La Ville de l’intelligence et la ville des révolutions

La Ville de l’intelligence et la ville des révolutions
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 763-791).

LA
VILLE DE L’INTELLIGENCE
ET
CELLE DES RÉVOLUTIONS

Parmi les formules qui sont tombées aujourd’hui dans le discrédit, une des plus connues est celle qui définissait la centralisation « une institution que l’Europe tout entière nous envie. » Paris vivait sur cette opinion généralement admise en France, et jouissait de la souveraineté qui en résultait, pour la capitale, à peu près de la même manière que les rois de droit divin jouissent de la royauté. Les affreux mécomptes de la guerre ont prouvé que Paris et la France vivaient sur une erreur. La France en est revenue ; Paris y renonce, au moins dans la juste mesure. Cette centralisation dont les préfets sont le ressort, les assemblées locales le correctif, n’est pas celle dont nous avons l’intention de nous occuper. Il en est une autre non moins française, non moins unique dans le monde, indépendante des événemens, que la province ne nous a jamais disputée, que le monde admire par l’organe de tous ses hommes de génie, la centralisation intellectuelle. Elle est un trait particulier de notre esprit national. Portée à l’excès, on peut souhaiter qu’elle se modère ; mais on ne décrète pas le déplacement de l’esprit, il n’y a pas de commission départementale qui puisse y apporter remède. En attendant que la province, appelée à s’administrer, se reprenne aussi à penser par elle-même, ce qui ne peut qu’ajouter à la vie de l’ensemble, c’est à Paris de connaître sa véritable supériorité, sa vraie force, celle qui a fait de lui la première ville de France et du monde. Si l’Europe envie à notre pays son admirable capitale, ce n’est pas seulement à cause de ses magnificences et de sa richesse, ce n’est pas surtout parce que son télégraphe expédie dans les départemens des ordres toujours obéis, même quand ces ordres sont des révolutions faites sans les départemens ; si l’Europe nous envie Paris, c’est que toutes les pensées, toutes les forces intellectuelles d’une grande nation s’y condensent, s’y ramassent et forment un faisceau puissant de lumières auquel on est fatalement attiré.

Nous n’en voulons d’autre preuve que le témoignage des étrangers. C’est à Paris que songent les Italiens quand ils cherchent, sans le trouver, un grand centre du mouvement des esprits. C’est un autre Paris à la place de Londres que rêve le critique anglais quand il se plaint des provincialismes, des excentricités de goût de ses compatriotes, quand il invoque l’établissement d’une autorité, d’un tribunal littéraire. Et lorsque dans sa petite ville le savant d’outre-Rhin, laissant pour un moment de côté son fanatisme teutonique, rentre en lui-même à la suite de la visite qu’il a reçue de quelque compatriote érudit venu d’une autre petite ville bien éloignée de là, lorsqu’il s’aperçoit que deux heures d’entretien l’ont plus avancé que deux mois de lecture solitaire, s’il gémit de la dispersion où vivent les lettrés de son pays, soyez sûr que l’image d’un Paris allemand n’est pas loin de sa pensée. C’est là sa manière d’envisager l’unité nationale, et tandis que son voisin le négociant s’applaudit des effets de l’union sur les douanes, sur les monnaies, particulièrement sur la vente de ses marchandises, le lettré s’annexe volontiers à un Berlin, devenu capitale de l’empire, où il se berce vaguement de l’espoir d’enseigner un jour sa philosophie ou sa littérature. Italiens, Anglais, Allemands, chercheront longtemps ce centre, ce foyer tel que nous l’avons, et qui, malgré les inconstances de la fortune, a toujours fait notre avantage sur eux. Le proverbe populaire est bien vrai : « il n’y a qu’un Paris, » je ne dis pas pour l’intelligence et l’esprit, je dis pour la communication de l’un et de l’autre.

Voilà une centralisation qui au besoin nous consolerait de bien des pertes. Cependant, pour ne pas nous flatter d’une fausse sécurité, n’est-elle pas menacée ? A la fin du siècle dernier, entre l’autorité de Paris comme capitale et sa royauté comme reine des esprits, une nouvelle force s’introduisit violemment, — la révolution, qui prétendit hériter de l’une et de l’autre, de l’autorité de la capitale comme succédant au gouvernement antérieur, de la royauté intellectuelle comme représentant le progrès des idées. En d’autres termes, pour les radicaux, Paris, centre de l’intelligence, devenait centre de la révolution ; ces deux choses si différentes n’en formaient plus qu’une ; les trésors de civilisation lentement accumulés durant deux siècles aboutissaient à un changement de la société que cette ville se donnait la mission de faire, et dont elle ne marquait pas la limite. Nos poètes, nos philosophes, nos orateurs, avaient travaillé non-seulement pour Mirabeau, ce qui pouvait être accepté, mais pour Danton, pour Robespierre, mieux encore, pour les Marat et les Babeuf du présent et de l’avenir. Il est certain que les opinions radicales ont profité de cette confusion entre le progrès de l’esprit et le bouleversement social. On a prétendu établir une solidarité mensongère entre une civilisation bienfaisante et des excès qui détruisent toute civilisation. On a fait à la capitale un rôle qui n’est pas le sien, qui compromet son titre comme siège du gouvernement, et qui lui ferait perdre bien vite son privilège comme centre de l’intelligence. Tantôt en lui faisant violence, tantôt en la flattant avec ces grands mots « d’initiatrice » et de « ville sainte des révolutions, » on lui fait oublier sa destinée véritable, celle d’unir le pays dans une étroite communion d’idées et d’éclairer l’Europe par l’influence de son génie. Aujourd’hui ceux qui ne voient pas qu’il y a là une confusion pitoyable ont la cataracte de l’intérêt ou de la passion étendue sur leurs yeux débiles : la commune de 1871 a montré assez clairement qu’entre révolution et progrès il y a l’abîme ; la France et l’Europe ont aperçu à la lueur des incendies ce qui pouvait advenir du centre de l’intelligence française, ce que la « ville sainte des révolutions, » à certains momens, pouvait faire de l’héritage de nos grands hommes. En cette matière, les faits parlent assez haut pour que les raisonnemens soient presque superflus. Opposer le Paris intellectuel à celui des révolutions, faire leur histoire, esquisser rapidement leurs combats, toujours plus funestes pour le premier que pour le second, parce que l’un guérit lentement ses blessures, et que l’autre, à chaque émeute, retrouve toutes ses forces, — soumettre à nos concitoyens, surtout de la capitale, cette double peinture et leur dire : « Choisissez ! » tel est l’objet des pages qu’on va lire.


I

Le nom de Louis XIV donné pour titre au XVIIe siècle est une preuve suffisante que dès ce temps la France était regardée comme la grande école des lettres, des arts et de la civilisation. Cependant c’est autour de la personne du roi qu’avaient lieu le concours des étrangers, l’échange des relations de la haute société, le mouvement des conversations polies. Versailles ne se confondait pas avec Paris ; la cour était le centre, la ville formait un intermédiaire entre le séjour du roi et la province. Vers le milieu du « grand règne, » dans le plein éclat des Molière, des Racine, des Boileau, les Parisiens ne jugeaient pas toujours comme les courtisans ; mais ceux-ci, parlant les premiers, formaient un tribunal de première instance, ce qui en matière de goût entraîne presque toujours la souveraineté, au moins dans le présent. Vers la fin du siècle, les préoccupations de la guerre, les fautes de la politique, la vieillesse attristée de Louis XIV, donnèrent à Versailles un avant-goût de sa décadence. Un grand mouvement d’affaires, l’avènement des financiers, la liberté des mœurs, la multiplicité des fêtes, des salons, des plaisirs, la magistrature rivalisant avec la noblesse d’épée, la réunion des théâtres, des académies et de tout ce qu’on appelle le monde littéraire, une tendance générale à l’égalité des rangs, voilà autant de causes qui déplacèrent à ce moment le centre de l’intelligence et de la politesse françaises. C’était en apparence une continuation des mêmes habitudes à quatre ou cinq lieues de distance, sans un changement sensible de personnes. C’était un déplacement réel. L’intelligence française se concentrait non plus autour du roi, à Versailles ou à Fontainebleau, mais au sein d’une société maîtresse d’elle-même, reconnue comme l’élite de la nation, dirigée à la fois par l’aristocratie et par la classe lettrée, favorable au progrès parce qu’elle était ouverte à toutes les supériorités. Paris recueillait le fruit de tout ce qu’avait semé la munificence de Louis XIV. Elle était la Corinthe et l’Athènes des temps modernes. Les étrangers y accouraient en foule ; les ambassadeurs demeuraient à Versailles, mais ils vivaient à Paris. C’est ainsi que nous surprenons un soir dans la salle de l’Opéra le poète anglais Prior, chargé de préparer la paix, et une plaisanterie qu’il fait à son voisin, qui l’empêchait d’entendre, prouve qu’il était un habitué de ce théâtre[1]. Nos académies servaient de point de ralliement aux savans de l’Europe, et Fontenelle naturalisait par ses éloges ceux à qui une pension du roi conférait déjà le droit de cité. L’association par la science achevait ce que l’admiration dans les lettres avait commencé. Au début du XVIIIe siècle, Paris pouvait se dire la capitale intellectuelle de l’Europe ; vers la fin, elle était quelque chose de plus, une sorte de capitale de l’opinion. Il fut un temps où il importait plus aux puissances étrangères de gagner l’esprit des Parisiens que de persuader les membres mêmes du gouvernement. Une manifestation de sympathie dans cette ville unique au monde valait presque un traité signé. « Le public en France, écrivait Frédéric II à son frère en 1784, suit ce droit bon sens naturel qui voit les objets sans déguisement ; mais les ministres ont bien d’autres réflexions à faire, dont la principale roule sur leur conservation. » Si Frédéric avait perdu quelque peu du bon langage de sa correspondance avec Voltaire, sa politique n’avait pas vieilli. Tant que Paris était pour lui, il se souciait assez peu de Versailles.

L’influence prépondérante de Paris date de la régence. Non-seulement le duc d’Orléans demeurait au Palais-Royal, le jeune roi aux Tuileries, et les membres du conseil dans différens quartiers de la capitale ; mais les affaires se traitaient pour ainsi dire sous les yeux du public, partout où se trouvait le régent, et même à l’Opéra dans la petite loge de ce dernier, dans des conversations dont l’assemblée, le spectacle, comme on disait alors, s’efforçait de deviner le secret. Sitôt qu’une résolution était prise, elle était répandue dans toute la ville, et devenait le sujet des entretiens dans les salons, dans les soupers. L’opinion se formait de telle manière que toutes les classes de la société y apportaient leur contingent. Lorsque la majorité du roi, changeant l’état de sa maison, ramena Louis XV dans la majestueuse résidence de son bisaïeul, et ses ministres dans une cité taillée sur le patron de la royauté absolue, on vit commencer la séparation de Paris et de Versailles, non plus dans les mêmes termes qu’autrefois. Les yeux du monde entier n’étaient plus tournés vers la ville royale. Versailles faisait en quelque sorte partie de la royauté ; l’étiquette, seule constitution reconnue alors, avait été modelée sur la disposition des bâtimens, à ce point que dans d’autres résidences, à Fontainebleau par exemple, on était à certains égards obligé d’y manquer. Tandis que le roi, esclave de sa propre grandeur, assistait de loin au mouvement de sa bonne capitale, celle-ci ajoutait aux avantages acquis dans les dernières années les privilèges nouveaux dus à sa richesse, à son intelligence, à ses relations étrangères, à son émancipation définitive. Paris héritait de toutes les grandeurs déchues ; il offrait à tous les grands exilés, à tous les mécontens de France et des autres pays, une hospitalité dont aucune ville aujourd’hui ne peut donner l’idée. Certes le niveau moral de la cité n’y gagnait pas toujours, mais toutes les maîtresses de rois et de princes, tous leurs bâtards, et Dieu sait s’ils étaient nombreux, tous les partisans de monarques dépossédés, s’y donnaient rendez-vous. Du temps de Louis XIV, il eût été difficile que des rois fussent tentés de visiter la France à moins que le monarque français ne fût le principal objet de l’admiration et de la curiosité. Les visites de Pierre le Grand, de Gustave de Suède, de Christian VII, du prince Henri de Prusse, de Joseph II, ne s’adressèrent qu’aux Parisiens. Pierre le Grand porta même son indifférence en ce qui regarda la famille du roi jusqu’au scandale. Sans doute le silence où se tenait le souverain entrait dans les vues de certains ministres tels que le cardinal de Fleury ; mais Paris gagna, et beaucoup trop peut-être, à cette obscurité relative. Nous faisons l’histoire du rôle intellectuel de Paris, et nous n’avons pas à chercher si les ministres firent bien de s’en désintéresser plus ou moins complètement.

Après Fleury, l’indolence de Louis XV se serait accommodée de cette indifférence ; ce fut Mme de Pompadour, une Parisienne, une bourgeoise de finance, qui essaya de remettre en honneur ce qu’on appelait la protection des lettres. Femme spirituelle d’ailleurs, elle devait désirer de rivaliser avec les financiers ses pareils, entourés des philosophes et des écrivains du temps, affectant de ne jamais manger sans trois ou quatre beaux esprits. Elle s’efforça, si l’on peut dire, de rendre Versailles un peu littéraire. La littérature lui en a su gré, même celle de notre temps. Tel critique célèbre de nos jours, qui a fait son éloge, a rêvé quelque chose comme le retour de cet heureux moment : le XVIIIe siècle ainsi arrangé était son âge d’or, et il se prenait quelquefois à regretter de n’avoir pas vécu dans ce temps de calme social, de plaisirs sans troubles et de jouissances d’art assaisonnées d’un scepticisme à huis-clos. Cependant il faut bien prendre le XVIIIe siècle tel qu’il est, avec un Paris mené par des hommes de lettres et un roi qui regardait la littérature comme contraire à l’étiquette. En vain parlait-on à Louis XV de l’exemple du roi de Prusse : il prétendait avoir dans son royaume trop d’écrivains célèbres pour les inviter chez lui ; puis, comptant sur ses doigts, il en trouvait jusqu’à treize qu’il serait obligé d’avoir à sa table, ce qui lui paraissait inadmissible.

On sait comment aboutirent les efforts de Mme de Pompadour : elle fit entrer à l’Académie l’abbé de Bernis, Babel la bouquetière, lequel plus tard devint un homme sérieux, un diplomate assez habile, et renonça aux petits vers ; elle exhuma le vieux Crébillon, enseveli dans sa gloire d’un autre temps, et fournit à Voltaire l’occasion d’un mécontentement définitif. Louis XV avait raison : il était trop tard pour que Versailles changeât d’habitudes ; il eût fallu inviter poètes, écrivains et philosophes depuis vingt ans pour les grouper autour de soi, et encore…

Paris avait le Palais-Royal et le Temple, il avait Mme de Tencin, Geoffrin, de Luxembourg, Du Deffand. Le Palais-Royal et le Temple, séjour de princes du sang, offraient mieux que la monnaie de Versailles, la liberté avec l’influence que donnent les relations princières. Il est vrai que les ducs d’Orléans ne se donnèrent pas tous au monde, surtout à celui des lettres. Un d’entre eux vécut presque en ermite ; ce qu’il ôta aux bonnes œuvres et à la dévotion, il le consacra aux sciences naturelles. Cependant il y en eut deux qui suivirent le mouvement de leur temps, ou, si l’on veut, le torrent : le premier, celui qui aimait tant le théâtre et qui avait Collé, un auteur dramatique, pour secrétaire ; le second, celui qui reçut chez lui ou plutôt chez Mme de Montesson Voltaire chargé d’années et de couronnes, symbole vivant de la philosophie triomphante et souveraine. Pourtant jusqu’au jour où le Palais-Royal devint un centre d’opposition politique et peut-être d’intrigues factieuses contre Louis XVI, on ne peut dire qu’il exerça dans Paris une grande influence ; il tira parti de sa situation surtout au profit de ses plaisirs ou de sa popularité. Il n’en est pas de même du Temple, où le prince de Conti représentait la branche cadette des princes du sang : ses aînés, les Bourbon-Condé, imitaient prudemment l’indifférence royale au milieu des délices de Chantilly. Lorsque ce prince fut assuré qu’il n’y avait pour lui ni rôle politique, ni présidence du conseil à espérer, il se rabattit sur la société de Paris, sur le monde des lettres et de la philosophie, et parut comme un Mécène au milieu de cette grande ville, qui était déjà puissante par elle-même. Il pratiqua presque seul les traditions littéraires de la famille de Bourbon en y introduisant l’égalité moderne. Supprimant, quelquefois jusqu’à l’affectation, les règles de l’étiquette, il put se convaincre qu’en l’absence du pouvoir effectif il est souvent malaisé d’être bon prince, et que dans la société des encyclopédistes il ne suffisait pas d’être philosophe à moitié, témoin le jour où Diderot, le trouvant malade et s’échauffant dans la conversation, vint, pour lui parler de plus près, s’asseoir sur son lit, et dit sans plus de façon au cousin de sa majesté le roi de France et de Navarre qu’il était entêté. « Halte-là ! repartit le prince, entêté n’est pas dans mon vocabulaire ; » mais le mot était lâché, et il montre que l’esprit nouveau ne se laissait-pas faire sa part. Au reste, dans les vivacités de la conversation, tout le monde n’était pas, comme Diderot, sujet à partir du mauvais pied. Une femme d’esprit, la comtesse de Boufflers, faisait les honneurs du Temple, et c’est pourquoi Mme Du Deffand l’appelait par plaisanterie l’Idole. Elle en était une d’ailleurs, au pied de la lettre, pour les écrivains français et étrangers qui fréquentaient cette maison au-dessus de la condition civile. D’autres divinités avaient aussi leur culte. Notre ville était alors pour la province et pour l’étranger une sorte de sanctuaire de Delphes qui faisait entendre ses oracles dans tous les salons du temps, qui sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les rappeler ici.

Quelle était l’attitude de la province et de l’étranger ? Je cherche une protestation de la province contre la centralisation, ou, si l’on veut, la centralité littéraire, ainsi qu’on disait alors. J’en aperçois une à peine dans Gresset, dans Piron, et vers la fin de leur carrière, quand l’esprit du siècle s’est retiré d’eux et de leur talent beaucoup plutôt que de leur localité. Encore faut-il ajouter que Piron traçait à Paris, et dans des lettres confidentielles, ses invectives contre cette Babylone qui avait fait sa réputation. Il louait sa bonne ville de Dijon et l’académie du cru dont il faisait partie, ce qui, par parenthèse, faisait mentir la plus célèbre de ses épigrammes, et cependant il n’habitait pas plus sa ville qu’il ne fréquentait son académie. Gresset avait toujours chanté les bords de la Somme, surtout de loin, du haut de sa Chartreuse, comme un étudiant qui soupire après les vacances ; puis il avait mangé sur ces mêmes bords de la Somme la pension attachée au titre singulier de poète de Paris. Endormi pour ainsi dire dans sa double paresse, celle de sa nature et celle de la province, il oublia son talent, et se trouva en 1774 entièrement changé. Paris revit son poète à l’Académie française lors de la réception de Suard, et ne put le reconnaître dans un discours où, sous le prétexte de châtier les néologismes du temps, il prononça contre les façons de parler et les mœurs de la grande ville un réquisitoire dont les sentimens valaient mieux que le goût et les proportions. Il n’exemptait de sa réprobation que Versailles et la cour, où Mme Du Barry venait à peine de faire ses paquets.

Nous n’avons garde de recommencer ce que M. Villemain a fait avec un art si ingénieux, le tableau de l’influence française sur les étrangers au XVIIIe siècle ; son cours sur la littérature de ce temps est en partie la brillante histoire des conquêtes du génie français en Europe. Bien qu’il se soit borné à montrer l’ascendant de nos auteurs sur les princes d’Allemagne, il aurait pu aller plus loin ; il l’aurait fait, s’il avait connu davantage la langue et la littérature de ce pays. L’Allemagne, avant l’époque de son émancipation, était bien autrement que l’Angleterre et l’Italie vouée à l’imitation française. Ces deux dernières contrées ne reçurent que partiellement nos leçons ; de l’autre côté du Rhin, elles furent acceptées sans réserves. Ceux-là même qui protestaient au nom du génie national ne semblaient combattre que pour l’idiome de leur pays ; ils étaient en langue allemande les disciples de nos écrivains. Toutefois M. Villemain a vu les points principaux dans cette vaste question des influences réciproques au siècle dernier ; il a entrevu le reste, et ce qu’il a dit est assez considérable pour établir que la France, c’est-à-dire Paris, fut la grande école de l’Europe. Des critiques anglais et italiens ont pu plaider contre lui la cause de l’originalité de leurs compatriotes : leur thèse n’aurait ici qu’une médiocre portée. Ce qui résulte des travaux de l’illustre professeur et même de ses inexactitudes, s’il en a commis, c’est qu’il y eut dans cette période sans précédens une merveilleuse unité de l’esprit humain, une concentration de forces intellectuelles, venant du nord comme du midi, et que le foyer commun de toutes ces lumières (on l’oublie trop souvent, nous l’oublions nous-mêmes) ne fut autre que Paris. Qu’importe que Montesquieu empruntât à l’Angleterre l’idéal de la monarchie représentative, si c’est lui qui a la gloire de l’avoir fait connaître au monde et même de l’avoir analysé, et défini aux Anglais ? qu’importe que Galiani fût Napolitain, si loin d’ici il se plaignait de n’être plus le même, et de ne trouver l’inspiration, le trépied sacré, que dans les fauteuils de Mme Geoffrin ? qu’importe que Voltaire habitât les bords du lac de Genève, s’il avait toujours les yeux et l’esprit du côté de cette La Mecque moderne des philosophes, et s’il avait fait vœu d’y venir en pèlerinage avant de mourir ?

Nous avons reçu à nos dépens les meilleurs enseignemens d’art militaire de Frédéric II ; mais celui-ci n’a pas cru sa gloire assurée tant qu’elle n’était pas saluée par nos acclamations. Il répétait à son tour le mot d’Alexandre : « O Athéniens, que de fatigues j’ai supportées pour être applaudi de vous ! » Les Anglais nous donnaient de bons exemples politiques dont nous avions tort de ne pas faire notre profit ; mais ils ne se croyaient de parfaits gentlemen qu’après avoir passé l’épreuve d’un séjour de quelques années dans notre capitale. La politesse exquise ne s’apprenait pas ailleurs. On y venait puiser les règles de cette culture superficielle dont la cour, sous le règne précédent, avait fondé la tradition, et les loisirs étaient encore assez grands pour que le temps que l’on y consacrait ne parût pas mal employé. Un siècle et une ville qui faisaient de la littérature leur principale occupation, et dont les autorités les plus écoutées étaient des femmes, ne refusaient pas leur attention à des choses qui nous paraîtraient aujourd’hui bien petites. Il plut un jour à Mme Du Deffand de faire une surprise à son ami Horace Walpole : on lui fit trouver sur sa table de travail à Londres un coffret renfermant un portrait de Mme de Sévigné et une lettre imitée du style de cet écrivain, dont Walpole était le fervent adorateur. C’est de l’influence française sous sa forme la plus gracieuse. Grand étonnement de celui qui recevait le cadeau, recherches infructueuses pour en connaître l’auteur, soupçons délicats, méprises piquantes : ce fut toute une histoire ; mais ce qui donna son cachet à la petite anecdote, c’est qu’on employa l’ambassade française pour faire la commission, et que pour en pénétrer le secret l’ambassade fut une seconde fois mise en mouvement. Cette affaire d’état occupait des diplomates vieillis sous le harnais.

Comme échantillon des relations internationales de Paris avec l’étranger, c’est peu, j’en conviens, mais la société parisienne n’avait pas le choix ; le vrai gouvernement était à Versailles, et ces riens n’étaient pas d’un moindre prix de l’autre côté du détroit que du nôtre. Ces fiers hommes d’état qui dictaient des lois à leurs souverains se tenaient fort honorés d’une distinction, d’une politesse obtenue dans un de nos salons. Ce qui était regardé ici comme sérieux ne perdait rien de son importance en traversant la mer. La querelle de Hume et de Rousseau ne trouva pas en Angleterre des partisans moins passionnés qu’en France. « L’étrange événement qui occupe à cette heure l’Angleterre et la France, » voilà en quels termes en parle Mme de Boufflers dans une lettre à l’un de ses deux amis, son ami de Grande-Bretagne. Ne s’agirait-il pas d’un coup d’état, d’un crime contre la paix des nations, qui va mettre aux mains deux puissans empires ? Il est arrivé simplement que Hume a conduit Rousseau en Angleterre, l’a fait accueillir chez un ami, a demandé pour lui une pension au roi George, et que Rousseau pour le remercier rejette ses services d’une manière outrageante. D’où vient l’inquiétude de Mme de Boufflers ? pourquoi les reproches si vifs qu’elle adresse à l’un et à l’autre ? S’il est vrai, comme le dit Mme Du Deffand, qu’elle reste neutre, qu’elle attend d’où le vent viendra, se réservant d’être « pour le parti duquel il résultera le plus de célébrité, » il faut bien croire que cette querelle est une grosse affaire dans les deux pays. Si au contraire elle est sincère, ce qui n’est guère douteux pour ceux qui la connaissent, nous sommes en présence d’un éclat « qui scandalise, qui divise les esprits, comme elle dit dans la même lettre à Hume, qui fait faire des réflexions injurieuses, et renouvelle les clameurs contre les philosophes et la philosophie. » Cette querelle n’était donc rien moins qu’une crise, une sorte de guerre civile dans un parti où le public français n’était pas seul intéressé.

Les classes intellectuelles de tous les pays civilisés prenaient part à ce mouvement appelé philosophique, mais qu’il eût été bien difficile de définir. Il consistait non dans le système sensualiste ou spiritualiste, bien que le premier fût prédominant ; chacun y introduisait sa théorie. C’était beaucoup moins une doctrine commune qu’une manière de penser sans entraves, une convention pour l’affranchissement des idées, une franc-maçonnerie de tous les esprits qui prétendaient s’élever au-dessus du vulgaire. Cette liberté sans frein pouvait aboutir à la négation de l’âme humaine ou de Dieu, mais le développement naturel en était tout uniment le scepticisme. Il s’agissait non pas de tenir pour vrai tel ou tel système, mais de combattre tous ceux qui étaient conformes aux croyances établies. À ce compte, il suffisait d’apporter un doute nouveau ou de confirmer les anciens pour faire partie de la grande fraternité philosophique. C’est pourquoi Rousseau, qui croyait en Dieu, et Hume, qui ne croyait à rien, étaient citoyens de la même république intellectuelle. L’un et l’autre y trouvaient un appui nécessaire. Rousseau était défendu contre l’archevêque de Paris et surtout contre les pasteurs genevois par les nombreux disciples que la philosophie comptait dans les rangs de la noblesse française. L’extrême popularité dont Hume jouissait en France lui assurait une retraite dans le cas où la réaction religieuse dans son pays viendrait à l’inquiéter malgré sa prudence.

Que cette indépendance illimitée de la pensée trouvât sa place à côté du pouvoir absolu, cela ne doit pas surprendre : le despotisme avait recours à ce moyen de se racheter, qui consiste à livrer l’autorité religieuse, et jamais il n’en trouva l’occasion plus facilement qu’au XVIIIe siècle, avec un clergé si compromis et un public si indifférent. Ce qui étonne, c’est que la France de Louis XV ait exercé une influence sur la liberté politique, c’est que Paris, qui n’avait que des institutions discréditées telles que son parlement, ait fait entendre sa voix non-seulement dans les villes de France et de l’étranger, mais dans les conseils de l’Europe. Rien n’est plus vrai pourtant. Une politique littéraire, composée de principes abstraits, d’idées générales, faisait école dans la capitale, tandis qu’à trois ou quatre lieues de là se pratiquait une politique d’expédiens, sans principes reconnus, sans idées suivies, à travers les ambitions des courtisans et les intrigues des favorites. La conduite des affaires était à Versailles, celle des esprits à Paris, comme à l’instant même où nous traçons ces lignes. Cet état de choses semblait dater du siècle précédent ; combien l’apparence était trompeuse ! Le XVIIe siècle n’avait connu que le libre examen de la philosophie ; il ne s’était proposé d’autre réforme que celle de l’individu. Interroger l’âme humaine, redresser la raison pour la mieux guider dans la vie, là se bornait l’ambition de Descartes et de ses disciples ; c’était le siècle des moralistes. Le XVIIIe siècle interroge peu l’âme humaine, mais beaucoup la société ; il prétend corriger le gouvernement, non l’individu. Tous les philosophes tournent à la politique ; ils appliquent le cartésianisme à la constitution des peuples, décidés qu’ils sont « à ne recevoir aucune chose pour vraie qu’ils ne la connaissent évidemment être telle. » Si quelques idées de liberté se font jour à l’étranger, d’où viennent-elles, si ce n’est de Paris ? Des royaumes, des républiques, demandant une constitution à nos philosophes, comme du temps d’Athènes et de Platon. Que dis-je ? Les souverains traitaient avec cette ville comme avec une puissance. Au moment où la Russie et la Prusse procédaient au démembrement de la Pologne, elles fournissaient des explications aux écrivains français, et les chargeaient de prouver que tout était pour le mieux dans l’intérêt de la tolérance. Catherine II envoyait ici un projet de code qu’elle affectait de préparer pour les Cosaques et les Baskirs, et recevait en échange pour ses usurpations et pour ses crimes une sorte de bill d’indemnité. Nous avons entrepris de décrire les principaux traits de l’ascendant de Paris, sans vouloir toujours louer l’usage qu’il en a fait.

Il semblerait naturel que la forteresse de la liberté fût alors l’Angleterre, qui possédait seule une monarchie représentative ; mais ce pays n’a pas la faculté d’expansion qui porte au dehors et met en commun avec les étrangers les idées et les institutions. Il laissait à la France le soin et le mérite de prêcher l’affranchissement ; d’ailleurs la réaction politique avait commencé en Angleterre avec la réaction religieuse. Dès le jour où la dynastie des Stuarts cessa d’être un péril pour celle de Hanovre, celle-ci groupa autour d’elle un torysme nouveau ; de nouveaux lords changèrent l’esprit libéral de la chambre haute ; les droits de la presse et des réunions publiques furent menacés. Sans les changemens qui survinrent en Amérique et en France, la constitution britannique était en train de s’altérer. Certes l’Angleterre n’avait pas besoin de nous pour maintenir ses vieilles libertés : voir des idées françaises dans le monde politique de ce pays, ce serait, suivant un proverbe anglais, porter du charbon à Newcastle. Cependant, si la France n’avait pas l’initiative, elle avait, elle gardait le stimulant, l’aiguillon qui suscitait les courages. C’est sur l’opinion française que nous voyons s’appuyer tous les hommes d’état que le mouvement rétrograde éloigne du pouvoir ; c’est la France qui est l’objet des attaques de tous ceux qui veulent se rejeter en arrière. George III nous honorait de sa haine la plus cordiale. Les Anglais et les Écossais qui se succèdent dans cette lanterne magique si mobile des salons de Paris sont tout au moins des libéraux. Horace Walpole allait même très loin ; il parle ainsi du crime de Damien : « ce meurtre le moins coupable de tous, le meurtre d’un roi. » Il affectait en théorie le républicanisme, et à côté de son lit l’arrêt de mort de Charles Ier faisait pendant à la grande charte. Il est vrai que sa légèreté d’esprit favorisait la rébellion quand il n’y avait pas de rebelles ; aussitôt que notre révolution éclata, il devint un partisan forcené de la royauté. Burke passe pour un ennemi de la France parce qu’il maudit 89 : où trouver un orateur anglais qui ressemble mieux à l’un des nôtres ? Fox accomplit un mouvement tout contraire. Jusqu’à cette date, il avait combattu le gouvernement français ; désormais il devint notre ami, comme s’il avait salué l’avènement des idées parisiennes ; il les reconnaissait pour les avoir pratiquées dans l’intimité. Wilkes, obligé de fuir l’Angleterre pour ses opinions démocratiques, recevait à Paris les honneurs d’une ovation.

Il est donc permis de le dire : le monde moral et le monde politique avaient là leur centre. Une vaste unité de l’intelligence universelle s’était établie au bénéfice de Paris. Nul doute que cet ensemble d’opinions ne l’enfermât des erreurs, mais l’inexpérience en était l’excuse ; l’abus, ici comme en toute chose, venait de l’absence de responsabilité. Nul n’était entièrement dupe de systèmes dont l’application ne paraissait pas possible. Tous se plaisaient à ce libre jeu de la pensée qui semblait rester dans les régions supérieures, et l’on se reposait sur Versailles de l’ordre social. Peu à peu les publicistes s’enhardirent ; moitié confiance, moitié nécessité, ils se mirent à faire passer dans les faits ce qui n’avait été jusque-là que dans les esprits. On sentit trop tard combien il y avait loin des succès de salon aux succès d’assemblée, du gouvernement des idées à celui des hommes. Le désarroi commença ; Versailles fut amené de force à Paris, c’est-à-dire le passé au milieu d’un présent que nul ne savait conduire. La commune de 1792 parut sur la scène, ce fut un sauve-qui-peut général ; ceux qui restèrent périrent dans la tourmente ou furent noyés dans le chaos. Paris cessa d’être le centre de l’intelligence pour devenir la ville des révolutions.


II

Le jour où le roi fut ramené de Versailles par des femmes ivres de vin et de joie furieuse, on peut dire que le monde des arts, de l’intelligence et de la politesse songea au départ. Le jour où, arrêté à Varennes, il rentra dans Paris en esclave fugitif, tout ce qui composait la puissance durable de cette ville, élite des esprits, culture supérieure, gouvernement des talens, tout ce qui faisait l’autorité de la société française avait dit adieu à cet asile profané, souillé. Pour la première fois, on vit ce qui s’est répété dans deux ou trois occasions : Paris déserté par les lettres, par la raison éclairée et calme, par la véritable civilisation. Nous avons pu mesurer, il y a quelques mois à peine, les angoisses que nos devanciers éprouvèrent soit dans la vie loin de leur toit préféré, soit dans le silence où ils durent étouffer leur pensée. Ils eurent incomparablement plus à souffrir que nous ; il est vrai que, par une sorte de compensation, leurs persécuteurs ne formèrent pas une collection aussi grotesque dans l’ignorance et le ridicule, aussi méprisable dans le crime que celle que nous avons connue. Nous avons à rougir de nos tyrans encore plus qu’à nous en plaindre. La Suisse, l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, recueillirent les épaves du grand naufrage ; poètes, publicistes, philosophes, hommes d’esprit de toute nature, se dispersèrent aux quatre vents, promenant par l’Europe les infortunes de l’émigration littéraire, les inconsolables regrets du Paris d’autrefois. Que laissaient-ils derrière eux ? Quelques confrères comptant les jours comme autant de gagné sur la guillotine, quelques autres achetant par des lâchetés la permission de vivre, le plus grand nombre cachant leur existence comme une témérité et leur esprit comme un crime. Il y avait à peine des journaux, et l’on sait dans quel jargon ; voilà ce que la ville de Marat et d’Hébert mettait à la place de cette langue française à l’honneur de laquelle un roi de Prusse avait décerné un prix après lui avoir rendu hommage durant sa vie entière.

Qu’étaient devenus les cinq ou six salons qui gardaient encore les échos de tant de voix éloquentes ou spirituelles ? Il faudrait d’abord rappeler tant de noms de femmes que l’ostracisme de la révolution avait dispersées sur les routes de l’exil ou dans le fond des campagnes les plus oubliées. Aux Du Deffand et aux Geoffrin avaient succédé des héroïnes d’un tout autre monde, car Mme Roland ne donnait pas le ton, et c’était dans la rue que se prenaient les leçons du savoir-vivre, les modèles de femmes que Paris offrait alors à l’imitation s’appelaient Mme de Gouges et la citoyenne Théroigne. Remarquez pourtant la progression : Mme de Gouges, malgré le grand nombre de ses écrits, dont quelques-uns composés durant des accès de fièvre, ne provoqua jamais la foule aux exécutions sanglantes. Théroigne, qui portait des pistolets et un sabre tout comme si elle avait vécu sous la commune de 1871, Théroigne, qui faisait égorger ses ennemis, fut fouettée dans les Tuileries pour avoir parlé en faveur des girondins. Celles qui procédèrent à ce châtiment étaient plus conformes encore à l’esprit du moment ; l’histoire ne nous a conservé le nom d’aucune de ces dames. Le Lauzun de cette société était Chabot, qui siégeait à la convention avec une jaquette, un pantalon d’étoffe grossière et des sabots. Voilà ce qu’était devenu notre cher Paris. On a dit, on a répété avec complaisance, que ces maux furent nécessaires ; l’expérience dernière que nous avons faite impose silence à cette prétendue philosophie de l’histoire. Si l’on veut dire que le danger de la France et le mauvais gouvernement rendirent tout possible, passe encore, et nous avons vu quelque chose de semblable ; mais qui voudra croire désormais que nous devions à la terreur la perpétuité des réformes que nous avions obtenues avant elle ? Elle était plutôt faite pour les perdre que pour les garantir. Il faudrait désespérer de la France, s’il n’était certain qu’elle le comprend désormais. Il y a des idées de 89 et une grande littérature, une grande civilisation qui les a préparées : il n’y a pas, à proprement parler, d’idées révolutionnaires, à moins que ce nom ne soit donné à des fantaisies grotesques ou sanguinaires. Des folies et des crimes ne sont pas des idées. L’intelligence n’a rien à démêler avec l’accoutrement de Chabot, avec les fureurs de Théroigne, avec les assassinats et la guillotine employée comme machine gouvernementale. Suspendez les lois, vous avez Cartouche et Mandrin avec leurs gens en goguette ; cela n’est pas plus compliqué, et les faiseurs de système sur la terreur ont été des dupes qui préparaient l’avènement des brigands futurs.

Quelle fut l’attitude des nations étrangères en présence de ces événemens, leurs poètes et leurs orateurs se sont chargés de le dire. L’Angleterre fut la première à se retirer de nous ; l’Allemagne, d’abord sympathique, suivit bientôt son exemple. On a souvent cité les beaux vers où Goethe a raconté ce changement précipité ; ils tiennent de trop près à l’histoire de notre ville pour n’en pas rappeler au moins quelques mots. « Dans ces jours tumultueux, tous les peuples n’avaient-ils pas les yeux fixés sur la capitale du monde, qui l’avait été si longtemps, et qui méritait maintenant plus que jamais ce titre magnifique ? » Un enfant de Paris pouvait-il mieux dire, et avec la même autorité ? C’était la ville éternelle chantée par un Virgile, et un Virgile qui n’était pas Romain. Ce titre, Paris ne le voulut pas longtemps, et le poète est obligé d’ajouter presque aussitôt : « Mais le ciel s’obscurcit ; une race corrompue, indigne d’accomplir le bien, combattit pour s’assurer la domination ; ils s’égorgèrent entre eux, ils opprimèrent leurs voisins, leurs nouveaux frères, et nous envoyèrent la multitude égoïste. » Voilà Paris révolutionnaire ; les déclamations de la démagogie ne prévaudront jamais contre ce témoignage en vers immortels.

Ce que « la ville sainte des révolutions » fit pour l’intelligence est renfermé en deux mots : au dedans la platitude, au dehors l’isolement. Entre la déchéance de Louis XVI et la chute de Robespierre, la littérature ne compte à son actif qu’un petit nombre d’œuvres emphatiques et sans talent. On a écrit l’histoire de la littérature durant la révolution ; pour mettre une peinture dans ce cadre, il a fallu le dépasser de toutes parts et en tout sens. On y a mis pêle-mêle ceux dont la révolution ne s’est occupée que pour les envoyer à l’échafaud, ceux qu’elle a forcés à se cacher, ceux qui vivaient à l’étranger, ceux dont les écrits sont antérieurs ou postérieurs à l’époque révolutionnaire, ceux qui, défendant leur tête ou attaquant celle des autres, faisaient des pamphlets ou des discours qui ne relevaient guère de la littérature, c’est-à-dire de l’art d’écrire. On a fait ainsi un ensemble qui ne manque pas de mouvement ; mais ce mouvement vient du dehors, et il est dirigé contre la révolution. Celle-ci est essentiellement stérile, surtout dans la période que nous venons d’indiquer. Et comment en serait-il autrement ? Il en est des pays et des villes comme des familles ; on court au plus pressé. Quand la vie n’est pas assurée, on songe à la préserver, non à l’orner ni à l’ennoblir. Paris fut ce que nous avons été, quoique moins longtemps, une famille au pouvoir des sauvages.

La solidarité qui liait ensemble toutes les parties de l’état ne permit pas aux tiraillemens intérieurs de se perpétuer ; l’étranger, il est vrai, fit sentir bientôt que l’ascendant de Paris n’était pas sans limites. Nulle part on ne fut dupe des formules abstraites dont les novateurs français, à l’imitation de leurs devanciers les écrivains, s’enveloppaient à plaisir. En vain s’annonçaient-ils comme les légitimes héritiers du XVIIIe siècle ; l’Europe n’en crut pas un mot. Ceci donnerait à réfléchir, si la passion politique réfléchissait ; les étrangers firent tout de suite la distinction entre la philosophie et la révolution. Ils avaient accueilli la première avec le calme des esprits studieux ; ils repoussèrent la seconde. Ils ont reçu de nous bien des leçons dans toutes les branches de la science humaine ; apprenons d’eux quelquefois à en faire usage. C’est la révolution qui a créé pour nous le danger des écrits de Voltaire ou de Rousseau ; ils portent la peine de l’abus qu’on a fait de leurs ouvrages. Paris révolutionnaire a toujours calomnié le Paris de l’intelligence. Supposez que la ville d’Athènes eût établi un jour la communauté des biens et des femmes : que n’eût-on pas dit de Platon, qui avait mis cette double institution dans sa république !

Les hontes de la platitude littéraire, de la grossièreté des mœurs, de la vulgarité, cessèrent enfin, mais non l’isolement ; la civilisation française reparut parmi nous sans nous ramener l’Europe. Des salons se rouvrirent sous le directoire. Plus accessibles aux classes diverses de la société, ils cherchèrent à concilier les intérêts nouveaux avec ceux qui avaient fait naufrage dans la tourmente, ou plutôt ils proposèrent un régime qui ne répondait qu’à un seul intérêt, celui de la révolution, en imposant toutefois des limites à la démocratie ; ils croyaient de bonne foi que la révolution était capable de se régler elle-même. Les entretiens qui avaient pris un caractère sérieux aboutissaient à des œuvres dont la pensée se résumait ainsi : les principes des républicains amis de l’ordre sont les mêmes que les principes des royalistes amis de la liberté. Ne semble-t-il pas que ces paroles soient d’hier ? Que dis-je ? nous n’entendons pas dire autre chose autour de nous ; les mêmes situations inspirent les mêmes pensées. A l’occasion des attentats de la commune, on a parlé des barbares que contenait Paris. Le mot a servi, hélas ! plusieurs fois déjà, et toujours avec un triste à-propos. Il est du temps du directoire, et peut-être il a passé du salon de Mme de Staël dans son livre de la Littérature[2]. On ne peut condamner plus nettement qu’elle n’a fait ces hommes grossiers que la licence avait rendus à leur férocité naturelle. Cependant elle espère que la philosophie fera l’éducation de ces vainqueurs, comme le christianisme a discipliné les hommes du nord ; elle croit qu’ils ont pour but et pour bannière une idée philosophique (voyez l’influence des formules abstraites !) ; elle voit « à la tête des hommes sans éducation certains esprits remarquablement éclairés. » Plus heureux dans notre malheur, nous sommes du moins affranchis de cette illusion. Les circonstances ont livré à elle-même la multitude révolutionnaire ; point d’idées, point de formules, point de demi-lumières mêlées au chaos obscur ; elles ont en quelque sorte isolé la révolution, comme les chimistes isolent une substance qu’ils veulent étudier. Qu’est-il resté au fond de l’immense creuset bouillonnant de Paris ? Où est la philosophie qui puisse avoir prise sur ce misérable résidu ? Les barbares sont restés ce qu’ils étaient ; ils l’ont été plus encore à mesure que l’interrègne des lois s’est prolongé : la barbarie est un torrent sur lequel l’homme, condamné à ramer sans cesse, gagne peu à peu, et qui l’entraîne bien vite quand il se lasse. Ce recommencement de civilisation auquel Mme de Staël travaillait non sans gloire était un rayon d’espérance ; il ne suffisait pas à rassurer les étrangers qui ne se paient pas de formules abstraites. Mme de Staël le sentait si bien, qu’elle-même les priait de prendre patience et de ne pas nous imiter : prière superflue ! Paris, esclave mal affranchi encore de la révolution, criait réellement par la bouche de Mme de Staël aux libéraux de l’Europe : « Laissez-nous en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans nos penchans les plus chers, renaître ensuite, peut-être pour l’étonnement et l’admiration du monde ; mais laissez un siècle passer sur nos destinées. Vous saurez alors si nous avons acquis la véritable science du bonheur des hommes, si le vieillard avait raison, ou si le jeune homme a mieux disposé de son domaine, l’avenir. Hélas ! n’êtes-vous pas heureux qu’une nation tout entière se soit placée à l’avant-garde de l’espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les principes[3] ? » L’Europe s’est abstenue en général de marcher sur nos traces. Cependant le siècle que demandait Mme de Staël sera bientôt écoulé ; point de préjugé que nous n’ayons affronté, point de principe que nous n’ayons essayé. En sommes-nous plus avancés ? Paris a-t-il gagné à ces expériences in anima vili qu’il laisse faire sur lui-même ? Quant à nous, à chaque épreuve nouvelle, nous ne voyons que des pertes à enregistrer.

Le consulat rouvrit la France aux émigrés de toute sorte, à ceux de la société polie comme à ceux de la littérature. En face des fêtes bruyantes données par la finance ou par le monde officiel, s’établirent des salons plus restreints, dispersés çà et là, même en dehors de la capitale et aux environs. Là venaient se grouper les anciennes amitiés, les souvenirs, les regrets. Les naufragés de la révolution s’y retrouvaient comme ceux du drame de la Tempête de Shakspeare, comme eux n’ayant pas oublié peut-être leurs anciennes passions, mais s’unissant en général dans un sentiment de reconnaissance pour le Prospero qui soulevait ou calmait à volonté les orages, pour le magicien politique dont la voix faisait trembler les monstres, car ce qui faisait la puissance secrète de Prospero, c’était l’art de dompter Caliban. La chaîne des traditions de société fut renouée avec effort. A défaut de liberté, on eut du moins la bienséance. Toutefois, pour être plus paisible, Paris n’en demeurait pas moins isolé. Son génie communicatif ne trouva que de rares occasions : la paix de Lunéville, le traité d’Amiens, bientôt suivis de menaces, d’expéditions formidables. L’empire eut aussi ses émigrés littéraires ; il favorisa l’échange des idées au dehors à peu près comme la circulation au dedans. Le blocus continental ne ferma pas moins les frontières des peuples aux produits de l’esprit qu’à ceux de l’industrie. Le canon toujours retentissant défendait de toutes parts la grande muraille de Chine dont parle Mme de Staël, et qu’elle connut bien pour l’avoir longtemps et sans fruit battue en brèche. Il y a une manière de faire la guerre qui détruit tout rapport entre les peuples ennemis. Il n’en était pas ainsi dans les deux âges précédens ; notre XVIIe et notre XVIIIe siècle ont exercé leur puissante influence à travers des combats sans cesse renaissans. Les modernes y mettent plus de passion : il est certain que l’empire a inauguré les guerres absolues, étendues à tout ce qui porte le nom et la couleur de l’adversaire. Dans cette façon d’entendre la lutte, il n’y a pas de neutralité de l’esprit, de la science : tout ce qui n’est pas pour nous est contre nous. Ajoutez l’effet produit par les prétentions ambitieuses, et quel moyen était laissé aux étrangers de reconnaître nos anciennes supériorités, quand on affichait l’orgueilleux titre de la grande nation ? Celui de la ville sainte des révolutions ne doit pas être moins irritant pour eux. Ah ! ce n’est pas ainsi que la France avait fait plier sous le joug de ses puissantes séductions les esprits dociles et accourant d’eux-mêmes au-devant d’elle.

Où la force avait succombé, l’intelligence reprit peu à peu ses droits. Malgré des désastres qui feraient encore saigner nos cœurs, s’ils n’étaient effacés par des désastres nouveaux, Paris désarma les vengeances du vainqueur. Les plus sages de nos ennemis prirent la noble et malheureuse ville sous leur protection ; il semble qu’au début de la guerre, dans leurs régions lointaines, une voix eécrète leur ait répété cette belle parole d’un ancien : « vous partez pour Athènes, respectez les dieux ! » A qui la cité dut-elle ce respect de ses murs, si ce n’est à nos devanciers, qui en avaient fait le plus illustre foyer de la civilisation ? La période de la plus grande influence de Paris dans notre siècle se confond avec la durée de la monarchie constitutionnelle.

Nous serions pourtant démentis par la réalité des faits, nous céderions à un penchant trop naturel de la vanité nationale, si nous croyions que durant ces trente années l’empire de nos idées ou de notre littérature s’exerça de la même manière que par le passé. Il n’est pas nécessaire d’être né de l’autre côté du Rhin pour être persuadé que l’Allemagne pensait assez par elle-même, qu’elle était assez riche d’idées pour en exporter. Personne n’ignore que l’Angleterre pouvait défier toute rivalité avec sa littérature, surtout d’imagination. L’ascendant de l’esprit français de nos jours a été de tout autre nature que dans l’âge précédent. Paris a continué d’en être le représentant incontesté, unique ; mais il a cessé de tenir école de philosophie et de lettres pour les étrangers. Ils ont continué peut-être d’y venir chercher des formes polies, car la politesse se compose de traditions autant que de nouveautés, et, quoique celles-ci en combattant celles-là semblent à chaque instant mettre en danger la politesse elle-même, pourtant on peut se rassurer, lorsque la révolution ne s’en mêle pas. Chaque génération qui se retire des salons nie les avantages de celle qui lui succède ; en attendant, la bonne compagnie ne périt pas, pourvu que la tempête n’en disperse pas les membres. Les étrangers ont donc trouvé chez les petites-filles de nos aïeules à peu près ce que les Walpole, les Crawfurt, les Gibbon, venaient chercher auprès de Mmes Du Deffand, de Luxembourg, de Beauvau, une sociabilité facile, une égalité honnête, une langue qui fait partie de toute éducation parfaite. Ils n’ont pas eu besoin d’y venir prendre des précepteurs. Tout Français de bon sens, et qui ne se nourrit pas de phrases sonores, a renoncé depuis longtemps à regarder la France ou Paris comme le prophète des temps modernes, seul en communication avec Dieu, seul capable d’entendre sa parole sans mourir, seul digne d’apporter dans Israël les oracles du Sinaï. Des prophètes, il n’y en a plus, ou bien il y en a partout, et toutes les tribus sont égales ; les révélations du génie n’ont plus de temple spécial, si jamais elles en ont eu ; il y a seulement des interprètes. Quelle nation est mieux faite par sa nature expansive, mieux placée par sa situation intermédiaire, mieux préparée par sa langue que la nôtre pour être cet organe de la civilisation universelle ? Paris n’est pas le Moïse du XIXe siècle ; mais pour tous les inspirés, quelle que soit leur patrie ou leur langue, il remplit les fonctions fraternelles d’Aaron. Il annonce la bonne nouvelle du progrès. N’est-ce pas un rôle glorieux que nous serions insensés de perdre par nos fautes, qu’il serait honteux de ne pas revendiquer comme un patrimoine ?

L’esprit français a été plus dominant, plus maître, au siècle précédent ; il n’a jamais été plus expansif que de 1814 à 1840 à peu près. Au dedans, au dehors, tout se prêtait à cette correspondance prompte et souvent cordiale entre nous et l’étranger. Pour les Allemands presque autant que pour les Anglais, nous étions un public auquel il fallait faire des avances ; nous disposions souvent de la popularité. Byron ne trouvait parmi nous aucune coterie à redouter ; Walter Scott, malgré sa Vie de Napoléon, avait plus de succès encore à Paris qu’à Londres et à Edimbourg. Les Allemands, ombrageux comme le sont toujours les derniers venus, affectaient bien quelquefois de se passer de Paris, et lui tournaient le dos ; mais ils avaient soin de parler si haut que rien n’était perdu pour nous. On pouvait se demander souvent si l’écrivain s’adressait à ceux qui étaient devant lui ou bien à ceux qui étaient derrière. Les plus grands, les plus populaires d’entre eux aimaient la France et ses grands hommes. Goethe, c’est-à-dire la meilleure, la plus éclatante représentation de l’esprit germain acquis à la civilisation moderne, Goethe lisait le Globe et dictait des notes sur les ouvrages de toute la jeune école française. C’est Goethe qui a fait ce beau portrait de cette Athènes de l’Europe, qui, en vérité, ne s’apprécie pas ce qu’elle vaut quand elle montre si peu de respect d’elle-même : « Imaginez-vous une ville où les meilleures têtes d’un grand empire sont toutes réunies dans un même espace, et par des relations, des luttes, par l’émulation de chaque jour, s’instruisent et s’élèvent mutuellement, — où ce que tous les règnes de la nature, ce que l’art dans toutes les parties de la terre peuvent offrir de plus remarquable est accessible chaque jour à l’étude ; imaginez-vous cette ville universelle, où chaque pas sur un pont, sur une place, rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire ! Et encore imaginez-vous non le Paris d’un siècle borné et fade, mais le Paris du XIXe siècle, dans lequel, depuis trois âges d’hommes, des êtres comme Molière, Voltaire, Diderot et leurs pareils ont mis en circulation une abondance d’idées que nulle part ailleurs sur la terre on ne peut trouver ainsi réunies[4]… » Ces lignes peuvent nous consoler de tant de pages où des compatriotes du grand homme amoindrissent notre passé avec autant de mauvais goût que d’injustice, pour mieux ravaler notre présent ; mais n’est-il pas vrai qu’elles retombent sur nous de tout le poids d’une immense responsabilité ?

Nous avons dit que tout concourait à maintenir la France dans cette haute situation morale ; la politique même y contribuait, les peuples avaient repris confiance en nous. Les uns dans les combats soutenus sous le drapeau de la réforme nous regardaient comme des alliés ; les autres, déçus par les promesses royales et corrigés, pour un temps du moins, de leurs illusions, revenaient à nous, non pas à la révolution, mais aux traditions philosophiques et libérales. Paris redevenait puissant parce qu’il était à la fois le coopérateur de l’œuvre commune et l’intermédiaire inévitable des efforts de tous. Le progrès de la presse y avait sa grande part. Il y a cent ans, cinq ou six salons suffisaient pour établir et répandre de proche en proche l’autorité de l’intelligence française. Aujourd’hui que nos prétentions sont forcément plus modestes, et que le mouvement de la pensée est bien plus compliqué sinon plus actif, le dialogue régulier de nation à nation par la voie des journaux s’est substitué aux libres entretiens d’autrefois. Que nous ayons perdu quelque chose à ce changement, cela ne paraît pas douteux, s’il est vrai, ainsi que le dit Mme de Staël, que la conversation, comme talent, n’existe qu’en France. Pourtant le suffrage même des étrangers prouve que les Français du XIXe siècle, la plume à la main, obligés de traiter un sujet et d’avoir en vue des idées, n’ont pas été trop au-dessous de ceux du XVIIe et du XVIIIe parlant à leur aise et de toute chose, ayant devant eux des personnes. Après avoir agi de préférence sur les hommes, nous avons trouvé des aptitudes nouvelles pour agir sur les pensées. Nous avons fait mention d’un journal célèbre, dont le titre en définitive ne se trouva pas trop ambitieux, et qui prit une grande part à ces luttes courtoises ; les autres journaux ou recueils périodiques qui ont tenu le plus haut et le plus ferme le flambeau de l’intelligence sont trop près de nous, et d’ailleurs l’Europe se charge bien de les nommer.

Ce serait pourtant donner une fausse idée de l’influence française sous le gouvernement parlementaire que de l’attribuer tout entière à la presse. Notre siècle n’a pas tellement différé du précédent. Il a eu des salons, plus nombreux, il est vrai, et plus divers : influence éparpillée sans doute, mais réelle. Ces salons n’appartiennent pas encore à l’histoire comme les sociétés dont nous avons parlé plus haut ; heureusement ceux qui en ont été les témoins et quelquefois les héros n’ont pas manqué, pour notre curiosité, de les caractériser, quelquefois même au jour le jour : il suffit d’ailleurs de consulter les souvenirs de tous pour s’assurer qu’en France, à côté de la tribune et au milieu, si ce n’est au-dessus, des mille échos du journalisme, il y a eu des cercles plus ou moins choisis, où la conversation n’a cessé d’être digne de la nation la plus sociable du monde. A l’exception des révolutions, tous les changemens importans de la littérature et de la politique ont passé par là : de là même sont venues souvent les initiatives. Rien ne s’explique plus naturellement. Un salon n’est pas seulement une occasion pour la causerie, c’est une lice pour certaines escarmouches des talens, des caractères, des humeurs. Rien de suivi, rien qui rappelle l’académie ou l’école ; mais les talens, les caractères, recouvrent des opinions et des idées, en sorte qu’une doctrine battue ou victorieuse dans l’escarmouche demande sa revanche ou la confirmation de sa victoire sur un autre terrain. La campagne, commencée sur des fauteuils groupés au hasard, se continue ou se termine en bataille rangée dans une chambre ou dans la presse. La littérature, dans la période qui nous occupe ici, en offre deux exemples remarquables. Lorsque les hommes de goût s’avisèrent que le type courant et vulgaire de la littérature classique était faux, que le temps de l’empire nous avait légué un grand siècle qui n’était pas le vrai, d’où vinrent les premiers avertissemens ? Ce n’est pas des écoles, c’est du monde, d’un monde très borné et très restreint, que nous pouvons retrouver dans la correspondance de Joubert. C’est là qu’on s’envoyait pour cadeau une lettre inédite de Boileau, une traduction de Pétrarque faite sous Louis XIII et offerte à Montausier. On relisait Pascal, Mme de La Fayette ; on renouvelait le culte de Bossuet, on tirait de leur poussière les portraits des femmes célèbres qui avaient vu le grand roi. Là est le berceau de cette école d’admiration qui est parvenue à tout son éclat avec M. Cousin. Lorsque des hommes jeunes entreprirent de renouveler entièrement notre école de poésie, d’histoire, de philosophie, où prirent donc naissance ces tentatives qui nous paraissent aujourd’hui si simples, et qui étaient alors si hardies ? La société polie fut le premier point d’appui ; les journaux et les cénacles vinrent après, et quand les novateurs étaient assez nombreux déjà pour se diviser. La critique elle-même, si indépendante de sa nature, trouva longtemps un asile dans les compagnies les plus distinguées de la capitale, dans les maisons les plus favorisées de la fortune et de la naissance. Elle chercha des protectrices et grossit longtemps leur cour avant de se mettre à en médire, et encore ne prit-elle pas ses sûretés de nos jours en se ménageant, sous un air d’isolement philosophique, et jusqu’à la fin, des protectrices nouvelles dans un autre monde ? Il y eut un moment, sous le gouvernement constitutionnel, où le journalisme, reniant les traditions de deux siècles, se mit à déclamer contre la société où se pratique le bon ton ; certaines phrases dédaigneuses sur « les succès, les talens, les plaisirs de salon, » sont restées en usage. Cependant ces attaques mêmes attestaient la puissance des classes élevées et cultivées, si elles ne prouvaient pas quelquefois dans ceux qui les lançaient une sorte d’humilité orgueilleuse, si elles ne trahissaient pas une existence, des liens, qui les brouillaient avec ces classes. Le sans-façon d’une partie de ceux qui vivaient de l’intelligence annonçait peut-être déjà la bohème littéraire que nous avons vue, et qui s’accorde si bien avec l’abdication de Paris.

La société polie n’a donc jamais renoncé à son empire sur nous tous et sur les étrangers. Sans prétendre enseigner l’Europe comme elle l’a fait autrefois, son ascendant a continué de faire aimer l’esprit français. Ce n’est pas tout ; elle a gagné un avantage que nos devanciers n’avaient pas : elle a trouvé dans ses murs le gouvernement du pays, que Paris révolutionnaire a chassé depuis, en attendant qu’il la repousse elle-même, comme il a essayé de le faire. C’est là une différence profonde entre ce siècle et le précédent. Durant toute une génération, nous avons vu dans le même centre et presque dans les mêmes mains la conduite des esprits et celle des affaires. Le gouvernement constitutionnel a eu l’honneur d’avoir suffi à cette double tâche : les autres ont plus ou moins renoncé à l’un de ces deux pouvoirs pour se réserver l’exercice jaloux de celui qu’ils gardaient. Ce régime, nous l’avons vu fonctionner, on peut faire la critique de ses actes dans la sphère politique : si nous disons que sur ce point il n’a pas cédé à ses rivaux, nous n’aurons pas exagéré ses prospérités ni ses services ; mais ce n’est pas là l’intérêt que nous avons en ce moment à défendre, et en politique il y a des considérations d’opportunité qui dominent tous les argumens historiques. Ce qu’il importe ici de mettre en lumière, c’est le résultat alors obtenu dans la sphère intellectuelle et morale. Jamais dans notre siècle l’esprit français n’a été plus expansif, jamais Paris n’a plus réellement servi de point de ralliement à l’intelligence universelle, jamais nous n’avons plus travaillé à continuer l’œuvre des grandes générations qui nous ont précédés.


III

Une période nouvelle fut inaugurée par les événemens de 1848 ; elle dure encore, et l’on peut dire qu’elle se compose d’une seule et même révolution coupée brusquement en deux par une trêve violente de vingt-deux ans. Paris révolutionnaire a fait le commencement et la fin de ce drame d’où nous ne sommes pas encore sortis ; comme un personnage de théâtre, il s’est montré dans la conclusion ce qu’il était au début, semblable à lui-même et conséquent dans ses actions comme dans ses paroles. La différence ne consiste que dans le degré des attentats et des folies. En 1848 comme en 1871, l’insurrection a lieu contre les classes riches ou éclairées, et de même celles-ci sont mises en fuite ; le même aveuglement qui convoitait alors la fortune et l’obligeait de se cacher a voulu cette fois garder Paris pour lui, et cependant s’est indigné qu’on le lui eût abandonné. Dans l’un et l’autre cas, la révolte en confisquant la ville a cru mettre la main sur des trésors. Le drapeau rouge n’attendit pas l’année où nous sommes pour se montrer, ses partisans n’étaient pas tous au dehors de l’Hôtel de Ville ; il eut dès lors des avocats qui ne lui tiendraient pas rigueur aujourd’hui. La commune a la même date : elle n’était séparée de l’Hôtel de Ville que par un bras de la rivière. Sa résidence fut le Prado, résidence d’un jour, il est vrai ; mais c’est qu’elle s’ajourna sur la proposition de son chef, qui l’avait congédiée, qui l’a vue cette année se réunir et n’a pu y assister. Elle se dispersa en se donnant le mot d’ordre de veiller sur la république : et ce mot d’ordre s’est conservé textuellement ; pour veiller sur la république, les gardes nationaux se sont fédérés, ont pris des centaines de canons, ont élu un gouvernement insurrectionnel contre la république. Toujours afin que 1871 ressemblât mieux à 1848, l’incendie était la menace du Paris révolutionnaire contre celui qui est soumis aux lois. On n’a pas oublié, je pense, ces paroles : « Alerte, citoyens ! que pas un seul de vous ne manque à cet appel. Si une obstination aveugle vous trouvait indifférens devant tant de sang répandu, nous mourrons tous sous les décombres incendiés du faubourg Saint-Antoine ! » Ces lignes sont tirées de la proclamation placardée par les insurgés le 24 juin avant le bombardement. Si elles manquent d’une correction parfaite, c’est une analogie de plus qu’il faut ajouter aux autres. Les ateliers nationaux, le travail fictif qu’on leur faisait accomplir, ne différaient point par leur nature du service inutile et dangereux des gardes nationaux de la commune. Les premiers déplaçaient les corps d’état, et jetaient les ébénistes, les mécaniciens, les artisans les plus habiles pêle-mêle au milieu des terrassiers ; le second leur faisait désapprendre le chemin de l’atelier, et changeait de bons ouvriers en détestables soldats. On ne fusillait pas des otages en 1848, mais on assassinait déjà des généraux, des archevêques ; on ne changeait pas les églises en clubs pour y enseigner l’athéisme, la suppression du mariage et de la famille : pourtant les communistes-matérialistes promettaient beaucoup pour l’avenir. On n’avait pas les pétroleuses, mais des électrices réclamaient leur inscription, des candidates publiaient leur profession de foi ; les vésuviennes valaient bien les amazones, et par un singulier rapprochement avaient aussi je ne sais quel fou pour organe et porte-voix. Des écuyères commandant des bandes armées tenaient en éveil le faubourg Saint-Germain, reconnaissances anticipées qui marquaient, j’imagine, les lieux favorables pour les exploits d’une génération plus hardie. Dernier rapprochement, qui serait vraiment curieux, s’il n’était pas si triste : l’homme illustre qui tient en ses mains les destinées de la France, — au moment où la victoire de l’ordre sur la révolution paraissait impossible, — donna l’avis d’abandonner Paris à l’insurrection et de se retirer dans une ville de province. Il est vrai que le lendemain ses craintes sur le résultat de la lutte étaient dissipées ; cependant son projet n’a souffert qu’un délai. Les vingt-deux ans qui se sont écoulés depuis ont renvoyé à une nouvelle échéance les défenseurs comme les ennemis de la société. On le voit, 1871 a été la reprise d’une pièce interrompue.

Durant cet intervalle d’un prologue formidable et d’une sanglante péripétie, que s’est-il passé ? Quelle part a été faite à la vie de l’intelligence ? Les hommes de cette génération qui se sont consacrés aux travaux de l’esprit sont-ils satisfaits du fruit de leurs efforts, comme ceux qui les ont précédés ont pu l’être ? Nous ne le croyons pas ; mais, dans les circonstances où ils ont vécu, il n’est pas certain qu’ils aient pu mieux faire. Une sérieuse inquiétude touchant l’avenir ne pesait pas impunément sur les écrivains et les penseurs. Les uns se sont désintéressés de la politique, de la philosophie, de la morale même ; ils ont poussé jusqu’au raffinement les fantaisies que le XVIIIe siècle se permettait, se trouvant à l’aise comme il l’était, au moins dans sa première moitié, à l’ombre d’un pouvoir irresponsable. Le beau leur semblait une religion, une opinion, un patriotisme suffisant. Les autres semblaient profiter de ce retour au pouvoir absolu pour renouveler et pousser jusqu’à ses dernières conséquences le scepticisme du siècle dernier : la liberté de penser à leur guise et sans danger leur était une consolation des autres libertés dispensées d’une main avare. Quelques-uns, les plus sages peut-être, persévéraient avec fermeté dans leur voie, ne tenant pas plus de compte du pouvoir que s’il n’existait pas ; cela n’était point d’ailleurs bien malaisé avec un régime fort indifférent sur la conduite des esprits. Je ne parle pas de ceux qui, dans la littérature même et dans la philosophie, tâchèrent de rester fidèles au serment d’Annibal, qu’ils avaient fait tout jeunes, ni de ceux, bien jeunes aussi, qui débutèrent sans défiance aucune, et qui furent bientôt tirés d’erreur.

Avec ces élémens, l’esprit français ne pouvait déployer la même force d’expansion, ni trouver au dehors le même accueil facile et confiant qu’en des temps plus heureux. Pourtant, si l’on songe que les guerres, les tracasseries, les malentendus politiques sont encore venus troubler la correspondance naturelle établie entre ce pays et l’Europe, l’amour-propre national n’a pas trop à se plaindre de Paris dans cet intervalle de temps. Nous pouvons le dire sans vanité : jusqu’aux derniers événemens, cette ville, malgré ses malheurs ou ses fautes, était restée le véhicule le plus prompt de la pensée, l’organe le plus autorisé de l’opinion européenne. Telle qu’elle était, notre littérature occupait une place honorable dans les études comme dans les plaisirs des étrangers, et le patriotique souci qui a dicté ces pages trouverait à se calmer dans la perspective d’un avenir à peu près égal à ce passé.

Entre les nations éclairées qui nous environnent, aucune n’a moins affecté de nous disputer ce rôle particulier dont nous sommes jaloux pour la France que l’Angleterre. Malgré la haute capacité de ses classes intellectuelles, malgré la production infatigable de sa littérature, elle s’est montrée de plus en plus indifférente au domaine pur des idées. Livrée aux inspirations exclusives de l’économie politique, elle pratiquait avec confiance la maxime du laisser-faire et du laisser-passer. L’utilité pure était sa loi ; elle augmentait ses richesses, elle consacrait à son commerce l’expansion que d’autres pays mettaient au service de leurs pensées. Plus que jamais, sa liberté, qui a pris naissance dans les intérêts positifs, était un ressort pour sa fortune, non un principe général en vue de son influence. Malgré les ombrages de 1840, envenimés par le coup d’état et renaissant après l’expédition de Crimée, elle était devenue l’amie de la France, amie jusqu’à l’emploi du fer exclusivement, car l’idée de la guerre tombait dans un profond discrédit. Remarquez-le bien, ce n’étaient pas des philosophes, c’étaient des négocians qui lui prêchaient la paix. Comment l’Angleterre eût-elle songé à se faire centre intellectuel et moral ? Ce pays est le mieux informé du monde ; il connaît l’Allemagne directement et mieux que nous. Heureusement pour notre intérêt, celui qui a distribué aux nations leur patrimoine a fait de la Grande-Bretagne une île, extremos orbe Britannos. Elle envoie au loin des visiteurs plus qu’elle n’en reçoit. Elle a de tous côtés des ports qui sollicitent des vocations plus lucratives que celle des lettres. Elle reçoit par ses milliers de navires plus de marchandises encore que d’informations. Elle exporte beaucoup moins de doctrines que de produits manufacturés. Elle est savante cependant : aussi a-t-elle des ministres comme M. Gladstone, à la condition qu’ils se montrent dociles envers les classes moyennes. On ne se soucie pas de représenter dans le monde la philosophie et la littérature quand on ne croit guère en elles.

L’Allemagne nous a disputé nos vieilles prérogatives dans le domaine de l’esprit, nous ne disons pas précisément dans celui des idées : ce pays peut en avoir de quoi en donner aux autres, et même de quoi en laisser perdre. Elle avait le libre jeu de la pensée, que l’Angleterre dédaigne ; elle n’a jamais eu celui de ses forces matérielles, dont l’Angleterre est si jalouse. Elle jouissait d’un affranchissement complet dans la région des doctrines, qui d’ailleurs constituaient pour elle une liberté académique plutôt qu’une liberté de la presse. Elle se contentait volontiers du domaine de la métaphysique, et laissait à peu près le gouvernement de ce monde aux classes militaires. Un instant, celles-ci parurent se dessaisir en 1848 ; mais à ce moment même le peuple allemand prouva qu’il n’avait de la pratique ni l’esprit ni même le désir. La révolution de Berlin se résuma en une procession de cercueils, manifestation abstraite, idéale, qui prouva que la nation, par acquit de conscience et pour avoir ses journées de 48, n’imaginait rien de mieux que de montrer au roi combien ce qu’il avait fait était mal. Heureuse nation qui ne savait pas être révolutionnaire ! heureux princes qui en étaient quittes pour une si mince pénitence ! L’esprit révolutionnaire n’est pas indispensable, il s’en faut, pour atteindre à un rang élevé sur l’échelle de la civilisation ; au contraire il est l’ennemi de toute culture, et son triomphe est le signal de la barbarie. C’est non pas cet esprit qui était nécessaire à l’Allemagne, mais bien celui de la réalité. Ce pays est habitué à se nourrir de ses pensées. Il y a là une accumulation de connaissances qui n’est égalée peut-être dans aucune autre contrée ; c’est la diffusion des idées qui importe ici, et rien n’est moins expansif que le tempérament germanique. Où peut-on le juger mieux que chez lui ? On dirait que les connaissances dans ce pays ne tendent pas à descendre comme ailleurs. Entre les intelligences d’en haut et celles d’en bas, il y a un abîme. Ils ont l’instruction obligatoire, et ils sont un des peuples les plus superstitieux de l’Europe : nous ne l’avons pas encore, et le plus illettré de nos paysans en remontrerait aux leurs. Il ne s’agit ici ni de déprécier l’instruction obligatoire ni de rabaisser le peuple allemand. Les classes lettrées dans ce pays, quand elles parlent, s’adressent à elles-mêmes : comment supposer qu’elles se fassent entendre aisément par-dessus les frontières de cette vaste Allemagne, si diverse, si hétérogène ? Indifférentes à la politique, elles ne sauraient l’être ; elles demandent beaucoup, trop peut-être ; mais au-dessous d’elles il y a des masses profondes de peuple qui permettent à un ministre comme M. de Bismarck de répondre à celles-là par des refus, quelquefois même par une concession, celle de l’unité par exemple, comprise un peu autrement qu’elles ne s’y attendaient.

Ces considérations sur deux des peuples les plus puissans de l’Europe actuelle expliquent assez comment l’esprit français était encore placé dans des conditions favorables pour remplir sa mission. Est-il nécessaire de montrer qu’en dépit de ses entraves ou de l’incertitude de privilèges précaires il n’avait ni l’indifférence aux idées qui caractérisait les Anglais, ni le dédain de la réalité qui faisait la faiblesse des Allemands ? Il était tout au moins assez philosophe et assez pratique pour réunir dans une certaine mesure les bonnes qualités des uns et des autres. Notre siècle a vu se reproduire dans un certain degré la situation que le précédent avait connue : un chef du pouvoir indifférent au mouvement intellectuel, une littérature capable de se suffire à elle-même et d’exercer l’empire au dehors à défaut des gouvernans, — une Europe partageant, et quelquefois d’une manière très inégale, ses marques de considération entre l’un et l’autre. Dira-t-on que notre ascendant se soit effacé ? Sur les questions qui intéressent l’amour-propre national, les témoignages étrangers ont une valeur qui ne se conteste pas. Un critique anglais contemporain, aussi remarquable par l’indépendance du jugement que par la justesse des pensées, après avoir montré ce que doit l’Allemagne à notre génie, laisse échapper cet avertissement indirect à ses concitoyens : « On peut prédire que dans les lettres de tel autre pays l’esprit français est également destiné à faire sentir son influence comme élément de nouveauté et de mouvement mêlé avec l’esprit natif. Dans cinquante ans, un critique montrera à nos petits-enfans comment ce phénomène s’est effectué[5]. »

Paris a été sauvé une troisième fois des barbares : le drame dont nous parlions tout à l’heure est-il terminé ? Ne nous flattons pas : les plaisirs de l’intelligence, les délicatesses de l’esprit, sont ce qu’il y a au monde de plus facile à effrayer ; trois révolutions sociales dans une même ville en quatre-vingts ans, c’est trop pour le tempérament des lettres et des arts. Il faut que cette capitale de l’intelligence française ait une vitalité bien puissante pour avoir résisté à trois assauts de la sauvagerie. Une guerre atroce, un siège prolongé, n’avaient pas arrêté en elle la vie littéraire ; on pouvait même espérer que les inspirations du patriotisme tourneraient au bénéfice de son activité. Une insurrection sans cause avouable, des convoitises impudentes, la haine de tout ce qui est idéal ou culture de la pensée, la démolition systématique, le feu mis de sang-froid, en un mot l’horreur naturelle du sauvage pour la civilisation, voilà ce qui a tout arrêté ; voilà ce que nous avons vu et ce que nos pères dans leurs plus mauvais jours n’auraient pas imaginé.

Éloignons notre pensée de ce triste tableau ; écartons tout ce qui empêche la foi dans l’avenir de renaître. Une douleur virile ne se contente pas de gémir sur les maux de la patrie ; elle tire des malheurs publics l’enseignement qu’ils contiennent. Nous plaidons la cause de la philosophie et de l’art ; eh bien ! l’art et la philosophie ont-ils toujours fait leur devoir ? Ont-ils songé au péril qui les menaçait ? Qu’ont-ils enseigné à ce Caliban qui se cache au fond de toute société humaine ? Pourtant il rôde incessamment autour du maître pour surprendre son sommeil, pour brûler ses livres, — remarquez-le bien, ses livres, dont la destruction rendra toute chose égale entre eux. Pensez-vous qu’il ne rencontrera pas toujours quelque misérable Stephano qui lui fera goûter du vin, le rendra fou, et lui fera baiser son pied ? Il faut que le Paris de l’intelligence s’aide lui-même et travaille à son propre salut en domptant celui de la révolution.

C’est une œuvre à laquelle il ne peut suffire tout seul. Il n’y a pas trop de toutes les forces sociales combinées, coalisées ensemble pour remettre et maintenir en équilibre la société. Nous ne sommes pas de ceux qui accusent l’assemblée nationale de faire le procès à la capitale : le gouvernement de la république est né en province, et il est à remarquer que les gouvernemens sont attachés au berceau où ils ont pris naissance ; mais, s’il y a un procès de Paris, les lettres, les arts, la pensée, tout ce qui compose la civilisation et qui aurait le droit de se porter partie civile partage dans une certaine mesure le sort de l’accusé. Une séparation temporaire ne mettrait pas en danger l’intérêt pour lequel nous plaidons ; si elle devait se prolonger, nous ne pourrions affirmer en conscience que ce fût pour le bien de la civilisation ni des affaires. La France a fait l’épreuve des avantages qui résultent de leur union ; plus cette union a été intime, plus le crédit du pays a été grand ; on ne voit pas ce qu’il gagnerait à l’état contraire. Ou Versailles, la ville politique, diminuerait Paris, la ville intellectuelle, et ce serait autant de perdu pour l’influence française, ou Paris effacerait à la longue Versailles, et le gouvernement descendrait au-dessous de la hauteur de sa mission. On objecte les deux siècles précédens, et l’on dit que la capitale a eu tout son éclat, le pouvoir toute sa force, quand nos rois habitaient ce palais où la souveraineté nationale leur a succédé. Nous avons indiqué comment le XVIIe siècle et Louis XIV n’ont pas réellement connu cette séparation. Dans cet âge d’or de la monarchie absolue, le centre intellectuel et le centre politique étaient dans telle ou telle ville, mais autour du roi ; nous avons montré que le XVIIIe siècle seul les sépara. Qui voudrait, qui pourrait ramener cet état de choses ? D’ailleurs on ne refait point le passé. Paris perdant la confiance de la France ne nous rendrait pas les gloires d’autrefois ; Versailles ramènerait peut-être le repos des esprits, non la grandeur. On dit encore que le gouvernement n’habite pas la capitale aux États-Unis ni en Russie, — deux empires, notons-le bien, où le mouvement intellectuel est de luxe plutôt que de nécessité : on ne cite pas un seul pays de civilisation élevée qui soit dans ce cas. Est-ce la France de Bossuet et de Voltaire qui voudrait s’organiser comme si l’intérêt intellectuel n’était pas pour elle de premier ordre ? Le génie national concentré ici tient si étroitement au régime politique du pays, que les séparer serait un malheur pour l’un et l’autre. Ils ont vécu plus ou moins rapprochés par les événemens, et leur existence a été d’autant plus glorieuse qu’ils ont maintenu entre eux plus d’harmonie. Dans un jour de désastres, l’un des deux, celui qui le pouvait, s’est éloigné pour le salut commun. Quand il sera bien évident que tous les périls de l’avenir sont conjurés, nous sommes assurés qu’il ne voudra pas se tenir dans un éloignement certainement inutile et peut-être funeste. Il ne voudra pas faire payer à la ville intelligente la rançon de la ville révolutionnaire.


Louis ETIENNE.

  1. Voyez Johnson, The Lives of the English poets.
  2. Première partie, chapitre 8.
  3. De l’Influence des passions, introduction.
  4. Conversations avec Eckermann, traduites par E. Delerot.
  5. Matthew Arnold, Essays in criticism, 1865, p. 169.