme. Souviens-toi !
« Souviens-toi du jour où tu te sentis en lutte avec ton semblable, en guerre avec ton frère, en désaccord avec toi-même. Ce fut le jour où tu reconnus que, pour gagner vite, il fallait mettre l’éperon au ventre de tes ouvriers, et arracher de ton pauvre cœur la confiance dont on abuse, la compassion qu’on exploite, l’amitié souvent ingrate, et ce jour-là tu jetas ton ciseau en pleurant. Tu venais d’apprendre que les hommes sont des hommes, et que qui n’est pas de fer pour l’ambition doit être d’acier pour la patience… Souviens-toi !
« Souviens-toi du jour où ton cœur devint le maître de ton esprit, et où, dégoûté d’appeler la fièvre à ton aide, tu sus attendre la volonté. Ce jour-là, tu te réconcilias avec tes frères, avec Dieu, avec toi-même. Ce jour-là, tu vis dans la flamme de ta forge une lueur qui ne sortait plus de l’enfer ; tu entendis dans la voix du torrent une parole qui venait de Dieu, tu sentis passer dans tes veines ardentes une fraîcheur qui tombait du ciel… Souviens-toi !
« Et aujourd’hui que tu te souviens de tout, garde à jamais le trésor de la science, car la vie t’a appris déjà beaucoup de choses que ne savent point ceux qui n’ont pas souffert, une grande chose entre toutes : c’est que le bonheur n’est pas dans le triomphe de la volonté isolée, mais dans l’accord des volontés conquises au bien ; une plus grande chose encore : c’est que l’amour enseigne encore mieux que la raison, et que toute science vient de lui. Cela, ne l’oublie jamais ; de cela surtout, souviens-toi !
« Et maintenant, criez, rouages terribles ; maintenant, chante et bondis, folle rivière ! Fers et feux, enclumes et marteaux, voix du travail, commandez la danse ! Vous ne couvrirez pas les voix de l’amour. C’est aujourd’hui la fête d’hyménée. »
L’usine, remise en mouvement, fit sa partie, aux grands applaudissemens de l’auditoire ; puis, quand le chanteur eut profité de ce moment de repos, tout se tut de nouveau pour écouter le chant de l’épousée. Le chœur reprit :
« Toi, maintenant, belle épousée, fille des entrailles de la Ville-Noire ! Reçois la bénédiction de l’amitié ; c’est encore celle de Dieu pour ton amour. »
Puis le bon Saverio chanta le récitatif :
« Écoute, par la voix de l’ami étranger, la parole amie de la vieillesse. La vieillesse juge et récompense ; elle a derrière elle le cortège des longs jours d’espérance et de douleur, de plaisir et de peine ; cette parole te dit : Souviens-toi !
« Toi qui fus bénie en naissant, Tonine aux blanches mains, souviens-toi du premier jour où ta mère te mena dans la montagne ; ta mère me l’a raconté : tu vis une fleur qui riait au soleil, et tu courus la cueillir. C’était pour toi la fleur des fleurs, la merveille de la terre, c’était la première chose dont tu comprenais la beauté ! Ta sœur, plus grande que toi, la voulut, et toi, au lieu de pleurer, tu souris en la lui donnant. C’était la première fois que tu sentais le plaisir de donner, plus grand pour toi que tous les autres plaisirs ; souviens-toi !
« Toi qui fus bénie en grandissant, Tonine aux mains diligentes, souviens-toi du premier jour où tu entras dans l’atelier pour gagner ta pauvre vie d’enfant. Tu étais orpheline, et tu ne riais point. — Quelle est, disait le maître, — c’est lui qui me l’a conté, — cette pâle fillette qui ne gâte rien, qui est habile dès le premier jour, et qui, au travail, ne semble pas connaître le dégoût ou la peine ? — Il lui fut répondu : C’est celle qui travaille pour deux, parce que sa sœur a encore trop de chagrin, et que celle-ci, la plus petite, est la plus soumise à Dieu ; souviens-toi !
« Toi qui fus bénie en devenant belle, Tonine aux mains pures, souviens-toi du jour où l’on voulut t’entraîner à la première fête ; on te disait : Les tonnelles sont pavoisées, les violons raclent leurs plus beaux airs de danse. Tous les garçons vont là-bas sur la pelouse ; mets ta robe blanche et suis-nous. Un jour de plaisir efface un an d’ennui. Et toi tu répondis, — tes compagnes me l’ont conté :
— Non, vous n’avez pas besoin de moi, puisque vous êtes contentes ; j’irai tenir compagnie à Louisa la boiteuse, qui s’ennuie seule au logis. — Et tu mis ta robe blanche, et tu donnas à la solitaire infirme la fête de l’amitié ; souviens-toi !
« Toi qui fus bénie en devenant sainte, Tonine aux mains secourables, souviens-toi du jour où tu donnas à boire au pauvre voyageur et ton pain à la pauvre mendiante, et du jour où tu fermas les yeux du voleur abandonné de tous, après avoir fait entrer le repentir dans son âme coupable, et du jour où tu soignas le pauvre paralytique, objet de dégoût pour sa propre famille, et du jour où tu donnas ta mante, et de celui où tu donnas ta chaussure, et de celui où, n’ayant plus rien à donner, tu donnas tes larmes, et de tous les jours de la vie qui furent marqués par des bienfaits, des dévouemens, des sacrifices ; de tous ces jours-là, Tonine aux belles mains, souviens-toi !
« Et souviens-toi encore, Tonine au cœur pur, du jour où l’on vint te dire : Tu es riche, la plus belle des usines de la Ville-Noire, la perle du Val-d’Enfer est à toi. Ce jour-là, tu levas vers le ciel tes mains sans tache en disant : Rien n’est à moi, tout est à Dieu ! Et depuis ce jour-là il n’y a pas eu ici une peine qui ne fût adoucie, une larme qui ne fût essuyée ; souviens-toi !
« Et souviens-toi, Tonine au cœur fidèle, du jour où l’on vint te dire : L’atelier de celui qui t’aimait a été dévoré par la montagne. Sa roue, muette à jamais, gît sous le rocher, le torrent chante sa victoire cruelle sur les ruines de son travail et de sa vie. Ce jour-là, tu t’écrias : — Voilà mon fiancé qui revient, ma voix l’appelle. J’ai besoin d’un ami pour partager le fardeau des devoirs de ma richesse. — Et ce jour-là, Tonine au cœur tendre, tu aimas plus que toi-même celui qui n’avait plus que toi sur la terre ; souviens-toi !
« Jeunes époux, souvenez-vous de vos fatigues et de vos peines pour mieux savourer le bonheur ! Nobles enfans du travail, ne quittez jamais la Ville-Noire ! Des liens plus forts que l’acier le mieux trempé de vos ateliers, des affections plus solides que ces rochers de granit qui protègent le sanctuaire de nos industries, des liens d’amour et d’amitié vous y retiennent. La caverne des noirs cyclopes peut effrayer les regards du passant ; mais celui qui a longtemps vécu dans ces abîmes et dans ces flammes sait que les cœurs y sont ardens comme elles et profonds comme eux ! De ces cœurs-là, jeunes époux, souvenez-vous à jamais !
« Et maintenant criez, rouages puissans ! Chante et bondis, rivière bénie ! Fers et feux, enclumes et marteaux, saintes voix du travail, commandez la danse. Vous ne couvrirez pas les voix de l’amour ; c’est aujourd’hui la fête d’hyménée ! »
Aux applaudissemens de la Ville-Noire répondirent des applaudissemens et des clameurs qui semblaient planer dans les airs. Tous les regards se portèrent vers la montagne, et l’on vit une foule qui battait des mains et agitait des mouchoirs. C’était le petit et le gros commerce, la jeune et la vieille bourgeoisie de la ville haute, avec la musique en tête et le peuple en queue, qui descendaient vers la rivière.
On savait bien, à la ville haute, qu’il se faisait un beau mariage à la ville basse, et Tonine avait, de la base au sommet de la montagne, la réputation d’une sainte et douce fille. Le testament de Molino avait fait assez de bruit pour la mettre en évidence. Personne n’eût pourtant songé à blesser sa modestie bien connue par une ovation ; mais, quand on vit, en ce jour de fête, les tourbillons de fumée de l’usine, et que l’on entendit le bruit des marteaux, on s’étonna beaucoup, et l’on vint sur les terrasses voir de quoi il s’agissait. On ne put saisir les paroles de la cantate, mais les sons de la voix de Saverio et la pantomime d’Audebert firent comprendre ce qui se passait. C’est pourquoi l’on s’entendit pour aller prendre part à cette joie populaire, et, comme la cantate fut longue, on eut tout le temps d’organiser l’amicale visite.
En ce jour-là, on vit donc, sur la pelouse qui bordait un des côtés du bassin, et qui était comme le péristyle entre le ravin et la plaine, les deux villes rivales, mais toujours sœurs, se mêler cordialement dans une fête improvisée. Bien des susceptibilités, bien des rancunes, bien des méfiances s’effacèrent. D’anciennes amitiés furent renouées, des griefs s’envolèrent aux sons des violons, et le vieux parrain de Sept-Épées, flatté de plusieurs politesses sur lesquelles il ne comptait pas, déclara que si la Ville-Noire était le sanctuaire de toute sagesse et de toute vertu, la ville peinte avait aussi du bon.
- ↑ Voyez la Revue du 1er et du 15 avril.