La Ville charnelle/L’AURORE JAPONAISE

E. Sansot & Cie (p. 129-134).

L’Aurore japonaise
(Petit drame de lumières)


L’Aube artificielle aux yeux de porcelaine,
L’Aube aux joues éclairées de fard et de vernis,
Ouvrit sa hutte verte emmitouflée de nuit,
Et l’Ombre s’en alla sur ses chariots d’ébène.

L’Aube avait une robe fleurie de Japonaise,
Ornée de dragons noirs et d’oiseaux violets,
Une robe poivrée toute alourdie d’aromes,
Et ses cils dessinés par des pinceaux fluets
Mettaient sur le ciel tendre d’idéales cimaises.

Des nimbes de satin aux filigranes bleues
Chatouillaient le visage immense des Idoles.

Des sentiers puérils arabessaient les monts,
Là-haut, où les nuages aux lèvres vermillonnes
Mordillent le soleil comme une nèfle acerbe.

Les pagodes superbes paraissaient suspendues
Aux claires majoliques d’un plafond irréel.
Tels des Chinois pendus par le bout des cheveux.
Sur les toits retroussés et brodés en babouches,
Figés sur une patte ainsi que des consoles,
Les ibis de bois rose portaient les nues au bec.

Des tourbillons de mouches au corselet d’agathe,
Des nimbes de satin aux filigranes bleues,
Chatouillaient le visage immense des Idoles.

Les gongs lourds résonnèrent comme une cloche en feu
Qui tombe sur les dalles d’une citerne vide ;
Les gonds lourds résonnèrent
Au fond des cours humides

Avec un bruissement d’astres multicolores,
Et des frissons sonores d’étoiles submergées
Et le hennissement des Hippocampes bleus.

L’air avait la couleur du safran et des perles.

La campagne rampait dans la torpeur de l’aube,
Avec le crissement des jonques sur la plage
Et leurs hâleurs courbés sous le serpent des câbles…
La campagne rampait vers les monts d’émeraude
Avec le bruit de tôle et de marteaux dorés
Que font les pieds carrés des mousmés sur la pierre…

Vêtue de rayons neufs et d’une senteur chaude,
La campagne étirait les bras de ses rivières ;
Elle enfonçait au fond des lacs, au fond des mers,
Les doigts de ses ruisseaux tout bagués de vipères,
Comme en des bassins d’or gorgés de pierreries.

Puis elle trottina vers le grand baldaquin

tendu sur des collines de fines sucreries,
Où le soleil assis comme un vieux mandarin
Veillait aux pâmoisons monstrueuses des fleurs.

Des écharpes légères de brume cramoisie
Chatouillaient le visage immense des Idoles.

Et dans la gloire souriante du matin,
De la panse feuillue des pagodes opaques
Un à un s’égouttaient sur la route d’ivoire
Les bonzes noirs pareils à des gouttes de laque.