La Ville et la cour sous le règne de Louis-Philippe/03

La Ville et la cour sous le règne de Louis-Philippe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 617-652).
LA VILLE ET LA COUR
SOUS LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE[1]
EXTRAITS DU JOURNAL
DU COMTE RODOLPHE APPONY

III[2]
ANNÉE 1834


28 janvier. — On n’a aucune idée de ce qu’est Paris en ce moment ; c’est une folie qui s’est emparée de tout le monde ; c’est une rage de s’amuser. On court du matin au soir, on se dispute les jours, ce sont des bals à n’en pas finir ; je n’ai pas encore eu le temps de me reposer de mon voyage[3]. Quelle vie que d’être toujours pressé, de n’avoir jamais une minute pour soi ! Je regrette véritablement Vienne sous ce rapport ; on y a au moins le temps de voir les personnes qu’on aime ; ici, on tourbillonne.

A la Cour, il y a des fêtes superbes, une ou deux par semaine. Le Roi et la famille royale m’ont reçu on ne peut mieux. Le Roi m’a rendu attentif à tous les embellissemens qu’il a fait faire depuis mon absence ; je lui ai dit ce que j’en pense, c’est-à-dire que je trouvais l’escalier et la salle des Maréchaux, décorés comme ils sont, admirablement beaux.

— Vous me faites, comte Rodolphe, me dit le Roi, un véritable plaisir en vous exprimant de cette manière, car je tiens beaucoup à votre opinion, vous qui avez vu de si belles choses et qui avez si bon goût.

Le Duc d’Orléans n’a pas assisté à ce premier bal, qui eut lieu le lendemain de mon arrivée ; il venait de partir pour Bruxelles. A son retour, il est venu chez nous ; il était à notre bal de samedi dernier. Il a été, ce jour-là, on ne peut plus aimable pour nous tous et surtout pour moi. J’étais à causer avec Mme de Valençay lorsqu’il m’accosta et me dit :

— J’ai un conseil à vous demander, comte Rodolphe ; mais je veux que vous me parliez franchement. Je voudrais engager Mlle de Béthune à danser avec moi ; je n’ose pas, dans la crainte que cela ne lui soit désagréable.

— Il me semble, dis-je au Duc, que Monseigneur ne rend pas justice, dans ce moment, aux nobles dames du faubourg Saint-Germain et nommément à Mlle de Béthune, qui sera, je n’en doute pas, charmée de valser avec Votre Altesse Royale.

— Le croyez-vous ? Est-ce vraiment votre pensée, comte ? Espérez-vous que Mlle de Béthune voudra oublier, pendant une valse, la politique et les opinions qui nous séparent ?

— Je n’en ai aucun doute, et je suis persuadé que Monseigneur pense de même et qu’il ne fait semblant d’en douter que pour rire un peu aux dépens de ces dames.

— Non, je vous assure que non, je crains positivement de ne pas être bien reçu.

— Ne craignez rien, lui dit Mme de Valençay : du courage, monseigneur ! ce n’est que le premier pas qui coûte.

Cependant, j’ai quitté le bras de la Duchesse pour prévenir la princesse Léonie, afin qu’elle ne fût pas prise à l’improviste et que, dans sa frayeur, elle ne fit, par embarras, quelque chose qui ne serait pas tout à fait bien. Effectivement, ma nouvelle la surprit un peu ; mais elle dit, cependant, qu’elle serait charmée de danser avec le Duc d’Orléans, puisqu’il restait toujours un prince du sang, malgré tous les événemens passés, et qu’elle était assez bien élevée pour savoir ce qu’elle lui devait à ce titre. J’ai rapporté cette réponse à Mme de Valençay, qui parlait encore au prince sur le même sujet sans pouvoir le décider.

— Maintenant, monseigneur, il n’y a plus moyen pour vous de reculer, lui a-t-elle dit. Mlle de Béthune a été prévenue par le comte Rodolphe et elle lui a dit qu’elle serait charmée de valser avec vous.

Alors, le Duc se tourna de mon côté et me dit :

— Puisque vous m’avez préparé si bien la voie, je n’ai qu’à la suivre.

Et il alla inviter Mlle de Béthune ; celle-ci non seulement accepta l’invitation du prince, mais de plus elle a été parfaitement aimable avec lui.

Le lendemain, il y a eu bal dans son appartement aux Tuileries : c’est celui que Madame avait occupé avant la révolution de Juillet. Depuis cette époque, je n’y étais plus venu. De revoir ces salles, de m’y trouver dansant et de voir arriver Louis-Philippe, après que les huissiers eurent frappé avec leur canne en prononçant à haute voix ces mots : « le Roi ! » tout cela m’a fait un singulier effet. Il me semblait impossible de ne point rencontrer Madame dans cet appartement, de ne pas danser avec elle, de ne pas la voir courir d’une chambre à l’autre, puis sauter, puis rire et danser avec le Duc de Chartres et faire les honneurs de son bal en soignant son oncle et sa tante d’Orléans et ses cousines, les princesses Louise et Marie. Je la voyais entourée de ces princesses, recevant leurs remerciemens pour telle ou telle robe, telle ou telle autre parure qu’elle avait l’habitude de leur offrir le matin du jour où il y avait bal chez elle. Quel changement ! Le Duc d’Orléans va à la rencontre de sa mère : c’est la Reine ! on annonce le Roi : c’est Louis-Philippe ! C’est donc une autre Cour ; c’est une autre société, et pourtant l’on danse de même ; c’est la même gaîté parfois de commande, c’est le même langage de cour, c’est la même vanité si désireuse de rencontrer un regard des têtes couronnées.

Une seule chose a changé, l’ameublement. Le Duc d’Orléans a fait enlever les anciennes tentures pour les renouveler par de plus anciennes encore, mais plus magnifiques. Le Garde-meuble les a fournies, elles s’y sont reposées depuis Louis XIV. De même les étoffes dont les canapés et fauteuils et chaises sont recouverts ; ce sont de lourds brocarts d’or tout raides à force d’y avoir employé de ce précieux métal ; ce sont des velours écarlates tissus d’or ; ce sont des satins brodés de toutes les couleurs, parsemés d’or et d’argent. ; Le reste correspond à toute cette magnificence ; les parquets faits par des menuisiers de Bruxelles sont d’une beauté remarquable ; les meubles de Boule, les vases du Japon et autres qui ont orné les salons et boudoirs de Louis XIV, de Louis XV et enfin un bureau magnifique qui avait servi au malheureux roi Louis XVI ! Voici un vaste champ de réflexions.

Le Duc d’Orléans ne peut plus se voir dans la société qui l’entoure, et puisque celle qu’il voyait autrefois ne vient plus chez lui, il veut aller la chercher chez elle ; il veut la voir, il veut parler à ces dames, si ce n’est à la Cour au moins ailleurs ; c’est ce qui l’a engagé à danser avec Mlle de Béthune et je suis chargé de sonder les duchesses de Rauzan et de La Trémoïlle, afin de savoir si elles voudront suivre l’exemple de la princesse Léonie.

J’ai répondu que je voulais bien me charger de cette commission, mais que je croyais que, pour réussir, il ne fallait pas laisser le temps à ces dames de se voir et de discuter sur ma proposition, et que, par conséquent, je ne leur en parlerais qu’au moment même, ainsi que je l’avais fait avec Mlle de Béthune. On est tombé à ce sujet d’accord avec moi, et il ne s’agit maintenant que de décider en quel lieu le Duc d’Orléans pourra se rencontrer avec les dames du faubourg Saint-Germain.


30 janvier. — Hier, au bal de la Cour, j’ai parlé à M. de Rumigny du duel qui avait eu lieu le matin entre le général Bugeaud et M. Dulong, député de l’opposition. M. de Rumigny était un des témoins et semblait, le soir encore, assez ému de la scène qui s’était passée sous ses yeux. Le général Bugeaud s’était bien proposé de tuer son adversaire. L’un et l’autre des combattans tiraient fort bien au pistolet. Le général, qui était instruit de l’habileté de son adversaire, prit le parti de ne pas lui laisser le temps de tirer. Au signal donné par les témoins, il a avancé de cinq pas et, en même temps, a tiré et si bien que sa balle est entrée dans la tête de Dulong un pouce au-dessus de l’œil gauche. Celui-ci tomba sans proférer une parole. Quelques saignées appliquées aux deux bras le firent cependant revenir à lui pour quelques instans, mais, bientôt, il perdit de nouveau connaissance, et quoiqu’il ne fût pas mort encore à onze heures du soir, son état était tel que les médecins n’avaient aucun espoir de le sauver.

Les amis du gouvernement sont enchantés de la leçon que viennent de recevoir les députés républicains et il espère, non sans fondement, il me semble, qu’une autre fois, ces messieurs s’énonceront avec plus de mesure dans la Chambre. Bien des personnes croient qu’à l’occasion de l’enterrement de Dulong, il y aura du train ; je ne le pense pas ; le parti républicain n’est pas assez fort pour lutter à main armée contre le gouvernement.


31 janvier. — L’enterrement de Dulong s’est passé très tranquillement, grâce aux 30 000 hommes de troupes sous les armes et les canons braqués de tous les côtés. La lettre que Carrel a adressée à M. de Rumigny, en réponse à la sienne publiée dans les Débats, est épouvantable. Personne ne doute qu’elle aura pour suite un nouveau duel entre Carrel et le général de Rumigny. Mais ce dernier a quitté Paris pour se rendre aux élections dans le Maine. Le gouvernement espère qu’à son retour, tout sera oublié. En attendant, on rejette publiquement tout le blâme sur l’aide du camp du Roi ; les journaux du gouvernement disent que M. de Rumigny avait oublié son devoir ; qu’étant de semaine aux Tuileries, il n’aurait jamais dû accepter d’être témoin, les devoirs de son service lui défendant de quitter le château. On lui reproche encore d’avoir reçu aux Tuileries les autres témoins, d’avoir discuté là les conditions du duel, ce qui a pour effet de compromettre le Roi.


24 février. — Hier, dans les rues de Paris, la police a rossé tout le monde, tout ce qui lui tombait sous sa main. Les mouchards s’étant mis dans la foule, faisaient des croix avec de la craie blanche sur les habits de tous les crieurs ; et les sergens de ville, qui en étaient instruits, poursuivaient ceux-ci en les rossant d’importance. Les sergens, la police, la troupe une fois lancée y ont pris goût, à ce qu’il parait, et voilà qu’on battait, qu’on assommait des femmes et des enfans ; c’est jusqu’à l’apothicaire du château qui, malgré ses protestations, a été tellement meurtri de coups qu’il est au lit pour plusieurs semaines.

Cependant, le peuple souverain avait déjà enfoncé la boutique d’un armurier sous le théâtre de l’Ambigu-Comique et se disposait à s’emparer des armes, lorsque la garde municipale est venue et l’a empêché de continuer. Le mannequin dont parlent les journaux ressemblait à Louis-Philippe : la police s’en est emparée avant son supplice, car on allait le brûler au coin de la rue Neuve-Vivienne. Hélas ! son sort n’a pas été meilleur ; il n’a échappé aux flammes que pour être sabré par les dragons réunis à un piquet de service. Les sous-officiers lui ont à plusieurs reprises fourré l’épée dans le ventre jusqu’à la garde ; on battait des mains, on riait comme de raison ; on prétend même qu’on a distribué du vin et de l’argent à la troupe qui a bien voulu donner cette petite comédie.

Il y a tous les soirs un attroupement assez fort qui se forme à la Porte Saint-Martin. Dernièrement, en allant chez Mme Merlin, notre voiture et les autres qui ont dû passer au milieu du rassemblement pour arriver à ce concert ont été huées, et le comte de Calvière me dit qu’on l’avait menacé de dételer son cheval, sous prétexte qu’il écrasait le peuple souverain. Cette émeute, qui se répète tous les jours, reste, à quelques exclamations républicaines près, très tranquille. A minuit, arrivent les lanciers ; à cette vue, la république prend la fuite à toutes jambes pour y revenir le lendemain.

Les chefs du parti républicain ont pris ce système d’émeutes inertes pour fatiguer la troupe et la garde nationale, qui sont ainsi continuellement sur pied. Tout cela n’est que préparatifs pour la grande entreprise qu’on veut tenter lors du décès du général La Fayette. Le gouvernement s’y prépare aussi : nous verrons comment tout cela se terminera.


2 avril. — L’abbé Lacordaire prêchait et prêche encore au collège Stanislas ; il y a une telle foule qu’on a beaucoup de peine à trouver une place. Il parle dans le genre de l’abbé de Lamennais, et pour les hommes surtout. C’est de la philosophie, de la morale parfois, mais toujours de l’éloquence. Il veut prouver avant tout que la Religion catholique est tout particulièrement compatible avec les principes républicains.

Les conférences de notre curé, M. Landrieu, ont pris fin et n’ont pas cessé d’être fort suivies par beaucoup de nos belles dames.. Un jour, M. Landrieu a parlé sur les dangers du bal masqué et combien c’était mal d’y aller ; il a développé ce sujet avec beaucoup d’esprit et d’une manière fort intéressante. Or, il y avait dans l’auditoire force belles dames qui les ont beaucoup fréquentés cet hiver, sans trop en convenir toutefois. Leur figure devint couleur pourpre, tant elles se trouvaient embarrassées, ce qui fit le bonheur de celles qui auraient bien voulu y aller, mais dont le mari le leur avait défendu.

Le jour des morts, l’abbé Landrieu a si bien dit tout ce qu’il y a à dire sur ce triste sujet que la pauvre Mme de Dolomieu, qui a perdu sa fille l’année dernière, et M. de Saint-Maurice, son gendre, ont tant pleuré qu’ils ont fait pleurer tous ceux qui étaient autour d’eux ; bientôt tout le monde pleurait dans notre petite paroisse, et enfin l’abbé Landrieu lui-même, et au point qu’il a dû quitter la chaire.


14 avril. — Le Moniteur nous a appris hier que tout est terminé à Lyon[4]. Mais, comme cet article et la nouvelle télégraphique se trouvent datés de Villefranche, ville située à plusieurs postes de Lyon, on doute de l’authenticité de la nouvelle, et ce qui confirme les incrédules dans leur opinion, c’est que la malle n’est point arrivée et que, par conséquent, nous sommes sans lettres particulières.

Le Roi a passé hier une revue sur la place du Carrousel. Il en a gardé deux régimens et une grande quantité de pièces d’artillerie nécessaires pour la défense du château : il avait été averti que l’émeute, annoncée depuis plusieurs jours, allait avoir lieu. A cinq heures, en effet, on commença à construire des barricades. Il y avait eu avant des coups de fusil dans les rues Saint-Denis et autres. Après notre dîner, j’ai parcouru à pied, avec Rodolphe II, tous les boulevards. Il y avait quantité de troupes sur pied ; c’étaient des marches et des contremarches de cavalerie, d’infanterie de ligne et de gardes nationaux, mais il n’y avait plus de rassemblemens, si ce n’est de curieux, qui se racontaient ce qui arrivait dans le quartier Latin et à la Bastille.

— Je n’ai pas vu la Tribune ce soir, disait l’un.

— Je le crois bien, lui répondit un petit garçon de sept à huit ans ; on l’a saisie ce matin ; j’ai vu enlever les presses par pièces et morceaux.

— Je viens du côté du quartier Latin, dit un autre ; j’ai monté au troisième chez un de mes amis ; nous avons distinctement entendu les coups de fusil.

Hier soir et pendant toute la nuit, il y a eu beaucoup de troupes sur les quais et nommément du côté de la Chambre des Députés, puis sur la place Bourbon et aux coins de notre rue et de la rue de Bourgogne. Sur la place Bellechasse, il y avait un grand bivouac qui faisait passablement peur aux personnes qui allaient chez Mme de Bellissen. Elle reçoit les dimanches et a eu une frayeur terrible, d’autant plus que l’officier qui commandait ce détachement est entré chez elle et lui a demandé la permission de faire une reconnaissance dans la cour et dans le jardin.

— En cas de retraite, lui a-t-il dit, je compte me jeter avec ma troupe dans votre hôtel, madame la marquise, car il me paraît le plus propice à une défense vigoureuse.

Le soir, la marquise a fait fermer sa grille ; les dames qui allaient la voir étaient obligées de descendre et de traverser la cour à pied.

— C’est pour avoir de la place pour les soldats, nous a dit la marquise, avec inquiétude.

Le marquis était en bottes, avec un pantalon gris, espèce de costume de voyage ; cela nous a fait rire et nous nous disions qu’il était en petit costume d’émeute. Au surplus, on n’avait, pour nous recevoir, ouvert qu’un seul salon où il y avait une telle presse, une si forte chaleur, que c’était à n’y pas tenir.

Ce matin, j’ai parlé à quelqu’un, qui venait précisément du théâtre de la guerre. On tirait beaucoup, mais seulement avec des fusils. Les soldats du Roi fusillaient tout ce qu’ils prenaient. Un des républicains, qui venait de blesser un garde national, a été poursuivi par un détachement de la ligne ; il courait du côté du pont Notre-Dame. Se voyant cerné de près, il se précipita dans la Seine pour se sauver à la nage, mais il y trouva la mort. On a tiré sur lui plus de soixante coups de fusil. Enfin, il disparut, atteint de plusieurs balles.

A l’heure qu’il est, on se bat encore, le Roi est à l’Hôtel de Ville, on ne sait pas trop ce qu’il compte y faire. Si c’est un nouveau programme, il sera conçu dans d’autres termes que le premier. On a tiré dans la rue Saint-Denis sur le prince royal. On prétend que des agens de police avaient été payés pour cela et qu’on n’a tiré sur lui qu’avec de la poudre. On a visité de la cave au grenier la maison d’où, disait-on, les coups étaient partis. Mais on n’y a trouvé personne de suspect, ce qui n’a pas empêché d’y sabrer ferme.

Il est une heure, et l’on vient de me dire que le Roi passait en revue ses troupes sur la place Louis XV, après une victoire complète qu’elles ont remportée sur 1 500 malheureux républicains qui ont bien voulu se faire assommer, fusiller, pour le bon plaisir de leurs chefs. Il y a eu plus de soixante mille hommes sur pied dans Paris et, encore ce matin, on faisait venir des renforts de tous les côtés, entre autres tout le parc d’artillerie de Versailles qui est arrivé ici vers six heures.

Les chefs républicains ont dit qu’ils savaient très bien qu’ils ne pouvaient réussir, mais qu’il leur suffisait de forcer Louis-Philippe à baigner sa couronne dans le sang. C’est bel et bon pour les chefs qui ne prêtent pas le leur, mais pour les malheureux qu’ils font immoler, c’est tout différent ; aussi n’ont-ils pu réunir que quinze cents hommes de bonne volonté, et encore est-ce à force d’argent et de promesses.

Paris est tellement gardé que tout ce que la République peut tenter ici est et sera à pure perte. Ces jours derniers, en empoignant plusieurs des rédacteurs de la Tribune, on a trouvé un gouvernement provisoire tout arrangé. Cabet, Marrast, Carrel et compagnie y figurent, ce qui n’a étonné personne ; mais ce dont quelques personnes se sont indignées, c’est d’y trouver le nom de M. de Chateaubriand ; indignation sans cause, du reste, car c’est assurément sans son aveu qu’on l’a fait figurer sur cette liste.


15 avril. — Nous sommes allés hier porter nos félicitations à la Reine et au Roi ; il y avait beaucoup de monde : Mmes de Rambuteau, de Lobau, de Marmier, de Boigne, de Valençay, de Werther, lady Granville, plusieurs membres du corps diplomatique, puis le duc de Devonshire, qui ne comprenait pas un mot de ce que l’on disait. La Reine lui demanda en criant de toutes ses forces s’il venait de la Sicile et il répondit qu’il ne pouvait rester longtemps à Paris. Moi aussi, j’ai tenté une petite phrase, mais comme on ne peut crier dans le salon de la Reine, je ne suis pas parvenu à me faire entendre. J’ai eu pour réponse un sourire gracieux et un shake hand par-dessus le marché.

Parmi les personnes notables, il y avait encore M. Pasquier, président de la Chambre des Pairs, qui bientôt va jouer un grand rôle : on a décidé dans le Conseil que cette Chambre sera érigée en Cour de Justice, devant laquelle seront traduits les provocateurs des derniers désordres. M. Gisquet, préfet de police, m’a dit qu’on avait arrêté ces jours derniers cent quarante chefs de sections révolutionnaires et saisi les archives de ces sections ; que MM. Laffitte, Odilon-Barrot, La Fayette, Garnier-Pagès étaient fortement compromis, qu’il avait proposé d’arrêter Laffitte et La Fayette, mais que le Conseil avait rejeté sa proposition. Il m’a dit aussi que Garnier-Pagès avait provoqué et dirigé l’affaire de Lyon.

La Reine avait l’air bien contente, bien heureuse ; elle se flatte que de semblables scènes ne se renouvelleront plus. Elle a horriblement souffert de voir ses fils mêlés à ces sanglans épisodes de guerre civile, dans les rues étroites et tortueuses. On raconte, mais je ne sais si c’est vrai, qu’elle a tout fait pour les empêcher de s’éloigner d’elle.

— Il faut avoir vécu de telles heures, me disait-elle, pour juger de ce qu’elles ont d’affreux pour une mère. Ah ! que de cruelles heures j’ai passées jusqu’au retour de mes fils. Chartres m’est revenu couvert de gloire, il a été si courageux, tout le monde le proclame ; il se porte bien et je ne pense plus à mes angoisses.

Madame Adélaïde avait les yeux battus. Elle n’a cessé de s’entretenir avec Mme de Boigne ; je n’ai donc pas pu lui parler. Mme de Lobau, qui réside au château et dont les croisées donnent sur la place du Carrousel, n’a pas fermé l’œil de toute la nuit ; le maréchal entrait et sortait à tout moment ; c’était des ordres à donner, des ordres à recevoir de la part du Roi, etc. Chez Mme de Rambuteau, c’était pire ; elle loge avec son mari, le préfet de la Seine, à l’Hôtel de Ville, c’est-à-dire tout près du champ de bataille. De chez elle, on entendait les fusillades, on y apportait des blessés auxquels, aidée de ses filles, elle prodiguait des soins. Parmi ces victimes de la guerre civile, il y avait aussi des insurgés que la troupe et les gardes nationaux, dans leur exaspération, voulaient achever. Mme de Rambuteau m’a dit qu’il a fallu ses supplications, celles de ses filles et toute l’éloquence de son mari pour sauver ces malheureux, jeunes gens de quinze à dix-huit ans, pour la plupart, ayant, sous leur blouse en lambeaux, du linge très fin qui prouvait, ainsi que la blancheur de leurs mains et leur manière de s’exprimer, qu’ils n’étaient pas des ouvriers.

Le Roi m’a demandé si j’avais assisté à toutes ces épouvantables scènes ; je lui ai répondu que je n’avais été que sur les boulevards jusqu’à la Porte Saint-Martin et que je n’avais pas poussé la curiosité jusqu’à m’embarquer dans les petites rues.

— Je n’ai pas suivi l’exemple de Votre Majesté, ai-je ajouté, et surtout pas celui du Duc d’Orléans. A mon avis, Son Altesse Royale a été un peu trop loin.

— Vous avez raison, comte Rodolphe ; je trouve moi-même que son courage l’a entraîné au delà de ce qui était nécessaire.

— C’est un brillant défaut pour un prince que d’avoir trop de courage.

— Oui, reprit le Roi, mais cela n’est pas moins un défaut.

Sa Majesté a bien voulu me dire encore qu’Elle venait de recevoir des nouvelles de Lyon, qui lui apprenaient que finalement tout était terminé et que la prise du dernier retranchement de l’insurrection avait été bien moins sanglante que tout ce qui l’avait précédée. C’était comme au siège de Saragosse ; chaque maison était transformée en forteresse ; les Républicains occupaient les croisées et les toits et, comme les maisons à Lyon sont de six à sept étages, aucun fusil ne portait jusque-là. Les soldats ont été obligés de monter sur les toits qui sont devenus ainsi le théâtre de combats sanglans. Il est même arrivé que les soldats, en voulant précipiter leurs ennemis du haut des combles, tombaient en même temps avec eux.

Ce qui s’est passé dans les églises fait frémir ; la troupe en a pris quatre d’assaut. Il y a eu des tués en grand nombre, voire des femmes et des enfans. Derrière les autels, dans les confessionnaux, le sang ruisselait ; tout fut détruit, renversé ; çà et là gisaient pêle-mêle des candélabres, des calices ; la lampe éternelle fut renversée, et l’huile se mêlait au sang des victimes., Les cadavres étaient ensevelis sons les décombres de colonnes et de statues brisées et sous le tas des aubes et autres ornemens d’église, déchirés et ensanglantés. Il a fallu déchirer les surplis afin d’avoir des bandages pour panser les blessés. Qu’on ajoute à ce tableau les cris de détresse et de vengeance, le son du tocsin, le bruit des canons et des fusils, les gémissemens des blessés, le râle des mourans, et il sera complet.

A notre émeute à Paris, le même acharnement, la même cruauté se sont manifestés ; on tuait des deux côtés autant qu’on pouvait. Le général de Rumigny, qui avait son commandement à la Bastille, m’a donné cet épouvantable détail : un soldat de sa troupe venait d’être atteint au bras par une balle qui le lui fracassa ; le malheureux tombe évanoui. Pendant que M. de Rumigny donnait des ordres pour le faire transporter dans un hôpital, un petit monstre de quinze ans vint lui couper la tête et s’enfuit après.

— J’ai vu cette tête détachée du corps rouler dans le ruisseau, m’a dit M. de Rumigny.

Et sa figure exprimait toute l’horreur qu’il éprouvait encore en se rappelant cette scène. On a trouvé des poignards à barbes qui, en les retirant de la plaie, déchiraient tellement les chairs que de pareilles blessures étaient presque toujours mortelles.


3 mai. — Il y a deux jours, l’abbé de La Mennais nous a régalés d’un ouvrage de sa façon ; il est écrit avec une élégance, une élévation de style comparable à Bossuet, mais les principes qu’il y énonce, qu’il y professe, sont le républicanisme le plus affreux, le régicide, le renversement de tous les principes existans, au point qu’un des rédacteurs du National disait à Renduel, éditeur de l’ouvrage :

— Vous publiez un livre de M. de La Mennais dont, à ce qu’on prétend, les lettres brûlent les doigts de vos imprimeurs.

— Oui, monsieur, lui répondit Eugène Renduel, ils bondissent de joie en plaçant une lettre après l’autre d’un livre qui fera trembler les souverains sur leurs trônes ébranlés.

Le duc de Noailles arriva avant-hier à l’Abbaye-au-Bois chez Mme Récamier ; il avait dans sa poche ce livre intitulé : Les Paroles d’un croyant, et comme il fut question de M. de La Mennais, M. de Noailles donna lecture de plusieurs chapitres. Le vicomte de Chateaubriand et le duc de Laval écoutaient avec attention. Les deux ducs et Mme Récamier se récrièrent sur l’épouvantable tendance de ce livre. Chateaubriand n’en paraissait pas trop mécontent et se contenta de dire :

— C’est pourtant encore bien plus fort que tout ce que j’ai dit dans mon Avenir.

—. Oui certes, lui répondit M. de Laval, c’est bien plus fort encore ; mais permettez-moi de vous faire observer, cher vicomte, que M. de La Mennais n’a pas été, comme vous, ministre et ambassadeur, chargé sous Louis XVIII et sous Charles X de maintenir les droits de la couronne de saint Louis, et telle est la confiance qu’on a en vous et en vos principes monarchiques que vous vous trouvez, à l’heure qu’il est, chargé, de la part de Charles X et de la part de Mme la Duchesse de Berry, de veiller aux progrès du parti de Henri V en France et de donner aux affaires de ce parti la direction la plus avantageuse, afin d’effectuer le retour de ce jeune prince dans sa patrie et de le rétablir dans ses droits par la grâce de Dieu.

— C’est vrai, c’est vrai, lui répondit M. de Chateaubriand.

Et la conversation en resta là.


8 mai. — Hier soir, il était question chez nous des progrès que fait le magnétisme et des résultats inconcevables qu’on en obtient. Le duc de Laval nia tout ce qu’on disait là-dessus et soutint qu’il n’en était rien.

— Il y a deux ans que je pensais exactement comme M. le duc, observa M. de Balzac qui était là ; il m’aurait fallu toutes sortes de preuves évidentes pour me résoudre à croire à une chose dont on voit les résultats sans qu’il soit humainement possible de les expliquer. Je me trouvais à la campagne, avec quelques-uns de mes amis. Le soir, on parla de magnétisme, ainsi que nous en parlons en ce moment. Je m’énonçai contre, dans le même sens que M. le duc. Il se trouvait parmi nous un médecin qui soutint avec force que le pouvoir du magnétisme existait réellement et qu’il ne tenait qu’à moi ou à une autre personne de bonne volonté de lui donner le moyen de prouver la vérité de son assertion. Une des dames qui se trouvaient comme nous en visite dans ce château fut déclarée par lui comme très sensible au magnétisme. Il fallut quelque temps et mille promesses et assurances de notre part et de son amie, la maîtresse de maison, avant que cette dame consentit à se prêter à cette expérience. Le médecin commença donc à la magnétiser ; il ne lui fallut que quelques minutes pour l’endormir. Elle répondit alors à toutes nos questions exactement comme si elle était éveillée ; elle nous reconnut sans ouvrir les yeux, elle annonça toutes les cartes que je lui présentais. Cela ne me suffisait pas ; je voulus que la voyante me dît des choses qu’elle n’aurait pu nous dire dans son état naturel. Je tirai donc cinq cartes au hasard, sans les regarder ni les montrer à personne ; je les mis dans ma poche, puis je demandai à la somnambule quelles cartes j’avais. Sans trop hésiter, elle me les nomma toutes. J’allai ensuite dans la chambre voisine, je tirai une carte après l’autre et je constatai qu’elle avait dit vrai. « — Maintenant, me dit le médecin, touchez-la et demandez-lui des renseignemens sur ce qui se passe dans l’intérieur, d’une maison de Paris dont vous désirez avoir des nouvelles.

« Sur ma prière, tout le monde se retira, excepté la maîtresse de maison, qui, selon la volonté de la voyante, devait rester auprès d’elle. Lorsque nous fûmes seuls, je la priai de me dire ce qui se passait en ce moment chez une dame de mes amies, à Paris. Elle me répondit qu’il y avait plus de monde que de coutume, elle me nomma toutes les personnes. Comme il s’en trouvait dans le nombre que mon amie ne voyait pas habituellement, je crus que la voyante se trompait ; je le lui dis, ce qui parut la fâcher, et lorsque je lui demandai pourquoi tout ce monde était réuni, elle me répondit qu’on venait de demander la fille de mon amie en mariage, que les personnes que je paraissais ne pas connaître étaient le futur et ses parens. Ceci me parut une mauvaise plaisanterie, je savais positivement qu’il n’était point question de marier la jeune personne et que, si cela avait été, on m’en eût certainement prévenu. Le médecin rentra sur mon invitation, ainsi que toutes les autres personnes. Je lui dis ce qui venait de m’être raconté et que pour le coup, cette fois-ci, le magnétisme était en défaut. Le médecin m’assura qu’il était persuadé du contraire et que je ne devais porter aucun jugement avant de m’être renseigné. Son air d’assurance me piqua si vivement, que je pris sur-le-champ une chaise de poste et me rendis à Paris. Jugez de mon étonnement et de celui de mon amie lorsque je lui détaillai tout ce qui s’était passé chez elle la veille et qu’elle me dit que tout avait été exactement ainsi ; que le mariage de sa fille était chose décidée, quoique inattendue, et qu’au moment où j’arrivais, elle m’écrivait pour me donner cette heureuse nouvelle. Depuis ce jour, il m’est impossible de douter de l’existence de la force surprenante du magnétisme et, une fois convaincu, je suis devenu un de ses plus zélés défenseurs. Je suis donc magnétiseur moi-même et j’ai une telle force qu’il y a bien peu de personnes qui me résistent, puisque toutes deviennent somnambules chez moi, pas toujours à la première séance, mais infailliblement après les avoir renouvelées plusieurs fois de suite. En mettant une personne en rapport avec ma somnambule, je lui ferai dire par celle-ci jusqu’à ses pensées les plus secrètes.

— Mais, dit M. de Laval, si cela en est ainsi, il me semble que pendant les années où j’ai été ambassadeur en Espagne, à Rome, à Vienne, à Londres, j’aurais beaucoup mieux fait de me procurer, à la place de tous mes secrétaires, une bonne somnambule de votre façon, mon cher monsieur de Balzac, et je le conseillerai beaucoup à M. l’ambassadeur d’Autriche ici présent.

Nous nous mîmes tous à rire de cette phrase de M. de Laval. Balzac nous donna encore une foule d’autres exemples dans le genre précité, tous également étonnans. Ce qui me déplaît surtout, c’est cette influence que conserve le magnétiseur sur la personne magnétisée ; il vous force à vous soumettre à sa volonté. Vous restez son esclave ; lui à Saint-Pétersbourg et vous en Amérique, il vous forcera, par sa seule volonté, de penser à lui dans le moment où il l’exigera de vous.

M. de Balzac nous a dit qu’il avait bien souvent fait cette expérience, qu’il avait par exemple fortement désiré que la personne qui se trouvait sous son influence magnétique et absente en Angleterre ou partout ailleurs, pensât à lui au moment même et qu’elle le lui prouvait en lui écrivant et en lui donnant de ses nouvelles.

— J’inscrivais, continua-t-il, la date du jour dans mes tablettes et je ne manquais jamais de recevoir la lettre voulue et portant la date que j’avais inscrite. C’est une expérience très facile à faire, très licite et que je me suis permise souvent pour convaincre les personnes qui ne voulaient pas croire à mes assertions.


21 septembre. — Voici la conversation que j’ai eue avec la duchesse de Périgord, en parcourant avec elle son beau parc à Maffliers.

— Je ne sais trop, lui ai-je dit, ce que notre société deviendra cet hiver et à quel point l’influence que vous autres, mesdames, vous exercez sur elle et je dirai même sur les affaires du jour, nous sera salutaire cette année.

— Elle sera nulle, cher comte, me répondit la duchesse. Nous ne sommes plus ce que nous étions autrefois, nous sommes détrônées.

— Ne parlez pas ainsi, madame ; n’abdiquez pas et, si vous vous croyez détrônées, ne l’avouez pas, car, si vous parveniez à le faire croire, vous seriez aussitôt remplacées, et Dieu sait par qui ! Dans ce pays-ci, les femmes ont toujours eu et auront toujours une grande influence. Ni la Révolution de 1789, ni les hommes terribles qui ont mis à néant une monarchie de huit siècles, ni les Dantonistes, ni les Girondins, ni le triumvirat, ni la guillotine, ni les cachots, ni la loi n’ont pu ébranler ce pouvoir. Le sang versé par la Terreur teignait encore le pavé de Paris que déjà s’ouvraient les salons de Mme Récamier, de Mme de Staël et de la belle Mme Tallien ; Napoléon lui-même s’était mis sous le joug de l’aimable Joséphine de Beauharnais, et Louis XVIII, le monarque si distingué, si spirituel, se donnait autant et plus de peine pour écrire un billet doux que pour faire une loi : Mme Du Cayla pourrait facilement nous le prouver. Il n’est pas de pages dans l’Histoire de France où les femmes ne figurent. Il y en a de célèbres dans tous les siècles, depuis la Fronde jusqu’à nos jours ; ne doutez donc pas de la durée de leur règne. C’est vous, mesdames les grandes dames, qui avez régné jusqu’à présent. Si vous vous retirez, d’autres se mettront à votre place ; vous serez obligées d’obéir, tandis que vous pourriez commander.

— C’est peut-être vrai, cher comte, mais que voulez-vous faire avec une société qui ne parvient plus à s’entendre ? Voyez la duchesse de ***. Est-il possible de lui faire entendre raison ? Son éloquence d’autrefois n’est plus que du radotage aujourd’hui ; elle voudrait voir établie une Terreur royaliste ; elle voudrait qu’une moitié de la France égorgeât l’autre, voilà toute sa politique. Ses amies sont, pour la plupart tout aussi absurdes qu’elle, et celles qui voient les choses avec un peu plus de sang-froid, sont taxées comme moi de libérales. Vous en riez, comte, et vous avez raison, car cela ne me va guère d’être libérale ! Mais, que voulez-vous ! le monde est ainsi. Les mêmes personnes qui disent aujourd’hui que M. de Périgord est libéral, disaient sous Charles X qu’il était de la Congrégation.

Ces réflexions étaient si vraies que je n’ai rien trouvé à répondre.


9 octobre. — La Cour étant à Fontainebleau, nous avons été invités, l’ambassadeur, l’ambassadrice, leurs fils et moi, à y passer trois jours. Nous sommes partis de Paris vers onze heures du matin, l’ambassadrice, ses fils et une femme de chambre dans une grande berline, l’ambassadeur et moi dans un coupé. Bien que nous fussions au 4 octobre, la chaleur et la poussière ont rendu le voyage assez pénible, d’autant que la route était sillonnée d’innombrables voitures de poste, de diligences et de fiacres.

A la première poste, nous nous sommes rencontrés avec le duc de Frias, ambassadeur d’Espagne. Il avait quitté Paris une heure avant nous ; mais, une roue de sa voiture s’étant cassée, il avait dû attendre qu’elle fût réparée. A la seconde poste, nous avons trouvé la princesse de Wagram dans une voiture de voyage d’un rouge clair, avec son chiffre d’une grandeur peu commune, surmonté d’une couronne royale, à laquelle elle tient infiniment et à laquelle elle a droit comme princesse de Bavière.

Il était deux heures à peu près lorsque nous arrivâmes à l’entrée de la belle forêt de Fontainebleau. Comme nous venions d’y pénétrer, toute la cavalcade des Ducs d’Aumale et de Montpensier, composée des aides de camp des deux princes, de ceux du Roi et de quelques étrangers, en tout cinquante personnes environ, se trouva sur notre chemin. Grandes salutations de part et d’autre, et puis, chacun poursuit sa route. Peu de temps après, apparurent neuf voitures à six chevaux. Dans la première voiture de chasse à baldaquin se trouvaient le Roi, lord Granville à sa droite et le maréchal Gérard ; dans la seconde, un grand char à bancs recouvert aussi d’un baldaquin, étaient assises sur la première banquette la Reine, Madame Adélaïde et lady Granville et derrière, Mme Thiers, les maréchales de Trévise et Gérard, Mme de Montalivet, Mme de Laborde, Mme de Lobau, etc., et enfin les dames d’honneur. La troisième voiture, encore un char à bancs pareil à celui de la Reine, ressemblait à une grande corbeille de fleurs. Les deux princesses occupaient la première banquette. Les autres étaient occupées par une infinité de jolies jeunes femmes et de jeunes personnes telles que Mlles de Laborde, de Chanterac, de Lobau, de Chabot, Mortier. Leurs belles et élégantes toilettes, leur figure si fraîche, si gaie ayant pour fond de tableau cette superbe forêt, ces beaux arbres avec leur verdure foncée sur laquelle tous ces chapeaux blancs, ces rubans roses, ces robes blanches se détachaient si admirablement, tout cela précédé et suivi de nombreux équipages de piqueurs, de palefreniers en grande livrée, produisait un ravissant effet et nous disposait d’avance très favorablement au séjour de Fontainebleau.

Nous descendîmes dans la Cour des Princes. L’appartement qui nous était destiné se composait d’un grand vestibule qui séparait l’appartement de l’ambassadeur de celui de l’ambassadrice ; les deux avaient le même nombre de pièces, à savoir une antichambre, un salon d’attente, un second salon et une chambre à coucher, le tout meublé avec magnificence. L’appartement de Jules, de Rodolphe II et de moi communiquait par une porte dérobée avec celui de l’ambassadeur et se trouvait comme les deux autres au rez-de-chaussée et dans le même corps de logis ; il avait été habité avant nous par le prince Buttera, ambassadeur de Naples. J’avais pour moi une superbe chambre à coucher, puis un salon en commun avec Jules et Rodolphe II, dont la chambre à coucher donnait aussi dans ce salon ; puis, nous avions un grand vestibule et une sortie séparée de celle de l’ambassadeur.

Ces trois appartemens sont éclairés par le jardin de Diane ou de l’Orangerie, réservé pour la Reine et les princesses dont l’habitation y accède. Une belle fontaine en marbre blanc ornée d’une statue de la déesse chasseresse, en bronze, et la galerie de Diane qui se trouve au-dessus de l’appartement que nous habitions donnent ce nom au jardin. Dans toutes les chambres, se trouvait sur une des commodes une assiette avec du raisin et une autre avec des pâtisseries qui tous les jours ont été renouvelées.

Pendant que nos domestiques déballaient nos effets, on nous dressait une table avec un très bon déjeuner.

Ces superbes appartemens si richement ornés de meubles à forme grecque tout dorés, ces tentures en satin broché parsemé de bouquets et d’abeilles, ces beaux tapis dont le tissu moelleux avec des couleurs si vives, des casques, des boucliers, des dards, des cimeterres, des glaives, des épées, rappelle le règne de Napoléon, ce règne de gloire et de destruction qui a été tant admiré et tant abhorré, ce large lit surchargé de bronzes dorés avec ses rideaux en velours vert, si richement galonnés d’or, avec ses grosses torsades, ses glands resplendissans, ce lit dans lequel je me suis si bien reposé des fêtes de la veille, tout cela n’existait point du temps de Louis XIV. Cette longue suite d’appartemens formaient ensemble une seule longue galerie connue sous le nom de galerie des Cerfs. C’est là que périt Monaldeschi, écuyer de la reine de Suède, la fameuse Christine.

Dès que la Cour fut rentrée de sa promenade, ce qui arriva vers les cinq heures, Mme de Dolomieu et de Montjoye arrivèrent chez nous ainsi que M. de Montalivet pour nous saluer de la part de Leurs Majestés et pour s’informer en même temps si nous étions pourvus de tout ce qu’il nous fallait. Eussions-nous manqué de tout, encore aurait-il fallu avoir l’air content ; à plus forte raison, comblés comme nous l’étions, il ne nous restait qu’à exprimer notre reconnaissance.

Mme de Dolomieu nous dit qu’elle se voyait forcée de nous quitter, puisqu’on dînerait de meilleure heure, c’est-à-dire à six heures et qu’elle était obligée de faire sa toilette ; nous aussi, nous nous retirâmes pour le même motif dans nos appartemens. Notre planton vint chez moi en me disant :

— Monsieur le comte, le dîner de Sa Majesté sera servi à six heures, et la tenue est en frac.

A six heures moins un quart, notre planton nous précéda pour nous conduire jusqu’à l’appartement de la Reine. Sa Majesté était assise à sa table, ayant à sa gauche Madame Adélaïde, mais à une distance assez grande pour qu’il restât entre elles une ou deux places réservées aux personnages que la Reine voulait distinguer particulièrement. La princesse Marie occupait la place vis-à-vis de la Reine et de la princesse Clémentine, celle-ci vis-à-vis de Madame Adélaïde. Entre les princesses se tenaient leurs jeunes amies ou quelques dames étrangères. Nous fîmes notre entrée presque en même temps que lady Granville. Sa Majesté se leva et tout le monde suivit son exemple. Elle vint à la rencontre de notre ambassadrice, la prit par les deux mains et lui exprima le plaisir de la voir à Fontainebleau.

— Bonjour, messieurs, dit-elle en se tournant de notre côté, bonjour ; je suis charmée de vous voir tous réunis ; mais il me manque quelqu’un, c’est Marie.

— Votre Majesté est trop bonne de se rappeler ma petite Marie, répondit l’ambassadrice ; mais c’eût été abuser de la bonté de Votre Majesté de lui amener une sixième personne.

— J’en suis bien fâchée, ma chère comtesse, car j’avais compté sur elle et j’ai dit à la maréchale Gérard d’amener sa petite, absolument du même âge que Marie, afin qu’elle lui tint compagnie.

— Votre Majesté est vraiment mille fois trop bonne.

— Etes-vous bien chez vous, dans vos chambres ? Avez-vous tout ce qu’il vous faut, vous, le comte Apponyi et vos enfans ? Le Roi désire que vous soyez tous bien ; il est allé lui-même dans tous vos appartemens pour se convaincre, de ses propres yeux, que ses ordres ont été exécutés.

— Oui, interrompit le Roi, j’ai fait le tour de tous les appartemens ; mais si, malgré cela, il vous manquait quelque chose, voilà Montalivet à qui je vous engage à vous adresser.

L’ambassadeur d’Espagne, que nous avions laissé à onze heures du matin à la première poste, venait d’arriver enfin ; il avait eu toute la peine du monde, et sa pauvre fille surtout, à finir sa toilette à temps pour ne pas faire attendre. Il arriva donc dans le salon tout haletant, se confondant en excuses et nous donnant des détails sur sa mésaventure : cette roue, toujours la même, qui s’était cassée quatre fois pendant la route.

— Sa Majesté est servie !

Tout le monde se mit en marche, le Roi donna le bras à Madame Adélaïde et notre cousin à la Reine ; les deux autres ambassadeurs aux princesses, le maréchal Gérard à notre cousine, l’amiral Jacob à l’ambassadrice d’Angleterre, Mmes de Dolomieu et de Montjoye avaient sur elles la rude tâche de l’affaire des bras pour le reste du monde ; elles me prièrent de m’occuper des jeunes personnes et des jeunes gens.

— Donnez le bras à lady Georgina Fullerton ou à la marquise Belmonte, me dit Mme de Dolomieu ; partagez-vous ces deux dames entre vous et votre cousin.

Nous voilà en marche pour la galerie de Diane. Cette galerie fut construite et décorée par Henri IV, les peintures étaient l’ouvrage d’Ambroise Dubois et représentaient les victoires remportées par le prince. Indépendamment de ces tableaux, il y en avait d’autres retraçant des sujets de la fable, choisis pour rappeler, sous la forme allégorique, les amours du roi chevalier et de la belle Gabrielle. Toutes ces belles peintures furent détruites par le temps, et Napoléon trouva presque anéanti ce chef-d’œuvre de l’art ; il donna l’ordre de les rétablir, mais on ne put exécuter que le gros des travaux, et sa chute arriva au moment où les meilleurs peintres de son temps composaient des tableaux représentant les batailles les plus mémorables où il avait commandé en chef.

Louis XVIII ne fut pas plutôt monté sur le trône qu’il ordonna la continuation de cette galerie. Deux peintres d’un mérite distingué, MM. Abel Pujol et Blondel, furent choisis pour exécuter le nouveau plan qui devait être arrêté ; ce sont eux qui ont peint et décoré cette grande voûte si riche en arabesques, dorures et tableaux ; c’est donc dans cette superbe galerie que nous étions assis cent personnes à table, tandis qu’une musique se faisait entendre.

Je me trouvai assis entre la marquise Belmonte et Mlle Mortier, fille du maréchal duc de Trévise. Cette dernière est une très agréable personne. La marquise Belmonte me parla encore de sa roue cassée et de sa femme de chambre, qui avait oublié une écharpe à Paris. Un tableau peint par Duperreux, embrassé dans son large cadre doré vis-à-vis de nous, représentant le palais de Fontainebleau du côté de l’étang, fournit matière à notre conversation. On voit sur le devant du tableau Henri IV relevant son ministre et son ami, qui avait mis un genou en terre, et lui adressant ces paroles :

— Relevez-vous, Sully, on croirait que je vous pardonne.

Après-diner, nous sommes restés pendant une demi-heure encore dans le salon de la Reine avant d’aller au spectacle. Au moment où l’on se mit en marche pour se rendre dans la salle, le Duc d’Aumale vint me trouver et m’engagea à prendre place à côté de lui dans la coquille.

— Nous y verrons mieux, me dit-il que dans la loge du Roi.

J’acceptai avec reconnaissance. On appelle les deux coquilles, deux loges où il y a place pour une vingtaine de personnes et qui réunissent le double avantage d’être très près de la scène et de l’avoir en même temps en face. Nous voyant si bien établis, je demandai au Duc de me permettre d’aller chercher la duchesse de La Trémoïlle avec laquelle je m’étais engagé avant la proposition du prince et que je voyais placée bien près de la loge royale, mais fort mal pour voir et entendre.

— Oui, comte, amenez-nous quelques dames aimables, notre coquille n’en deviendra que plus recherchée.

— Madame, dis-je à la duchesse de La Trémoïlle, lorsque je me trouvai auprès d’elle, le Duc d’Aumale me charge de vous dire que, si vous n’êtes pas femme à regretter les grandeurs dont vous vous trouvez entourée, en les échangeant contre une bonne petite place, bien commode, d’où l’on entend et d’où l’on voit à merveille, il vous propose de venir dans la coquille dont il fait les honneurs.

— Je ne demande pas mieux, me dit-elle ; mais ne croyez-vous pas qu’on trouvera mauvais que je quitte une place que Madame Adélaïde m’a fait assigner ?

— Si vous me le permettez, je m’en vais en parler à S. A. R.

A ces mots, j’avance jusqu’auprès de Madame Adélaïde et, en lui exposant la petite affaire, je lui dis que la duchesse ne voulait pas profiter de l’offre du Duc d’Aumale avant de savoir si S. A. R. ne s’en trouverait pas offensée.

Cette respectueuse soumission de la part d’une grande dame, telle que la duchesse de La Trémoïlle, flatta infiniment Madame Adélaïde. Elle me chargea donc de toutes sortes de gracieusetés pour la duchesse et les fit précéder de charmantes petites mines aimables qui comptaient au moins autant que mon message, puisqu’elles étaient un témoignage public de sa bienveillance. De retour auprès de Mme de La Trémoïlle, je lui fis mon message en y ajoutant qu’on lui devait au moins tout cela pour la manière dont elle, la duchesse et le duc de La Trémoïlle étaient traités par les journaux carlistes pour avoir mis le pied à la Cour du roi Louis-Philippe.

Arrivée dans la coquille, elle fut enchantée de voir de si près la scène. Mlle Mars, malgré ses cinquante-trois ans, nous charma dans un rôle d’ingénue ; elle est encore jeune, elle est encore belle, son organe est toujours le même, celui d’une personne de dix-huit ans. Personne ne dit les vers comme elle, personne ne prononce avec plus de soin, personne ne possède plus la prosodie de sa langue et certainement personne n’en fait un plus agréable usage. Le spectacle finit par un opéra-comique. Pendant l’entr’acte, les personnes qui résidaient au château furent priées de passer dans le petit salon à côté de la loge du Roi pour y prendre le thé. On nous avait déjà servi des glaces dans nos loges.

Avant de rentrer dans nos appartemens respectifs, nous sommes encore restés pendant une demi-heure dans le salon de la Reine, après quoi Sa Majesté et les princesses nous souhaitèrent le bonsoir et chacun se retira.

Le lendemain, à neuf heures, on nous servit dans le salon de l’ambassadrice un premier déjeuner, café, chocolat, thé. A dix heures, précédés de notre planton, nous nous rendîmes à la chapelle de Saint-Saturnin : elle remonte au temps de Louis VII, comme l’indique la charte de sa consécration, qui est de l’année 1169.

Depuis longtemps, ayant cessé d’être consacrée au culte, elle avait servi tantôt de salle à manger, tantôt de magasin. Le Roi vient de la rendre à sa première destination et sans rien changer à son architecture intérieure, on y a construit, au-dessus de la porte d’entrée et dans toute la largeur, une tribune à laquelle on arrive des grands appartemens par un escalier qui prend naissance à la sortie de la salle de bal près de la bibliothèque. Ces arrangemens ont été terminés peu de jours avant l’arrivée de la famille royale à Fontainebleau.

L’ambassadeur d’Espagne, après avoir mené sa fille auprès de notre cousine, prit place à côté de nous ; il fit une inspection très soigneuse de ma toilette, il en passa et repassa tous les détails en revue en la comparant pièce par pièce avec la sienne.

— J’aurais mieux fait peut-être de mettre un pantalon blanc comme vous, me dit-il ; après la messe, je vais faire ce changement.

— Je ne vous le conseille pas, monsieur le duc, car à dix heures et demie on se met à table pour le déjeuner ; vous arriveriez trop tard, et puis je ne vois pas qu’il soit inconvenant de porter un pantalon gris perle.

— Vous croyez ?

Et voilà qu’il recommence à me regarder et à se regarder lui-même. Comme on commençait à rire autour de moi du pauvre duc, je voulus changer de conversation et je lui dis :

— Comment trouvez-vous cette chapelle ?

Malheureusement, il avait tourné de mon côté l’oreille par laquelle il n’entend pas trop. Il me répondit donc :

— Si j’ai des chapelles ! j’en ai en quantité ; j’ai même deux cathédrales.

— Je n’en doute pas, mais je vous demande si vous trouvez belle cette chapelle.

— Mais, mon cher comte, ce n’est rien, rien du tout ; dites vous-même si cela se compare à la chapelle d’Aranjuez !

Puis il tourna le dos à l’autel et se mit à regarder la tribune occupée par la famille royale, puis, tout à coup, il quitte sa chaise, avance à petits pas, mais très vite vers l’autel, fait trois ou quatre génuflexions et revient de nouveau à sa place. Ce mélange de piété et de distraction fit le bonheur des jeunes gens ; les princes d’Aumale et de Montpensier n’ont pas manqué de s’en divertir.

La princesse Marie est occupée en ce moment de la composition des dessins de vitraux qui doivent être posés dans cette chapelle et dont les sujets sont tirés de la vie de saint Saturnin.

Au déjeuner, quoiqu’il n’y eût absolument que les personnes habitant le château, nous étions quatre-vingt-cinq. Ce fut au reste un dîner complet avec la soupe et tout ce qui la suit à un grand repas, mais, en outre, il y avait aussi du thé et du café pour ceux qui en voulaient. Après ce repas et pendant que notre cousin travaillait avec le Roi, la Reine nous montra ses appartemens.

— Voici, nous dit-elle, en nous faisant entrer dans sa chambre à coucher, voici ma chambre ; ces meubles, ce lit, ces tentures brochées et brodées sont du temps de Marie-Antoinette, la vue donne sur le jardin réservé. — Sa Majesté tout en parlant, me fit signe d’ouvrir la croisée. — Vous connaissez cette vue, comte Rodolphe, c’est celle qu’on découvre de votre appartement. Mais vous n’avez que la vue, tandis que j’ai cet escalier pour descendre dans le jardin et m’y promener. Je n’en profite guère d’ailleurs, si ce n’est pour aller voir mes filles qui demeurent au rez-de-chaussée. Maintenant, Aumale, ajouta-t-elle en se tournant du côté de son fils, faites le cicérone ; expliquez à la comtesse Apponyi le sujet des tableaux. Vous savez cela beaucoup mieux que moi.

Le prince se mit donc à la tête du groupe et accomplit sa besogne avec beaucoup d’aplomb et d’amabilité.

— Voici, dit-il, la chambre à coucher de Napoléon ; elle sert aujourd’hui à mon père ; mais il ne dort pas dans le lit de l’Empereur que voilà ; ce lit est trop mou pour lui ; vous savez que nous avons tous l’habitude d’avoir des lits très durs. Maintenant, continua le prince, nous arrivons dans une pièce fort intéressante, c’est celle où Napoléon a abdiqué. Voilà, dit-il, en s’approchant d’une petite table, voilà où il a signé l’acte mémorable. Le Roi y a fait placer le fac-similé de cet acte rédigé par l’Empereur lui-même et dont le baron Fain, que voilà présent, possède l’original, lui, secrétaire alors de l’Empereur, comme il l’est aujourd’hui du Roi.

Le baron Fain s’inclina et nous fit la lecture de cette abdication, dont voici le texte : « Les Puissances alliées ayant proclamé que l’Empereur était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’Empereur, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce pour lui et ses enfans aux trônes de France et d’Italie et qu’il n’est aucun sacrifice, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire aux intérêts de la France. »

Parmi nous se trouvaient, outre le baron Fain, le colonel Gourgaud, Anatole de Montesquiou et le général Athalin qui avaient été témoins des adieux de l’Empereur. ;

— Les voitures de voyage, me dit M. Athalin, étaient déjà rangées dans la cour du Cheval-Blanc. La garde impériale prit les armes et forma la haie. À une heure. Napoléon sortit de cet appartement ; il nous trouva rangés sur son passage ; nous étions tout ce qui lui restait de sa Cour, la plus nombreuse et la plus brillante de l’Europe. Ce furent le duc de Bassano, le général Belliard, le colonel de Bussy, le colonel Anatole de Montesquiou, le comte de Turenne, le général Fuler, le baron de Mesgrigny, le colonel Gourgaud, encore un qui se trouve en ce moment parmi nous, le baron de La Place, le baron Le Lorgne d’Ideville, le chevalier Jouanne, le général Corsakowski, le colonel Vonsowitch, le baron Fain et moi. Napoléon tendit la main à chacun de nous, puis descendit vivement l’escalier et, dépassant le rang des voitures, s’avança vers la Garde. Il fit signe qu’il voulait parler ; tout le monde dans le silence le plus religieux écouta ses dernières paroles… Ce silence n’était troublé que par les sanglots des soldats. Napoléon, dont l’émotion était visible, fit un effort et reprit d’une voix ferme : « Adieu encore une fois, mes vieux compagnons I que ce dernier baiser passe dans vos cœurs ! » Et il embrassa le drapeau que le général Petit lui présenta. S’arrachant alors au groupe que nous formions autour de lui, il s’élança dans sa voiture, au fond de laquelle était déjà le général Bertrand. Il me serait impossible de vous dépeindre, continua le général Athalin, ce que nous avons éprouvé et ce que j’éprouve encore aujourd’hui en me rappelant cette déchirante scène.

— Ce qui est fort remarquable, interrompit le Duc d’Aumale, c’est l’inscription que porte cette table par ordre de S. M. feu le roi Louis XVIII.

Le prince leva le dessus de la table et sur une plaque de bronze nous lûmes ces mots qui y sont gravés : « Napoléon Bonaparte signa sur cette table, le 11 avril 1814, l’acte d’abdication comme empereur des Français dans le second cabinet du Roi.

— Le roi Louis XVIII, nous dit M. de Montalivet en prenant la parole, ayant visité ce château avec S. M. Louis-Philippe, alors Duc d’Orléans, il fut question de cette table. Le Roi demanda à la voir et la fit placer dans cette chambre où elle se trouve depuis : « — Afin, dit-il au Duc d’Orléans, que ce détail ne tombe pas dans l’oubli, je compte faire faire une inscription sur ce meuble devenu historique, j’y penserai. » Quelques mois après, on apporta cette plaque de bronze de Paris et elle fut placée comme vous voyez. Le Duc d’Orléans en eut connaissance et ne cacha pas au Roi qu’il ne la trouvait pas de son goût, sur quoi Louis XVIII lui répondit : « — Voyez-vous, mon cousin, vous n’avez jamais compris et vous ne comprendrez jamais ces choses-là. »

MM. Thiers et Duchatel écoutaient ces détails avec intérêt et rirent de la petite faiblesse de l’auteur de la Charte.

‘— Allez, mon cher Aumale, continuez votre course et prenez Tonton avec vous, dit la Reine à son fils. Et puis se tournant vers moi : — Il me semble que la comtesse est fatiguée, je resterai ici avec elle, oui, ma chère, nous n’avons pas trop de force à nous deux ; laissons-les aller voir le reste, vous avez vu ce qu’il y a de plus intéressant. Allez, messieurs, et laissez-moi ici avec la comtesse Apponyi.

Dans la salle du trône, autrefois la chambre à coucher de Louis XIV, dont le plafond est une des plus belles choses que l’on puisse voir dans ce genre, j’exprimai au Duc d’Aumale mes regrets d’abord que Napoléon lui eût donné une autre destination, mais surtout qu’il eût fait faire des portes dans le style grec que rien autre ne rappelle dans cette superbe pièce,

— Vous avez raison, me répliqua le prince ; Bonaparte a commis là une très grande faute contre le bon goût, mais il n’est pas moins vrai qu’il a eu celui de laisser les fleurs de lis : en voilà partout, comme vous voyez.

Cette phrase dans la bouche du fils de Louis-Philippe m’étonna, mais je m’abstins de le faire remarquer. :

A deux heures, nous étions tous réunis dans le salon de la Reine pour faire ensuite la grande promenade dans la forêt, à cheval et en voiture. Nous descendîmes par le grand escalier de la cour du Cheval-Blanc ; au bas de cet escalier avancèrent toutes les voitures les unes après les autres : celle de la Reine d’abord, elle y fit monter les ambassadrices, puis celle du Roi, qui se chargea des ambassadeurs, puis celle des princesses, qui firent les honneurs aux jeunes personnes et aux jeunes femmes, puis celle de Madame Adélaïde, à laquelle les vieilles dames tombèrent en partage et cinq autres, enfin toutes à six chevaux, Rodolphe II, Jules, moi et la plupart des jeunes gens montèrent à cheval ; nous étions une trentaine à peu près.

Le comte Strada, écuyer du Roi auquel nous étions fortement recommandés par Sa Majesté, m’avait destiné un charmant petit cheval ; mais le colonel Caradoc (lord Howden) avait trouvé bon de le prendre pour lui, et il me tomba en partage un énorme cheval si haut que le comte Strada fut obligé de m’aider pour monter. Une fois dessus, ce furent des cabrioles, des sauts énormes ; le bruit des tambours, des voitures, les cris de : Vive le Roi ! la quantité de cavaliers, de piqueurs, de palefreniers, de grooms, etc., tout cela augmenta encore la pétulance de nos chevaux. Le mien faisait des gambades, se dressait sur ses jambes de derrière, se lançait en l’air, ce qui fit dire à lady Granville :

— Mais, mon Dieu, Rodolphe a l’air d’un Centaure.

Nous passâmes ainsi par les trois cours jusque dans le parc au milieu des étangs. Rodolphe II venait de me quitter pour voir ce qui se passait devant nous, — du moins, je le croyais, — mais, bientôt, comme je m’approchais de la voiture du Roi, l’ambassadeur tout pâle me dit :

— Le cheval de Rodolphe s’emporte.

En même temps, Fullerton s’écrie :

— Le voilà par terre et le cheval qui se sauve.

Le Roi ordonna à son cocher de suivre, tandis qu’il me dit d’arrêter la suite des voitures pour ne pas augmenter la confusion. Cependant, avant que j’eusse eu le temps de prendre un parti quelconque pour rassurer la mère de Rodolphe, il s’était déjà relevé ; il avait pris un autre cheval et accourait au grand galop droit à la voiture de la Reine pour faire ses excuses à Sa Majesté et pour rassurer sa mère. Bientôt on reprit la promenade.

A un certain endroit, dans la forêt, la commune d’un village des environs avait érigé une espèce d’arc de triomphe en fleurs et feuillage ; un vieillard offrit au Roi, au nom de la commune, une corbeille remplie d’énormes poires ; celle du milieu, la plus grosse, portait l’inscription : « Vive le Roi ! « Le Duc d’Aumale les prenant pour des raisins, dépêcha son aide de camp pour en demander pour nous, mais l’aide de camp revint les mains vides. Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Ils ont la rage des poires, dans ce pays-ci, me dit le prince. Dernièrement, une autre commune nous en envoya ; sur chacune était inscrit un de nos noms ; il y avait donc la poire pour le Roi, pour la Reine, puis pour ma tante, pour mes frères et mes sœurs ; elles allaient toujours en diminuant, de sorte que mon frère Montpensier eut un véritable poirillon.

Dans une allée couverte, au bord de la Seine, la Reine fit faire halte et tout le monde mit pied à terre. J’en profitai pour remettre à un palefrenier mon trop fringant cheval, bien décidé à ne plus le monter. La Reine me demanda encore des nouvelles de Rodolphe II et me témoigna ainsi que le Roi leur déplaisir de ce désagréable incident. Je m’empressai de les rassurer sur l’état de Rodolphe, qui ne s’était pas fait le moindre mal. L’ambassadeur, de qui je m’étais rapproché, m’amusa en me rappelant les propos que le duc de Frias avait tenus au Roi pendant la promenade. Chaque fois que le Roi désignait un beau site, Frias s’écriait :

— Mais, cela n’est rien. Sire ; si Votre Majesté voyait Aranjuez. Elle constaterait que c’est bien autre chose et bien autrement beau.

Comme l’ambassadeur me quittait, le duc de Frias arrivait vers moi et me prenant le bras :

— Quelle différence entre Aranjuez et ceci, me dit-il. Vous y avez été et vous devez me comprendre. On veut que j’admire ; mais cela m’est impossible. Trouvez-moi ici, je vous prie, la Casa del Labrador : je donnerais tout Fontainebleau pour une chambre de ce pavillon. Il n’en est pas une qui n’ait coûté plus cher que tout Fontainebleau.

A ce moment, on remontait en voiture ; je trouvai place dans celle de M. de Montalivet, ce dont j’eus à m’applaudir, vu qu’il me donna toutes sortes de détails sur ce que le Roi compte faire faire à Fontainebleau et sur les travaux superbes qu’on exécute au château de Versailles.

— C’est une belle et grande idée qu’a eue Sa Majesté, me dit le ministre de la maison du Roi, de ressusciter l’ancien palais de Louis XIV avec tous ses souvenirs. Vous trouverez l’appartement de Louis XIV exactement dans l’état où ce monarque l’a laissé. Nous avons été assez heureux pour retrouver la tenture de sa chambre à coucher qu’avaient brodée les demoiselles de Saint-Cyr, et mise en gage pour 80 000 francs chez un banquier de Francfort ; de même le lit, qui a été retrouvé et racheté à Turin. Tous les meubles de cette chambre sont les mêmes qui ont servi à Louis XIV ; ils ont été remis à la place où ils étaient autrefois. On a trouvé dans le garde-meuble du Roi une petite peinture du temps, représentant en détail cette chambre et c’est d’après ce tableau que tout a été reconstitué. On a apporté les mêmes soins dans la reconstitution des appartemens de Louis XV, de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

Lorsque M. de Montalivet eut fini de me donner ces détails, je me permis de lui dire que ce que je trouvais de plus remarquable dans la pensée du Roi, indépendamment de la volonté qu’il révélait de conserver à la France un monument devenu national, c’est qu’il était visiblement inspiré par le désir d’apprendre aux Français qu’en dépit des dissentimens politiques, les grands souvenirs de leur histoire sont un patrimoine que les générations doivent se transmettre sans en rien renier, la gloire du passé contribuant à celle du présent et de l’avenir. : J’ajoutai que Sa Majesté, en reconstituant le palais de Versailles, avait voulu sans doute guérir les Français de leur goût pour le changement, et en flattant l’amour-propre national, leur communiquer le goût de la conservation.

— C’est cette considération, je suppose, dis-je en finissant, qui a fait concevoir au Roi un projet que Napoléon lui-même avait jugé trop vaste pour l’entreprendre et qui l’a décidé à l’exécuter en si peu de temps.

M. de Montalivet parut frappé de mes réflexions, et même surpris de me voir pénétrer aussi avant dans la pensée intime du Roi. Il me demanda si quelqu’un m’avait déjà fait cette réflexion : je l’assurai du contraire, et notre entretien en resta là.

Il est dans le monde des choses de convenance, des coutumes ennuyeuses dont nous pâtissons tous plus ou moins et que la politesse nous condamne à subir. Il faut avant tout être poli ; il est impardonnable d’être ennuyeux, mais il est plus impardonnable encore d’être impoli. Je range parmi ces coutumes certaines phrases banales qu’il faut dire et, ce qui est plus pénible encore, qu’il faut écouter et auxquelles il faut répondre avec politesse, reconnaissance même, tandis qu’on en est impatienté au suprême degré. Rodolphe II et moi nous en avons été victimes avant et après le diner. Le Roi, la Reine, les princes et les princesses, les aides de camp, la Cour et la ville, enfin tous et chacun me demandèrent la même chose :

— Monsieur votre cousin ne se ressent pas de sa chute ?

Rodolphe II, moins accoutumé au monde que moi, s’en impatienta. L’habitude que j’ai acquise me donne plus de calme, je fais en ces occasions une mine touchée, je rassure tout le monde, bien que personne n’ait besoin d’être rassuré, et puis je finis d’ordinaire par une petite phrase de remerciement qui ne manque jamais d’être bien reçue.

Le Roi, outre la petite phrase obligée, gronda devant moi et à très haute voix M. Strada, son premier écuyer, en lui disant :

— Vous avez bien mal soigné ces messieurs, comte Strada : je vous avais cependant tout particulièrement recommandé les comtes Apponyi.

— Sire, je suis bien au regret de ce qui est arrivé au comte Rodolphe II, mais pour ma justification, je suis obligé de dire que le cheval que je lui avais donné est celui que la princesse Marie monte ordinairement. Malheureusement, aujourd’hui, les chevaux étaient tellement tourmentés par les mouches, excités par le bruit des tambours, des voitures, du monde réuni dans les cours que les plus doux étaient devenus indomptables.

J’appuyai ce que disait le comte Strada et fis mon possible pour l’excuser, sans toutefois taxer mon cousin de gaucherie, car notre conversation avait lieu devant toute la Cour. Puis on se tut, parce que le Roi parlait haut et avait l’air de vouloir être écouté par tout le monde.

J’ai donné le bras pour aller dîner à Mme de Rumigny ; je l’avais à table à ma droite, et comme le Duc de Montpensier m’avait prié de lui conserver sa place à côté de moi, il vint s’y placer accompagné du fils du maréchal Gérard qui prit place à sa gauche. Le Duc de Montpensier fut d’une humeur charmante et me raconta toutes sortes d’histoires merveilleuses, jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui dire à l’oreille, mais assez haut pourtant pour que j’aie pu l’entendre :

— Monsieur Tonton, voici du beefsteak. Mangez et ne parlez pas autant ; gardez vos histoires pour après, sans quoi je vous dénonce.

Ce discours fit quelque effet sur le petit prince ; il devint un peu rouge, mais il ne fit semblant de rien, tout en se hâtant pourtant de finir son plat de bœuf et ses pommes de terre. Voyant son assiette vide, il recommença de plus belle à causer, à bavarder comme une pie. Cependant, au beau milieu d’une grande et belle histoire, voilà encore son valet de chambre avec deux côtelettes de mouton : cette fois-ci, il interrompit sur-le-champ son discours et fît disparaître au plus vite ses deux côtelettes, puis il reprit sa conversation.

— Avez-vous entendu, me dit-il, tout le bruit qu’ont fait cette nuit les choristes des Italiens et de l’Opéra ?

— Pas le moins du monde, monseigneur.

— C’est que vous logez dans la cour des Princes et ils habitent dans la cour du Cheval-Blanc. Après la représentation, ils ont soupé copieusement et longuement jusqu’à trois heures du matin où ils ont de nouveau redemandé qu’on leur apportât du vin, ce à quoi on leur a répondu négativement en les invitant à aller se coucher. Loin de suivre cet avis, ils commencèrent à chanter et à danser des galops tout le long des corridors ; puis ils forcèrent la porte de l’office et prirent, au grand désespoir de l’officier, deux ananas destinés à la table du Roi. C’est l’officier qui m’a donné ce matin les détails du sabbat qu’ils ont fait et de la perte de ses ananas ; j’en ris beaucoup et je dis à l’officier que je n’avais qu’à le féliciter de la discrétion de ces messieurs, car deux ananas pour deux cent cinquante personnes, on ne saurait se contenter de moins !

Le soir, il y eut de nouveau grand spectacle ; on a donné le Philtre avec un petit ballet intercalé. Mlle Duvernet a dansé comme un ange. Puis les Italiens ont représenté le premier acte du Barbier de Séville et la prova d’un opera seria. Lablache, Rubini et la Grisi ont chanté avec la plus grande perfection.

Le lendemain matin, avant le déjeuner, au moment où nous nous trouvions réunis dans le salon de la Reine, le Roi me demanda si je n’avais pas vu le fantôme de Monaldeschi.

— Ce malheureux a été assassiné, me dit-il, à l’endroit même où se trouve votre lit.

Je répondis à Sa Majesté que j’avais trop bien dormi et que le fantôme probablement n’avait pas fait assez de bruit pour me réveiller.

— Chez vous et surtout en Allemagne, chaque vieux château a son revenant ; je suis sûr, comte Rodolphe, que vous savez beaucoup de ces contes, poursuivit le Roi, et je vous préviens que Montpensier ne vous laissera pas partir de Fontainebleau sans que vous lui en racontiez un, c’est tout ce qu’il aime.

— Auriez-vous cette bonté ? me dit le prince en s’approchant ?

— Ne vous l’ai-je pas dit ? reprit Sa Majesté. Le voici. Vous n’y échapperez plus.

— Je ne demande pas mieux, Sire ; je serai enchanté d’être agréable à M. de Montpensier ; mais avec tant de plaisirs qui se suivent ici coup sur coup, il me serait assez difficile de trouver un moment.

Nous fûmes interrompus par le maître d’hôtel qui avait l’honneur d’avertir le Roi qu’il était servi. Après le déjeuner, je suis allé avec le Duc d’Aumale et quelques dames au jeu de paume pour voir les deux plus fameux joueurs de France. L’année dernière, ils ont battu à Londres toutes les célébrités du genre. Ces deux virtuoses étaient payés par le Roi pendant son séjour à Fontainebleau, afin de jouer depuis midi jusqu’à deux heures avec qui voudrait se mesurer avec eux. Plusieurs jeunes gens de notre société, qui avaient envie de tenter une partie, se sont retirés après les avoir vus jouer ensemble avec une précision rare, un coup d’œil incomparable.

M. de Montpensier, lorsqu’il a su que je n’étais pas de la partie à cheval du Duc d’Aumale, m’avait invité ainsi que l’ambassadeur d’Espagne à chasser dans le parc. Je l’ai remercié en ajoutant que je n’étais pas de la partie à cheval pour ne pas me fatiguer à cause du grand bal qui aurait lieu le soir et que la chasse n’était certes pas un moyen de repos.

— D’ailleurs, lui dis-je, je compte faire une promenade dans le jardin avec la Reine et ces dames, elles ont bien voulu m’y engager.

Pendant que je parlais, le Duc de Montpensier me prend le bras et me demande ce que je comptais faire après la promenade de la Reine. Je lui dis que je n’avais pas de projet bien arrêté, mais que j’aimerais assez faire une promenade en voiture dans la forêt.

— Bon, me dit le Duc, je vous y accompagnerai.

— C’est-à-dire, dis-je, c’est moi qui aurai l’honneur de vous y accompagner...

— Eh bien ! c’est convenu, nous irons ensemble, c’est charmant, nous arrangerons pour nous une petite partie sans rien dire aux autres ; mais où irons-nous ?

— Je voudrais voir le Bosquet du Roi, la Roche qui pleure et cette autre qui rit. Je ne les ai pas encore vus.

— Il faut voir cela, en effet ; c’est une bien bonne idée, nous irons en char à bancs, vous, Gérard et moi ; invitez quelques dames que nous placerons sur la seconde banquette ; pour les autres, n’est-ce pas, il nous importe peu de savoir comment elles seront occupées.

— Ce sera, dis-je, comme Monseigneur voudra.,

— Non, comte, ce sera comme vous voudrez, car c’est à moi de vous faire les honneurs ; nous nous trouverons à deux heures dans la salle Henri IV, je vous y attendrai.

A la promenade de la Reine, dans le jardin anglais, il n’y avait en fait d’hommes, en dehors des personnes de la Cour, que l’ambassadeur d’Espagne et moi. J’ai exprimé à l’ambassadeur mon étonnement de le voir ici, alors que je le croyais à la chasse.

— Mais, comment, je déteste la chasse, moi ! me dit le duc, c’est M. Thiers qui a voulu m’y faire aller ; Dieu m’en préserve !

De très élégantes barques dorées, pavoisées et recouvertes de riches baldaquins nous transportèrent sur le bel étang de François Ier, du rivage au pavillon qui se trouve au milieu de cette belle pièce d’eau. C’est dans ce pavillon, à ce qu’on prétend, que Charles IX décida la Saint-Barthélémy, avec Catherine de Médicis. Nous avons abordé sur la partie de la terrasse qui est de forme elliptique ; dans l’intérieur du pavillon, on avait dressé une table avec un petit goûter ; en outre, il y avait des corbeilles remplies de pain coupé en petits morceaux pour en jeter aux carpes monstres qui peuplent l’étang en quantité prodigieuse. Elles se sont fait attendre assez longtemps. La princesse Louise, un peu contrariée de ne pas les voir arriver, se tourne vers le général Athalin et lui dit assez haut pour que l’ambassadrice et moi nous l’ayons entendue, ce qui probablement n’était pas son intention :

— Elles ne veulent donc pas venir, ces carpes ; je les soupçonne d’être carlistes.

Toutes nos belles dames avaient si peur de se fatiguer et de ne pas avoir le teint assez brillant pour le bal que les unes étaient restées chez elles toute la matinée et que celles qui accompagnaient la Reine, à sa promenade, s’étaient empressées de rentrer pour se reposer.

Deux d’elles pourtant, Mmes de Bertoy et Duhesme, acceptèrent ma proposition pour la course en char à bancs. Nous nous rendîmes donc, après avoir été congédiés par la Reine, dans la salle Henri IV, où Mgr de Montpensier se trouvait déjà.

En voiture, il se plaça entre Gérard et moi sur la première banquette, derrière nous Mmes de Bertoy et Duhesme, puis plus loin le maréchal Mortier, quelques généraux et aides de camp. Pendant que nous parcourions de belles allées pour arriver aux gorges d’Apremont et de Franchard, le prince me donna des détails sur le séjour qu’il a fait avec ses frères et sœurs à Chantilly, chez son frère d’Aumale.

— Croiriez-vous, me dit-il, qu’il a si peu fait les honneurs de son château qu’il n’a pas voulu me céder l’appartement que nous appelons le Cabinet des Singes, parce que tous les personnages de la Cour de Louis XV y sont représentés dans leurs costumes, mais avec des figures de singes. J’aurais tant aimé y loger ! Mais Aumale a préféré le garder pour lui.

Le prince, passant brusquement d’un sujet à un autre, me demanda instamment de lui raconter une histoire. Mmes de Bertoy et Duhesme me prièrent de la dire assez haut pour qu’elles pussent l’entendre. Mon histoire a eu un très grand succès, trop grand malheureusement pour moi, car, depuis, il en a été question à la Cour, et j’ai dû la conter à toutes les dames d’honneur, à Madame Adélaïde qui tourmentait son neveu et ses dames d’honneur pour se la faire raconter et à qui ils répondaient :

— Elle est charmante, cette histoire. Mais c’est de la bouche du comte Rodolphe que Votre Altesse Royale doit l’apprendre.

J’observe en passant que la curiosité de Madame Adélaïde est restée en suspens pendant trois semaines où je ne suis pas allé à la Cour.

Le Duc de Montpensier nous fit les honneurs de la Roche qui pleure et qui, d’après le Journal des Débats, a cessé de pleurer depuis que Louis-Philippe est venu habiter sa royale demeure de Fontainebleau.

A dîner, j’ai été assis à côté de Mme de Montjoie, dame d’honneur de Madame Adélaïde, femme très spirituelle, autrefois on ne peut plus aimable. Depuis quelques années, elle s’est jetée dans la haute piété et n’a plus autant de laisser aller dans la conversation. Le sentiment religieux bride un peu sa gaîté naturelle et la tendance légère de son esprit vers la critique. Néanmoins, il y a encore quelques étincelles de raillerie qui se font jour au milieu de l’humilité chrétienne et de la sévérité qu’elle exerce sur elle-même.

Le Duc d’Orléans était de ce dîner. Il venait d’arriver de Compiègne où il a passé tout le temps des manœuvres, où il a vu beaucoup de monde et d’où toutes les personnes qu’il a invitées à y passer quelques jours sont revenues enchantées de son accueil et de la manière dont il a fait les honneurs du château. Malheureusement pour nous, il avait laissé toute son amabilité à Compiègne ; il a été d’une humeur de chien ; il m’avoua que tout lui déplaisait à Fontainebleau, qu’il était horriblement fatigué et qu’il avait tellement peur de faire mauvaise figure au bal, qu’il se retirerait de très bonne heure pour ne pas paraître maussade. Pendant qu’il me parlait, la Reine écoutait et, pour lui être agréable, elle ordonna d’ouvrir le bal le plus tôt possible. M. Athalin lui fit observer que les invitées de la ville et des environs qui n’avaient pas l’honneur d’être connues de Leurs Majestés et qui devaient se réunir dans la salle de Henri II pour être présentées, n’étaient pas encore arrivées.

— Comment, ma mère, dit le Duc d’Orléans, vous invitez des personnes que vous ne connaissez pas ? Je n’ai pas fait cela à Compiègne et certes je ne l’aurais pas fait à Fontainebleau non plus si j’avais quelque chose à dire ici.

— Mais, mon cher Chartres, répondit la Reine, nous n’aurions pas eu assez de monde. Et puis, pourquoi ne pas faire des heureux lorsqu’on le peut ?

Je n’oublierai jamais l’effet magique qu’a produit sur nous la salle de Henri II au moment de notre entrée, cette vaste pièce, qui nous ramenait au temps de la Renaissance, avec ce superbe plafond en chêne admirablement sculpté, avec ses cadres octogones à caissons au fond desquels on voit le chiffre de Henri II et de Diane, avec ses huits grands panneaux et leurs accessoires peints par Nicolo sur les dessins du Primatice. Ce précieux morceau d’architecture tout resplendissant de la lumière des lustres, tout ce monde, cette grande estrade pour la Cour et les ambassadrices et ces buffets avec leurs pyramides de fruits, de bonbons, de fleurs, tout cela réuni à une marche pompeuse, exécutée avec tout le talent dont Tolbeque est capable, nous arracha à tous des cris d’admiration. Le Duc d’Orléans lui-même, malgré toute sa mauvaise humeur, en fut stupéfait ; néanmoins, il m’assura de nouveau qu’il était trop fatigué pour rester et que surtout, il ne se sentait pas en train d’être aimable.

— Moi, au contraire, monseigneur, lui dis-je, je suis fort disposé à m’amuser, d’autant plus que je n’ai qu’une seule danse de corvée. Monseigneur n’est pas dans le même cas ; il n’en aura pas mal aujourd’hui.

— Oui, oui, mon cher comte, mais encore ne suis-je pas obligé de me sacrifier par trop.

— Un prince, dis-je...

— Un prince, interrompit le Duc, n’est pourtant pas non plus un cheval de charrette qui doit aller toujours et traîner tous les fardeaux après lui. Pour vous parler franchement, je m’en vais surtout pour ne pas être oblige de danser avec la comtesse de B***.

— Moi, repris-je, qui n’ai pas le bonheur d’être un grand prince et d’en avoir les bénéfices, je ne puis me dispenser de traîner cette charrette-là.

Après le bal, il y a eu un superbe souper dans la galerie de Diane, après lequel nous prîmes tous congé de la Reine, devant partir le lendemain à dix heures du matin.


COMTE RODOLPHE APPONYI.

  1. Copyright by Ernest Daudet.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre 1912 et des 1er et 15 mai 1913.
  3. Le comte Rodolphe, qu’un voyage en Espagne et un long séjour en Autriche et en Hongrie avaient tenu éloigné de Paris pendant la plus grande partie de l’année 1833, venait d’y rentrer.
  4. L’insurrection lyonnaise de 1834 venait d’être vaincue.