La Ville charnelle/LA FOLIE DES MAISONNETTES

E. Sansot & Cie (p. 111-119).

La folie des Maisonnettes
(Petit drame de lumières)


Les jeunes Maisonnettes du village
sont tristes de prier tous les soirs
sous l’œil morne du Clocher noir !
Elles ont des minois roses
sous leurs toits grisâtres et moroses
et de vertes chevelures pleines de ramages.
Leurs regards frais et purs en débandade
frétillent tels des poissons d’azur
en leurs vitres miroitantes.

Les Maisonnettes lentes voudraient courir
et chanter le long des jours…
Mais, hélas, elles cheminent

de colline en colline, sous la garde sévère
du Clocher millénaire
qui va traînant son pas cassé de bronze
dans la poussière des chemins…
Le noir Clocher rugueux et si longtemps roidi
aux plis tombants des bures granitiques,
veille sur elles, comme un moine en prière,
le vieux Clocher pensif qui les conduit au ciel.

Les Maisonnettes ont des corsages
luxueux de feuillages…
Leurs lèvres d’or vermeil tressaillent de sourires,
et ce sont des balcons épanouis
tout brûlants de roses et de soleil !…

Elles s’arrêtent au soir, pour épancher leur âme
nostalgique à Dieu, dans l’ombre des vallées
odorantes, à l’heure où la nuit fraîche et lente
coule au creux des montagnes en fleurs
comme une huile pailletée d’argent…

Les Maisonnettes prient en pensant autre chose,
et leurs yeux voraces de mendiantes affamées
regardent les montagnes glorieuses
comme de sublimes gâteaux dorés !…
Mais, hélas, elles sont pauvres, si pauvres
que jamais ne mordront les cimes savoureuses.

Par un soir trouble, le vieux Clocher perdit la route…
Il ralentit son pas de bronze,
dont la trace s’efface d’écho en écho…
Il s’affaissa vaincu, tenant sa tête lasse
entre ses mains rugueuses, veinulées de lézards,
et sa barbe de mousse balaya le chemin.

L’azur chantait au loin, au fond de la vallée,
l’azur fleuri d’espoir sur ces désespérées !…

Les mignonnes Maisonnettes descendirent aussitôt
vers la fraîcheur du fleuve,

agiles, à la file, sous leurs coiffes balancées,
et le fleuve alanguit sa chanson amoureuse,
las d’avoir traîné tout le jour des lumières…

En piétinant leurs robes de feuillage,
elles entrent, toutes nues, dans l’eau pleine de ciel ;
elles écoutent, voici, un instant bref,
l’onde bruire à leurs genoux de vierges…
Aussitôt, de clairs éclats de rire
fusent dans l’air du soir…
Cependant le Clocher pleurait de désespoir,
dans la pénombre, et des étoiles roulaient
dans sa barbe grisâtre comme des larmes éternelles.

Tout à coup, le Couchant écarlate apparut,
au bout de la vallée, comme un seigneur
vêtu de flamme, sur un cheval d’apothéose !

Les Maisonnettes se turent en roulant de gros yeux…

Au loin le beau Couchant passa le fleuve en feu,
et son manteau de pourpre flottait sur la vallée.
Il descendit royalement de sa monture
dont la selle est tressée de rayons assouplis.

Les Maisonnettes nues et voilées
d’un bleu ruissellement
humèrent dans la brise son haleine incendiaire,
en frémissant de voir leur gorge se roser…

Le Couchant étreignit les belles Maisonnettes
dans l’éblouissement de ses bras d’or…
Il enlaça leurs croupes roses, une à une,
en piétinant leurs robes de verdure.
Elles sentirent des lèvres chaudes
peser sur leurs paupières closes
et sur les boutons mûrs de leurs seins !
Elles s’alanguirent, une à une,
dans les bras du Couchant,

tombant à la renverse, pour mieux offrir
leurs beaux corps crépitants et juteux de désir,
dans leur immense chevelure déployée !…

Triste chacune d’être sitôt délaissée
par l’angoisse affamée d’une bouche divine !
Triste chacune d’avoir vu sa voisine
jouir fiévreusement dans les bras du Couchant !
— « Encore un long baiser,
Seigneur ! un long baiser !…
Car je veux mourir… si lentement mourir,
dans la brûlure humide de tes lèvres ! »
Cependant le Clocher grisé de désespoir,
affaissé sous l’énorme cagoule de ténèbres,
sanglotait… et ses larmes d’ombre colossale
tombaient dans le grand fleuve, avec un son lugubre.

Ce fut alors que le Couchant casqué de feu
se rua pesamment sur leurs corps nus,

défonçant et broyant leurs croupes violettes !
Le Couchant écrasa tout le village
sous ses puissants genoux ensanglantés ;
puis redressant sa taille majestueuse,
d’un beau geste insolent,
jeta de l’or sur les cadavres…
et s’en alla vers les montagnes, à grands pas,
pour mordre aux lèvres pures — là-bas, qui tremblent,
des Étoiles !