La Ville aux illusions/Texte entier

Société d’éditions publications et industries annexes (p. 5-125).

LA VILLE
AUX ILLUSIONS



CHAPITRE PREMIER


Le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Un azur tendre mettait des gouttes de bleu jusque sur la pointe des herbes, Tout semblait chanter la joie de vivre, même les cigales qui s’époumonnaient dans les champs bruns, en faisant crier leur petite guitare.

Le long du chemin bordé de mûriers sauvages, un grand jeune homme marchait d’un pas alerte, une avoine folle aux lèvres. Il se dirigeait vers une petite maison basse, dont les toits apparaissaient là-bas, émergeant d’un fouillis de vigne-vierge et de roses trémières et sur laquelle se profilait l’ombre d’un clocher trapu.

Au tournant du sentier, un paysan le croisa, sa pioche sur l’épaule,

— Bonjour, père Bardou !

— Bonjour, mon gars ! Où vas-tu comme ça ?

Le jeune garçon étendit le bras dans la direction de la maisonnette.

— À la cure.

— Tu tombes bien. L’abbé Murillot vient de rentrer. Je l’ai aperçu tout à l’heure en train de sarcler ses salades.

Le bonhomme croisa ses mains sur le manche de son outil, toussotta pour s’éclaircir la voix et demanda :

— C’est-y vrai, ce qu’on dit au village ? Tu vas nous quitter pour aller à Paris, bientôt ?

Une lueur de plaisir passa dans les yeux noirs de l’adolescent.

— Oui !

— Alors, comme ça, la ville où tu allais au lycée ne te suffit plus ?

— Avignon, c’est très gentil pour faire ses études, mais ce n’est pas là que je peux les achever comme je le veux.

L’autre se gratta la tête.

— Diable ! Tu as donc bien envie de devenir un monsieur ?

— Pourquoi pas ?

— Moi, figure-toi que je m’étais toujours imaginé que tu continuerais à cultiver la propriété de ton père. Sais-tu qu’il a quelques jolis lopins de terre ?

— Je sais ! fit-il, assez froidement. Mais la culture ne m’attire pas.

— Dommage ! Enfin, mon fi, c’est à toi de voir, hein ? Et quand pars-tu à Paris ?

— En octobre, je pense…

— Aux vendanges, quoi ! fit l’autre en hochant la tête et en considérant les premières feuilles roussies qui tachaient la verdure des arbres. Eh ben ! au revoir… Moi, je vas faire un tour du côté des Mazis… Ah ! vaï ! c’est pas l’ouvrage qui manque pour qui veut remuer ses deux bras !

Le père Bardou rejeta sa pioche sur son épaule et partit du pas balancé et lourd des paysans, le dos un peu courbé, comme ceux qui ont l’habitude de contempler longuement la terre…

Quelques instants plus tard, Jean Cardin sonnait à la petite porte du presbytère. Puis, sans attendre la réponse, en habitué, il poussa le portillon à claire-voie et pénétra dans l’enclos.

C’était bien là le vrai jardin de curé, comme on se l’imaginait. Tout respirait le calme et la sérénité. Des rosiers grimpants s’enroulaient autour du seuil hospitalier ; des salades fraternisaient avec des pieds-d’alouette et des « corbeilles d’argent » ; des gueule-de-loup, des œillets d’Inde formaient des bordures aux oignons et quelques pieds de chou ; à gauche, une rustique tonnelle étalait un dôme de chèvrefeuille et de glycine. Près d’un puits tout rongé de mousse, un chat blanc dormait d’un œil en agitant d’un vif mouvement, tantôt l’une, tantôt l’autre oreille, pour chasser des mouches importunes. Un grand arrosoir était posé à côté, prêt à être utilisé par le jardinier.

Celui-ci, sa soutane relevée jusqu’aux genoux, était absorbé dans son travail champêtre. Cependant, au bruit argentin de la sonnette, il releva la tête et aperçut le visiteur.

Sa haute taille se dressa et un bon sourire vint éclairer sa physionomie.

— C’est toi, mon petit Jean ? s’écria-t-il en s’avançant vers le nouveau venu. Excuse-moi : j’étais en train de cueillir des tomates… Regarde-moi ça ? ajouta-t-il en montrant avec orgueil les fruits écarlates. Tu n’en trouverais pas de plus belles en Avignon !

Il rabattit ses manches sur ses bras musclés, rabaissa sa soutane et entraîna le jeune homme vers la tonnelle.

— Viens t’asseoir par ici. Nous serons au frais, et Sabine va nous servir un pichet de vin doux.

L’abbé Murillot était un grand et gros homme, au visage ravagé de petite vérole. Depuis plus de vingt ans, il habitait le charmant village de Gréoux, à quatre kilomètres du chef-lieu de la Vaucluse. Ses paroissiens le connaissaient bien et l’aimaient beaucoup. Il avait fait toute la Grande Guerre, et de ces années d’épreuves, il avait gardé une philosophie souriante et résignée, des manières rudes et bienveillantes qui rappelaient l’ancien poilu. Avec cela, un cœur d’or. L’abbé Murillot aurait fait vingt lieues à pied pour porter à un pauvre l’aumône d’un morceau de pain et d’une bonne parole. Il avait la réputation d’avoir son franc-parler, et ne se gênait pas plus avec les vieux qu’avec les jeunes pour dire sa façon de penser. Mais il avait une telle façon de vous regarder en souriant, avec un clin d’œil de ses petits yeux pétillants de malice et d’intelligence, que même les fortes têtes du village, ceux qui affichaient des opinions libérales et se contentaient de fréquenter, le dimanche, le cabaret, en guise de messe, convenaient d’une seule voix « que l’abbé Murillot était un bien brave type ». Et cette expression populaire le peignait à merveille. L’abbé Murillot était « un brave type » dans toute l’acception du terme.

Il fit asseoir Jean sur une chaise de paille, destinée aux visiteurs, et lui-même prit place sur une sorte de tabouret rustique à trois pieds, tandis que la vieille gouvernante, coiffée du petit bonnet noir des Arlésiennes, apportait sur la table un broc de vin et deux verres à bords épais, mais méticuleusement propres.

— Eh bien ! mon petit ? interrogea paternellement le prêtre en versant une rasade dans chaque gobelet. Que me racontes-tu de bon ?

— Monsieur l’abbé, je viens vous annoncer que mon départ est décidé.

— Ton départ ? Mais nous ne sommes encore qu’à la mi-septembre ?

— Oh ! je ne retourne plus au collège d’Avignon…

— C’est vrai ; tu as obtenu ton bachot cette année, hein ?

— Oui, monsieur l’abbé.

— Quel âge as-tu, gamin ?

— Dix-sept ans, monsieur l’abbé.

— Hé ! Hé ! le poussin se fait coquelet ! C’est bien mon garçon… Tu me disais donc que tu l’en vas…

— Oui… À Paris.

Les gros sourcils du prêtre se levèrent d’étonnement.

— À Paris ? Pourquoi faire ?

— Pour poursuivre mes études, monsieur l’abbé.

— Tes parents ne te trouvent pas assez instruit comme ça ?

— Je voudrais être avocat.

— Ça ne te dit donc rien, les champs ? fit l’abbé avec une imperceptible nuance de reproche dans la voix.

— Je me sens capable de faire autre chose qu’un paysan…

— Et les parents ? reprit le prêtre, après un court instant de silence. Qu’est-ce qu’ils en disent ?

— Oh ! ils trouvent que j’ai raison ! Un avocat gagne bien sa vie, aujourd’hui…

Un imperceptible sourire ironique releva les lèvres rasées de l’abbé Murillot.

— Oui… Ils veulent faire de toi un « Monsieur » !

Un peu de rouge monta aux joues de Jean.

— N’est-ce pas le droit de chacun, Monsieur l’abbé, de chercher à s’élever ?

Celui-ci haussa ses vastes épaules et fit la moue.

— Ça dépend comment tu t’entends, petit… À mon point de vue, je trouve qu’un paysan vaut bien un avocat…

— Vous n’avez pas l’air de m’approuver ? fit le jeune homme interrogateur.

— Non, j’aime mieux te le dire tout franc. Tu ferais beaucoup mieux de rester ici. Tu veux mon avis, le voilà ! Tu sais que je n’ai pas pour habitude de farder la vérité.

— Mais, monsieur l’abbé, mon père a déjà fait beaucoup de sacrifices pour mon éducation… Ce n’est pas au moment de terminer, d’avoir un résultat, qu’il me verrait abandonner avec plaisir.

Le curé envoya rouler un caillou du bout de sa semelle, puis, croisant et décroisant les doigts dans un geste machinal, il reprit :

— Crois-tu qu’il n’y aurait pas du travail chez, toi, mon gars ? Voilà tes parents qui se font vieux ; le domaine est important, et ils n’ont que toi… Que deviendra-t-il à leur mort ?

— On vendra…

— Bien sûr ! Et c’est dommage ! Tu sais, un gros propriétaire instruit vaut un homme de loi, je te le répète, et être bachelier ne gâte pas le métier de paysan… Et puis, enfin, il y a autre chose. Tu vas partir à Paris. Tu n’as jamais quitté ton trou…

— Comment ! s’écria Jean, offusqué. J’ai fait toutes mes études à Avignon !

L’abbé Murillot se mit à rire.

— Poverol ! Comparer Avignon et Paris, c’est la même chose que si tu mettais la Sorgue et le Rhône sur le même pied ! Tu n’es jamais allé à Paris, hein ? Tu vas arriver dans la grande ville, tout ébaubi, tout innocent, et le premier loup qui passera, crac ! il te mangera !

Et de son poing fermé, le prêtre semblait enfermer le jeune homme dans un destin inéluctable.

— Je ne suis pas né d’hier ! protesta-t-il gaiement. Vraiment, monsieur l’abbé, Paris n’est pas une forêt vierge !

— J’aimerais mieux pour toi qu’il en fût ainsi ! riposta l’abbé tout de go. Paris n’est pas une forêt vierge, non… Mais, on y rencontre quand même une drôle de faune, mon garçon, je te le promets… Et j’ai peur pour toi, peur de ton inexpérience, peur de la bonne foi, peur pour les excellentes qualités que tu possèdes et qui risquent de disparaître là-bas ! Tu seras seul, mon cher petit ; tu te lieras forcément avec des camarades de ton âge ; ceux-ci auront sur toi une bonne ou une mauvaise influence… En général, c’est la mauvaise qui prédomine.

— Je saurai me garder !

— Ta ! ta ! ta ! tu me la bailles belle ! On s’imagine toujours plus fort qu’on est !

— J’aurai mes études et puis, je ne serai pas aussi isolé que vous le pensez…

— Tu as déjà des camarades, là-bas ?

— Non… Mais Monsieur et Mme Fousseret m’ont invité à aller les voir très souvent, et espèrent que je deviendrai un des familiers de la maison… Vous les connaissez ?

— Bien sûr ! Ils ne viennent que quelques mois au pays, mais j’ai eu l’occasion de les rencontrer déjà… Braves gens, je crois…

— Et très riches, monsieur l’abbé. M. Fousseret est administrateur dans une grande banque parisienne. Quand ils viennent ici, ils sont toujours très simples, mais il paraît que leur hôtel à Paris est magnifique.

L’abbé sourit avec malice.

— Et te voilà emballé !

— Oh ! non, mais je trouve que c’est bien agréable d’être quelqu’un d’important comme M. Fousseret ! Voyez le beau château qu’il possède ici !

— Si tu crois que tu arriveras à avoir ton château du jour au lendemain.

L’abbé poussa un soupir.

— Enfin, termina-t-il, si tu crois que tu réussiras ! Tu y es donc bien décidé ?

— Tout à fait, monsieur l’abbé.

L’abbé Murillot se leva et marcha jusqu’à l’entrée de la tonnelle. Là, il se campa, les jambes écartées, les mains derrière le dos, et contempla le paysage.

Par-dessus la haie de clématites et d’églantines, on dominait la campagne voisine, où le soleil se couchait. La terre semblait vêtue d’un habit d’arlequin. Les rectangles bruns de la lettre labourée alternaient ave les parties encore couvertes de chaume, et qui apparaissaient toutes dorées sous les derniers feux du ciel. Des boqueteaux érigeaient çà et là leur masse irrégulière, piquant le vert émeraude des prés et des vignes. Tout au loin, la ligne de la forêt se silhouettait sur la ligne d’horizon, et de grandes écharpes mauves et roses tissées d’or balayaient le ciel. Un souffle vif, une brise allègre et saine emplissait les poumons et donnait la joie de vivre… L’abbé regarda l’espace, rabaissa les yeux sur la terre, puis étendit le bras.

— Regarde-ça ! fit-il en se tournant vers Jean qui était venu près de lui et le regardait aussi. Ne trouves-tu pas cela magnifique ? Crois-tu que c’est dans ton Paris que tu auras des spectacles pareils ?

Le jeune homme sourit.

— Ce ne doit pas être le même genre.

— Il n’y a rien de plus beau que la nature.

Ils restèrent silencieux un moment, chacun poursuivant sa pensée, le prêtre les yeux fixés sur la splendeur de ce crépuscule méridional, et Jean poursuivant peut-être quelque rêve d’avenir.

Le premier, celui-ci reprit la parole.

— Je me sauve, monsieur l’abbé… Il se fait tard.

— Je ne te retiens pas, mon petit… Je te reverrai avant que tu t’en ailles ?

— Oh ! sûrement ! Il y a encore presque quinze jours…

— Cela passera vite… Enfin ! J’espère que tu t’habitueras très vite et très bien à cette nouvelle vie d’étudiant… Je le souhaite pour toi…

— Mais vous ne l’espérez pas ? interrogea le jeune homme avec une pointe de malice.

— Je le voudrais, je t’assure, mon petit gars… Mais si tu savais comme la grand’ville est décevante, parfois ! Tu n’oublieras pas ceux de Gréoux ?

— Non, bien sûr !

Ils échangèrent une vigoureuse poignée de mains.

— Allons, au revoir… Viens de préférence dans la soirée : c’est le moment où je suis le plus libre…

— Entendu, monsieur l’abbé !

Il sortit.

— Donne le bonjour à tes parents, de ma part ! cria l’abbé Murillot par-dessus la haie.

Il retourna à ses salades, tout songeur, tandis que Jean reprenait le sentier qu’il avait suivi en venant.

Jean Gardin avait eu dix-sept ans au début du printemps. C’était un grand et solide garçon, qui en paraissait vingt-cinq, éclatant de santé, sans lourdeur, cependant. L’étude avait affiné et spiritualisé ses traits. Très brun, des yeux noirs, vifs et caressants, il pouvait passer, même devant des yeux difficiles, pour joli garçon. Il avait le type des habitants de la Provence. C’était un jeune gars, musclé et solide, doré par le soleil du midi, auquel un sac de cent kilos n’aurait pas fait peur. Mais, depuis sa plus petite enfance, il avait manifesté pour l’étude une prédilection non dissimulée, et les parents, enchantés d’avoir un fils si intelligent et si vif, n’avaient pas hésité, sur le conseil de l’instituteur, à le faire entrer au collège « en » Avignon. Là, ses succès avaient continué. Il s’était heurté à de sérieuses concurrences qui avaient excité son émulation. Il venait de terminer brillamment ses études en enlevant le diplôme du baccalauréat. Maintenant, il voulait faire son droit. Et ses parents n’avaient pas encore dit non. Cette préparation allait leur coûter beaucoup d’argent… Mais le père avait décidé qu’on ferait des sacrifices ; on se serrerait un peu plus la ceinture. Il ne fallait pas compromettre l’avenir du fils par des économies mal entendues… La mère Gardin avait donc monté le trousseau de Jean. Une certaine somme lui avait été confiée pour l’achat des livres. On le savait sérieux. L’argent ne serait pas dépensé mal à propos. Quant à sa pension, un mandat mensuel devait l’assurer. Pension modeste, certes, mais un jeune homme, à Paris, peut vivre économiquement. Il n’avait besoin de rien pour son entretien. Tout était neuf. Pour le logement et la nourriture, ce que pensait lui donner son père devait l’assurer. Les choses ainsi réglées, il n’y avait plus qu’à attendre la date fixée pour le départ.

Celui-ci eut lieu dès le troisième jour d’octobre. Il avait plu, la nuit et une odeur de terre mouillée s’évaporait de la terre fraîche. L’automne démaillottait lentement les arbres de ses brumeuses mousselines.

Dès le matin, le père Gardin avait attelé Marquise, la jument alezane, au char-à-bancs, et on avait hissé la malle, haute et bombée, qui venait du grand-père Étienne. Jean devait prendre à Avignon le train de neuf heures vingt-deux. Avant, on avait en le temps d’avaler un bon bol de café, accompagé de deux ou trois tartines beurrées, taillées dans le cœur de la miche de dix livres, afin d’attendre le déjeuner. Maman Gardin avait préparé le repas de midi, soigneusement enveloppé d’abord dans du papier blanc, puis dans deux journaux.

— Té ! avait dit le père Gardin, ça t’économisera le wagon restaurant ! Tu mangeras mieux et tu aurais payé les yeux de la tête… Le monde est si voleur au jour d’aujourd’hui…

Enfin, l’équipage s’était mis en route, accompagné par les bonjours que maman Gardin faisait, devant la porte, avec son mouchoir… Deux ou trois voisines étaient venues, elles aussi, pour dire au revoir au « Parisien » et aussi pour apporter quelque réconfort à la pauvre vieille, qui avait le cœur bien gros, en voyant partir son « fî ». Mais, bah ! la vie est la vie, n’est-ce pas ? On ne peut pas toujours couver son garçon comme une mère poule son poussin ! Quand il lui pousse des plumes, il faut bien le laisser s’envoler !

Le voyage en carriole se fit presque silencieusement. Quelques rares phrases furent échangées. Le vieux Gardin était ému, lui aussi, bien qu’il ne voulût point le montrer. Du bout de son fouet, il montrait des lopins de terre, et lançait quelques réflexions accueillies sans commentaires par le garçon.

Enfin, on arriva à la gare. La ville était toute bruissante, car c’était jour de foire. Le père Gardin avait calculé de la sorte, car il avait justement à voir un marchand de bestiaux du côté des Lubérons. De cette façon, on ferait d’une pierre deux coups.

On fit enregistrer la malle. Le train s’annonça presque aussitôt. Le père et le fils s’embrassèrent, puis se séparèrent après que Jean eût promis d’envoyer une carte postale dès le lendemain, afin de donner des nouvelles de son voyage.

Son billet à la main, il se rendit sur le quai, tenant sa valise et son paquet de victuailles. Il choisit un compartiment de troisième et s’y installa, après avoir fait, grâce au couloir, une rapide inspection des lieux.

Il y avait du monde. Cependant, il trouva un coin et se hâta de l’occuper. Deux jeunes femmes lui faisaient vis-à-vis ; plus loin, un couple d’un certain âge, enfin, un vieux monsieur qui avait l’air d’un ancien militaire.

Jean avait acheté des journaux ; tout de suite, il se plongea dans la lecture. Il avait horreur de voyager seul, sans avoir quelques revues à sa portée. Il ne savait que faire de ses yeux ne sachant où les poser.

Le train se remit en marche. Cette fois, il sembla au jeune homme que là était le point de départ de sa nouvelle existence.

Vers midi, sentant la faim le tenailler, il se mit en devoir de déballer son déjeuner. Mais la présence de ses voisins le gênait considérablement… Maman Gardin avait mis un petit poulet froid, une bouteille de vin rouge, une moitié de saucisson à l’ail, du pâté de lapin et une énorme tranche de galette… Ordinairement, ce menu plantureux n’aurait pas effrayé le robuste appétit du jeune homme. Sous les regards curieux et narquois de ses compagnons de route, il sentait chaque bouchée l’étrangler au passage… Quand il entama le saucisson à l’ail, l’une des jeunes femmes se boucha ostensiblement le nez, puis lira d’une poche une demi-douzaine de bananes et deux brioches, qu’elle picora de moitié avec son amie. Le vieux monsieur genre militaire se leva et passa au wagon-restaurant. Quant au couple d’un certain âge, ils sortirent des sandwiches et une bouteille de limonade. Jean ne put s’empêcher de devenir rouge jusqu’aux oreilles et de penser que sa mère le prenait vraiment pour un gargantua…

Il faisait nuit noire lorsque le train arriva enfin à la gare du P. L. M.

Déjà, des milliers de petites lumières de toutes les couleurs avaient signalé l’approche de la capitale. La locomotive donna un dernier effort, s’époumona, siffla, geignit de tous ses freins, ralentit et enfin s’arrêta.

Immédiatement, ce fut la ruée. Par toutes les portières, des grappes sombres sortirent et furent happées par d’autres ombres qui s’avançaient sur les quais. Des parents, des amis guettaient les voyageurs.

Jean savait bien que personne ne l’attendait. Il fila, tout étourdi par l’immense rumeur, et avec le désir de reposer enfin dans un bon lit sa tête bourdonnante… Aux bagages, il dut attendre sa malle. Un employé la lui remit avec un petit sourire ironique. Le fait est que la pauvre vieille malle faisait triste raine, avec sa couverture bombée et poilue, à côté des autres ! Mais Jean était trop fatigué pour s’en apercevoir. Comme en un rêve, il la fit charger sur un taxi.

— Où faut-il vous conduire, mon prince ? demanda le chauffeur.

— Y a-t-il près d’ici un petit hôtel modeste, mais convenable ? demanda le jeune homme.

— Attendez ! je vois ce qu’il vous faut ! Je vais vous mener à l’Hôtel des Deux-Couronnes. C’est propre et gentil. Vous en serez content !

L’auto démarra. Abruti, Jean vit défiler autour de lui le flot incessant de Paris, les gigantesques autobus, les taxis bourdonnants comme des mouches, les lumières qui passaient dans de grandes avenues éclairées comme en plein jour…

L’hôtel des Deux-Couronnes était un établissement de troisième ordre, mais d’aspect propret. On débarqua la malle et le jeune provincial fut conduit dans une petite chambre nette et modeste.

— Elle donne sur la cour, expliqua l’hôtelier, un gros homme apoplectique et réjoui. Mais, vous dormirez mieux.

Jean balbutia un remerciement. Ses yeux se fermaient malgré lui.

— Avez-vous dîné ? demanda son hôte.

— Oui ! dit-il. Je vais me reposer…

— Alors, bonne nuit, monsieur !

Le gros homme se retira.

En un tour de main, le jeune homme se déshabilla et se glissa entre les draps qui lui parurent délicieusement frais… Dix minutes plus tard, la future gloire du barreau donnait à poings fermés.

CHAPITRE II


Les premiers jours furent pour Jean un perpétuel étonnement. Comme lui avait dit l’abbé Murillot, on ne pouvait pas plus comparer Avignon à Paris que la microscopique rivière de la Sorgue au Rhône ! Mais le jeune homme s’habitua très vite. Il alla prendre ses inscriptions à l’École de Droit. Puis les cours commencèrent. Il se trouva plongé dans cette vie du Quartier Latin, si tumultueuse, si passionnée…

Il resta quelques jours à l’hôtel des Deux-Couronnes : juste le temps de trouver, non loin de l’École, une chambrette, située au sixième étage. C’était une très modeste pièce, un de ces logements d’étudiant, nichés sous les toits, qui s’ouvrent sur un monde de gouttières et vous permettent d’étudier et de fréquenter de la meilleure façon la société des moineaux.

Il avait pris contact avec ses nouveaux camarades. Les premiers jours, ses manières gauches et son accent lui avaient valu quelques quolibets. Mais il eut tôt fait de trouver le moyen de se faire respecter, et bientôt, à mesure que lui s’habituait à cette ambiance nouvelle, ses compagnons s’accoutumaient à lui et le trouvaient moins drôle que les premiers jours.

Bientôt même, il devint plus intime avec deux ou trois d’entre eux, Julien Bossier était un grand garçon blond et flegmatique, qui affectait le genre anglais. Ses parents étaient des usiniers du Nord. Louis Lassale était un petit bonhomme vif et pétulant, aux cinglantes réparties, qui lui faisaient prédire pour l’avenir d’éclatants succès dans la carrière qu’il s’était choisie. Georges Morin, lui, était le dandy de la jeune troupe. Il choisissait avec soin ses cravates, avait toujours sur lui un peigne et un petit miroir de poche, et achetait souvent des magazines illustrés où il découpait les portraits des artistes en vogue, qu’il épinglait dans sa chambrette. Mais tous étaient des fils de familles riches, ou tout au moins aisées. Aussi, quand Julien, un jour, demanda négligemment à Jean, entre deux bocks :

— Et ton père… qu’est-ce qu’il fait, lui ?

Jean tout rougissant, n’avait pas voulu avouer qu’il cultivait lui-même ses terres, il avait répondu :

— Propriétaire…

— C’est chic, ça ! avait conclu Louis. On ne fait rien dans ce métier ! autant dire rentier, quoi ?

Jean n’avait pas osé dire la vérité, c’est-à-dire qu’il avait toujours vu ses parents se lever à la fine pointe de l’aube, dès que les coqs lançaient leurs premiers cocoricos, afin d’être sur la brèche avec le soleil…

Il avait lié connaissance avec les cafés du boulevard Saint-Michel. Mais les consommations étaient chères, et le plus souvent, il s’abstenait d’accompagner ses amis, lorsque ceux-ci voulaient l’entraîner au café Dupont ou à la brasserie d’Harcourt…

— Ah ! ça, mon vieux, lui avait dit un jour Georges en riant, je ne comprends pas ta sagesse, surtout quand on a la poche bien garnie, comme tu dois l’avoir ! est-ce que tu serais rat, par hasard, ou bien souffres-tu d’une maladie d’estomac ?

Jean, qui faisait toutes ses courses à pied et évitait de prendre le métro pour économiser un ticket du quatorze sous, avait convenu, en effet, que le docteur lui avait interdit l’alcool…

— Tant pis ! pensa-t-il. Bien que j’aie un estomac à digérer des cailloux, j’aime mieux passer pour délicat que pour pingre !

Mais il n’en avait pas encore été quitte.

— Ça ne fait rien ! fit Louis. Tu prendras un quart Vichy, pendant que nous boirons à ta santé !

Il avait tenté une ou deux fois l’aventure. Mais comme il avait remarqué qu’on le laissait volontiers régler l’addition, bien qu’il s’astreignît à n’absorber qu’une eau fade, il feignit d’avoir des empêchements divers chaque fois qu’on l’invita à aller « se rafraîchir ».

Du coup, les camarades n’insistèrent pas.

— C’est bien ce que je pensais ! dit Georges aux deux autres, d’un petit air entendu. Il n’aime pas beaucoup délier les cordons de sa bourse…

— Pourtant, ajouta Julien, son père doit jouir de beaux revenus et faire à son fils une pension convenable.

— Oh ! mon vieux, tu sais, c’est dans le tempérament ! Ceux-là pourraient être millionnaires : ils entasseraient leur galette et vivraient de pain et d’eau fraîche…

Ce petit fait amena un relâchement dans les relations des jeunes gens. Parmi la jeunesse estudiantine, si prodigue par tradition, l’avarice apparaissait comme une tache, et Jean fut un peu dédaigné.

Quelques jours s’écoulèrent de la sorte. Le jeune homme sentait clairement le léger éloignement qu’on lui témoignait, et sans vouloir en convenir, il en souffrait un peu. Cependant, jamais il n’aurait avoué la vérité, à savoir que son père lui envoyait six cents francs par mois et qu’avec cette maigre somme îl devait pourvoir à son loyer et à sa nourriture…

Ce dimanche-là, il s’était éveillé avec une terrible sensation d’isolement. Georges, Louis et Julien étaient allés avec d’autres amis à Fontainebleau, en excursion. Ils l’avaient invité la veille. Mais Jean, à son grand regret, avait dû refuser… Cette légère dépense était encore trop lourde pour lui et l’état de ses finances lui interdisait de quitter Paris.

Il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire, lorsque tout à coup, une inspiration lui vint. Il n’était pas encore allé voir les Fousseret, et il y avait presque deux semaines qu’il était dans la capitale ! Il était grand temps qu’il aille leur présenter ses devoirs…

Il se rasa avec soin, fit une toilette plus soignée qu’à l’ordinaire, puis descendit. Il avait écrit sur un petit carnet, avant son départ, l’adresse des châtelains de Gréoux : 19, avenue Hoche… Il ne connaissait pas encore le quartier, mais pensait que ce devait être bien.

Il se rendit à son restaurant habituel et déjeuna. Quand il sortit, il n’était encore qu’une heure et demie !

— Je ne peux pas me rendre si tôt chez eux, pensa-t-il. Ils ont à peine fini leur repas, sans doute !

Il partit dans cette direction, à pied, en flânant. L’air était doux et la mauvaise saison semblait encore lointaine. Dans le ciel, d’un bleu délavé, des petits nuages passaient, mollement bercés… Les feuilles des marronniers se recroquevillaient comme des petites pattes frileuses et les acacias prenaient des teintes de rouille d’or…

— Les vendanges sont faites, là-bas, pensa Jean, et papa doit préparer les terres pour les semailles prochaines…

Il chercha la bonne odeur de la terre entr’ouverte et la grande brise tiède qui soufflait, venant de Camargue… Mais il n’y avait, dans la rue que des relents de poussière et d’essence…

— Décidément, Paris ne sent pas bon ! pensa-t-il en souriant.

Il avait traversé la Seine et suivait l’avenue des Champs-Élysées.

Dans un assourdissant brouhaha, les autos se poursuivaient ou s’entre-croisaient, dominées par la masse des autobus, qu’il ne put s’empêcher de comparer à des éléphants au milieu d’un troupeau de fauves…

Sur les trottoirs, des promeneurs allaient et venaient, jouissant de cette belle journée, tandis que des enfants, ivres d’espace et de relatif grand air, poussaient des cris de joie en se bousculant. Des jeunes femmes élégantes marchaient de ce pas vif et léger, caractéristique des Parisiennes, le nez au vent, le sourire aux lèvres. Des couples, penchés l’un vers l’autre, allaient plus lentement, se confiant mille secrets que les pierrots cueillaient au passage ; des soldats, permissionnaires de la journée, allaient, les bras ballants, d’un pas alourdi par les godasses réglementaires, tâchant de trouver quelque distraction en rapport avec leur modeste porte-monnaie, et regardant à droite, puis à gauche, croyant toujours voir ce qu’ils espéraient trouver. Derrière Jean, l’obélisque de ta place de la Concorde piquait vers le satin du ciel sa fine aiguille de granit ; devant lui, l’arc majestueux de l’Étoile se silhouettait dans la brume dorée. Jean était encore trop profondément terrien pour comprendre la sublime beauté qui se présentait à lui ; spectacle auquel la nature n’avait pas participé, mais qui était un chef-d’œuvre de l’homme, et l’un des plus magnifiques qu’il soit donné de contempler.

L’avenue des Champs-Élysées est longue ; quand le jeune homme arriva place de l’Étoile, il était plus de deux heures. Il jugea qu’il pouvait se présenter. Mais, pour gagner l’avenue Hoche, il lui fallait franchir ce flot mouvant de véhicules vrombissants. La traversée des chaussées encombrées était une chose à laquelle il ne s’était pas encore complètement habitué, et un petit frisson involontaire lui parcourait l’échine, lorsqu’au milieu de la rue, même sur le passage clouté, il voyait arriver sut lui à toute vitesse un de ces monstres modernes.

Cependant, grâce au bâton blanc bénévole d’un agent, cette action difficile s’accomplit aisément. Quelques instants plus tard, Jean cherchait des yeux le numéro dix-neuf de l’avenue Hoche.

Il ne tarda pas à le trouver. C’était un bel immeuble, précédé d’un minuscule jardin, où fleurissaient des dalhias et des fleurs compliquées dont le jeune homme ignorait le nom.

À son coup de sonnette timide, un grand valet en livrée vint ouvrir.

— Est-ce que Madame et Monsieur Fousserel sont ici ? interrogea-t-il.

— De la part de qui ? fit l’imposant serviteur, sans répondre à la question.

— De la pari de Monsieur Jean Gardin.

— Veuillez entrer.

Au passage, il se sentît dévisagé, puis inspecté des pieds à la tête. De toute évidence, son aspect n’imposait pas au domestique une obséquiosité exagérée.

Il le fit entrer d’abord dans un vestibule carrelé de marbre blanc, orné de colonnes et de statues. Au fond, un grand escalier de marbre blanc également, disparaissait vers les étages supérieurs.

Le valet ouvrit une porte vitrée, voilée de longs rideaux de tulle.

— Je vais voir si Madame et Monsieur peuvent vous recevoir. Avez-vous une carte de visite ?

— Non. Jean avait oublié ce détail indispensable. Il dut avouer, penaud, qu’il ne possédait rien de semblable. Il ajouta :

— Vous annoncerez M. Jean Gardin, de Gréoux.

L’autre disparut, tandis que le jeune garçon se gourmandait de son manque de prévoyance.

— Ils vont me prendre pour un paysan ! marmotta-t-il, rageur. Ne pas avoir songé à me munir de ces petits cartons-là !

Il était trop tard pour le regretter. Le mal était fait. Il résolut d’oublier cet incident désagréable, et se leva pour rectifier dans une glace le nœud de sa cravate. Oui. Tout allait bien. En attendant qu’on vienne, il inspecta la pièce où il se trouvait.

C’était un petit salon meublé avec un luxe un peu criard, mais que Jean trouva superbe. Beaucoup de dorures, beaucoup de bibelots fragiles et coûteux. Des tapis épais où le pied s’enfonçait. Un lustre de cristal faisait miroiter ses facettes. Des moulures au-dessus des portes et au plafond. Il ouvrait, de grands yeux ; même en Avignon, il n’avait jamais vu plus beau !

Un bruit de pas l’arracha de sa contemplation. La porte s’ouvrit et M. Fousseret entra.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, encore vert, plutôt petit, au ventre bedonnant, sur lequel s’étalait une épaisse chaîne d’or. Il était presque chauve et son crâne reluisait sous un rayon (le soleil qui venait insolemment s’y percher. Mais la figure poupine et rouge était bonasse, et un lorgnon, juché sur un nez un peu trop fort, restait en équilibre instable, ce qui l’obligeait à le réajuster à chaque instant, et donnait instinctivement envie de rire.

Au fond, le meilleur homme du monde et qui n’aurait pas, comme on dit, fait du mal à une mouche.

Il s’avança vers son visiteur, les mains tendues, un sourire béat élargissant sa bouche.

— Hé ! c’est donc vous, mon cher enfant ? Que je suis heureux de vous voir ! Vous voici à Paris ? Vous y plaisez-vous ? Et vos bons parents, comment vont-ils ? Cette excellente Mme Gardin fuit-elle toujours ses exquis petits fromages ? Mais, asseyez-vous et racontez-moi tout cela !

Mis à l’aise par cette familiarité bon enfant, Jean sentit tout de suite s’envoler sa gêne et ce fut sans nul embarras qu’il raconta au châtelain comment il était parti pour Paris, et ce qu’i ! y avait déjà fait.

— Vous avez commencé vos cours ?

— Oui, Monsieur.

— Ça vous plaît, le droit ?

— Beaucoup !

— Bravo ! Moi, je n’y ai jamais compris goutte, et je me ferais rouler comme un enfant si je n’avais pris soin de me munir d’un excellent homme de loi, qui est mon Égérie… Mais ce n’est pas tout cela : vous connaissez, je crois, ma femme et ma fille ?

Jean rougit.

— Un peu Madame Fousseret… Mais, Mademoiselle Fousseret, je ne le crois pas…

Le financier se frappa le front.

— Que je suis bâte ! Voici plus de cinq ans qu’Arlette ne vient plus à Gréoux… Elle s’y ennuyait beaucoup, alors, elle préférait aller passer ses vacances chez une de ses tantes, qui a une villa à Biarritz… C’était plus gai, plus jeune… Voulez-vous m’excuser deux minutes ? Je vais les chercher et je reviens… Elles seront enchantées de faire votre connaissance.

Et sans attendre la réponse, le pétulant petit homme se leva et disparut.

Il revint bientôt en compagnie d’une dame d’un certain âge, assez forte et à l’air imposant, devant laquelle Jean s’inclina respectueusement.

Mais ce ne fut pas à elle qu’il accorda toute son attention. Tout de suite, son regard fut attiré par la troisième personne qui accompagnait le groupe.

C’était une ravissante jeune fille qui paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans. D’opulentes boucles noires encadraient un délicieux visage mordoré, au teint chaud, qui semblait garder sur lui un dernier rayon de soleil. Des yeux gris, tendres et gais, une petite bouche, aux lèvres charnues, mobiles, rouges, encore avivées par un fard savant, lui donnaient un charme très réel. De faille moyenne, mais bien prise, mince, mais potelée, elle composait une fort jolie personne que Jean contempla un long moment sans rien dire.

Heureusement, on ne s’en aperçut pas. Mme Fousseret débitait un compliment de bienvenue dont Je jeune homme n’entendit pas le premier mot. Ce qu’il comprit fort bien, par contre, ce fut une petite phrase banale, mais agrémentée du plus joli sourire du monde :

— Très heureuse, Monsieur, de faire votre connaissance.

Il balbutia une vague réponse et en resta confus. Il se jugea sot. Il aurait voulu répliquer par une phrase spirituelle, qui lui eût conquis d’emblée, l’admiration de la jeune personne. Mais il ne trouva rien, et pour un futur avocat, il pensa que l’échec était encore plus humiliant.

Mme Fousseret lui posa quelques questions sur le pays, grâce auxquelles il put retrouver son aplomb. Sa timidité s’envola et quelques instants plus tard, ils bavardaient tous les quatre comme des amis de toujours. Il eut quelques remarques heureuses, quelques saillies, quelques boutades, et il sentit qu’il intéressait son petit auditoire.

Arlette, tandis qu’il parlait, l’écoutait d’un air sage, les deux mains croisées sur les genoux. Dans sa robe de lainage léger couleur gris-bleu, elle paraissait mignonne et fragile comme une poupée.

Cependant, le temps passait. Jean ne pouvait s’éterniser pour une première visite. Il le comprit et se leva.

— Déjà ? s’exclama M. Fousseret. Mais c’est une apparition, cela ?

— Peut-être avez-vous des camarades qui vous attendent, suggéra Mme Fousseret. Si c’est ainsi, dit-elle à son mari, nous ne devons pas le retarder.

Jean sourit.

— Oh ! non, Madame ! Je vis un peu en sauvage, vous savez…

— Comment ? Vous n’aviez pas de projet, par ce beau dimanche ?

— Aucun, si ce n’est celui de venir vous voir.

— Vous êtes très gentil ! Mais, en ce cas, serions-nous indiscrets, si nous vous demandions de bien vouloir prendre le thé avec nous ?

— Vraiment, Madame, je n’ose…

— Osez, osez ! fit M. Fousseret, en riant. Si on vous l’offre, c’est de bon cœur !

— Osez, Monsieur ! ajouta Arlette en souriant.

— J’aurais mauvaise grâce à refuser devant tant d’insistance, fit Jean, conquis.

— Nous ferons tout à fait votre connaissance, reprit M. Fousseret. Quoique moi, je me souviens très bien de vous… Il y a longtemps que nous avons le château de Gréoux, n’est-ce pas, Hélène ?

— Oui, mon ami, répondit majestueusement la bonne dame.

— Au moins vingt ans… Vous voyez ça, hé ! hé ! Ça commence à compter… Quel âge avez-vous ?

— Je vais avoir dix-huit ans…

— Tiens ! Vous êtes presque du même âge qu’Arlette… Eh bien ! je me rappelle, oui ! quand vous étiez un gamin mal lavé, c’est vous qui veniez nous apporter au château les fromages que faisait Mme Gardin… Elle les a toujours particulièrement réussis… Je vous vois encore, avec un panier plus gros que vous, la culotte à mi-genoux, et le bec tout barbouillé de prunelles et de mûres…

Ils se mirent à rire, et Jean fit comme eux. Mais, au fond de lui-même, il aurait bien envoyé au diable l’intempestif bavard.

— Il avait bien besoin de raconter tout cela ! pensait-il, furieux. Pour qui va-t-elle me prendre ?

Mais Arlette ne semblait pas avoir entendu, très occupée à verser délicatement le breuvage odorant et brûlant dans les tasses de porcelaine de Chine… Elle en saisit une et l’offrit à Jean.

— Attention, pensa-t-il. Ce ne serait pas le moment de renverser ma tasse !

La catastrophe faillit se produire, car la petite main blanche effleura la main du jeune homme. Il tressaillit.

— Prenez, Monsieur ! dit Arlette, avec son sourire engageant. Un sucre ? Deux sucres ?

— Deux, s’il vous plaît, mademoiselle, répondit-il, distraitement, comme il aurait dit : « Une demi-douzaine… »

Le bavardage et les questions de M. et Mme Fousseret le forcèrent à redescendre sur la terre.

— Il faut revenir très souvent nous voir, dit aimablement la brave dame, lorsqu’il prit congé, à la soirée. Vous voyez ; nous avons passé une journée charmante…

— Si ce jeune homme voulait bien venir nous trouver à déjeuner, un de ces jours ? reprit M. Fousseret, en se tournant vers sa femme, pour quêter une approbation.

— Vraiment, Monsieur… voulut protester Jean.

— Mais si… mais si… reprit Mme Fousseret. Voyons, nous sommes pays, ou presque !

— C’est vrai ! dit le financier en riant. Saviez-vous que ma femme est née en Avignon ? Nous ne sommes donc pas seulement des enfants d’adoption de votre belle région !

Ils insistèrent si aimablement que le jeune homme ne put refuser. D’ailleurs, il mourait d’envie d’accepter et s’il se faisait prier, c’est seulement la crainte de se trouver indiscret qui le retenait. Quand il vit que, sincèrement, on désirait sa présence, il acquiesça avec joie.

Entendu, donc ! fit M. Fousseret, jovial. Jeudi vous convient-il ? N’avez-vous pas de cours ?

— Non, pas ce jour-là.

— Alors, c’est parfait !

Jean se retira, le cœur en joie. Une allégresse qu’il ne pouvait arriver à comprendre le soulevait de terre. Depuis bien longtemps, il ne s’était trouvé aussi heureux.

— Il est charmant, ce jeune homme ! déclara le financier.

— Oui, dit Mme Fousseret. Très gentil. Un peu timide, par exemple, un peu gauche… Mais il s’y fera… Un beau garçon, par ailleurs, qui change des petits gringalets que l’on rencontre chaque jour…

— En somme, conclut Arlette en riant, un paysan un peu dégourdi !

Quant à Jean, il rêva toute la nuit de la gracieuse image brune qu’il venait de rencontrer… Et il compta les heures qui le séparaient de ce fameux jeudi…


CHAPITRE III


Comme tout arrive dans la vie, les heures joyeuses comme les tristes, le soleil se leva, sur ce jeudi tant désiré. Il faisait un temps magnifique, une de ces radieuses journées d’automne où la nature semble vêtue d’une somptueuse robe couleur de flamme.

Les marronniers avaient des feuilles d’or roux qui chantaient sous la moindre brise. Jean respira profondément : il croyait encore sentir dans ses narines ces parfums multiples de l’arrière-saison que la campagne prodigue : odeur des faînes et des glands, des noix et des fruits d’hiver ; senteurs de la terre grasse qui s’ouvre sous le soc et cette mélancolie éparse sur toutes choses, sur laquelle s’étend un ciel d’un bleu pâli, tandis que dans l’espace déserté passent seuls les triangles des canards sauvages et le vol lourd des premiers corbeaux.

Il avait particulièrement soigné sa toilette ; maintenant, d’un pied alerte, il traversait la place de la Concorde et reprenait la grande avenue des Champs-Élysées.

Le trajet lui parut court, car son esprit était tout occupé par ceux qu’il allait retrouver. Décidément, il devait s’avouer que Mlle Fousseret avait produit sur son esprit une forte impression… À cette idée, il haussa les épaules : pour les richissimes châtelains de Gréoux, il n’était, ainsi que le financier lui avait dit, lors de sa première visite, qu’un petit gamin mal débarbouillé, le fils de leur fermière… celui qui leur apportait les fromages !

Mais, quand on a dix-sept ans, que le soleil brille et qu’on a le cœur en fête, on ne s’attarde pas trop longtemps aux considérations décourageantes. Aussi, fût-ce d’un coup décidé qu’il sonna à la porte de l’hôtel des Fousseret.

Le même grand valet vint lui ouvrir. Mais il avait dû s’apercevoir déjà de l’amitié qu’on témoignait au jeune homme dans la maison, car son attitude marquait une considération nouvelle.

Jean fui introduit dans le petit salon aux dorures compliquées. Presque aussitôt, la porte s’ouvrit et Arlette parut.

Elle s’avança d’un pas vif vers le jeune homme et lui tendit une main cordiale.

— Comment allez-vous ? dit-elle en souriant.

— Très bien ! Et vous ?

— Merci. Quand il fait beau, je suis toujours contente. Je suis de la nature des chats, je pense : il me faut du soleil pour être heureuse.

Ils causèrent encore quelques instants, puis M. et Mme Fousseret arrivèrent à leur tour et l’on passa à table.

Le menu était recherché et les vins de choix. Dans cette atmosphère élégante, Jean ne se trouvait pas trop étranger et ne pouvait s’empêcher, au commencement, de s’en étonner un peu et de s’en réjouir… Puis, en buvant, les dernières brumes de sa timidité disparurent et il ne songea plus qu’au plaisir d’être devant une table délicatement servie, près d’une jeune fille pour laquelle il commençait à ressentir un intérêt persistant.

L’après-midi, ils allèrent en auto faire un tour au Bois de Boulogne, que Jean ne connaissait pas encore.

Dès lors, ils se retrouvèrent fréquemment. Le jeune homme fut invité à différentes reprises chez les Fousseret et chaque fois, il acceptait, heureux de retrouver la poupée brune qui semblait prendre à sa compagnie un plaisir si évident…

— Voulez-vous venir à l’Opéra avec nous, ce soir ? demanda Arlette. On joue Werther. Nous aimons beaucoup la musique de Massenet. Et vous ?

— Moi aussi ! s’empressa-t-il de répondre.

— Tant mieux ! J’en suis enchantée… Donc, à ce soir, huit heures… Papa déleste arriver en retard.

— J’y serai !

Les jeunes gens revenaient de faire du « footing » dans l’avenue du Bois de Boulogne, ils se séparèrent après une poignée de mains énergique.

Jean avait déjà fait quelques pas lorsque la jeune fille, soudain, le rappela.

— Ah ! Écoutez : vous savez sans doute ce détail, mais enfin, en qualité de parisien tout neuf, vous pourriez peut-être l’ignorer : le smoking est de rigueur, bien entendu…

— Naturellement…

Arlette remonta dans la grande auto grise qui l’attendait un peu plus loin, et Jean reprit le chemin de son logis, tout préoccupé. C’est vrai, il y avait la question du smoking ! il n’y avait point pensé, et sa brave femme de mère n’y avait pas plus pensé que lui, lorsqu’elle avait composé son trousseau… il fut cruellement embarrassé… Ses finances lui interdisaient d’une façon absolue l’achat coûteux de ce costume de cérémonie ; d’ailleurs, il ne pouvait raisonnablement consacrer un mois de sa pension, et même davantage, pour cette folie… D’un autre côté, refuser… Il ne s’en sentait pas le courage… Et puis, il avait dit oui… On allait compter sur lui… La raison lui suggérait bien quelques expédients : téléphoner, par exemple, qu’il était souffrant, ou qu’il n’avait pas songé à un rendez-vous pris antérieurement… Mais si, par hasard, les Fousseret avaient vent de la vérité ? Ils cesseraient de l’inviter, et le jeune homme devait convenir maintenant que ces échappées dans ce milieu luxueux, et surtout la présence d’Arlette, lui devenaient de plus en plus indispensables…

Ce fut en proie à ces perplexités qu’il se rendit au cours, l’après-midi.

Il allait entrer à l’École, lorsqu’il rencontra sur les marches son copain Georges Morin. Il ne fallut pas deux coups d’œil à celui-ci pour voir que son condisciple avait des ennuis.

— Ben ! qu’est-ce que tu as, mon vieux ? s’enquit-il, étonné. Tu en fais une tête !

Jean faillit nier. Mais soudain, une inspiration lui traversa l’esprit : peut-être que Georges, lui, trouverait une combinaison !

— Tu as raison, dit-il. Figure-toi que je me trouve dans un fichu embarras…

L’autre lui lança un coup d’œil :

— Galette ?

— Il ne s’agit pas de ça… Je suis invité à aller ce soir à l’Opéra…

— Et c’est ça qui te fait faire une figure de l’autre monde ?

— Oui… Parce qu’il paraît qu’il faut un smoking et je n’en ai pas !

— Diable ! C’est indispensable, en effet… Mais, tu as encore le temps d’en acheter un…

Il fit un geste nerveux :

— Tu ne comprends donc pas ? fit-il, enfin, sacrifiant le mutisme orgueilleux dans lequel il s’était tenu jusque là vis-à-vis de ses camarades au sujet de sa bourse. Papa ne me fait que six cents francs de pension par mois, et je dois payer avec cela mon logement et ma nourriture… Où veux-tu que je trouve l’argent nécessaire pour acheter un costume ?

Georges parut un peu étonné. Mais il comprit tout de suite, ou du moins, crut comprendre.

— Parbleu ! Ton père ne se ruine pas, mon pauvre ami… Mais tu sais, tu peux quand même te procurer ce que tu veux… pour un soir, du moins… Tu n’as qu’à louer ton smoking…

— On loue ça ?

— Pourquoi pas ? Je peux même te donner une adresse, si tu y tiens…

Il fouilla dans sa poche, en tira un bout de papier blanc et y griffonna quelque chose avec son stylo.

— Tiens ! fit-il, en lui tendant le chiffon. C’est au Coq du Village, 3, rue Suger. Tu trouveras là sûrement ce qu’il le faut.

Jean le prit et l’enferma précieusement. Puis, il serra affectueusement la main de son camarade :

— Mon vieux, tu m’as rendu là un fameux service ! Sans toi, je me demande comment je me serais débrouillé !

L’autre haussa les épaules en riant :

— Bah ! Ce sont des petits renseignements qu’on se passe volontiers entre copains… À ton service, si tu as besoin de mon expérience pour d’autres choses !

Ils grimpèrent l’escalier et entrèrent dans la salle où avaient lieu les cours.

Dès qu’il fut libre, Jean se précipita à l’adresse indiquée, où il trouva effectivement un smoking parfaitement à sa taille. Mais le commerçant exigea cinquante francs de location. Le jeune homme ne put s’empêcher de trouver que c’était un peu cher. Néanmoins, il s’exécuta, pensant :

— Bah ! je m’arrangerai… Ce mois-ci, je ne déjeunerai pas à huit heures, voilà tout…

Dès qu’il eut avalé son modeste dîner, il se dirigea vers l’avenue Hoche. La bise fraîchissait terriblement et sous son pardessus de demi-saison, il frissonnait un peu.

Quand il arriva, les Fousseret étaient prêts, ou presque.

Arlette, suivant son habitude, pénétra la première dans le petit salon, offrant aux yeux de Jean ébloui une silhouette jeune et élégante, drapée dans un mantelet d’hermine qui mettait en valeur ses cheveux lustrés et son teint doré.

— Maman est prête, expliqua-t-elle, en riant, c’est-à-dire qu’elle en a encore pour dix minutes à rechercher son sac, ses gants et sa cape… Mais, faites-vous voir ! continua-t-elle, rieuse, en lui saisissant les deux poignets et en l’écartant d’elle. Vous êtes magnifique, mon cher ! Jamais je n’aurais cru que le smoking vous allait aussi bien !

Sur le torse solide du jeune garçon, l’étoffe se moulait sans un pli. Jean n’osa pas lui raconter quelles difficultés il avait eues pour l’endosser convenablement, et surtout, ses hésitations au sujet de la cravate, qu’il ne savait pas nouer, et dont il ignorait la couleur : la fallait-il noire ou blanche ? Enfin, grâce à la complaisance de sa logeuse, tout s’était bien passé. D’ailleurs, il avait autre chose à faire qu’à se rappeler ces ennuyeux souvenirs ! il contemplait la jeune fille.

— Vous êtes magnifique aussi ! affirma-t-il.

Elle se débarrassa de son manteau d’un souple mouvement et apparut, délicieuse dans une toilette de tulle blanc qui la faisait ressembler à une mignonne ballerine.

— Et vous ? Comment trouvez-vous ma robe, interrogea-t-elle, coquette.

Elle tournait lentement devant lui, cambrant la taille, les deux mains sur les hanches, et la tête levée vers Jean avec un sourire ensorceleur.

— Vous êtes… vous êtes délicieuse ! dit-il.

Elle lui lança un regard taquin.

— Vous voulez dire que ma robe est jolie… Je le dirai à la couturière… Elle sera très flattée…

— Vous savez bien qu’il ne s’agit pas que de votre robe ! s’écria-t-il, tout troublé. Vous êtes jolie comme une fée.

Elle éclata de rire.

— Comment savez-vous que les fées sont si bien que ça ?

L’entrée de Mme Fousseret, dans une robe de velours vert émeraude, et constellée de bijoux, le dispensa de répondre.

— Déjà là ? C’est très bien, mon enfant, vous êtes exact ! Arlette, ma chérie, va dire à papa que Monsieur Gardin est arrivé, et que nous sommes prêtes… Je suis sûre que Pierre est depuis dix minutes au moins à nous attendre…

Elle alla à la fenêtre, souleva le rideau et jeta un coup d’œil dehors.

— Là ! Qu’est-ce que je disais ? L’auto est ici. Mais mon mari, mon pauvre enfant, est toujours en retard…

Juste à cet instant, l’incriminé parut, bonasse, et misant bomber un petit ventre avantageux sous l’étoffe de son vêtement.

— Tiens ! vous voilà ? Comment ça va ? Eh bien, partons, si Pierre est arrivé…

— Il y a je ne sais combien de temps qu’il attend, remarqua Mme Fousseret, d’un ton de douce-amère.

— Mais, j’étais prêt, ma bonne amie, tu le sais bien… C’est toi qui…

— Naturellement ! C’était encore moi ! Enfin, la discussion n’a plus aucun sens : partons-nous ?

— Oui, oui, tout de suite ! se hâta de répondre le brave homme qui savait par expérience qu’il ne faut jamais contrarier les femmes, et surtout la sienne.

C’était la première fois de sa vie que Jean entrait dans notre temple national de la musique, et même qu’il entendait un opéra. Il trouva le coup d’œil prestigieux, mais le jeu des acteurs lui-même l’ennuya. Il ne comprenait pas qu’ils n’échangent que des roulades et des grands airs, et le premier acte s’acheva sans qu’il ait encore saisi le sens de l’action qui se passait devant lui.

— Eh bien ! questionna Arlette, toute rose de plaisir, en se tournant vers lui. Comment trouvez-vous Massenet ?

— Délicieux, répondit-il poliment, bien qu’il préférât mille fois La Chanson d’une Nuit ou Parlez-moi d’Amour.

— Moi, ce que j’aime surtout, à l’Opéra, dit Mme Fousseret, c’est le coup d’œil… Regarde donc cette femme en rose, là-bas, ajouta-t-elle en désignant une personne assise dans une loge en face à sa fille. Elle a au moins pour cent mille francs de bijoux sur elle.

— Tiens ! dit Arlette qui se penchait pour inspecter le parterre. J’aperçois le vicomte des Aubrays et M. Peyronnet…

Elle leur fit un petit signe discret. Ceux-ci sourirent à la jolie apparition. Quelques minutes plus tard, ils entraient dans la loge.

Le vicomte des Aubrays était un homme d’une trentaine d’années, que l’abus de la vie de Paris et des plaisirs avaient prématurément fané. Ses tempes se dégarnissaient, mais il en était assez fier, car ses amis prétendaient que cette précoce calvitie lui donnait l’air d’un intellectuel. En fait d’intellectualité, le vicomte appréciait surtout les revues hippiques, car il s’intéressait fort aux chevaux. Cependant, il consentait de bonne grâce à se montrer partout où il est séant d’être vu, lorsqu’on a l’insigne honneur de faire partie du « Tout-Paris » et qu’on est inscrit sur le Bottin Mondain… Il venait régulièrement à l’Opéra parce qu’il est de bon ton de pouvoir en parler à ses relations, et parce qu’il trouvait plaisant le spectacle de toutes ces jolies femmes parées pour la joie des yeux…

Son ami, Léonce Peyronnet, était un gros industriel, brasseur d’affaires, arriviste forcené, qui venait juste d’atteindre la quarantaine. On disait tout bas qu’il serait un jour député. Petit, rond, il n’avait pas d’autre ambition que de ressembler le plus possible à cet élégant des Aubrays, dont l’avis faisait autorité en matière fashionable. Il lui avait emprunté l’adresse de son tailleur, de son chemisier et de son bottier, en revanche de quoi, le jeune aristocrate lui avait emprunté, lui, quelques bons billets de mille qu’il avait totalement oublié de lui rendre. Mais Peyronnet ne s’en plaignait pas. Il était trop flatté d’être vu en compagnie de ce descendant des Croisés pour qu’il songeât à s’inquiéter de ces quelques misérables sommes.

En arrivant, le vicomte, d’un geste aisé, baisa la main de Mme Fousseret, s’inclina devant Arlette, et présenta à la première une charmante bonbonnière…

— Permettez-moi, madame, dit-il, de vous offrir ceci, ainsi qu’à Mademoiselle Arlette… Je sais que les dames sont comme les enfants : elles aiment les sucreries !

Il sourit, découvrant des dents magnifiques, qui étaient la seule beauté de ce visage déjà flétri.

Brusquement, Jean rougit. Il n’avait pas pensé qu’il était convenable d’apporter quelque chose lui-même, de temps en temps… Il se jura d’offrir, la prochaine fois, un bouquet de fleurs.

— Oh ! vicomte ! minaudait la bonne dame, en acceptant le cadeau. Que vous êtes gentil ! Quelle délicate attention ! Arlette, remercie donc !

Arlette tendit la main au jeune homme.

— Merci de tout cœur ! Vous êtes charmant !

Celui-ci saisit les doigts et y déposa un léger baiser.

— Je vous en prie ! Cette petite boîte ne mérite pas de si grands remerciements… Dois-je avouer que j’espérais vous voir ce soir ?

Cependant, Arlette avait prestement défait le ruban bleu et ouvert la boîte. Elle jeta une exclamation de plaisir :

— Oh ! des fruits confits ! Vous connaissez mes préférences.

Le vicomte des Aubrays, que M. Fousseret présentait, ainsi que Léonce, à Jean, se détourna et revint tout de suite vers la jeune fille.

— Naturellement !

La bonbonnière circula, et d’un commun accord, son contenu fut déclaré délicieux.

— Monsieur Bernard, dit Arlette au vicomte qui s’était assis à côté d’elle, allez-vous au Vernissage, demain !

— Bien sûr ! dit-il, en réajustant son monocle. Il paraît qu’il y a eu des envois intéressants… Comment trouvez-vous Van Dongen, Madame ?

Ils se mirent à discuter peinture, tandis que Peyronnet et Jean, muets, les écoutaient.

Jean, bien qu’il pestât intérieurement contre ceux qu’il qualifiait d’ « intrus », ne pouvait s’empêcher d’admirer et de jalouser la parfaite liberté d’allures, l’air dégagé et élégant en même temps de des Aubrays.

— La race revient toujours, ce n’est pas une blague ! pensa-t-il.

Enfin, l’entr’acte prit fin. Les deux hommes se retirèrent et le rideau se leva.

Mais, ils revinrent encore la fois suivante. Puis, par discrétion, sans doute, on ne les revit plus, et le jeune homme en fut intimement soulagé. Il avait comparé le jeune aristocrate avec lui-même, et il devait s’avouer que s’il avait une apparence physique autrement solide, il ne pouvait rivaliser avec le vicomte sur le chapitre de la distinction.

Il s’efforça de reprendre avec Arlette leurs conversations habituelles. Mais la jeune fille lui répondait à peine. Visiblement son esprit était ailleurs.

— Parbleu ! pensa-t-il avec rage. C’est ce petit freluquet qui l’occupe. Il avait bien besoin de venir, celui-là !

Aussi, le soir, lorsqu’il se sépara des Fousseret et qu’elle lui demanda mollement :

— Venez-vous au Vernissage, demain ?

Il répondit sèchement :

— Non. Impossible. J’ai un cours.

— Voyons, mon enfant ! intervint M. Fousseret. Il ne faut pas accaparer M. Gardin… Il a ses études, aussi, et ne dispose pas de tout son temps, comme toi !

Il resta quelque temps sans retourner chez les Fousseret. Il redoutait de revoir le vicomte. Et puis, il avait fait une autre découverte qui l’avait comblé à la fois de joie et de consternation : il ne pouvait plus se dissimuler qu’il aimait Arlette.

— Puisque j’ai tant souffert lorsque j’ai vu Arlette prêter à cet homme une attention somme toute quelconque, c’est que je suis jaloux, s’était-il dit. Et si je suis jaloux, c’est que je l’aime !

Il avait profondément réfléchi à cette nouvelle situation. La raison n’avait pas été longue à lui conseiller le parti qu’il devait prendre : abandonner les Fousseret, ne plus jamais remettre les pieds à l’hôtel de l’avenue Hoche et ne plus se trouver en présence de la jeune fille…

Il tint bon pendant quinze jours. Le seizième jour, alors qu’il passait devant la loge de sa concierge, celle-ci l’appela :

— Hé ! m’sieur Gardin ! Il y a une lettre pour vous !

Il s’arrêta net. Ses vieux ne lui écrivaient qu’une fois par mois et il avait reçu de leurs nouvelles trois jours avant.

La pipelette revenait déjà et lui tendait une étroite enveloppe crème d’où s’exhalait un léger parfum.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? songea-t-il en la décachetant.

Ses yeux coururent à la signature. C’était d’Arlette.

« Que devenez-vous ? disait-elle. On ne vous voit plus ! Papa pense que vous avez été écrasé par un autobus et maman suppose que vous avez été enlevé par les gangsters… Venez vous-même nous rassurer, cet après-midi… Nous irons nous promener tous les deux. Je veux vous emmener goûter au pavillon d’Armenonville ! »

Ces quelques lignes suffirent pour mettre en déroute toutes les belles résolutions du jeune homme, qui, déjà, ne tenaient que bien difficilement…

— Après tout, pensa-t-il, pourquoi ne courrais-je pas ma chance, moi aussi ? Je sais bien que malheureusement, elle est d’une autre classe sociale que la mienne, que son père est riche… Mais, qu’importent toutes ces considérations, si elle m’aime aussi ? Puisque moi, je serai avocat… Je serai célèbre, un jour, c’est certain… À ce moment-là, nous serons à égalité… Nous sommes jeunes tous les deux ; il n’y a aucun inconvénient à attendre cinq ou six ans…

Qu’ils étaient loin les conseils de la prudence et de la raison ! Ils fuyaient à tire d’aile devant les objections victorieuses de l’Amour…

Cette fois, en passant par l’avenue des Champs-Élysées, Jean n’oublia pas d’acheter un bouquet. Mais il ne put s’empêcher de faire un geste de surprise lorsqu’il fallut en acquitter le prix.

— Vingt francs ? s’exclama-t-il. Eh bien ! ils sont chers, vos œillets !

— Trente sous pièce ! riposta la marchande, outrée. Et au mois de novembre ! Vous en avez quatorze parce que je vous ai fait censément cadeau du dernier, parce que le treize, ça porte malheur ! Et vous n’êtes pas content ? Quand on est un purotin, on ne paie pas de fleurs à sa petite amie !

Jean s’éloigna en hâte, le rouge au front. Quelques passants avaient entendu et riaient.

Quand Arlette arriva dans le salon, il lui offrit gauchement son achat.

— Ah ! vilain ! s’écria-t-elle, rieuse. Vous cherchez à vous faire pardonner ! Enfin ! Il le faut bien ! Vos fleurs sont ravissantes.

Elle enfouit dedans son petit nez rose et respira l’odeur poivrée avec délices. Jean pensa qu’il était bien récompensé de son sacrifice.

— Je vais les mettre dans l’eau moi-même ! continua-t-elle. Ou plutôt non. Je veux vous confesser, et savoir pourquoi vous êtes resté deux longues semaines sans faire parler de vous ! Méchant ! je vous ai cru malade, moi !

Elle sonna. Une femme de chambre apparut.

— Mariette, arrangez ces fleurs dans un vase, je vous prie. Vous le placerez ensuite ici.

La soubrette disparut, emportant le bouquet. Arlette se retourna vers son camarade.

— Alors, allez-vous me dire pourquoi vous êtes resté dans votre tanière, comme un ours ?

Il eut envie de crier :

— Mais, parce que je vous aime, Arlette ! Je vous aime comme un fou, comme un insensé, et que j’ai peur de l’avenir !

Il craignit de l’effaroucher. Et puis, l’endroit était mal choisi pour un aveu : son père ou su mère pouvaient entrer à tout instant et couper l’effet de sa déclaration. Il préféra la remettre à plus tard.

La jeune fille lui donna une petite chiquenaude sur les doigts.

— Allons ! J’attends.

— J’avais du travail, répondit-il, d’un air embarrassé. Et en tout cas, je n’ai pas dû vous manquer tant que cela : vous aviez d’autres amis pour vous tenir compagnie !

Elle éclata d’un rire frais.

— Je pense que vous voulez parler du vicomte des Aubrays ? Si, si… J’ai bien remarqué que vous le regardiez d’un œil féroce, lorsque nous étions à l’Opéra… Fi ! que c’est vilain ! D’ailleurs, si vous saviez ce qu’il m’intéresse peu, ce reliquat de l’aristocratie française !

Elle lui prit le bras et le secoua par jeu.

— C’est fini, j’espère, cette bouderie ? Tenez, je vais me confesser complètement : je l’ai revu avec maman, au Vernissage, le lendemain, et il m’a tellement ennuyée que j’ai juré de ne plus recommencer… Il est très calé sur le nom de tous les peintres et moi je n’en connais qu’un ou deux… Alors, il me semblait que j’étais encore au cours… C’est une sensation fort désagréable, car j’étais paresseuse comme une douzaine de couleuvres…

Elle dit cela si drôlement qu’il se mit à rire aussi.

— Ah ! la bonne heure ! s’écrie-t-elle en sautant en l’air et en battant des mains. Voilà comme je vous aime ! Maintenant, excusez-moi une petite minute ! je vais m’habiller et nous irons à Armenonville…

Elle disparut en tourbillon et revint moins de vingt minutes après, emmitouflée dans un manteau de fourrure grise, et coiffée d’un invraisemblable petit bibi qui ne devait tenir sur sa tête que par un miracle d’équilibre.

— Voilà ! je suis prête, fit-elle gaiement. Allons ! Papa et maman sont en visite, et ont emmené l’auto. Nous prendrons un taxi.

Ils sortirent. Jean avait l’impression de nager dans un fleuve de délices ; en vérité, il croyait que le monde lui appartenait. Dans un éclair, il se vit ainsi, quelques années plus tard, alors que, mariés, il abandonnerait quelques heures son étude pour accompagner sa femme…

Ils formaient un couple charmant et plus d’un passant se détourna pour les contempler en souriant. Ils gagnèrent l’Étoile, puis l’avenue du Bois de Boulogne.

— Êtes-vous fatiguée ? demanda le jeune homme, plein de sollicitude.

— Ma foi ! oui. Arrêtez une voiture, s’il vous plaît. J’ai été ce matin jusqu’à Vincennes voir une amie et je me sens incapable de battre des records de footing.

Il s’avança sur le rebord du trottoir et fit signe à un chauffeur, qui roulait doucement, en quête d’un client éventuel. Ils y grimpèrent et Jean, d’une voix ferme, donna l’adresse.

Le Bois de Boulogne était splendide. À l’entrée, Arlette fit arrêter et sauta à terre.

— Nous allons marcher un peu, déclara-t-elle. Cela nous fera du bien et je me sens complètement reposée.

Jean régla le taxi, puis ils prirent une allée qui s’enfonçait dans l’épaisseur du bois. Arlette passa sa petite main gantée sous le bras de son compagnon.

— Vous permettez ? fit-elle, coquette. J’ai au moins dix centimètres de talon et je sens que je vais me tordre un pied si vous ne me prêtez l’appui tutélaire dont j’ai besoin.

— Nous aurions mieux fait de garder l’auto, remarqua-t-il.

— Non ; n’est-ce pas gentil d’aller ainsi, tous les deux ?

— Certes ! Pour ma part, je ne saurais souhaiter davantage… Je suis si heureux lorsque je me trouve près de vous !

Elle lui glissa un petit coup d’œil malicieux.

— Vraiment ?

— Vraiment…

Il ne sait que dire de plus. Il est encore malhabile pour tourner un madrigal, avouer l’amour qu’il sent palpiter en lui jusqu’à l’étouffement… Toutes les belles phrases qu’il a pensées, il ne s’en souvient plus… Pour terminer sa phrase, il prend la petite main et la serre avec force.

Mais Arlette n’est pas aussi embarrassée que lui. Elle bavarde, bavarde comme un oiseau, s’amusant de la mine de son cavalier, dont elle devine fort bien, la fûtée, les sentiments…

Et pourquoi, demande-t-elle, êtes-vous heureux, lorsque nous sommes ensemble ?

Parce que… parce que… J’ai beaucoup d’affection pour vous, mademoiselle Arlette…

— Moi aussi, dit-elle d’un air innocent. Vous êtes un bon copain, sûrement, et je vous aime bien… Aussi, appelez-moi Arlette tout court, comme moi, je vous appellerai Jean…

— Je n’oserai jamais…

— Vous êtes un nigaud ! Il faut oser ! Tous mes camarades m’appellent Arlette ! Et moi, je ne m’embarrasse pas non plus de leur donner du « monsieur » long comme le bras…

Elle le regarde dans le blanc des yeux.

— Eh bien ? J’attends ?

— Arlette…

— Ah ! la bonne heure ! Mais ce n’est pas bien dit. Recommencez !

— Arlette !

— C’est déjà mieux ! Dites-moi quelque chose de gentil !

— Arlette, je vous aime !

Ça y est ! Tout effaré de son audace, Jean regarde la jeune fille, afin de savoir ce qu’elle en pense. Elle rit à pleines dents.

— Je ne vous avais pas demandé ça !

— Excusez-moi, mademoiselle… euh… Arlette… Ç’a été plus fort que moi…

— Je n’ai pas à vous excuser ! Ça ne m’a pas froissée du tout !

Un vicomte des Aubrays ne s’arrêterait pas en si beau chemin. Profitant de la situation, il demanderait en échange un aveu pareil, un engagement… Mais, Jean est encore bien naïf. Son audace l’émerveille et l’épouvante ; il sourit et se contente de balbutier :

— J’avais si peur ! Mais, voyez-vous, j’ai parié malgré moi : je pense à vous depuis si longtemps !

Ils goûtèrent à une petite table, en plein air, entourés par d’autres couples qui créaient nue sorte d’atmosphère sentimentale autour d’eux. Quand Jean rentra chez lui, le soir, ivre de joie, d’orgueil, de bonheur, il songea :

— Elle sait ! elle sait ! Quand je la reverrai, nous nous fiancerons…

Un instant, il balança, afin de savoir s’il devait annoncer la grande nouvelle là-bas. Ils allaient en faire une tête, ses vieux. Qu’est-ce qu’on allait clabauder, dans le pays !

— Vous savez ? dirait-on, de porte en porte. Le fils au père Gardin ? Ma fi ! pécaïre ! qu’il va épouser la demoiselle du château, la fille à Monsieur Fousseret, celui qui est si riche !

Et les langues de marcher…

Tout d’un coup, il songea qu’il lui faudrait aller faire la demande officielle aux parents d’Arlette. Comment allaient-ils prendre la démarche ? Et s’ils allaient refuser ?

— Bah ! Arlette est enfant unique ; ils ne voudront pas la désespérer, pensa-t-il en se couchant. Elle pleurera, boudera, et finira par imposer sa volonté… Elle m’aime aussi, c’est visible… Nous serons unis… Nous serons heureux !

CHAPITRE IV


Ce fut une considération bien matérielle qui le fit redescendre sur la terre… En faisant ses comptes, le lendemain matin, il dut convenir que la journée passée avec Arlette avait sérieusement ébréché son budget. Il fit l’addition : le bouquet d’œillets, le taxi, le goûter… Il avait plus dépensé en ces trois choses qu’en plusieurs jours habituels.

Il resta consterné. Il lui faudrait refuser ces sorties avec la jeune fille ! Et cependant, maintenant, moins que jamais, il le voulait… Et puis, il se rendait très bien compte qu’il aurait besoin d’améliorer sa garde-robe : les femmes aussi élégantes que Mlle Fousseret n’aiment guère être accompagnées par un garçon qui a l’air de sortir tout droit de sa province. Il lui faudrait absolument quelques cravates supplémentaires, un complet de bonne coupe, des souliers fins… Où prendre cet argent ? Il ne pouvait pas le demander chez lui ; il savait déjà quels sacrifices représentaient ses études et son entretien à Paris, pour son père et sa mère. Il ne voulait pas leur infliger d’autres charges…

Tout préoccupé, il se dirigea vers la Faculté, se promettant bien d’en parler à Georges, à la première occasion. Georges était un type débrouillard. Il l’avait déjà prouvé en le tirant une première fois d’embarras. Peut-être, là encore, trouverait-il quelque chose ?

Le hasard le servit, car devant lui, sur le boulevard Saint-Germain, il aperçut Julien Bossier, Georges Morin et Louis Lassalle, qui remontaient ensemble vers l’École.

Il hâta le pas et ne tarda pas à les rejoindre, tout essoufflé.

— Tiens ! fit Julien en lui secouant la main. Comment ça va ?

— Bien, merci !

— As-tu trouvé ton smoking ? questionna Georges en riant.

— Oui…

— Tu sais, mon vieux, ajouta Louis, bon enfant, faut pas que ça te gêne de nous avouer çà à nous… Nous sommes tous logés à la même enseigne, et j’en connais de plus rupins encore qui tirent le diable par la queue et courent après dix-neuf sous pour faire un franc !

— Tu as l’air encore embêté ? remarqua Georges.

— Plutôt !

— Es-tu encore invité ?

Jean haussa les épaules.

— Ne fais pas ton idiot !

— Merci ! Soyez, donc complaisant pour les gens ! Mais je n’ai pas de rancune, et si je peux te donner encore un conseil…

— Peut-être que oui, répondit enfin le jeune homme, conquis par ce sans-façon amical. Je manque d’argent…

— Si tu crois être le seul, remarqua judicieusement Julien en soupirant. Nos parents ne se rendent vraiment pas compte de nos besoins…

— Et tu voudrais un truc pour t’en procurer ? demanda Georges.

— Exactement !

Morin prit un air inspiré et répondit :

— J’en connais trois…

— Trois ? s’écrièrent Louis et Julien en même temps. Quel garçon de ressources !

— Mais si tu en connais tant que ça, remarqua Louis en riant, explique-moi comment il se fait que tu es toujours fauché ?

— Parce qu’il en manque un quatrième, répondit majestueusement l’interpellé. Enfin, je vous donne mes tuyaux pour ce qu’ils valent…

— Des tuyaux crevés sans doute, grommela Julien.

— Ou tout au moins dégonflés, ajouta Louis.

— Laissez-moi causer que j’instruise ce jeune bizut ! interrompit Georges avec autorité, et vous autres, faites-en votre profit, si vous le pouvez aussi…

— Voyons ça !

— On écoute l’exposition de tes moyens pour remplir nos poches !

— J’ai dit trois ! reprit Georges, sans se laisser troubler. Le premier moyen, c’est d’emprunter à quelque vieil usurier…

— Impossible ! coupa Jean. Je ne veux pas de dettes.

— Bien, mon ami. Cela révèle d’excellents sentiments, et je ne puis que vous en féliciter !

— Voyons ton second moyen, reprit Louis.

— Mon second moyen, c’est d’assassiner quelque vieille rentière…

— Tu es bête ! fit Julien sans aucun respect.

— Et le troisième ? interrogea Jean.

— C’est de travailler !

— Travailler ! Tu es bon, toi ! Et comment ? La plupart de nos journées ne sont-elles pas prises par les cours ?

Georges entoura fraternellement ses épaules de son bras, et de l’autre main, le montra aux deux autres.

— Il est gentil, dit-il. Tout frais sorti de sa coquille, quoi ! Écoute donc, jeune poussin, reprit-il, et médite le conseil de tes aînés : après le jour, qu’est-ce qu’il y a ?

— La nuit !

— La nuit ! Tu l’as dit, la nuit, bébé ! Eh bien ! c’est à ce moment-là qu’on travaille, tiens, quand on veut des sous supplémentaires ! J’en connais, tu sais ! Pas moi, parce que ça me donne la migraine ; pas Julien non plus, parce que personne n’en voudrait ; ni Louis, parce qu’il est trop paresseux…

— Dis-donc ? grognèrent les intéressés en lui lançant un coup d’œil furibond.

— Ça va ! Je suis bon copain, et je n’insiste pas.

— Mais, la nuit, reprit ingenûment Jean, tous les bureaux sont fermés !

Les trois autres éclatèrent de rire et Louis lui envoya une bourrade dans les côtes.

— Tiens ! Tu es vraiment trop mignon ! Oui, tous les bureaux sont fermés, candide nature ; Mais les cinémas, les théâtres, les restaurants, les cabarets sont ouverts ! et mille autres choses ! Je connais un type qui est ouvreur dans un grand cinéma des boulevards, un autre qui est chasseur au Rat-à-Poil… Par exemple, c’est éreintant. Il faut être costaud, pour faire ça.

— C’est une bonne idée ! s’exclama Jean. Je vous remercie.

— Tu n’as pas à nous remercier. C’est devenu classique, tu sais, et beaucoup aujourd’hui, font ça…

Toute la journée, cette idée trotta dans la tête de Jean. Oui, là existait peut-être un moyen quelconque pour se procurer les ressources qui lui faisaient défaut…

Dès le soir, il partit rôder vers Montmartre, espérant que le hasard le favoriserait… Des fêtards pressés et élégants sortaient de souples autos ; il vit des jeunes gens refermer les portières et pensa :

— Ce sont peut-être des étudiants comme moi !

Mais l’idée d’aller quémander du travail dans ces lieux qui semblaient voués au plaisir lui répugnait.

Quelques jours passèrent. Il retourna dîner chez Arlette, et celle-ci lui demanda s’il voulait l’accompagner à Versailles, un jour. Il acquiesça, ravi, espérant bien profiter d’un long tête-à-tête avec la jeune fille.

C’est ce qui se produisit. Mme Fousseret avait ses visites, ses obligations mondaines. M. Fousseret, son travail… Ils avaient l’habitude de voir leur fille sortir seule avec des camarades. Ils savaient qu’en compagnie de Jean, ils n’avaient rien à craindre. Quant à Arlette, il ne lui déplaisait pas d’être accompagnée par ce beau gars, si différent des frêles Parisiens qu’elle avait l’habitude de rencontrer dans les salons. Son orgueil féminin s’en trouvait agréablement chatouillé. Il avait bien encore certaines gaucheries, certaines maladresses. Mais, petit à petit, elle espérait le réformer. Déjà, elle lui avait donné pour sa toilette quelques discrets conseils qui avaient été religieusement écoutés… Ce n’était plus le provincial du début. Et, justement, cet amour naïf et sincère qu’elle avait deviné avant même qu’il le lui avoue, l’avait flattée. Non qu’elle éprouvât pour lui le moindre sentiment de passion, grand Dieu ! Arlette, jeune fille pratique, reléguait les questions sentimentales à l’arrière-plan et espérait bien, lorsqu’elle changerait de nom, le faire avec bénéfice. Elle n’avait pas pensé un seul instant que ce jeu charmant et cruel de la coquetterie pouvait causer des blessures inguérissables chez une nature aussi sensible que l’était celle de Jean. Elle ne voyait là qu’un amusement agréable et sans conséquence, et elle en profitait pendant que le vent de son caprice soufflait dans cette direction. Bien des fois, déjà, elle avait flirté avec des camarades ! Un aveu, des soupirs, des compliments, heureusement, n’engagent personne…

Ils partirent donc pour Versailles, elle, joyeuse comme une écolière en vacances, et s’amusant de l’embarras où ses espiègleries plongeaient son compagnon. Rompue à toutes les roueries de la conversation, elle jouait avec lui comme le chat avec la souris, jetant le malheureux dans les affres d’un supplice aussi cruel que délicieux.

— Jean, disait-elle, est-ce vrai que les hommes préfèrent les blondes ?

— Je ne sais pas… Moi, j’aime mieux les brunes…

— Parce que j’ai les cheveux noirs, apparemment… Mais je vais me faire décolorer.

— Je n’aime pas cela !

— Ça m’est bien égal. Le vicomte des Aubrays m’a dit que toutes les femmes de l’aristocratie le faisaient et que c’était charmant !

— Alors, questionnait-il les dents serrées, vous préférez lui plaire qu’à moi ?

— Je veux plaire à tous les deux, tiens ! ripostait-elle, d’un petit ton insouciant. Je veux plaire à tout le monde !

— Ce n’est pas nécessaire !

— Bah ! c’est votre opinion… Ce n’est pas la mienne…

— Je sais que vous vous préoccupez peu de mon avis !

Enchantée d’être arrivée à ses fins et de l’avoir mis en colère, elle se rapprochait de lui, câline :

— Oh ! Jean ! pouvez-vous dire de si méchantes choses ? Tenez… pour vous prouver que je suis meilleure que vous, je resterai brune…

Et l’innocent était persuadé que c’était pour lui plaire uniquement qu’elle renonçait à son caprice, alors que la coquette ne s’était livrée qu’à son passe-temps favori : l’exaspérer pour avoir le plaisir de se réconcilier.

Ils visitèrent Versailles, s’égarèrent dans les allées qui avaient vu les promenades du Roi-Soleil, goûtèrent dans une pâtisserie. Mais Jean ne souffrait pas que la jeune fille payât. Et le soir, il dut s’avouer qu’il était plus que temps de prendre un parti : il y avait quatre jours qu’il avait reçu sa pension et il lui restait un seul billet de cinquante francs…

Il résolut de se mettre sérieusement en quête d’un travail quelconque, qui l’occuperait, soit les premières heures de la nuit, soit dès la prime aube du jour.

Ce fut long et difficile. Ce genre d’emploi était rare par le fait que beaucoup d’autres étaient dans le même cas que lui. Il put se convaincre que ses camarades ne lui avaient pas menti. Il rencontra des étudiants dans toutes sortes de professions bizarres ou peu reluisantes. Chacun prenait ce qu’il trouvait.

Enfin, tuyauté par les uns, renseigné par les autres, il finit par savoir qu’un maraîcher demandait, aux Halles, un garçon solide pour transporter des caisses de légumes au pavillon. Le travail était dur, mais n’était pas mal rétribué.

— Il faut essayer, pensa-t-il.

Il se présenta. Son robuste aspect le fit engager tout de suite.

— Vous devez prendre le service le matin, à deux heures, lui dit son nouveau patron.

Deux heures !

Les commencements furent affreusement pénibles, surtout que l’hiver commençait à geler les ruisseaux et les doigts. Bien souvent, le jeune homme soupira en s’étirant, lorsque son réveil sonnait au milieu de la nuit, l’enjoignant d’avoir à se lever dans la chambre glacée, de sortir au milieu des ténèbres où soufflait une âpre bise de décembre, et d’aller grelotter jusqu’à six heures du matin, au milieu de tous les courants d’air…

Mais, ces découragements ne duraient pas… La jolie figure d’Arlette se précisait devant ses yeux. Il pensait que grâce à ce labeur de forçat, il pourrait emmener promener Arlette dans quelques jours, à Rambouillet ou à Meudon, comme elle en avait exprimé le désir… Ou bien, ils iraient au dancing… Il prenait des leçons de danse, parce qu’elle avait dit un jour en riant qu’un garçon qui ne savait pas danser avait l’air de sortir tout droit de son village. Mais ces leçons lui coûtaient vingt-cinq francs l’heure…

Cependant, il ne regrettait rien. En chargeant sur ses épaules les caisses à claires-voies que remplissaient les salades ou les carottes, il pensait à leur prochaine réunion, ou bien, il se rappelait leur dernière entrevue… Comme elle était jolie, et comme les robes élégantes semblaient faites pour elle ! À la Faculté aussi, il travaillait d’arrache-pied. Ses professeurs l’estimaient. Ne fallait-il pas qu’il devienne vile un grand avocat, pour pouvoir payer lui-même les mille fantaisies de celle qu’il considérait déjà comme sa fiancée ? Et elle en avait !… Il ne connaissait même pas exactement quel chiffre elle consacrait à sa toilette et à ses caprices. Heureusement, d’ailleurs, car le pauvre garçon en serait resté atterré…

Arlette s’en souciait fort peu. Pour elle, l’argent n’avait aucune valeur. Dès sa première enfance, elle avait été habituée à voir tous ses désirs réalisés. Enfant, elle voulait des jouets coûteux : plus tard, elle avait toujours aimé les chiffons et les bijoux et dépensait sans compter pour eux. On l’aurait fort étonnée et sans doute un peu scandalisée si on lui avait appris que son humble amoureux se tuait dans un travail ingrat pour lui permettre une promenade ou une matinée au music-hall.

Bientôt Noël arriva. Jean avait été invité à réveillonner avec les Fousseret au cabaret du Chat-qui-Pêche. Mais, auparavant, il devait dîner avec eux, et aller à la messe de minuit à la Madeleine, où toutes les places, assurait Mme Fousseret, étaient déjà retenues.

Il se trouva encore fort en peine… Il devait être à deux heures aux Halles… Il passerait une nuit blanche — cette perspective n’était pas pour l’effrayer — mais à deux heures serait-il libre ? Et encore, il lui faudrait passer chez lui pour quitter le smoking loué pour un vieux costume qui lui servait dans ces occasions… Il faillit refuser, par crainte de perdre sa place. Mais aux premiers mots, Arlette lui jeta ce regard câlin auquel il ne savait pas résister.

— Oh ! Jean ! Ce n’est pas possible ! Vous devez réveillonner avec nous… Ce serait du joli, de s’abandonner comme ça, aussitôt la messe ! Cela ne se fait pas, voyons !

— Pourquoi donc, mon cher enfant ? interrogea majestueuse Mme Fousseret, qui assistait à l’entretien. Ne seriez-vous pas libre ?

— Précisément ! allégua le malheureux, détournant les yeux pour échapper à l’ensorcellement de ceux d’Arlette.

— Ah ! ah ! fit le financier. En ce cas, c’est différent.

Mais la jeune fille frappa du pied, en enfant gâtée.

— Moi, ça m’est égal ! rendez-vous libre ! Je veux que vous veniez avec nous !

Jean était à la torture. Il mourait d’envie de rester, de promettre… Mais si on lui supprimait son travail ? Il faudrait dire adieu aux sorties habituelles, aux promenades, aux petits suppléments vestimentaires qu’il s’accordait et qui plaisaient à Arlette… Pour quelques instants, il compromettait tout. Il se raidit :

— Écoutez ! dit-il. Il m’est impossible de me soustraire à l’engagement que j’ai déjà pris. Mais on ne m’attend qu’à deux heures. Je resterai avec vous jusqu’à une heure et demie. Cela vous convient-il ?

— Moi, je crois que c’est très bien, opina le financier.

Arlette soupira :

— Il faudra bien se contenter ! Quand même… ce n’est pas gentil…

Et, pour se venger, sournoisement, elle pinça le bras de Jean lorsqu’elle passa près de lui.

— Vous êtes content ? fit-elle sèchement, lorsqu’ils furent seuls.

— Écoutez, Arlette, je suis désolé, mais je le devais…

— Vous le deviez ! fit-elle en l’imitant. C’est du joli !

— Quoi, c’est du joli ?

— Je me demande quelle compagnie vous préférez à la mienne.

— Je suis forcé…

— À d’autres !

— Arlette, j’avais promis…

— Il faut me demander pardon !

— Je vous demande pardon !

— À genoux, s’il vous plaît !

Docile, il se laissa glisser à ses pieds.

— Où allez-vous, ce soir, Monsieur ?

— Avec vous, Arlette !

— Je le sais ! Mais, après ?

— Avec des camarades.

— Masculins ou féminins ?

— Arlette, je vous jure…

— Ne jurez donc pas ! Je vous déteste !

— Moi, je vous aime !

— Tenez, relevez-vous : vous allez dire des sottises et froisser votre pantalon.

Et dans un geste gamin, elle fourrage brusquement dans les cheveux bien tirés en arrière de l’étudiant.

Il se relève, un peu penaud, et bien content tout de même : si Arlette est jalouse, c’est qu’elle l’aime ! Mais, elle a déjà pensé à autre chose :

— Tiens ! j’ai envie de mettre mon soulier dans la cheminée !

Une idée lumineuse lui vient, il se penche vers sa petite camarade et murmure, d’un ton pénétré :

— Si le père Noël vous apportait une bague de fiançailles… que diriez-vous ?

Mais elle éclata de rire.

— Grand merci ! joli cadeau à faire à une enfant ! Car je suppose que la bague de fiançailles implique l’existence d’un fiancé ?

— Sans doute, murmure-t-il, un peu démonté.

— Là ! vous voyez ! je ne veux pas me marier.

C’est pour Jean une douche d’eau froide.

— Pourquoi ça ?

— Tiens, pourquoi ? Parce que je ne veux avoir un monsieur sur le dos… qui m’empêcherait sûrement de me promener avec vous… Et puis, ça ne vous regarde pas !

Ce régime de douche écossaise anéantit le jeune homme. Il passe du plus profond désespoir au bonheur le plus fou. Elle l’aime ? Elle ne l’aime pas ?

Quand il sort de l’hôtel de l’avenue Hoche, il se sent moralement brisé. Cette Arlette, avec sa coquetterie féroce, affolerait de plus expérimentés que ce naïf garçon de dix-huit ans… Et parce qu’il n’est qu’un pauvre pantin entre les doigts roses de cette capricieuse poupée, il croit, malgré tout, que le bonheur est là…


CHAPITRE V


Suivant la promesse qu’il avait faite à la jeune fille, il resta avec ses amis jusqu’à une heure et demie. Un brouhaha élégant emplissait la salle du cabaret du Chat-qui-pêche, l’endroit à la mode, où, sur l’enseigne, était représenté un énorme chat à la face hilare, coiffé d’un chapeau de mousquetaire, et tenant une ligne entre ses pattes. Toutes les tables avaient été retenues à prix d’or. On payait le quart de poulet vingt francs, la bouteille de champagne deux cents, et la coupe de fruits, cent cinquante. On remarquait dans l’assistance quelques vedettes en vogue, le propriétaire d’une écurie fameuse, un peintre créateur d’une nouvelle école qui faisait fureur, et le dernier Prix Goncourt. Arlette, dans ce milieu qui flattait ses goûts dispendieux et un peu extravagants, semblait radieuse, et répondait avec entrain aux serpentins et aux balles de papier multicolores que des fêtards voisins lui envoyaient au plus grand déplaisir de Jean.

Quelques amis étaient ensuite venus les rejoindre, entre autres le fameux vicomte des Aubrays, plus sélect que jamais, le monocle vissé dans l’orbite, accompagné de l’inévitable Peyronnet, qui arborait à sa chemise des diamants gros comme des noisettes.

On s’était mis à danser. Bernard des Aubrays avait invité la jeune fille pour un tango. Rageur, mais n’en voulant rien laisser voir, il contemplait le couple, évoluant avec grâce et aisance au milieu des autres danseurs. Et Léonce Peyronnet, qui ne perdait jamais l’occasion de placer une gaffe, s’était penché vers lui en murmurant :

— Croyez-vous qu’ils font un joli couple, tous les deux ?

— Il est trop vieux pour elle, répondit sèchement Jean.

L’autre, qui avait dix ans de plus encore, resta bouche bée, le regarda avec effarement, puis, se tournant vers Mme Fousseret, qui était sa voisine, ne lui adressa plus la parole de la soirée.

Mais Jean n’en avait cure.

Arlette revint enfin, riant comme une petite folle.

— Oh ! ce tango ! s’exclama-t-elle en vidant sa coupe de champagne. Il me semblait que je ne touchais plus la terre… Bernard, mon cher, vous êtes un danseur unique !

Jean se pinça les lèvres. Dès que l’orchestre attaqua la suivante, il se leva et invita la jeune fille.

— Oh ! je ne sais si je dois… minauda-t-elle. Je me sens fatiguée…

— Si vous êtes fatiguée, Arlette, reposez-vous ! conseilla le vicomte. Tenez ! croquez, cette pêche ; elle sera délicieuse !

Elle lui jeta un rapide coup d’œil, puis se retourna vers Jean.

— Non, merci… J’ai réfléchi ; j’aime mieux danser.

Et, au nez de l’autre, l’étudiant, ravi, entraîna sa partenaire. Ils commencèrent à tourner une valse.

— Merci ! murmura-t-il, incapable de contenir sa gratitude.

Elle leva la tête, étonnée. Leurs visages se trouvèrent si près l’un de l’autre que leurs joues se frôlèrent

— Merci de quoi ?

— De… d’avoir bien voulu danser malgré le vicomte des Aubrays.

— Vous avez tort de me remercier ! Ce n’est pas pour vous que je l’ai fait, mais pour moi. D’abord, parce que je déteste que quelqu’un ait l’air de m’imposer sa volonté. Ensuite, parce que j’avais changé d’avis et que danser avec vous me plaisait.

— Comme vous êtes gentille !

Elle éclata de rire.

— Vous n’êtes tout de même pas difficile, allons ! Mais je vous en prie, faites attention à la mesure. Bernard danse dix fois mieux que vous.

Une fois de plus, l’enthousiasme du pauvre garçon se trouva douché. Il resta froid et muet, s’attachant à tourner régulièrement.

La musique s’arrêta. Des « bis » éclatèrent.

— Dois-je vous ramener à votre place ? questionna-t-il.

Elle leva vers lui son petit museau fardé.

— Pourquoi ? Vous êtes fatigué ?

— Pas du tout ! Mais puisque je ne danse pas comme cet incomparable aristocrate…

Elle haussa les épaules.

— Ça y est ! Vous voilà encore jaloux ! je déteste ça ! Bernard est mon camarade, vous le savez bien.

— Et moi ? fit-il, d’un ton sec, en recommençant à glisser.

Elle se serra davantage contre lui, câline comme une chatte.

— Oh ! vous, vous êtes mon grand ami… Jean… Ce n’est pas la même chose !

II sentit une onde brûlante lui courir dans les veines. En même temps, une idée s’implantait dans son cerveau douloureux :

Elle me rendra fou !

Hélas ! le pauvre garçon l’était déjà ! La maligne s’en apercevait bien et en abusait.

Lorsqu’il partit, elle lui lança un sourire ensorceleur, qui devait réchauffer le cœur de l’étudiant longtemps encore. Il abandonnait la lumière, la chaleur, la gaieté, l’amour, pour l’ombre à peine traversée par les globes électriques de la rue, le froid âpre d’une nuit de décembre, les gros mois et le ton rude des autres forts de la Halle, ses compagnons de chaque matin…

Il pensa qu’il la laissait en compagnie de ce vicomte détesté. Mais Arlette le préférait ! Elle le lui avait avoué ! Cette certitude le réconforta. Il partit, le cœur plus léger.

Il courut chez lui se changer d’habits, puis, en costume de travail, se rendit aux Halles, et commença son dur travail.

Il devait retrouver les Fousseret la veille du Premier Janvier. On devait aller au Théâtre, puis souper encore ensemble par là.

Mais, l’avant-veille, lorsqu’il voulut se lever pour aller à son travail nocturne, un étrange engourdissement s’empara de ses membres. En même temps, une fièvre subite lui chauffait le front et le corps. Il n’avait presque pas dormi de la nuit ; il s’était retourné en vain, lui qui avait d’habitude un si bon sommeil, pour trouver un peu de fraîcheur et un peu de repos… D’ailleurs, depuis quelques jours, il avait constaté quelques symptômes qui l’avaient étonné sans l’inquiéter : il avait saigné deux fois du nez ; il avait ressenti quelques douleurs dans les membres et dans la nuque ; parfois, des migraines tenaces le faisaient souffrir. Depuis plusieurs matins, il se sentait une lourdeur inaccoutumée, pour se rendre à ses occupations. Il avait tout attribué à la fatigue, peut-être aussi au manque de nourriture… Pour augmenter son compte de dépenses somptuaires, il rognait tant qu’il le pouvait sur ses repas. Il buvait, le matin, un petite tasse de café noir ; à midi, il déjeunait dans un modeste restaurant à cinq francs ; le soir, il se contentait d’un bol de chocolat et d’une brioche… Ce régime délibitant, pour un garçon fort comme lui, habitué aux plantureux menus de la vie campagnarde, l’avait fait maigrir de plusieurs kilos. Mais Arlette trouvait qu’il était mieux ainsi : cet amaigrissement lui affinait les traits, prétendait-elle. Bien des fois, lorsqu’il venait de toucher sa pension ou Sa paye, il lui était venu la tentation quasi-insurmontable d’entrer dans quelques restaurant et de faire, enfin ! un repas copieux, comme l’exigeait sa faim d’adolescent… Mais, une rapide réflexion le convainquait des conséquences de cette folie. Il fallait renoncer a une promenade avec Arlette… Tant pis ! À son âge, on se privait volontiers de manger…

Mais la nature a des lois qu’on ne peut transgresser en vain pendant bien longtemps.

Ce matin-là, il comprit qu’en dépit de toute sa bonne volonté, il lui serait absolument impossible de se lever. Il avait la télé douloureuse et brûlante, les lèvres sèches, de profonds frissons le secouaient, en même temps, il était baigné dans une sueur inaccoutumée.

— Qu’est-ce qu’il va dire, le patron ? pensa-t-il.

Mais il ne s’attarda pas à cette idée. Tout lui était égal. Sa tête lui faisait si mal ! En vérité, il croyait Qu’elle allait se fendre en deux.

— Je m’excuserai… Je lui expliquerai, demain, pensa-t-il. Ce doit être un malaise passager… Je vais faire la grasse matinée et il n’y paraîtra plus…

Il chercha à se rendormir… Ce fut en vain. II était réellement trop mal à son aise. Machinalement, il balbutia :

— À boire !…

D’étranges images, créées par la fièvre, commençaient à danser devant ses yeux… Il revoyait la ferme, là-bas, au pays d’Avignon, le soleil qui dorait tout de sa joie… Le vieux chien Jean-Bart, qui avait eu la patte cassée par nue auto. Le grand coq rouge de la voisine, qui venait toujours se battre avec leur coq à eux… Puis, ce fut l’image délicieuse d’Arlette… Elle riait, en agitant la main d’une façon moqueuse, tandis que le vicomte des Aubrays cherchait à l’attraper… Mais elle lui échappait toujours… C’était vers Jean qu’elle courait… Déjà, riant de bonheur. il tondait les bras pour recevoir la jeune fille… Mais, au moment où elle allait s’y jeter, elle lançait un nouvel éclat de rire et s’enfuyait encore… C’était lui qui courait après elle, maintenant, tandis que le vicomte ricanait en regardant la poursuite infructueuse… Brusquement, l’image humoristique du Chat-qui-Pêche coiffé de son grand chapeau à plumes, surgit, effaçant tout… Il dansait à la façon russe, les deux pattes de devant croisées, chaussé de bottes rouges.

Il dansait devant un monticule, une montagne énorme, plutôt, de choux-fleurs et de navets, tels que Jean en voyait aux Halles, chaque matin, et de la pointe de ses bottes, pif ! paf ! les envoyait dans la rue… Et tous les légumes se mirent à rouler sans s’arrêter… C’était un torrent, nue trombe de produits maraîchers qui dévalait entre les deux trottoirs, au grand effarement des braves passants et des agents qui couraient derrière, leur bâton blanc à la main…

Quand la concierge entra chez lui, vers midi, inquiète de n’avoir pas vu son locataire de la journée et de n’avoir pas reçu de réponse à son timide « toc-toc », le pauvre gamin, en proie à une fièvre de cheval, délirait tout haut…

Mme Luchoux était une femme de tête. Elle comprit tout de suite que le plus urgent était d’aller quérir le premier docteur qu’elle trouverait. Justement, il y en avait un dans l’immeuble.

Elle redescendit en hâte au second et frappa.

— Le docteur est-il ici ? demanda-t-elle à la soubrette qui vint lui ouvrir.

— Oui, Madame Luchoux, Monsieur vient juste d’arriver et allait se mettre à table. Avez-vous quelqu’un malade chez vous ?

— Non, Dieu merci, à part mon mari qu’a toujours sa goutte de temps en temps et moi mes rhumatismes articulés… C’est pour un jeune homme qu’habite au cinquième, un jeune étudiant… Il paraît bien malade, le pauvre…

— Ciel ! Madame Luchoux, s’est-il détruit ?

— Oh ! non, je na le pense pas ! Seulement, il a une fièvre censément qu’il en déparle. Quand je suis entrée, il racontait je ne sais quelle histoire de chou-fleur et de chat à laquelle j’ai rien compris…

— Oui, fit la petite lionne, doctoralement. Je comprends. Il a le délire, quoi ! Je vais en parler à Menteur. Attendez une minute.

Elle disparut. Quelques instants plus tard, le docteur Bréviliers arrivait.

— Que me dit Léonie, madame Luchoux ? questionna-il. Vous avez un malade ?

— Oui, monsieur le docteur. Un jeune homme, au cinquième.

— C’est bon. Je vais aller le voir avant de me mettre à table. Montrez-moi le chemin, je vous prie.

Ils grimpèrent les trois étages qui séparaient les appartements confortables des minuscules chambres destinées aux domestiques et à ceux dont la bourse ne pouvait se trouver bien garnie.

— C’est là ! fit la concierge en ouvrant une porte.

Le médecin entra et s’approcha du lit. Jean, le visage très rouge, ne sembla faire, aucun cas de sa présence.

— Diable ! murmura le docteur Brévilliers.

Il se pencha sur le malade et l’examina avec attention. Quand il se releva, sa figure était soucieuse.

— Madame Luchoux, dit-il enfin, vous allez téléphoner tout de suite à l’hôpital Laënnec et vous prierez qu’on envoie une ambulance.

— Il est malade ?

— Je vous crois ! Une bonne fièvre typhoïde… Je vais lui faire tout de suite une injection…

À l’annonce de cette maladie, Mme Luchoux tourna précipitamment les talons, afin d’exécuter l’ordre de l’homme de l’art. Elle ne tenait pas outre mesure à rester en contact avec un malade de ce genre.

Une demi-heure plus tard, Jean, toujours sans connaissance était emporté dans l’auto sanitaire.

Pendant quarante jours, il resta entre la vie et la mort. Enfin, par un pâle jour de février, on lui permit de se lever une heure. La convalescence commençait.

Si maman Gardin avait vu son « fieu », elle ne l’aurait pas reconnu. Pâle, amaigri, il était loin de ressembler au beau gars solide et muselé qu’il était à son arrivée, au mois d’octobre ! Le jeune homme n’avait rien voulu dire à ses parents. Pourquoi les inquiéter inutilement ? Sitôt qu’il avait pu tenir un crayon, il leur avait envoyé une carte postale, et s’était excusé de son silence en leur racontant qu’à la suite d’une chute, il s’était foulé un doigt, ce qui le gênait fort pour écrire… Qu’il ne fallait pas qu’ils s’inquiètent… C’était presque guéri… Il était fort absorbé par ses études… Enfin, tout ce qui pouvait être de nature à rassurer les pauvres vieux.

Arlette s’était d’abord étonnée de l’absence de son « flirt » favori. Elle avait envoyé la femme de chambre aux renseignements. Celle-ci avait appris de la concierge que l’étudiant avait été transporté à Laënnec avec une fièvre typhoïde…

La jeune fille s’était d’abord apitoyée. Puis, ses occupations l’avaient reprise, et elle avait à peu près oublié son ancien camarade. La vie parisienne est si absorbante ! Ce sont chaque jour des obligations à remplir, des fêtes de charité, des bals, des réceptions, des visites, des promenades… Les absents ont vite tort.

— Et puis, pensa-t-elle, lorsqu’il sera guéri, il reviendra bien !

Il n’avait pas été question d’aller le voir. D’abord, elle savait que les visites aux contagieux sont interdites. Puis, même convalescent, elle n’était pas bien sûre qu’il n’y eût plus aucun danger.

Peu à peu, le jeune homme recommença cette lente réacclimatation à la vie qu’est un retour de maladie. Mais ce serait long. On l’avait prévenu. Il était en proie, lorsqu’il avait été atteint, il une forte anémie. L’excès de travail, la fatigue, les privations avaient déclanché cette crise. Maintenant, il fallait beaucoup de soins, des fortifiants, du repos…

Ce fut alors que pour la première fois depuis qu’il avait été atteint, il pensa avec lucidité à ses études. Quel retard il allait avoir ! Pourrait-il passer en deuxième année à la rentrée prochaine ? Il se promit de travailler ferme pendant tout l’été pour compenser. Et Arlette ? Pourquoi n’était-elle pas venue ?

Dès qu’il avait été conscient, il avait demandé à l’infirmière si une jeune fille était venue prendre parfois de ses nouvelles. Mais on lui répondit que non : on n’avait vu personne.

Cette indifférence l’étonna et l’attrista. Pourquoi n’avait-elle même pas envoyé un mot ? Il chercha des excuses : n’avait-elle pas parlé d’aller aux sports d’hiver ? C’était cela, parbleu ! Elle était en voyage et ignorait sa maladie…

Il s’efforçait de trouver des raisons. Mais, au fond de lui-même, il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il lui avait manqué bien peu, puisque depuis bientôt deux mois, elle n’avait pas manifesté le plus léger signe d’étonnement et d’intérêt devant son absence !

Par une belle journée tiède, qui semblait annoncer le printemps, il lit ses premiers pas dans le parc, encore faible comme un petit enfant, tremblant sur ses jambes… Ses vêtements flottaient autour de lui, d’une main, il s’appuyait sur une canne et de l’autre, sur le bras de l’infirmière…

Comme ce mois de février était exceptionnellement doux, il prit vile l’habitude, tous les jours, d’aller faire un petit tour aussitôt déjeuner… Bientôt, il put marcher tout seul. L’appétit revenait, avec une férocité telle qu’il en était parfois effrayé.

— Ce tout petit morceau de pain ? disait-il lorsqu’on lui apportait son déjeuner. Oh ! j’en aurais voulu un très gros !

— Non, non, jeune ogre ! répondait la garde, en riant. Plus tard ! Il ne faut pas aller trop vite ! Vous voulez donc retomber malade ?

— Jamais de la vie !

— Eh bien ! il faut jeûner un peu… Si tout va bien, la semaine prochaine, vous en aurez le double.

En quatre bouchées, il avait terminé. Et, en soupirant, il attendait le repas prochain.

Maintenant qu’il allait mieux, l’ennui commençait à le gagner. Quand on est dans son lit, malade, préoccupé seulement par la gorgée de boisson fraîche qu’on vous donnera tout à l’heure, en proie aux mille chimères de la fièvre, on se moque pas mal de la longueur du temps ! On ne s’en aperçoit pas… Mais, maintenant qu’il était parfaitement lucide, il baillait à se décrocher la mâchoire. Le docteur défendait la lecture. Il ne voulait pas qu’on fume. Et puis, fumer… Il fallait de l’argent ! Et Jean pensait qu’il n’en avait pas de trop… Il aurait des frais, en quittant l’hôpital… On lui avait bien recommandé de changer de manière d’existence… Le médecin n’avait eu aucune peine à deviner la vérité, c’est-à-dire que comme trop de jeunes gens, il sacrifiait la réalité à l’apparence et mangeait comme les oiseaux.

— C’est un tort, mon petit ! lui dit-il, paternellement. Si vous voulez que la machine marche, il faut du charbon !

Jean errai ! donc dans les allées, ou bien s’allongeait sur la chaise longue qu’on lui préparait, dans la galerie exposée au soleil.

Or, voici qu’un jour, une surprise lui fut réservée…

Il venait de s’étendre dans son fauteuil de toile, lorsqu’il vit l’infirmière en préparer un autre non loin de lui. Il allait avoir un voisin ! Cette idée lui fui agréable.

— Pourvu qu’il soit sociable ! pensa-t-il.

Mais son attente fut déçue : ce fut une jeune fille aux traits pâles qui vint l’occuper, un ouvrage à la main.

C’était une charmante blondinette, encore adolescente, qui paraissait avoir seize ou dix-sept ans. Un teint d’églantine devait, en temps ordinaire, fleurir ses joues maintenant ivoirines, mais la flamme de la santé revenue brillait dans ses yeux, d’un marron clair pailleté de noir.

Les jeunes gens échangèrent un rapide regard. Puis elle se mit à tricoter, tandis que lui, les yeux au plafond, cherchait à oublier les heures moroses.

Il y avait près d’un quart d’heure qu’ils étaient ainsi lorsque tout à coup, le peloton roula tout auprès de Jean. Une exclamation l’arracha à sa rêverie. Il comprit ce qui se passait. Il se baissa et ramassa l’objet qu’il tendit à sa voisine.

Il osa alors la regarder un peu mieux. Et soudain, il eut la sensation très nette qu’il avait déjà vu ce visage-là quelque part…

— Merci, monsieur ! répondit-elle, d’une voix fraîche et musicale.

À l’hôpital, on lie vite connaissance. La glace était rompue. Ils bavardèrent.

— Vous étiez malade, mademoiselle ? interrogea l’étudiant.

Elle secoua la tête.

— Non… Un accident bête… Je me suis fait renverser par une auto, l’autre jour, et j’ai été assez gravement blessée à la cuisse et à l’épaule. Mais maintenant, je commence à aller mieux.

— Vous pouvez vous servir de votre bras ?

— Oui, c’est surtout au-dessus du genou que j’ai été atteinte, Et vous ?

— Fièvre typhoïde…

— Oh ! c’est très grave, savez-vous ? On peut en mourir !

— On me l’a dit… Mais, ajouta-t-il en riant, vous voyez que j’en réchapperai encore cette fois ?

— Quelle en est la cause ? Vous a-t-on dit ?

Il haussa les épaules.

— Vous savez ! On ne sait trop l’origine exacte des maladies. Trop de fatigue, sans doute… Du surmenage…

Elle soupira.

— Je connais ça !

— Vous travaillez à Paris ? questionna-t-il.

— Oui, je suis secrétaire dactylo aux usines Corbin et Levasseur, 13, rue de la Chaussée d’Antin…

— Une usine, rue de…

Elle rit et ce rire lui creusa dans chaque joue des fossettes de baby.

— Non, non ! Les bureaux seulement ! Les usines elles-mêmes sont à Aubervilliers.

— Je comprends !

— Et vous ?

— Étudiant en droit.

— C’est bien cela… Mais il faut beaucoup travailler, n’est-ce pas ?

— Très, répondit-il, intimement flatté.

— Vous êtes Parisien ?

— Non ! Je suis du Midi !

— Tiens ! C’est comme moi !

— Vraiment ?

— Je suis née près d’Avignon !

— Oh ! c’est épatant ! s’écria Jean, enchanté. Moi aussi, figurez-vous ! Je suis de Gréoux !

— Non ? Vous voulez rire ?

— Pas le moins du monde !

Elle se pencha vers lui, le visage radieux,

— C’est tout de même extraordinaire ! C’est que je suis aussi originaire de Gréoux !

Ils poussèrent ensemble des exclamations heureuses. Se retrouver de la sorte… deux pays… si loin… au même hôpital ! Décidément, le hasard avait bien fait les choses !

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Marcelle Domègue !

— Parbleu ! Mais je vous ai connue quand vous étiez toute petite ! Et je connais bien votre mère, allez ! Elle était épicière à Gréoux, et c’est Mme Escobar qui l’a remplacée !

— C’est cela même ! Nous sommes allés habiter en Avignon… Mais, ajouta-t-elle tristement, maman est morte, voici deux ans…

— Elle est morte ?

— Oui… Je suis toute seule… C’est-à-dire que pour le moment, j’habite chez des cousins à papa. Ça ne vaut guère mieux que si j’étais chez des étrangers, allez ! Je sens bien que je gêne.

— Pourtant, vous gagnez votre vie…

— Naturellement… Mais, pour eux, je suis l’étrangère, l’intruse, vous comprenez… D’ailleurs, en sortant de l’hôpital, je louerai une petite chambre par là… Je ne veux pas recommencer la vie que j’ai menée jusqu’à présent… Ils déménagent… Mon oncle prend un débit de vins en banlieue à Bois-Colombes… Ce ne serait pas commode, non plus, pour aller à mon travail…

Elle s’interrompit.

— Bah ! Laissons cela ! Ce n’est pas intéressant ! Dites-moi plutôt votre nom, à votre tour, que je ne connais pas encore !

— Je m’appelle Jean Gardin.

— Oh ! le petit Jean qui venait chercher un sucre d’orge chez nous chaque fois qu’il avait eu une image à l’école et qu’on lui avait donné deux sous ! Je me souviens bien de vous ! Par exemple, vous n’avez plus vos grosses joues rondes d’autrefois !

— Je l’espère bien ! répondit-il en riant. Quel âge avais-je à ce moment-là ?

Ils cherchèrent ensemble.

— Neuf ans, dit Marcelle.

— Un peu plus… Dix ans, je crois…

— C’est bien possible !

Ce jour-là, le tricot n’avança guère. Mais quand l’infirmière vint rappeler aux deux jeunes gens qu’il était temps pour eux de regagner leur salle respective, Jean s’aperçut avec étonnement que, cette fois, les heures avaient passé avec une vertigineuse rapidité…


CHAPITRE VI


Dès lors, la vie d’hôpital parut moins longue et moins terriblement triste au jeune étudiant.

Chaque jour, on installait les deux convalescents dans la grande galerie ensoleillée. Jean allait faire un tour de jardin, ainsi que le lui conseillait le docteur, puis revenait s’étendre à côté de Marcelle, dont la tête blonde semblait nimbée de feu.

Très vite, les deux jeunes gens en étaient venus aux confidences.

Jean se souvenait bien de sa petite camarade, lorsqu’elle était encore bébé, dans la vieille épicerie de Gréoux. Il revoyait encore comme si c’était hier la petite salle aux carreaux roses, les bocaux de bonbons multicolores et poisseux, qui ornaient la devanture… Dans le fond, des boîtes de différentes grandeurs s’étageaient, contenant le fil, le coton à repriser, les aiguilles, les bobines, la soie, les rubans à un sou le mètre, qu’on appelait « faveur » et qu’on achetait pour nouer autour du rameau de buis bénit…, la dentelle de coton, le galon de couleur… C’était le rayon de la mercerie… De l’autre côté, un peu de papeterie pour les écoliers, car, à part eux, on n’écrivait guère, au village : des cahiers, des bouteilles d’encre, de la craie et des paquets de crayons… Enfin, les légumes secs, la charcuterie, dans une petite armoire vitrée, puis les pelotes de ficelle, les balais et les sabots qui faisaient des guirlandes, attachés au plafond… Il se rappelait les moindres détails : les longs papiers tue-mouches, suspendus à la maîtresse-poutre et le tablier à carreaux rouges et blancs qui habillait la petite.

— Nous avions un chat, précisait la jeune fille. Vous ne vous souvenez pas de Criquet, le gros matou jaune ? Il était voleur comme une pie borgne…

— Je croîs bien ! reprenait Jean en riant encore à ce souvenir. Une fois, il est venu jusque chez nous et a chipé devant maman un hareng qui cuisait sur le gril ! La pauvre femme a failli en faire une maladie !

Ils éclatèrent de rire.

— Et la mère Dolorette, la vieille bossue, qui vendait des champignons ? reprit Marcelle. On la disait sorcière, vous vous souvenez ?

— Elle vit encore dans sa petite cabane, à la limite des champs de la Guillaudière !

— Elle doit avoir au moins cent ans ?

— Je ne sais pas ; personne ne sait son âge, à vrai dire. Elle était encore de ce monde, lorsque j’ai quitté Gréoux, plus alerte, plus ingambe que jamais. Seulement, son nez rejoignait presque son menton !

Quelques jours après que Jean eût commencé ses sorties dans le parc, on lui annonça une visite.

Il était en train de causer avec Marcelle, il tressaillit brusquement et rougit de bonheur : sûrement, c’était Arlette ! Comme elle était bonne de s’être inquiétée de lui !

Il se tourna vers la porte, afin de voir plus tôt apparaître celle à laquelle il n’avait pas cessé de penser.

Mais une grosse déception l’attendait : il vit seulement surgir trois jeunes gens qui se dirigèrent vers lui d’un pas rapide. C’étaient Julien, Louis et Georges.

— Bonjour, mon vieux ! fit celui-ci en lui serrant la main. Comment vas-tu ? Te voilà ressuscité !

— Tu vois ! répondit Jean, avec un faible sourire.

Les garçons attirèrent des chaises, et entourèrent leur ami.

— Tout de même ! s’exclama Julien, on ne s’attendait pas à çà ! Alors, voilà combien de temps que tu es là ?

— Ma foi ! je n’en sais trop rien ! répondît-il distraitement. Je crois que je suis entré à l’hôpital à la fin de décembre…

— Oh । là ! là ! Et nous sommes à la mi-février ! Tu vas bien, toi ! Crois-tu sortir bientôt ?

— Je ne sais pas ; le docteur ne m’a encore rien dit. Je pensais justement m’en inquiéter, car je vais me trouver terriblement en retard.

— Évidemment, reprit Georges, mais, mon gros, faut pas t’en faire… Ça se rattrapera toujours.

— Je travaillerai cet été.

— Mais oui !

Il porta la main à sa poche d’imperméable et en tira deux oranges.

— Tiens ! fit-il. J’ai pensé que ça te ferait, plaisir…

— Merci ! Tu es vraiment gentil, fit Jean touché.

— Est-ce que tu fumes ? reprit Julien.

— Hélas ! le toubib le défend encore !

— Vrai ? Tant pis ; en ce cas, je rengaîne mon cadeau. Ce sera pour ta sortie.

— Moi, dit Louis, je t’ai acheté des pastilles de gomme : c’est sain pour l’estomac et la gorge.

— Vous êtes tout plein mignons, dit le jeune homme en riant, et je vous dis à tous les trois un grand merci. Maintenant, dites-moi ce qu’il y a de nouveau à l’École ?

— Peuh ! tu sais, pas grand’chose. Nous sommes toujours fourrés dans le Code jusqu’au bout du nez, et on se farcit la mémoire de termes ahurissants, qui nous permettront d’épater à notre tour notre semblable et de lui soutirer beaucoup d’argent…

Ils se mirent à rire.

— Eh bien ! fit Jean, tu as des intentions précises, toi, au moins !

— Tes parents sont-ils venus te voir ? questionna Julien.

— Non. Je ne leur ai pas dit. Ils se seraient affolés…

— Oh ! bien sûr…

Au bout d’un moment, ils se levèrent. Cette immobilité, cette atmosphère de l’hôpital leur pesait.

— Eh ! bien ! mon vieux, dit Georges, on te dit au revoir… On reviendra un de ces jours, d’ailleurs… Ne t’en fais pas, dors bien, mange bien et profite de cette cure de repos forcée !

Lorsqu’ils furent partis, Marcelle demanda :

— Ce sont vos camarades, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Ils sont gentils…

— De bons types…

Elle essaya de reprendre leur conversation. Mais l’entrain n’y était plus… Elle s’en rendit vite compte. Jean répondait par monosyllabes, et semblait penser à autre chose. Finalement, elle se tut et ils regagnèrent leur chambre, après un bonjour, bref de la part de Jean, timide de la part de Marcelle, qui se demandait ce que pouvait avoir son compagnon de maladie…

C’est que l’étudiant avait subitement pensé à quelque chose. Il se sentait beaucoup plus fort ; maintenant, il mangeait bien. À vrai dire, il était à peu près rétabli. Il allait demander son exeat et il voulait courir chez Arlette. Il avait besoin de la revoir, ou tout au moins d’être rassuré… Elle lui donnerait des explications, qu’il était certain de trouver excellentes avant même de les connaître…

Quand le docteur passa la visite, le soir, il lui exposa son désir. Celui-ci fronça un peu les sourcils.

— C’est évidemment un peu prématuré… Cependant, je ne crois pas qu’il y ait un danger quelconque à vous permettre de sortir, mon petit… Votre convalescence est presque achevée, c’est évident. Toutefois, si vous laissez l’hôpital, il faudra encore prendre des précautions : pas de surmenage, pas de privations ! Une alimentation abondante !

— Oui, monsieur le docteur !

— Bien. Je vais vous examiner encore soigneusement et si je ne trouve rien d’extraordinaire, eh bien ! demain matin, on vous permettra de nous abandonner…

La robuste constitution de Jean avait triomphé. Seule persistait encore un peu de faiblesse. Tout le reste allait bien et les organes avaient repris leur fonctionnement normal.

— Vous êtes presque un homme solide ! déclara le praticien en souriant. Je crois que vous pouvez quitter l’hôpital sans inconvénient, en observant, bien entendu, les recommandations que je vous ai faites…

L’étudiant promit tout ce qu’on voulut. Il lui tardait maintenant d’être dehors !

Il pensait partir dès le lendemain matin. Mais l’infirmière-chef déclara qu’on devait, à cause des formalités, le garder jusqu’à l’après-midi.

Dans la matinée du lendemain, tandis qu’il faisait un tour dans le parc, il vit, assise sur un banc, et une canne à côté d’elle, Marcelle qui faisait sa première sortie. Un joyeux sourire illumina la figure de la jeune fille lorsqu’elle l’aperçut.

— Vous voyez, je suis presque guérie ! s’écria-t-elle. On m’a permis de sortir seule et de marcher un peu. Ma plaie à la cuisse est à peu près cicatrisée et celle de l’épaule va mieux depuis plusieurs jours.

— Moi, je vais tout à fait bien, répondit Jean. Si bien même, que je viens vous faire mes adieux… Je quitte l’hôpital…

Le petit visage pâlot blêmit davantage encore.

— Vous ne voulez pas dire que… que vous allez quitter l’hôpital, n’est-ce pas ? balbutia-t-elle.

Jean se mit à rire et s’assit à côté d’elle

— Si, c’est même exactement ça ! Pensiez-vous que j’allais rester ici jusqu’à la fin de mes jours ?

— Non, bien sûr… Mais… mais j’espérais que… que…

— Que quoi ? Que je serais plus gravement malade encore ? que je rechuterais ?

— Vous êtes méchant, aujourd’hui ! Vous travestissez ma pensée et vous le savez bien ! Je n’ai jamais eu l’idée, de dire d’aussi vilaines choses…

— Alors ?

— Alors… C’était très égoïste, je l’avoue. Mais j’étais si seule, avant votre arrivée ! ou plutôt avant que vous commenciez à venir dans la galerie… Mes cousins ne se sont jamais préoccupés de venir me voir… Je suis seule… seule… seule…

Elle laissa retomber ses mains avec découragement, tandis que des larmes qu’elle ne pouvait contenir roulaient sur ses joues blanches.

— Il ne faut pas dire ça, ma petite Marcelle, dit Jean en lui prenant affectueusement les doigts et en les enfermant entre les siens. Maintenant que nous nous sommes retrouvés, je serai pour vous un bon camarade, quelque chose comme un grand frère, si vous le voulez bien…

— Merci ! soupira-t-elle. C’est si bon de se dire qu’on n’est pas tout à fait seul sur la terre !

— Mais pour cela, continua l’étudiant, il ne faut plus pleurer… Je viendrai vous voir, moi, à mon tour…

— Oh ! j’espère bien ne pas rester longtemps ici, moi non plus… L’infirmière m’a dit ce matin en faisant mon pansement que dans huit jours j’aurais repris mon travail.

— Vous voyez bien ! Allons, ayez confiance, et faites-moi un beau sourire.

Marcelle obéit.

— Quand partez-vous ? reprit-elle, la poitrine encore lourde de peine.

— Cet après-midi. Mais donnez-moi votre adresse à Paris ; j’irai vous voir si je ne peux revenir avant votre sortie.

— Je n’en sais rien ; je vous ai déjà dit qu’il me faudrait louer une petite chambre par là. Laissez-moi la vôtre, vous, plutôt ; je vous écrirai et vous enverrai le renseignement.

— Entendu !

Il tira un bout de papier et un crayon de sa poche.

Elle prit le billet et le regarda attentivement.

— Oh ! je m’en souviendrai ! N’ayez pas peur… Mais, enfin, je le garderai quand même…

Elle le glissa dans son sac et reprit :

— Vous allez reprendre vos études ?

— Sans doute !

— Vous aimez ça ?

— Mais oui !

— Et qu’est-ce que vous ferez, quand vous aurez terminé ?

— Je serai un avocat… un grand avocat !

Elle ne put s’empêcher de rire.

— Bravo ! J’irai vous entendre plaider !

— Je vous prendrai comme secrétaire, plaisanta-t-il.

— Tant mieux ! Je suis très forte, vous savez ! j’arrive à sténographier cent trente mots à la minute…

Ces chiffres ne disaient rien du tout à Jean. Cependant, il s’exclama poliment. Puis, il ajouta, en regardant le ciel :

— Il me semble que le ciel se couvre, et que l’air fraîchit. Voulez-vous que je vous aide à rentrer ?

— Si vous voulez…

Elle se mit péniblement debout, et s’appuya sur le bras du jeune homme. Comme elle pesait peu ! Il pensa à un petit oiseau… un petit oiseau blessé, qui s’avançait en boitillant.

— Ne trouvez-vous pas que j’ai une jolie allure ? dit-elle en riant.

— Bah ! Dans huit jours, vous courrez comme un lapin !

Ils rentrèrent et rencontrèrent l’infirmière qui se disposait précisément à aller chercher sa jeune malade.

— Alors, petite Marcelle, dit le jeune étudiant, au moment où ils allaient se séparer, au revoir ! J’attends un mot de vous qui me fixera sur le choix de votre nouveau domicile…

— C’est cela ! répondit-elle bravement.

Elle poussa un soupir que Jean n’entendit pas, et retourna s’étendre, en pensant que jusqu’à sa sortie de l’hôpital, les journées allaient lui paraître bien longues et bien monotones…

Si l’étudiant n’avait pas été absorbé par la pensée de sa brillante amie des premiers jours, il aurait vite compris que la petite dactylographe avait trouvé, dans leur reconnaissance, autre chose qu’un simple sentiment d’amitié.

Elle était seule… Depuis longtemps déjà, elle ne sentait autour d’elle qu’indifférence et ennui… De plus, Jean était son « pays », celui avec lequel on a joué ensemble tout petit, qui a les mêmes souvenirs que vous, les mêmes visages qui peuplent la mémoire et les mêmes horizons qui ont bercé votre enfance… Insensiblement, la joie des premiers jours, éprouvée à bavarder ensemble de choses communes avait creusé des racines plus profondes et plus intimes… Mais Marcelle n’était pas sotte. Elle avait très bien compris que Jean, lui, ne voyait dans leurs rapports, qu’une amitié quasi-fraternelle… Ne lui avait-il pas proposé, d’ailleurs, d’être son grand frère ? Ce n’est pas là une déclaration d’amour et la jeune fille avait renfermé au plus profond de son cœur son cher secret… Cependant, il aurait éclaté à des yeux plus avertis, lorsque l’étudiant lui avait annoncé son départ prochain… Mais il avait autre chose à penser…

Une impatience fébrile s’était emparée de lui, maintenant… Revoir Arlette ! Il allait revoir Arlette ! Était-ce possible ?

Au déjeuner, il put à peine toucher à ce qu’on lui servait et l’infirmière le gronda.

— Voyons, est-ce la joie de nous quitter qui vous coupe l’appétit ? fit-elle gaiement. Ce n’est pas ainsi qu’il faut faire, si vous voulez vous rétablir complètement et devenir fort et robuste !

Enfin, les dernières formalités furent accomplies et le jeune homme franchit le seuil de l’établissement.

Tout d’abord, le va-et-vient, le bruit, le brouhaha, auxquels il n’était plus habitué, l’étourdirent. Il marcha lentement sur le trottoir, le long de la rue de Sèvres, pensant à la visite qu’il allait faire.

Il hésita un instant à rentrer chez lui. Oui, ce serait préférable… Il avait fait demander chez la concierge un complet, lorsqu’il avait commencé à se lever. Mais elle lui avait envoyé celui qu’il prenait pour aller travailler le matin. Il ne pouvait pas se présenter chez Arlette avec un col chiffonné, une cravate plus ou moins bien mise et un costume de deux cents francs.

Tout doucement, parce que ses jambes n’étaient pas encore bien solides, il gagna le métro et fit la dépense d’un billet de première, afin de trouver la place pour s’asseoir. Il descendit à la station Saint-Placide, et se dirigea vers son « home ».

Mme Luchoux était justement en train de bavarder avec une voisine sur le trottoir lorsqu’elle l’aperçut. Elle leva les bras au ciel.

— Et alors ? Vous voilà ? Vrai, monsieur Gardin, ça fait plaisir ! Mais vous avez une petite mine de quatre sous, mon pauvre monsieur et vous avez besoin de bon bouillon pour y remettre un peu de rose ! Enfin, tout ça reviendra ! Le principal, c’est d’en être sorti, hein ? Ça doit vous sembler bon ? Ah ! l’hôpital ! je sais ce que c’est : quand j’ai eu ma maladie…

Quand Mme Luchoux était lancée, autant vouloir arrêter un bolide dans sa course inter-planétaire. Jean se résigna à subir le flot.

— Pas de lettres pour moi ? fit-il enfin, lorsqu’il put placer une parole.

— Non, non, m’sieur Gardin… Vous pensez bien que je vous l’aurais fait suivre… Comme celles que vous avez dû recevoir ?

— Oui, oui, merci…

Il grimpa tristement l’escalier. Non, décidément, Arlette n’avait jamais envoyé le plus petit mot pour s’informer de sa santé. Il aurait pu mourir sans qu’elle s’en soit inquiétée… Il comptait donc si peu pour elle ?

Mais il chassa vite ces pensées attristantes. Dans quelques heures, tout serait éclairci. Il était impossible qu’elle n’ait pas pris part à la malchance qui le frappait. Et puis, enfin, revoir son sourire était déjà une joie qui faisait oublier bien des misères et bien des oublis…

Il se changea rapidement de costume, noua une cravate dont il avait reçu des compliments d’elle, autrefois, se donna un dernier coup de peigne et ressortit.

Mme Luchoux, heureusement, était occupée dans son arrière loge pour faire mijoter une délicieuse soupe aux choux dont l’odeur pénétrante embaumait tout l’immeuble. Il put se glisser dehors sans être aperçu.

Il ne fallait pas compter faire le chemin à pied, comme lorsqu’il allait la voir, à l’automne… Sa faiblesse ne lui aurait pas permis, et d’ailleurs, la tentative aurait pu être dangereuse. Il se résigna donc à reprendre le métro, mais cette fois, il ne s’accorda qu’un billet de seconde classe. Les heures d’affluence étaient passées ; il trouva facilement de la place.

Il descendit à l’Étoile et se dirigea vers l’avenue Hoche. Son cœur battait la chamade, lorsqu’il tira la poignée de sonnette en cuivre, reluisante comme un soleil…

Le même grand valet vint lui ouvrir, et sa figure s’éclaira en reconnaissant le visiteur.

— Entrez, Monsieur, dit-il. Monsieur et Madame sont sortis, mais Mademoiselle est à la maison…

C’était tout ce que souhaitait Jean. Précédant le domestique, il entra dans le petit salon.

— Je vais prévenir mademoiselle !

L’homme disparut. Pour tromper son impatience, l’étudiant s’appliqua à compter les fleurs du tapis.

Enfin, un pas léger se fit entendre, la porte s’ouvrit. Et Arlette, plus fine, plus joie que jamais, parut, perchée sur les hauts talons de ses mules.

— Enfin ! c’est vous ! s’écria-t-elle joyeusement, En lui tendant les mains.

Le jeune homme les lui saisit et les serra à les briser, trop ému pour pouvoir prononcer un mot. Il lui semblait qu’une boule l’étranglait dans la gorge.

— Que je suis contente de vous revoir ! fit-elle, en s’asseyant devant lui et en découvrant des petits pieds coquettement chaussés. Voyons, comment allez-vous, maintenant ?

— Tout à fait mieux, merci…

— Tant mieux ! J’en suis enchantée… C’est sans doute si désagréable, l’hôpital.

— Plutôt ! fit-il, amer.

Elle fit bouffer négligemment quelques plis de sa robe d’intérieur, puis reprit :

— J’aurais bien été vous voir… Mais je savais que les visites sont interdites aux malades dans votre genre.

— Plus pendant la convalescence…

— Ah ! oui ! pendant la convalescence, c’est permis… Mais j’ai horreur d’entrer dans un hôpital ; ça m’impressionne, et puis, ça sent toujours si mauvais !

Il sentit un douloureux serrement de cœur en constatant une fois de plus la sécheresse de celle qu’il aimait. Pourtant, il répondit, s’efforçant de la comprendre :

— C’est vrai. Ce n’est guère un endroit pour vous.

— N’est-ce pas ? Enfin, tout est bien qui finit bien, puisque vous voici rétabli…

— Ma première visite a été pour vous, Arlette, murmura-t-il.

— Vraiment ? Vous êtes tout à fait gentil, vous savez ? Voulez-vous rester à dîner ce soir ?

— Non, merci ; je ne le peux pas… Je dois rentrer avant la nuit…

— Bon, je n’insiste pas. J’aurais des remords si vous repreniez du mal. Nous repousserons cela à la semaine prochaine ! D’ailleurs, dimanche en huit, je pense que papa et maman vous prieront d’assister à un grand dîner…

— Un grand dîner ? Je ne suis guère mondain…

— Oh ! c’est un repas tout à fait spécial ! D’ailleurs, je veux vous dire la nouvelle aussi ; vous serez l’un des premiers à l’apprendre… N’êtes-vous pas mon grand ami ?

— C’est vrai, chère Arlette ! fit-il, tout ému, ne retenant que les derniers mots.

— Vous ne me demandez pas quelle est cette nouvelle sensationnelle ? fit-elle en se forçant un peu à rire.

— J’attends que vous me la disiez… C’est votre fête ?

— Oui, mais pas comme vous l’entendez… Je suis fiancée… Jean…

Un coup de massue n’aurait pas ébranlé davantage le pauvre garçon. Comme en un rêve, il entendit la jeune fille achever :

— Oui, je suis fiancée… avec le vicomte des Aubrays… Je serai vicomtesse ! Mais qu’avez-vous ?

L’étudiant était trop faible pour supporter impunément pareille secousse. Sa tête s’affaissa sur son épaule, ses yeux se fermèrent et il perdit connaissance.


CHAPITRE VII


Lorsqu’il reprit ses sens, il vit Arlette, penchée sur lui, qui lui tapotait dans les mains, et le regardait avec inquiétude.

— Eh ! bien ! vous m’en avez fait une peur ! fit-elle lorsqu’il ouvrit les yeux. A-t-on idée de s’évanouir de la sorte ?

— Vous avez raison ! murmura-t-il, honteux de cet instant de faiblesse. Je suis ridicule.

— Mais non, vous n’êtes pas ridicule. Vous sortez de maladie, tout s’explique…

Elle alla à un petit meuble d’ébène qui était un meuble à liqueurs moderne, renversa le couvercle, saisit un verre et le remplit.

— Tenez ! dit-elle en revenant vers l’étudiant et en lui tendant. Prenez ça ! C’est du cognac. Cela vous donnera des forces.

Jean balbutia un remerciement, puis, portant le verre à ses lèvres, le vida d’un trait.

— Merci, murmura-t-il. Je vais mieux.

— Ah ! la bonne heure !

L’eau-de-vie brûlante faisait couler dans les veines du jeune homme une traînée de feu. Il se sentit capable d’affronter en face la terrible nouvelle, et d’y penser sans que tout se brouille devant, ses yeux comme tout à l’heure… C’était le premier moment de la surprise ; maintenant, il serait fort…

— Voyons ! reprenait justement Arlette en se penchant vers lui, pouvez-vous m’écouter maintenant ? Est-ce l’annonce de mes fiançailles qui vous a bouleversé à ce point ?

Il secoua la tête, incapable de répondre.

— J’espère que non ! reprit-elle en riant. Vous deviez bien vous attendre à cela, d’un jour à l’autre, je pense, et mon mariage n’était qu’une question de temps… Je sais bien que vous avez une prévention injustifiée contre Bernard… Il est pourtant charmant…

Il se leva tout droit, incapable d’en entendre davantage.

— Quoi ? Vous partez déjà ? s’écria-t-elle. Oh ! mais nous n’avons pas eu le temps de causer encore !

— Je pense, fit-il, les dents serrées, qu’une conversation plus longue entre nous est inutile ?

Elle cessa de rire et brusquement, ses yeux se durcirent.

— Voyons, Jean, qu’est-ce que vous avez ? Est-ce que, par hasard, vous seriez jaloux pour de bon ?

Il leva vers elle un regard qui eût attendri un tigre.

— Je souffre… murmura-t-il simplement.

— Vous souffrez ! vous souffrez ! Est-ce ma faute à moi ? Pourquoi prendre un simple flirt au sérieux, voyons ? Avez-vous pensé qu’il pût jamais exister quelque chose comme un engagement entre nous ? Ce serait grotesque !

— C’est vrai ! ce serait grotesque ! gronda-t-il.

— Vous m’avez dit un jour que vous m’aimiez. J’ai accueilli cet aveu en plaisantant, car je savais bien que ce ne pouvait être là qu’un sentiment sans conséquence. Vous ai-je promis quelque chose, moi ?

— Non ! répondit-il, d’une voix sourde, et je vois bien que c’est moi qui suis ridicule !

— Eh bien ! fit-elle en lui tendant la main, brisons là, et restons bons amis ! Je dirai à papa et à maman de vous envoyer un petit carton pour le dîner des fiançailles, dimanche, et…

— C’est inutile ! coupa-t-il sèchement. Je ne viendrai pas !

— Vous ne voulez pas venir ? À votre aise ! Faites le mauvais caractère tant qu’il vous plaira. Quand vous en aurez assez, vous sortirez de votre trou.

Il ne répondit rien, s’inclina devant la jeune fille et sortit de l’hôtel de l’avenue Hoche, en se jurant de ne plus jamais y rentrer.

Il gagna l’avenue des Champs-Élysées comme un somnambule, se demandant si toute cette entrevue n’était pas un mauvais rêve… Comme elle avait été dure et égoïste ! C’était bien une enfant gâtée, ne songeant qu’à elle, ramenant tout à elle, ne s’occupant que de son plaisir, de son bien-être et se préoccupant peu des souffrances qu’elle pouvait semer sur sa route… Arlette fiancée ! Avec le vicomte des Aubrays ! Son instinct ne l’avait donc pas trompé : il avait flairé en lui le rival…

— Elle ne se rend même pas compte qu’il l’épouse pour sa dot, sans doute ! C’est un type qui a l’air fauché jusque dans ses doublures, pensa-t-il et il voit là l’occasion de vendre richement son titre…

Il arriva chez lui sans trop savoir comment, et, pesamment, se laissa tomber sur son lit… Le pauvre garçon souffrait atrocement. C’était la première fois qu’il aimait, et, ingénûment, il avait donné tout son cœur, s’imaginant qu’il était payé de retour… prenant pour de l’amour la plus évidente des coquetteries…

— Elle savait pourtant que je l’aimais ! Elle n’a pas eu pitié de moi ! songeait-il en roulant sur l’oreiller sa tête douloureuse.

Son chagrin l’étouffait. Il eut une crise de désespoir effrayante. Un instant, il songea au suicide. Puis, le bon sens reprit le dessus, et aussi le goût de la vie… Le suicide était une lâcheté… Elle n’en valait pas la peine !

Et pourtant, quelle souffrance était la sienne ! Il comprenait bien qu’il l’aimait toujours… Et l’idée que dans quelque temps, elle allait être la femme légitime de ce vicomte des Aubrays, de l’homme qu’il abhorrait de toutes ses forces, le remplissait à la fois de rage et de douleur. Elle connaissait bien le sentiment ardent, passionné, sincère, qu’il nourrissait pour elle… Et elle avait osé l’inviter à son repas de fiançailles ! Pourquoi pas à son mariage, aussi ?

Dire que lui, le crédule ! Il avait cru à une tendresse partagée… Il avait fait déjà les plus beaux rêves d’avenir… Il voulait s’élever, devenir riche, célèbre, pour elle… Il sentait que si elle avait été ce qu’il avait cru, il aurait eu des forces de Titan… Il aurait vaincu la destinée… Il se serait créé lui-même, pour l’amour d’elle, comme autrefois les anciens chevaliers combattaient et triomphaient de mille obstacles pour conquérir leur dame !

Maintenant, qu’allait-il faire ? Il était bien inutile qu’il travaille ! Retardé par la maladie, trahi par la femme en qui il avait placé tout son espoir et toute sa confiance, il n’était plus qu’une épave… Non, non, jamais il ne continuerait ses études ! Il sentait en lui quelque chose de brisé, qui palpitait et agonisait… C’était sa foi, son espérance… la première illusion de sa jeunesse !

Il sauta de son lit, saisit les livres d’études, les cahiers, qui s’étageaient sur une planche, les déchira, les piétina… Puis, ouvrant la porte du petit poële que Mme Luchoux lui avait allumé, il les fit brûler…

Quand l’holocauste fut terminé, il essuya son front en sueur… Le sort en était jeté ! Jamais il ne serait avocat ; jamais il ne serait un grand homme… À quoi bon ! Ne resterait-il pas un éternel blessé ? Qu’il trouve quelque chose pour gagner sa croûte, c’était bien suffisant !

Alors, il se jeta sur son lit, et, brisé par la fatigue, l’émotion, la souffrance, les larmes, il s’endormit profondément.

Quand il s’éveilla, une aube pâle traversait les vitres, et il entendait le clapotement de la pluie sur les toits. Il frissonna. Comme cette chambre était froide ! Le poële s’était éteint, après avoir dévoré ce qui constituait jadis ses projets d’avenir… sa future situation…

Il referma les yeux, lentement. Il aurait voulu s’endormir pour ne plus jamais s’éveiller… Mais son éducation lui défendait d’accomplir le geste suprême…

Les heures s’écoulèrent, silencieuses. Dans le cerveau las du jeune homme passaient de douloureuses pensées… Arlette… Arlette… Toujours Arlette !

Il se leva, tandis que huit heures sonnaient à l’église Saint-Sulpice.

— Je dois l’oublier, pensa-t-il. Elle ne m’est plus rien. Elle m’a montré son âme véritable qui est sèche, orgueilleuse, égoïste… Un travail absorbant, régulier, me sera salutaire… D’ailleurs, dès maintenant, ne dois-je pas chercher à gagner ma vie ?

Il s’habilla, descendit et alla prendre un déjeuner chaud au café le plus proche. Il n’avait pas dîné, la veille et son estomac commençait à le tirailler cruellement.

Ce fut le début de longues et fatigantes recherches… Le jeune homme ne s’était pas bien encore imaginé ce que pouvait être la vie de celui qui cherche un emploi pour gagner son pain…

Tout naturellement, il songea à entrer dans un bureau quelconque. Comme le font tous les provinciaux qui n’ont guère de relations dans la capitale, il dévora les petites annonces. Elles lui offrirent plus d’une désillusion…

Chaque fois qu’il arrivait, il trouvait une cinquantaine de concurrents de tous âges venus dans la même intention que lui… il y avait des jeunes gens ; il y avait quelquefois des vieux, le visage triste, le dos courbé… toute l’immense armée des sans-travail qui vont, nouveaux Juifs-Errants, talonnés par le spectre de la misère, quêter une occupation quelconque qui leur permettra de manger, de s’abriter… de vivre, enfin !

Jean connaissait maintenant la façon dont se passait la chose… Les premières fois, il hésitait à parler, rougissait de honte à l’idée de quémander, de s’offrir. Il ne comprenait pas encore combien est naturelle la recherche du travail… Mais l’expérience devait venir vite…

Maintenant, il entrait, s’asseyait à l’extrémité de la longue file morne, et attendait patiemment… Puis, lorsque plusieurs concurrents avaient été examinés, on ouvrait une porte et on annonçait :

— Messieurs… vous pouvez, vous retirer… la place est prise…

Alors, on partait, le dos un peu plus rond, le visage un peu plus las, courir vers de nouveaux espoirs…

Jean avait vu tour à tour s’évanouir de la sorte tous les siens… Au bout d’une semaine de démarches inutiles et épuisantes, dans tous les quartiers de la capitale, il eut une crise de découragement et renonça à être employé.

— N’importe quoi ! songea-t-il. Je prendrai n’importe quoi !

Il avait déjà écrit à ses parents qu’il était inutile qu’ils continuassent à lui envoyer sa pension. Le médecin lui avait soi-disant interdit de poursuivre ses études et il avait trouvé une situation où il gagnait bien sa vie…

Il ne voulait pas, pour rien au monde, que ses vieux continuent à se priver pour lui, puisque, désormais, il avait dit adieu à la Faculté de Droit. D’un autre côté, son orgueil se révoltait à l’idée de revenir près d’eux. Il imaginait déjà les gorges chaudes qu’on en ferait dans le village : « C’était pas la peine de partir à Paris pour en revenir Gros-Jean connue devant ! »

Il reprit ses courses harassantes. Heureusement, n’ayant plus le souci de sa toilette, il se contentait des vêtements modestes qui convenaient à sa condition et pouvait mieux se nourrir. Petit à petit, il reprenait des forces et se sentait aussi solide qu’avant sa maladie.

Enfin, il finit par découvrir un emploi. Oh ! bien modeste, en vérité !

Il avait entendu dire, par le patron du restaurant où il prenait ses repas, qu’une grosse maison de librairie du quartier recherchait un garçon livreur. Il s’y présenta.

Son air ouvert et franc, son aspect robuste séduisirent le patron. Il fut agréé, aux appointements mensuels de cinq cents francs.

Il commença aussitôt son nouveau métier, qui ne lui parut pas trop désagréable d’abord. Ses fonctions consistaient à monter à côté du chauffeur et à transporter les ballots de livres et de papeterie aux adresses dont il avait la liste.

Mais ces continuelles randonnées à travers le brouhaha de Paris lui cassaient la tête… Du matin au soir, il fallait marcher, par la pluie, le froid ou le gel, quand le vent vous coupait la figure et vous gelait les doigts…

Son habituel camarade, le chauffeur, était un brave garçon, malheureusement, il professait pour les apéritifs, un penchant aussi vif qu’exagéré. Bien souvent, Jean trembla en le voyant remonter sur son siège, après une halte dans quelque bistro. Heureusement, Muchet était bon chauffeur, et conduisait instinctivement, sinon plus d’une fois le camion de livraison serait entré en collision avec un obstacle quelconque.

Les premiers jours, il avait tenté d’inutiles efforts pour entraîner son compagnon.

— Viens donc ! ça te réchauffera et ça tuera le ver !

Il avait accepté à quelques reprises. Puis, comme il ne pouvait laisser payer continuellement Muchet, et qu’il fallait bien rendre la politesse, il trouva stupide au bout du compte, de gaspiller son argent pour s’abîmer l’estomac. Et comme il l’avait fait autrefois avec ses camarades du quartier latin, il trouva des prétextes pour supprimer les apéritifs, les digestifs, les pousse-café et les rincettes que le chauffeur prodiguait.

— T’es pas un homme ! avait conclu Muchet avec un gros rire. Un homme, ça boit sec et ça n’a pas peur d’un vermouth-cassis. T’es une demoiselle, quoi ! D’ailleurs, y a qu’à regarder tes mains !

Le travail intellectuel avait blanchi les mains du jeune homme et cette finesse, bien qu’elle n’enlevât rien à sa robustesse, excitait les sarcasmes de son camarade.

— Allons, fillette ! disait-il narquoisement. Déchargeons vivement cette caisse de papelards, et en route !

Mais, un beau matin, Jean, qui s’était réveillé d’assez mauvaise humeur, prit mal la moquerie. Il répliqua vertement :

— Tu sais, Muchet, cesse cette histoire, autrement ça finira mal, je t’en avertis !

Les deux hommes se trouvaient dans le sous-sol de la librairie, occupés à monter des caisses de marchandises qu’ils devaient charger ensuite dans le camion.

Muchet regarda son compagnon et éclata de rire.

— De quoi ? de quoi ? Quèque t’as dit ? Répète-le un peu, pour voir ?

Jean fronça les sourcils et riposta :

— Je dis que tu feras bien de changer de manière, ou autrement, il y aura de la casse !

L’autre était, à jeun, un homme calme. Mais quand il avait deux ou trois verres dans le nez, comme c’était déjà le cas, ses sentiments devenaient belliqueux.

Il se campa devant l’ancien étudiant et lui mit sous le nez un poing énorme.

— Dis donc, demoiselle manquée, tu vas clore ton bec, ou autrement, je me charge de te le fermer, moi ! T’as compris ? Je t’appellerai comme je voudrai… eh ! gonzesse !

Il n’acheva pas. D’un direct foudroyant, Jean venait de l’atteindre à la pointe du menton. Muchet s’écroula à la renverse, au milieu des papiers d’emballage.

— Flûte ! je l’ai mis knock-out ! songea-t-il, ennuyé. Ça, alors, c’est sa faute, aussi, à cet idiot ! En attendant, le voilà dans les pommes… Et il est l’heure de partir !

Il s’agenouilla près de lui et s’ingénia à le faire revenir. Mais c’était à croire que Muchet y mettait de la mauvaise volonté : il restait obstinément immobile.

Pour comble de malchance, voici que soudain Jean entendit un pas dans l’escalier et le chef de la manutention parut.

— Eh bien ! fit-il, étonné. Qu’est-ce que vous fabriquez, tous les deux ?

Il aperçut soudain Muchet étendu. Il jeta une exclamation de stupeur.

— Qu’y a-t-il ?

— Monsieur, expliqua Jean, très embarrassé, il est tombé…

— Il est tombé ? Comment ? Il est tombé ?

— Oui, Monsieur.

— Enfin, expliquez-vous, Gardin ! On ne tombe pas ainsi, sans cause ! Que signifie cette histoire !

Juste à ce moment, Muchet ouvrit un œil et sans voir le chef qui se tenait derrière lui, s’assit péniblement sur son séant et grommela :

— Ben, vrai ! Il est rien lourd, ton poing, toi ! J’en ai vu trente-six chandelles !

— Vous vous êtes battus ? interrogea le premier manutentionnaire, d’une voix sèche.

En entendant ces mots, Muchet se trouva complètement ressuscité. Il bondit sur ses pieds, tout penaud.

— Eh bien ! répondez !

Le chauffeur jeta un regard vers Jean.

— Heu !… c’est-à-dire… commença-t-il.

Mais le jeune homme fit un pas en avant d’un air décidé.

— Monsieur, j’ai donné un coup de poing à Muchet ; c’est ce qui l’a étourdi.

— Un coup de poing ? Pour quelle raison ?

Jean hésita légèrement :

Le chef de la manutention haussa les épaules.

— Vous mériteriez qu’on vous fiche à la porte tous les deux. Nous ne voulons pas d’histoire comme ça dans la maison, hein ? C’est compris ? D’ailleurs, ça va changer. Muchet, désormais, c’est le petit Favreau qui vous accompagnera. Il est fort et costaud pour ses quinze ans. Quant à Gardin, il livrera avec la voiture à bras. Comme ça, vous ne vous disputerez pas. Allez ! ouste ! Embarquez-moi cette dernière caisse, puis vous chargerez sur la petite voiture les deux paquets de papier destinés à M. Loumeau, 18 bis, rue de Liège… Gardin ira les livrer…

Il tourna les talons. Penauds, les deux belligérants reprirent leur ouvrage sans un mot. Enfin, Muchet murmura :

— Tu sais, mon vieux, je regrette de t’avoir appelé fillette.

Jean sourit et lui tendit une main cordiale :

— Moi, je regrette mon coup de poing…

— Bah ! n’en parlons plus… Seulement, ça m’ennuie qu’à cause de cette bête l’histoire, tu sois obligé de coltiner les ballots à travers la capitale.

Il haussa les épaules, insoucieusement

— Bah ! t’en fais pas… On se débrouillera bien, va !

Il fallut bien se débrouiller. Mais le pauvre garçon comprit vite qu’il n’avait pas gagné au change… Par la pluie, par le froid terrible de cet hiver qui se prolongeait jusque dans les premiers jours du printemps, il devait aller, poussant devant lui une petite charrette à bras lourdement chargée… Certes, le métier était dur ! Mais il avait un avantage : c’est que, le soir, quand il rentrait dans sa chambrette, à moitié mort de fatigue, il ne songeait plus qu’à dormir comme une brute, et le souvenir d’Arlette s’estompait un peu dans son cœur…

Il fallut un hasard pour raviver la flamme douloureuse et lui rappeler avec plus de vivacité que jamais celle qu’il n’avait pu encore réussir à oublier…

Ce jour-là — il y avait environ trois semaines qu’il était employé à la Librairie Bruneau — il devait aller faire une livraison dans le septième arrondissement, et précisément dans la rue Beaujon, qui coupe l’avenue Hoche…

Il attendait le moment propice pour traverser avec son chargement, lorsqu’une auto qu’il connaissait bien, passa à le frôler. Dans un éclair, il eut le temps de distinguer une silhouette menue, brune et rieuse, qui tenait le volant, tandis que près d’elle, dans la torpédo, se prélassait le vicomte des Aubrays…

Ce fut comme un coup de poignard en plein cœur. Il ne les avait pas encore vus ensemble… Il sentit une vague de rage le submerger tandis qu’un nouveau désespoir s’emparait de lui. Dire qu’il aurait pu être à la place de cet homme ! Et s’il se trouvait, lui, entre les brancards de cette charrette, n’était-ce pas sa faute, à elle ? Elle s’en souciait peu !

Il ricana tout seul et traversa. Il se sentait tout prêt à la haine…

En revenant, le hasard voulut encore qu’il passât devant la mairie. Mû par un obscur pressentiment, il s’arrêta et parcourut les annonces de mariage…

Elle était là ! Il ne s’était pas trompé ! « Marie-Madeleine-Arlette Fousseret… et le vicomte Charles-Antoine-Bernard des Aubrays… » disait l’affiche.

Tandis qu’il restait figé, ne pouvant détacher ses yeux de ces noms accouplés un cantonnier s’approcha d’un pas traînant.

— Dis donc, camarade… demanda-t-il. As-tu du feu ?

Jean ne fumait pas. Mais il avait dans sa poche, à tout hasard, une boîte d’allumettes. Il s’empressa d’en offrir au vieux qui alluma sa pipe.

— Tu reluques ça ? fit-il en montrant les bans. Ça va être un chouette mariage, qu’on dit ! Du gratin, quoi !

— Oui… répondit le jeune homme, en essayant d’éclaircir sa voix. Et quand est-ce ?

— Tu sais pas ? T’es donc pas du quartier ?

— Non !

— C’est pour après-demain… Tu comprends que je suis renseigné, parce que ma sœur, elle est concierge rue de la Bienfaisance, comme qui dirait à côté, quoi !

— Je comprends… fit-il, en reprenant sa charrette. Là-dessus, mon vieux, au revoir : j’ai encore une commande à livrer rue de Naples…

Il reprit son trajet, les pieds lourds et la tête endolorie. Allons ! l’inévitable allait s’accomplir… Il fallait s’y résigner…

En rentrant chez lui, le soir, il trouva un mot de Marcelle, qui lui disait :

« Je suis sortie de l’hôpital depuis six jours, et j’ai loué une petite chambre rue Oliver-Noyer…, numéro six… J’espère bien que vous n’avez pas oublié votre petite « payse » et que vous lui ferez l’amitié de venir la voir un de ces jours… »

Mais cette lettre le laissa complètement indifférent. Il avait bien autre chose à penser qu’à aller voir Marcelle, vraiment !

Jusqu’au surlendemain, il ne songea qu’à une chose : chercher un moyen pour s’échapper… Il s’était mis dans la tête d’assister à la bénédiction du mariage…

Il n’osa pas demander congé de la matinée à son chef de manutention. Mais on aurait pu croire que le hasard le protégeait, car dès son arrivée, ce jour-là, il fut appelé :

— Gardin, lui dit le chef, il faut aller ce matin boulevard Malesheibes, chez Brontineau et Cie, où vous avez livré avant-hier… La commande ne lui plaît pas et il veut un échange… Voici donc ce qu’il faudra lui apporter à la place… Vous reprendrez la caisse refusée. Allez vite.

Le jeune homme s’empressa. Il alla d’abord chez le client, dut subir une longue conversation avec l’employé qui était chargé de l’affaire, et enfin, se retrouva aux environs de la mairie, où des curieux stationnaient déjà.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-il à un petit télégraphiste qui portait sans doute des dépêches peu pressées.

— C’est une gonzesse de la haute qu’épouse un vicomte, répondit le gamin. Paraît que c’est un mariage tout ce qu’il y a de chic… Si tu veux les voir, ils vont arriver…

— Où le mariage est-il béni ? questionna-t-il, les tempes bourdonnantes.

Le gamin le regarda avec étonnement.

— Tu lis donc pas les journaux ? Tiens, regarde-ça ! Ça te donnera aussi le tuyau que tu cherches.

Il lui tendit un journal du matin. En première page, le portrait des fiancés surmontait un entrefilet où l’on annonçait le mariage de Mlle Fousseret, « fille du financier bien connu » et du vicomte des Aubrays. La bénédiction nuptiale devait être donnée aux jeunes époux dans l’église Saint-Augustin.

C’était tout près. Jean chercha à se débarrasser de son encombrante charrette. Il remonta avec elle la rue du Maréchal-Foy, et dans la rue de Monceau, trouva ce qu’il cherchait : un gamin qui flânait, les mains dans les poches et le nez au vent. Il l’arrêta :

— Dis-donc, petit, veux-tu gagner quarante sous ?

Les yeux du gosse s’allumèrent.

— Quarante sous, que vous dites ? Bien sûr ! Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Pas grand’chose ! Garder ma voiture pendant une demi-heure pendant que je vais faire une commission…

— Entendu, mon prince ! Mais, ajouta-t-il, méfiant, payez d’avance !

— Tu as un fichu toupet ! Tiens voilà vingt sous ; tu en auras autant quand je reviendrai.

— Ça colle !

Il lui tendit une pièce et s’éloigna à grands pas.

L’église Saint-Augustin était tendue de draperies claires ; un dôme de toile rayée prolongeait l’entrée et recouvrait le parvis ; une foule de curieux attendait, groupée sur les trottoirs et sur la place.

Jean, libéré de son chargement, se glissa jusqu’à l’église, et y pénétra discrètement. Déjà, une élégante assistance la remplissait et bavardait à mi-voix. Il resta dans les derniers rangs, ne voulant pas se faire remarquer, mais eut soin de se placer tout près du passage, afin de bien la voir une dernière fois.

Au fond de la voûte décorée, les cierges mettaient des scintillements d’étoiles ; une vague odeur d’encens flottait et les assistants de celui qui devait célébrer la messe s’agitaient déjà au fond du chœur, achevant les derniers préparatifs.

Soudain, un discret mouvement de curiosité accompagné par un sourd brouhaha se fit entendre. Un chuchotement courut :

— Les voilà !

Jean tendit le cou. Comme en un rêve, il vit la jeune fille semblable à un blanc fantôme surgir au bras de son père, tandis que là-haut, les orgues attaquaient la Marche Nuptiale de Mendelssohn, déchaînant un ouragan harmonieux.

Le cortège défila à son tour. Le Tout-Paris était représenté là. La messe commença.

Il sembla au jeune homme que le prêtre parlait dans un monde lointain, inaccessible, auquel son esprit seul était présent… Une fois encore, il croyait être l’objet d’un cauchemar…

Enfin, la cérémonie prit fin… Il pencha la tête : il vit Arlette, devenue vicomtesse des Aubrays, s’avancer au bras de son nouvel époux… Halluciné, il la regarda s’approcher… Le vit-elle ? Peut-être ; le reconnut-elle ? Il ne le sut jamais. Quoi qu’il en soit, elle passa, fière, distante, sans un regard même distrait vers celui qui était tombé pour elle si bas dans l’échelle sociale… Le futur grand avocat, celui dont on devait parler un jour, n’était plus qu’un modeste garçon livreur, perdu au milieu de la foule anonyme des travailleurs manuels qui se presse dans les rues de Paris…

Il ferma les yeux, craignant que quelqu’un puisse y lire sa peine atroce… Une larme, lente, chaude, brûlante, traça un sillon sur sa joue amaigrie… Il l’essuya avec vivacité : pour rien au monde, il n’aurait voulu que l’un de ceux qui l’entouraient puisse deviner son secret…

Mais personne ne faisait attention à lui. La foule s’écoulait lentement, discutant avec animation le spectacle auquel elle venait d’assister. La toilette de la mariée, les robes des invitées, l’ordonnance du cortège, les personnalités remarquées, allaient servir d’aliment aux conversations pendant plusieurs jours.

Le soleil du dehors fit papilloter ses yeux. Le printemps décidait de faire une timide apparition et des paillettes d’or habillaient les flaques des ruisseaux, vernissaient le tronc des marronniers…

Traînant des pieds, il remonta la rue du général-Foy, afin de retrouver son jeune gardien et sa voiture. Il vit en effet l’un près de l’autre, mais le gamin avait déjà engagé une partie de billes avec un camarade, afin de charmer les longueurs de l’attente.

— V’là votre bagnole, m’sieur ! cria-t-il, lorsqu’il l’aperçut. Personne y a touché, je vous en réponds !

— Ça va ! Tu es un bon petit gars… Tiens, voilà tes autres vingt sous…

— Chic ! merci bien, m’sieur ! Ça me permettra d’avoir autant de billes que le copain Nénesse…

Et les deux gavroches de s’envoler, l’un pour trouver l’emploi judicieux de son capital, l’autre parce qu’il espérait bien en attraper des miettes…

Jean reprit le chemin de la librairie, l’esprit perdu dans un tumulte de pensées, si absorbé même qu’il faillit à plusieurs reprises se faire accrocher par un véhicule. Ce fut la violente apostrophe d’un chauffeur de taxi qui le tira de sa douloureuse torpeur, et le ramena au sentiment des réalités.

— Ben ! dis-donc ? C’est-y qu’il te faut des lunettes à ton âge, fichu empoté, canasson à deux pattes, s’pèce de bourricot à la manque ?

Sous cette avalanche, Jean tressaillit, et comprit que s’il ne voulait pas courir une mort certaine, il fallait prêter un peu plus d’attention à la circulation.

Mais il sentait bien que c’était un automate qui agissait à sa place… Un automate qui aurait égaré son cœur…


CHAPITRE VIII


Quelques jours s’écoulèrent pour Jean dans une morne insensibilité. Il avait la conscience d’accomplir correctement son travail. Mais l’esprit n’y était plus…

Ce soir-là, il venait d’achever sa lourde journée, et sortait de la librairie. Il marchait, plongé dans ses pensées qui n’étaient pas toutes couleur de rose… Soudain, il sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna et jeta une exclamation de joie et de surprise :

— Oh !… Monsieur l’abbé !

C’était en effet l’abbé Murillet, toujours aussi souriant, l’œil vif et malicieux et le teint fleuri.

— Alors, mon petit Jean, comment ça va ?

— Pour une surprise, voilà une surprise ! Vous êtes à Paris pour longtemps ?

— Non, ma foi ! Je repars demain matin et je suis bien content… Et toi, que deviens-tu ?

Il l’inspecta discrètement, d’un rapide coup d’œil, et ce coup d’œil dut lui en apprendre long, car il poursuivit gaiement :

— Écoute… On ne peut pas causer ici… Quel tintamarre ! J’en ai les oreilles cassées, et nous attra- perions tous les deux une extinction de voix. Viens dîner avec moi.

— Mais, monsieur l’abbé, c’est à moi de…

— Ta ! ta ! ta ! Je t’invite. Je suis difficile… Tu sais que j’aime les bons plats, poursuivit-il en riant. J’ai déniché un excellent petit coin et tu m’en diras des nouvelles. Puis, une fois à table, nous bavarderons… Personne ne t’attend, je pense, ce soir ?

Jean secoua la tête.

— Non, personne…

— Tu n’as pas l’air de trouver ça bien gai, mon pauvre gamin ! C’est vrai, la solitude est une triste chose… Mais, viens : en ton honneur, je vais me payer un taxi !

Il fit signe à un chauffeur et lui donna une adresse. Puis, se calant confortablement sur les coussins, il reprit :

— J’avoue que je ne pensais guère te trouver dans ce quartier… Je suis passé chez toi ce matin pour te voir… Tu étais déjà parti et ta concierge n’a pas su me dire où tu travaillais…

— Je vous expliquerai, monsieur l’abbé, fit-il, rapidement. Comment vont papa et maman ?

— Ils vont bien, mon garçon… Mais ils commencent à se faire vieux, évidemment… Tu penses, une grosse propriété comme celle de ton père demanderait des bras jeunes et solides… Il fait ce qu’il peut… Mais l’âge est là…

L’auto s’arrêta devant un petit restaurant propret, Ils descendirent, l’abbé régla et ils pénétrèrent dans la salle.

— Tiens ! fit celui-ci en montrant une petite table au fond. Nous serons très bien, là.

Ils s’attablèrent. Le menu était simple, mais bien préparé. La salle, avec son linge de couleur et ses rideaux rouges, était gaie et accueillante. Jean pensa qu’il y avait une fameuse différence avec la gargote où il prenait habituellement ses repas, et sentit le bel appétit de sa jeunesse revenir. L’abbé, d’ailleurs, ne lui cédait en rien : c’était une excellente fourchette. À eux deux, ils firent de la bonne besogne et se chargèrent d’apprécier la cuisine de la maison, arrosée par un petit vin clair qui se laissait boire, mais qui réchauffait après.

Lorsqu’ils en furent au dessert l’abbé campa ses deux coudes sur la table et commença :

— Ce n’est pas tout ça… Parlons un peu de toi, mon petit. Que fais-tu au juste, ici ? Ton père m’a dit qu’il ne t’envoyait plus la pension, parce que tu lui avais écrit que tu gagnais largement ta vie… Je ne voudrais pas te froisser, mais laisse-moi te dire que tu n’en as pas du tout l’air…

Jean baissa le nez.

— Couci-couça…

— Je m’en doute… Pourquoi as-tu laissé tes études ? Le médecin le tes a défendues ? Qu’est-ce que c’est que cette blague-là ?

Et comme le jeune homme hésitait, l’abbé Murillot lui prit une de ses mains dans la sienne à lui, et la serra amicalement.

— Allons, mon petit Jean ! Tu sais bien que ce n’est pas la curiosité qui me fait t’interroger… Je me suis toujours beaucoup intéressé à toi, parce que tu es le plus brave garçon que je connaisse et que tu es pétri de qualités… Mais je crains que justement, tes qualités ne t’aient pas porté la chance… N’as-tu donc plus confiance en moi ?

Ces paroles affectueuses furent un baume sur le cœur ulcéré de l’ancien étudiant. Brusquement, il sentit un grand besoin d’épanchement le saisir… Se confier à quelqu’un qui le comprendrait… le consolerait… le remonterait… quel soulagement ! Décidément, c’était la providence qui avait mis l’abbé Murillot sur son chemin.

— Je vais vous dire, monsieur l’abbé, commença-t-il. J’ai été très malheureux…

— Ça se voit sur ta figure, tu sais, gamin !

— J’ai volontairement abandonné mes études…

— Pourquoi ça ?

— J’étais désespéré…

— Désespéré ? Pour quelle cause ?

Le jeune homme baissa la tête. Il fallait parler d’Arlette.

— Je suis allé voir les Fousseret, monsieur l’abbé, ils ont une fille… Arlette…

— Ah ! ah ! fit l’abbé Murillot qui commençait à comprendre.

— Je suis sorti avec elle, quelquefois… Elle semblait me trouver sympathique… Les parents m’invitaient constamment…

— N’insiste pas ! fit l’ecclésiastique en hochant la tête. Je vois très bien ce qui est arrivé… La jeune fille devait être coquette, aimait à badiner, à recevoir des compliments… Et toi, gros dindon, tu t’es laissé prendre à son jeu…

— Oh ! monsieur l’abbé !

— Quoi, quoi ? Évidemment ! C’est bien ce dont je t’avais prévenu… Tu arrivais tout neuf de ta province… n’ayant jamais rien vu. Et ingénument, tu t’es imaginé que les Fousseret, dix fois millionnaires, allaient l’offrir leur fille en mariage, hein ? Ni plus ni moins…

— Je l’aimais ! soupira-t-il.

— Tu l’aimais… Ah ! jeunesse ! Et lu crois que ça suffit d’aimer une jeune fille pour pouvoir l’épouser ? Tu n’as pas réfléchi que même si elle avait répondu à tes sentiments, jamais sa famille n’aurait donné son consentement, voyons ! Il y a des distances qu’on ne peut pus combler…

— Je le sais bien… maintenant…

— Et alors, au lieu d’agir en homme, tu as fermé les yeux, tu t’es dit : « Pourquoi pas ? » et tu as continué à courir chez eux, hein ?

— Oui…

— Comment le pot-aux-roses s’est-il découvert…

— J’ai été malade… J’ai eu la fièvre typhoïde, cet hiver.

— Tu ne l’as pas écrit chez toi ?

— Non… Je ne voulais pas les inquiéter…

L’abbé Murillot haussa les épaulés avec pitié.

— Ah ! poverot ! Enfin, continue…

— Pendant tout mon séjour à l’hôpital, je n’ai rien reçu d’elle…

— Et ça ne t’a pas ouvert les yeux ? Si elle t’avait aimé, elle aurait été pendue chaque jour au cordon de sonnette de l’hôpital…

— Je pensais qu’elle était en voyage… qu’elle ne savait pas…

— Ouais ! Enfin, de mauvaises excuses ! Je vois ça d’ici. Ensuite ? Tu es sorti, et tu t’es précipité chez elle ?

— Oui…

— Alors, l’explication ?

— Oui, monsieur l’abbé… Elle m’a appris ses fiançailles…

— Qu’as-tu fait ?

— Je crois que je me suis évanoui…

L’abbé haussa encore les épaules et sourit :

— Ah ! niquedouille, va ! Ça ne l’a pas attendrie.

— Oh ! non ! Elle m’a fait comprendre, en termes très durs, que je n’avais été pour elle qu’un passe-temps…

— Ça ne prouve pas son bon cœur… Mais, hélas ! bien souvent la fortune vous rend égoïste et méchant… Tu ne t’es pas trouvé encore guéri ?

— Je suis rentré chez moi et j’ai brûlé mes livres… mes cahiers…

— Pourquoi donc ?

— Je travaillais pour elle… pour devenir un grand avocat.

— Et du moment que tu n’avais plus d’espoir, tu renonçais à tes études… Oui, oui, je comprends… Bah ! tu vivras sans la gloire et tu n’en seras que plus heureux, crois-moi… Pour vivre heureux, vivons caché… La gloire, a dit quelqu’un, est la rançon dorée du bonheur… Bref, que fais-tu, présentement ?

— Je suis garçon livreur… Je n’ai rien trouvé d’autre. Pourtant, j’ai bien cherché, je vous jure !

— Ça ne m’étonne pas ! Mon pauvre enfant, Paris est la ville-pieuvre par excellence… Elle suce toutes les énergies, désespère tous les courages… Il faut être solidement armé pour l’affronter et le conquérir ! Tout le monde ne peut pas le faire… Tu vois bien que le bon Dieu t’a nettement montré, en t’envoyant tous ces avatars, que ta voie n’était pas là… Tu possèdes une bonne instruction, c’est très bien, mais comparée à celle qu’il faut avoir pour réussir dans cette ville du diable… où d’ailleurs le succès est lié à des compromissions, des coups de chance qui n’ont rien à voir avec la valeur personnelle, des recommandations éhontées… elle est zéro ! Ah ! mon petit Jean, crois-moi : retourne à la terre, à la bonne terre maternelle et nourricière, qui ne trompe pas et ne déçoit pas ! Elle t’attend, là-bas, au pays… dans notre vieux village où le soleil brille si gaiement, où l’air est parfumé, où l’on se sent vivre et respirer, enfin ! Tu es l’héritier d’un beau patrimoine, ton vieux père use ses derniers jours à l’entretenir, ton retour serait pour lui le repos, la tranquillité, la consolation… Il pourrait mourir en paix… Il laisserait la ferre en de bonnes mains… Les vignes commencent à avoir besoin d’un sérieux coup de bêchage ; une aide jeune, comme la tienne, ferait là-bas de bonne besogne, je t’en réponds… Quant à ta brave femme de mère, elle serait bien heureuse d’avoir une bru vaillante et gentille, qui lui donnerait de beaux petits enfants à bercer… Ce n’est pas une de ces poupées parisiennes qu’il te faut, mon garçon… C’est au pays, là-bas, que tu trouveras celle qui te convient… une enfant courageuse qui ne renâclera pas devant la besogne, et qui t’apportera, en dot, à défaut des millions de Mlle Fousseret, un cœur sincère et deux bras vaillants.

— Je ne peux pas retourner là-bas, monsieur l’abbé…

— Pourquoi, sapristi ? Aurais-tu honte de nous ?

— Le Ciel m’en garde ! Mais que dirait-on, après m’avoir vu partir si plein d’espérance, revenir de la sorte… en vaincu ?

— Ta ! ta ! ta ! quelle idée ! Ça, c’est de l’orgueil, mon petiot… Il ne faut pas de ça… Il faut sarcler cette mauvaise herbe… Les gens diront : « Té ! Il a préféré le village à la grand’ville… et il a eu richement raison ! »

Mais le jeune homme secoua la tête, obstiné :

— Non, monsieur l’abbé… Je vous remercie de vos bons conseils… Je sais bien que c’est l’amitié que vous avez pour moi qui vous les dicte… Mais, laissez-moi ici, voyez-vous… Ma vie est finie…

L’abbé Murillot se mit à rire et posa sur l’épaule de l’entêté une main affectueuse.

— À dix-huit ans ! Allons ! Heureusement que tu ne sais pas ce que tu dis ! Mais, regarde-la donc, la vie, mauvaise tête ! Et en face, encore ! Tu la verras alléchante, pleine de promesses, de surprises… Ta vie finie, pour une désillusion ! Ah ! mon pauvre petit ! Dans ce cas, il n’y en a pas beaucoup qui vivraient encore, va ! Oublie-la, elle est mariée maintenant. C’est ton devoir. Agis en homme, sapristi ! Je t’avais jugé plus courageux ! Tu vois bien qu’elle t’aurait rendu malheureux !

Il soupira :

— C’est plus fort que moi… Je pense toujours à elle…

— Elle s’est bien moquée de toi ! répliqua brusquement l’abbé. Et toi, tu… Allons, allons, Jean ! La vie de Paris t’a donc rendu bien lâche !

Ce dernier mot fouetta le jeune homme. Il releva la tête qu’il avait tenue baissée jusque là.

— Ne me jugez pas comme ça, monsieur l’abbé… Ça me fait de la peine… Je vous promets que je vais tâcher de l’oublier. Je sais bien que vous avez raison ! Mais si vous saviez comme j’ai souffert !

— Raison de plus pour chercher à te guérir !

— J’essaierai…

Le prêtre se leva.

— Il faut que je rentre… Mon train part à six heures neuf, demain matin, et je ne tiens pas à le manquer…

Il ajouta malicieusement :

— Je ne suis pas comme toi, moi. La grand’ville ne m’offre rien de séduisant et dès que je perds de vue mon clocher, je me sens tout chose…

Ils sortirent dehors.

— Nous allons rentrer ensemble… reprit l’abbé Murillot, car je descends aussi à la station Saint-Placide. Je suis à l’hôtel des Pays Bas… Tu connais peut-être ?

— C’est tout près de chez moi…

Ils prirent le métro, en bavardant de choses indifférentes. Jean tint à accompagner l’abbé jusque devant l’hôtel. Puis, les deux hommes se firent leurs adieux.

— Ne reviendrez-vous pas, monsieur l’abbé ? demanda Jean d’une voix implorante.

— Je ne le pense pas… Mais c’est toi qui retourneras à Gréoux, mon petit… J’ai confiance !

Il secoua la tête :

— Je ne le crois pas.

— Bah ! bah ! un jour, tu comprendras que c’est là qu’est le bonheur… ton bonheur… Crois-tu que tu ne serais pas mieux au grand air des champs qu’à pousser ta charrette ? Mais je ne veux pas insister : tu y viendras de toi-même… Tu verras… Allons, à bientôt !

— Au revoir, monsieur l’abbé ! Ne manquez pas d’aller faire une petite visite à mes vieux, au pays !

— J’y avais déjà pensé.

— Mais… ajouta-t-il, avec un peu d’embarras, ne leur dites pas tout ce que je vous ai raconté…

— Eh bien ? dis-donc ! tu as une jolie opinion de ma discrétion !…

— Ni ce que je fais à Paris…

— Compte sur moi, mon garçon… J’ai des trésors de diplomatie en réserve…

Il secoua une dernière fois la main du jeune homme en riant, lui lapa affectueusement sur l’épaule, puis, de son grand pas brusque, entra dans l’hôtel.

Jean le suivit des yeux. Enfin, lorsqu’il eut disparu, il tourna les talons et revint pensivement chez lui.

Mille images se levaient dans son souvenir. Le prêtre lui avait rappelé toute la douceur du pays natal, et l’écho de ses paroles résonnait encore en lui… Il revoyait la clarté du ciel bleu, l’éclat des rayons, qui doraient les ceps et les blés, les trois vieux peupliers près de la rivière qu’il comparait toujours étant petit, à trois vieux géants condamnés à rester éternellement là… Et la fontaine sculptée de la place, la cour de la ferme entourée d’une haie vive, d’où l’on dominait le plus ravissant panorama… Là-bas, tout là-bas, les cimes de mousseline violette des monts du Lubéron… qui se perdaient dans l’azur… La mère Dolorette, la sorcière… le père Bardou, sa bêche sur l’épaule… Mme Escobar, l’épicière… Et le vieux Rognol, le garde-champêtre, qu’on surnommait Tapamort, grâce à la vigueur qu’il mettait dans ses roulades de tambour… Des camarades, des figures connues défilaient devant ses yeux… Chacun semblait, d’un air joyeux, lui dire : « Reviens donc, reviens donc poverot ! Ici, la vie est large et facile, et on a le cœur content… On sera tous heureux de te revoir ! Laisse tes idées de « monsieur… ».

La farandole des filles du village, en fichu clair et en jupe vive, passa ensuite dans sa mémoire. Il croyait entendre les cris de joie, le bruit du grand tambourin que tapait un des garçons menant la danse, tandis que les autres, dans la ronde, faisaient sauter les jeunesses qui riaient aux éclats.

Tout entier perdu dans ses pensées, il avait escaladé sans s’en apercevoir les sept étages de l’escalier de service qui le conduisaient à sa chambrette solitaire… Un papier blanc qui traînait près de la table attira son attention…

L’évocation du pays continuait… C’était l’adresse de Marcelle…

Dans sa mémoire, ce fut le tour de l’image de la petite compagne des jours de souffrance et d’ennui qui vint se préciser… Il revit la blanche figure, auréolée de la mousse des cheveux blonds… les yeux clairs, couleur de châtaigne… le sourire à fossettes…

— Je ne suis pas allé la voir… pensa-t-il. Ce n’est pas chic… J’irai dès demain…

Le lendemain, sa journée lui parut encore plus triste et plus pénible qu’à l’habitude. Une petite pluie fine, qui transperçait tout, s’était mise à tomber. Et sous ce manteau de grisaille, Paris paraissait encore plus morose au pauvre déshérité.

Enfin, le soir vint. Il alla se changer, fit un brin de toilette, comme lorsqu’il se rendait avenue Hoche… Il poussa un soupir. Mais, courageusement, il refoula les idées sombres. Il avait promis à l’abbé Murillot de ne plus y penser…

Il gagna la rue Olivier-Noyer et découvrit sans peine l’immeuble où s’était réfugiée la jeune fille.

— Elle doit être là, pensa-t-il. À cette heure-ci, elle est sûrement rentrée de son travail.

Il s’informa près de la concierge. Celle-ci, une grande femme maigre et sèche comme son balai, le regarda d’un air soupçonneux, puis répondit enfin :

— Septième étage… chambre No 10…

— Merci !

Il commença l’escalade. L’escalier ressemblait étrangement au sien : même obscurité, à peine trouée par une ampoule accrochée çà et là, mêmes marches, raides et gluantes, même odeur de soupe aigre et de latrines… Au-delà des fenêtres, aux vitres sales, il devinait la même cour étroite et sombre, profonde comme un puits…

Enfin, il arriva dans un long couloir, sur lequel des portes s’alignaient avec un numéro… Mentalement, il compta :

— Quinze…, quatorze… treize… douze… onze… dix… Ça doit être ici.

Il frappa.

Un rai de lumière passait sous le battant. Un pas léger se fit entendre, et la porte s’ouvrit. En même temps, une exclamation heureuse jaillit.

— Quoi ! c’est vous, Jean ?

— Bonsoir, Marcelle ! fit-il en entrant et en repoussant le loquet. Comment allez-vous ?

— Mieux, merci… Vous voyez, je marche comme une grande fille… Comme vous êtes gentil d’être venu ! Mais, entrez donc…

Il traversa le minuscule vestibule noir, et entra dans la chambrette.

C’était une bien modeste mansarde, qui s’ouvrait sur tes toits. Un lit de fer étroit, une table sur laquelle il y avait une cuvette et un pot-à-eau, un porte-manteau accroché au mur… Une petite table au milieu, deux chaises, un fourneau à pétrole dans un coin sur une étagère, avec deux ou trois assiettes… composaient l’ameublement misérable. Mais on sentait qu’avec ces ressources si piètres, la jeune fille avait voulu quand même faire quelque chose de coquet. La plus méticuleuse propreté y régnait : une cretonne fleurie drapait le petit lit et recouvrait la penderie ; un petit pot de bégonia fleurissait la table et du papier de couleur gaie garnissait les étagères.

— Que je suis contente de vous voir ! répétait Marcelle. Asseyez-vous. J’espère que vous, vous allez tout à fait bien ?

— Tout à fait, merci.

Ils s’étaient assis l’un en face de l’autre, de chaque côté de la table, et, brusquement, restèrent silencieux, ne sachant trop comment commencer la conversation. Enfin, Marcelle rompît le silence :

— Avez-vous repris vos études ? Êtes-vous satisfait ?

Jean secoua la tête.

— Non, fit-il, amèrement. Je n’ai rien repris du tout.

Elle ouvrit de grands veux.

— Non ?

— Si. J’ai renoncé à tout.

— Vous ne voulez plus être avocat ?

— Non.

— Pourquoi ?

— J’étais trop en retard… J’ai vu qu’il me serait impossible de me rattraper… Et j’ai compris que je ne pouvais imposer à mes parents tant de sacrifices pendant si longtemps.

— Bah ! il ne faut pas vous désoler, fit-elle gentiment. Ou gagne très bien sa vie sans avoir tous ces diplômes, vous savez !

— Je la gagne…

— Bien ?

Il eut un sourire amer :

— Cinq cents francs par mois ! Pas même ce que vous recevez, vous !

Elle baissa la tête, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.

— Vous pouvez parler au passé, murmura-t-elle. Je ne suis plus employée chez Corbin.

— Comment ? Vous avez perdu votre place ?

Elle hocha affirmativement la tête. L’émotion l’empêchait de parler.

— Voyons, ma petite Marcelle ! s’écria l’ancien étudiant en se rapprochant d’elle, tout ému par ce chagrin. Il ne faut pas pleurer… Vous retrouverez une autre place…

— Vous savez, c’est si difficile ! sanglota-t-elle. J’ai couru depuis que je suis sortie de l’hôpital…

— Je sais que c’est difficile ! fit-il, pensant aux démarches pénibles qu’il avait effectuées lui-même. Mais pourquoi ne vous a-t-on pas gardée ?

— Ils ont prétendu que je suis restée trop longtemps absente. Bref, quand j’ai voulu retourner, j’ai trouvé la place prise et on m’a dit tout simplement qu’on n’avait plus besoin de moi.

— C’est monstrueux ! c’est lâche ! s’exclama le jeune homme. On ne met pas quelqu’un à la porte pendant qu’il est malade !

— C’est cependant ce qui est arrivé. Pensez, quel coup pour moi ! Je me suis brouillée complètement avec mes cousins, car ils ont eu grand peur que je revienne sur ma décision de vivre seule et que je tombe à leur charge… J’aurais préféré aller mendier, sur la route ! s’écria-t-elle violemment.

— Je vous comprends !

— On m’a donné cent francs de gratification… Mais j’ai eu des frais et j’ai beau économiser, je vois le moment où je serai au bout de mon rouleau… et aucune situation ! C’est affreux ! Je vous assure que je ne dors guère la nuit !

— Il ne faut pas, ma petite Marcelle… ou vous tomberez malade tout à fait…

— Que voulez-vous que je devienne ? Je suis seule… Je n’ai plus de parents… plus d’amis…

— Vous vous trompez, dit le jeune homme, très ému. Je suis là, moi !

Elle leva sur lui ses yeux tout trempés de larmes et esquissa un faible sourire.

— Vous êtes bon, Jean, je vous remercie… Mais vous devez songer à vous, aussi… Allez, la vie est suffisamment difficile pour chacun. On ne peut s’occuper des autres…

— On peut toujours s’occuper des autres…

Il jeta les yeux autour de lui et reprit :

— Mais, dites-moi : avez-vous dîné ?

Elle rougit jusqu’aux oreilles…

— C’est-à-dire que…

— C’est-à-dire que je comprends que non.

— Je vais vous expliquer : je ne fais qu’un seul repas par jour… C’est plus économique… Le soir, on peut très bien se passer de manger…

— Vous croyez ça, vous ?

Il se leva, alla vers la porte.

— Où allez-vous, Jean ?

— Ma petite Marcelle, je n’ai pas dîné moi non plus… Je vais chercher quelques provisions…

— Mais non ! Voyons ! Jean !

L’appel venait trop tard. Il avait déjà ouvert et dégringolait les marches quatre à quatre.

Un quart d’heure après, il revenait, l’air radieux avec quelques paquets.

— Tenez ! fit-il gaiement. Nous allons faire la dînette ! Voilà du pain, une bouteille de vin, du pâté, du saucisson, du boudin… Avec cela, nous ferons un repas de roi !

— Merci ! murmura-t-elle, avec un sourire reconnaissant. Mais il ne fallait pas…

— Comment, il ne fallait pas ? Votre régime d’eau fraîche ne me convient pas du tout, moi ! Tenez : voulez-vous faire frire le boudin ? Pendant ce temps, je mettrai le couvert.

Tandis que la jeune fille s’affairait pour faire cuire leur modeste dîner, Jean, plein de zèle, disposait sur la petite table, deux assiettes, deux fourchettes et deux verres. Il arrangea le pâté d’un côté, le saucisson de l’autre, le pain et le vin. Mais il lui semblait qu’il manquait quelque chose… Il jeta les yeux autour de lui. Parbleu ! il avait trouvé. Pendant que Marcelle faisait rissoler le boudin et tournait le dos, il saisit le pot de bégonia et le déposa au milieu de la table. Puis, il se recula pour juger de l’effet. Cela lui parut très bien.

— Regardez, Marcelle ! s’écria-t-il. N’est-ce pas que j’ai de grandes dispositions pour être maître d’hôtel ?

La jeune fille se détourna et ne put s’empêcher de rire.

— C’est charmant ! Mais croyez-moi : maintenant que nous avons bien admiré le tableau, enlevez-le, car il va nous gêner terriblement et j’apporte le boudin tout chaud !

— C’est dommage ! remarqua Jean. Il faisait un effet délicieux. Mais les ventres affamés préféreront toujours des jouissances plus matérielles aux purs plaisirs de l’œil !

Il enleva le pot et l’assiette qu’apportait Marcelle vînt prendre sa place.

— À table ! s’écria-t-il. Je me sens de taille à dévorer des kilomètres de boudin !

Le caractère joyeux du jeune homme triompha vite des mines soucieuses de sa petite compagne. Pour ce soir, ils mirent de côté leurs préoccupations, et savourèrent sans arrière-pensée leur modeste dîner.

Enfin, vers neuf heures, il fallut se séparer.

— Je reviendrai vous voir, promit Jean. Mais vous, vous ne devez pas jeter le manche après la cognée.

Elle sourit.

— Je tâcherai… Vous m’avez donné beaucoup de courage…

— Tant mieux ! J’en suis heureux…

— Quand reviendrez-vous ?

— Dans deux ou trois jours, peut-être… Il ne faut pas qu’on me voie trop souvent ici, car je vous compromettrais aux yeux de votre concierge…

— Ça m’est bien égal !

— Non, il ne le faut pas… Soyez patiente, petite amie. Tenez… vous allez me permettre de partager ça avec vous…

Il avait tiré son porte-monnaie. Elle fit un geste offusqué.

— Ah ! non ! Jean ! Ça, jamais !

— Tranquillisez-vous ! Ce ne sera pas un billet de mille, fit-il en riant. Mais vous allez être gentille et accepter la moitié de ce que j’ai…

— Non, non, vous dis-je ! Merci mille fois encore, vous êtes trop bon, mais…

— Il n’y a pas de « mais », ou je prends ma grosse voix. D’ailleurs, c’est bien simple : si vous n’acceptez pas, je vous promets que je ne reviens plus !

— Vous ne feriez pas ça ?

— Je ne ferai pas ça ? Vous le croyez, vous ? Eh bien ! vous verrez !

— Jean, je vous en prie…

— Oh ! Marcelle ! Taisez-vous, et regardez de l’autre côté !

— Vous êtes terrible ! Mais…

— Laissez ce mot-là de côté ! Je le déteste ! C’est toujours un empêcheur de faire ce qui vous plaît !

Tout en parlant, il avait vidé sa monnaie sur la table et l’avait comptée.

— Trente-et-un francs quarante-cinq ! La moitié fait combien, jeune fille ?

— Quinze francs… heu… et… et… attendez…

— Bah ! c’est trop difficile ! Je garde quinze francs ; le reste, ce sera pour vous…

— Mais j’ai seize francs quarante-cinq, alors ! Ce n’est pas juste !

— Oh ! pour un franc et neuf sous ! Vous vous achèterez des bonbons avec, bébé !

Il remit son porte-monnaie dans sa poche, puis lui tendit la main.

— Au revoir, Marcelle !

— Au revoir, Jean ! Et merc…

— Ah ! non ! voilà la dixième fois que vous me le répétez ce soir. C’est assez comme ça. Voilà encore un mot à rayer de votre vocabulaire !

— Je ne peux plus rien dire alors ? demanda-t-elle en riant.

— Si ! si ! Mais dites des choses sensées !

— Par exemple ?

— Eh bien : « Je vous promets d’être très brave, de ne pas me laisser décourager, de ne pas avoir des papillons noirs ! »

— C’est entendu !

Ils se serrèrent une dernière fois la main, puis le jeune homme sortit, tandis que Marcelle, au-dessus de la rampe, le suivait du regard…


CHAPITRE IX


Le lendemain soir, alors que Jean venait de rentrer de son travail, on heurta à la porte de sa chambre. Il alla ouvrir. C’était Georges et Julien.

— Ah ! çà ! mon vieux, s’exclama celui-ci en lui secouant la main à lui démancher le bras, que deviens-tu ? Tu as disparu de la circulation. Voici trois jours, nous sommes allés à l’hôpital, pour te faire une petite visite : on nous a répondu que tu avais déjà joué de la fille de l’air. Et tu n’as pas paru aux cours… Es-tu encore souffrant et prolonges-tu tes vacances ?

— Oui, répondit Jean. Je les prolonge indéfiniment.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ça veut dire que je les abandonne.

— T’as pas une crevette dans le ciboulot, par hasard ?

— Rassure-toi pour mon ciboulot. Il est vide de toute bestiole. Mais je ne peux plus continuer.

— Voyons ! dit Julien à son tour. Distinguo, comme dit le prof. Ne peux-tu plus, ne dois-tu plus, ou ne veux-plus ? Ce sont les trois déterminations qui s’appellent je ne sais plus comment, en philo…

— Choisis celle que tu voudras !

— Ce n’est pas une réponse…

— Que veux-tu que je te dise ?

— Il y a une raison…

Jean frotta légèrement le bout de l’index contre son pouce.

— Ça !

— La galette ? — Juste !

— T’es brouillé avec ton paternel ? il t’a coupé les vivres ?

— Mon paternel, comme lu dis, est un pauvre diable, et il cultive lui-même ses champs, lu comprends ? Il se saignait aux quatre veines pour moi. J’ai arrête tout cela.

— Pauvre vieux !

— Bah ! qu’est-ce que tu veux ? On ne fait pas tout ce que l’on désire, dans la vie…

— Tu regrettes ?

Il haussa les épaules.

— Pas tant que je le croyais.

— Que fabriques-tu maintenant ? Tu as trouvé un emploi ?

— Je suis garçon livreur à la librairie Bruneau.

Les deux jeunes gens firent un geste de surprise.

— Garçon livreur ?

— Hé ! oui ! J’ai pris ce que j’ai trouvé…

— Évidemment…

— Enfin, interrompit Julien, tu as bien quelque projet d’avenir ? Tu ne vas pas rester garçon livreur toute ta vie ?

— J’espère que non. Pour l’instant, j’ai ma croûte à peu près assurée. Je n’en demande pas davantage.

— Si tu n’as pas plus d’ambition, remarqua Georges, tu ne feras pas grand’chose.

— On verra les circonstances.

Ils échangèrent quelques banalités, puis les deux étudiants se retirèrent.

— Tout de même ! fit Julien, en descendant l’escalier, j’aurais cru que Gardin avait plus de cran que ça.

Mais Georges secoua la tête.

— Tu veux mon avis ? Eh bien ! il y a une histoire de femme là-dessous !

— Tu crois !

— J’en suis sûr. Il savait très bien, dès le commencement de ses études, ce que ça allait coûter à ses parents, tu penses… S’il a changé d’avis, c’est qu’il y a une raison majeure qui est intervenue, qui a brisé son ressort… Et cette raison-là, c’est une femme ! Crois-en mon expérience !

Ces derniers mois auraient fait sourire quelqu’un de plus averti, si on avait entendu ces propos. Mais, comme Julien avait juste le même âge que Georges, c’est-à-dire dix-neuf ans, cette affirmation fut accueillie de la façon la plus sérieuse.

Dès le lendemain, Jean pensa à donner sa démission de l’École et exécuta son projet sans retard. Ses deux camarades racontèrent la conversation qu’ils avaient eue avec lui à Louis et à quelques autres. On discuta les raisons pour lesquelles Jean Gardin, qui paraissait si bien doué et si « bûcheur » renonçait brusquement à son avenir. Puis, les jours passèrent, et on n’y pensa plus. Il se trouva définitivement rayé de l’École et des souvenirs.

Suivant la promesse qu’il avait faite à Marcelle, il y retourna le surlendemain de leur fameux dîner. Il trouva la jeune fille plus vaillante, mais toujours aussi malheureuse dans ses démarches.

— C’est la crise partout, expliqua-t-elle ; pour une place vacante, cent se présentent. Comment voulez-vous gagner, à cent contre un ?

Ils se revirent plusieurs jours encore. Leur camaraderie devenait plus affectueuse, et Jean, tout doucement, songeait moins souvent à Arlette… Quand il y pensait, d’ailleurs, l’âpreté de son chagrin était moins grande… La plaie se cicatrisait.

Par contre, la douceur tranquille, la vaillance de sa petite compagne le gagnaient chaque jour davantage. Il admirait la bravoure de cette enfant de dix-sept ans, qui luttait de toutes ses forces contre le mauvais destin et essayait de vaincre la vie… Elle, si délicate, si frêle d’apparence, révélait une force d’âme insoupçonnée.

Huit jours passèrent encore… Mais la malchance s’obstinait et Marcelle revenait tous les soirs, infiniment lasse et n’ayant aucun espoir de sortir de cette angoissante situation.

Chaque fois que Jean arrivait, le premier mot de celui-ci était :

— Eh bien ?

— Rien ! répondait-elle laconiquement.

Jean, à plusieurs reprises, lui laissa des petites sommes d’argent. Les économies de la jeune fille étaient fondues depuis longtemps ; le reste avait servi à payer le terme, en sortant de l’hôpital… D’abord, la fierté de Marcelle s’était révoltée ; puis, nécessité faisant loi, elle avait fini par accepter, touchée jusqu’au fond de l’âme par l’aide discrète de son ami.

Mais celui-ci comprit vite que ce n’étaient pas avec ses maigres appointements qu’il pourrait la faire vivre jusqu’il ce qu’elle puisse se débrouiller toute seule… il fallait trouver autre chose…

Son emploi, à la librairie Bruneau, l’occupait de huit heures du matin à six heures du soir… Il pourrait peut-être chercher du travail dans la soirée.

Lui aussi, sans rien dire, se mit donc en campagne. Ses précédentes démarches l’avaient aguerri. D’ailleurs, la vie dure qu’il menait lui avait donné de l’aplomb. Il ne s’effrayait plus à l’idée de solliciter quelqu’un.

Il passa en revue tous les travaux qui occupent la nuit. Là encore, bien des courses inutiles, bien des démarches fatigantes furent nécessaires… Mais il se sentait une sorte de responsabilité. Il y avait Marcelle. Il ne pouvait pas l’abandonner à son sort. Que deviendrait-elle, sans lui ? Il l’avait tacitement adoptée. Cette idée lui donnait du courage.

Enfin, il finit par découvrir ce qu’il désirait. Un cinéma des boulevards recherchait quelqu’un pour déchirer le coin des billets des spectateurs, avant que ceux-ci n’entrent dans la salle. Il y courut eut la chance d’arriver dans les premiers et fut accepté.

Tout radieux, il revint chez lui. Il devait gagner deux cents francs par mois, mais il était pris les matinées du dimanche et les jours de fête aussi.

— Bah ! pensa-t-il. Je me priverai de sorties. Ça me fera faire des économies.

Il balança un instant avant de savoir s’il annoncerait cette nouvelle à Marcelle. Puis, il préféra se taire.

Il ne devait pas garder sa place longtemps !

Le troisième soir, alors qu’il était à son poste de contrôleur, et qu’il entendait le ronronnement de l’appareil qu’on venait de mettre en marche, il eut un haut-le-corps qu’il réprima aussitôt. Un couple venait d’entrer. Et il reconnut Arlette et son mari.

Le vicomte prit les billets, puis s’approcha de Jean, impassible, et lui tendit.

Il les écorna et les rendit. Mais Arlette avait reconnu le jeune homme. Elle s’exclama stupéfaite :

— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ?

— Je travaille, Madame, répondit-il.

— Vous travaillez ? Dans un cinéma ? Drôle d’idée ! Pourquoi donc ?

— Pour gagner de l’argent, sans doute.

Elle eut une moue dédaigneuse.

— Pour un étudiant, vous avez de singulières occupations !

— Je ne suis plus étudiant !

— Tiens ? Vous avez renoncé à vos études ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Voyons, ma chère amie, fit le vicomte, impatienté, laissez cet homme et entrons !

Le rouge de la honte et de la colère monta au front de Jean.

Il répliqua avec sécheresse :

— Monsieur le vicomte a parfaitement raison, Madame. Cette conversation est inutile et ridicule.

— Merci ! Vous êtes poli, vous ! riposta Arlette, sans aménité.

— Ce n’est pas l’endroit pour avoir une explication.

— Pourquoi ne venez-vous plus à la maison ?

— Parce que cela ne me plaît plus !

— Vous êtes vraiment charmant ! Ce n’était pas la peine de vous accueillir comme nous l’avons fait !

— Laissez-le donc, vous dis-je, Arlette ! intervint encore Bernard. Vous voyez bien que s’il est tombé jusque là, c’est parce que son éducation l’y attirait…

— Monsieur le vicomte, riposta vertement l’ancien étudiant, hors de lui et ne pensant plus à la différence sociale qui les séparait, le plus grossier de nous deux n’est pas celui que vous dites !

À peine ces paroles étaient elles prononcées qu’il se mordit la langue. Trop tard !

Ce fut un joli scandale. Blême de fureur, le vicomte se précipita vers la caisse, près de laquelle un monsieur en smoking surveillait discrètement les allées et venues, et lui exposa ses doléances en arrangeant un peu les faits. La suite ne traîna pas. En cinq minutes, Jean fut prié d’avoir dorénavant à rester chez lui. Réglé séance tenante, il reprit le chemin de son logis, l’oreille basse.

— J’ai été stupide ! pensa-t-il. J’aurais du tenir ma langue. Mais aussi, pourquoi venir me persécuter jusque là ? Ne pouvaient-ils feindre de m’ignorer ?

Il rentra chez lui, le cœur gros, et maudit une fois de plus le vicomte et Arlette.

Celle-ci n’avait pas été moins furieuse de l’algarade.

Elle avait d’abord été surprise et humiliée, en reconnaissant son ancien « flirt » dans cette occupation qui n’avait rien de bien reluisant. Cependant, en le voyant, elle avait compris qu’il lui plaisait toujours. Et puis ce dévouement passif, cette admiration muette étaient pour elle un agréable encens. Elle aurait voulu reprendre le jeune homme sous sa coupe. La réponse de celui-ci à sa demande l’avait exaspérée. Désormais, elle n’avait plus que haine pour lui, puisqu’il méconnaissait le pouvoir de son charme… Et suivant l’impulsion de toutes les natures mesquines, elle avait immédiatement cherché la vengeance de cette blessure d’amour-propre. L’instinctive antipathie que les deux hommes éprouvaient l’un pour l’autre avait été l’occasion inespérée, de voir la réalisation de cette vengeance. Elle avait fait chorus avec son mari, accusant Jean de s’être montré avec eux de la dernière impertinence. C’était la lutte du pot de fer et du pot de terre : le résultat ne s’était pas fait attendre…

Maintenant, Jean, seul dans sa chambrette, méditait tristement. Il avait été si heureux de trouver ce travail qui devait apporter à sa petite amie l’aide dont elle avait grand besoin… Et voilà qu’il était renvoyé |…

Un flot de pensées amères l’envahit. Comme l’existence était difficile ! Et comme il fallait lutter, pour arriver, non à devenir célèbre, mais seulement à gagner son pain quotidien ! L’abbé Murillot avait raison : Paris était bien la ville-pieuvre, la ville tentaculaire, la suceuse d’énergie et de courage…

Un long moment, il réfléchit, la tête dans ses mains. Que faire ? Retourner aux Halles ? Il n’était point dît qu’il trouve un emploi… Et puis, pourrait-il travailler à la fois la nuit et le jour ? À ce cinéma, il était libre sitôt l’entr’acte, c’est-à-dire vers dix heures et demie… S’il tombait malade, que deviendrait Marcelle ?

Il résolut d’aller la voir le lendemain soir, afin de savoir comment allaient ses affaires… Peut-être aurait-elle trouvé un emploi lucratif…

Le lendemain, il se leva, préoccupé… Un gai soleil printanier égayait la nature. Mais la nature existe-t-elle à Paris ? Il songea qu’à Gréoux, les boutons d’or étaient en fleurs, et les marguerites devaient déjà étoiler tous les sentiers… À la ferme, on reprenait les travaux des champs ; le père devait avoir déjà engagé ses ouvriers… toujours les mêmes, d’ailleurs… qu’il gardait pendant tout le temps que demande la terre… À l’automne, seulement, chacun rentrait chez soi et restait au coin de l’âtre en attendant le retour de la belle saison…

Comme les bois devaient sentir bon, sous l’éclosion des feuilles nouvelles ! Les coucous commençaient leurs appels et les bourgeons, déjà grandelets, faisaient craquer leur robe brune…

Il ferma les yeux, croyant revoir devant lui la lumineuse intensité des champs… Tout s’éveillait à la fois ; le long des berges, les gamins allaient polissonner, les hirondelles devaient être déjà de retour sous un soleil déjà chaud… Les bergers allaient se préparer à remonter les pentes du Lubéron… Le lait devenait abondant ; maman Gardin allait sûrement recommencer ses « caillées », les exquis petits fromages qu’on ne faisait qu’au pays…

— Eh bien ! Gardin ? Vous dormez ?

La voix sèche du chef de manutention arracha le jeune homme à son rêve. Il tressaillit et ouvrit les yeux.

— Pressons un peu ! Il y a ces trois caisses à livrer rue d’Amsterdam… Ce n’est pas le moment de flâner !

Il tourna les talons et remonta l’escalier aux marches raides. Jean, arraché à son rêve, s’avança vers les colis à monter. Qu’il était loin des fraîches campagnes de là-bas ! La vaste salle empestait le renfermé ; l’odeur du papier remplaçait celle des haies ; sur les gros ballots de livres enfermés dans leur papier gris, on aurait pu écrire son nom sur la poussière… Un timide rayon de soleil glissait de biais par le soupirail et venait mourir sur des amas de marchandises… Pour tout horizon, Jean voyait le va-et-vient des souliers des passants, qui se trouvaient à la hauteur de sa tête…

Pour la première fois peut-être depuis qu’il était à Paris, il réfléchit sérieusement à ce qu’il faisait dans la capitale… Les paroles du bon abbé Murillot revinrent à sa mémoire. Oui… il avait raison… Il était fils des champs, et à cette heure, il sentait en lui, irrésistible, douloureux, l’appel du sol natal… Revoir Gréoux ! reprendre la place qu’il n’aurait jamais dû laisser ! N’était-ce pas là qu’était enfin la tranquillité… l’apaisement ?

Machinalement, il chargea les caisses désignées et se mit en route vers la rue d’Amsterdam. La cohue, à cette heure et dans ce quartier, était épouvantable.

— Vais-je passer ma vie comme garçon livreur ? se dit-il. Georges aussi avait raison. Il faut avoir un but, dans la vie, sinon si on se laisse aller, c’est la débâcle !

Le soir, il se donna en hâte un coup de brosse et partit rue Olivier-Noyer. Il avait besoin de sentir près de lui une présence amie, de causer avec quelqu’un qui le comprendrait… Toute la journée, il n’entendait que les aigres remarques du chef-manutentionnaire ou bien les quelques paroles échangées avec les clients. Ses copains de l’École de Droit n’étaient pas revenus le voir… À quoi bon ? il n’avait plus le même chemin qu’eux… Et puis, un garçon livreur n’est plus une compagnie séante pour de futurs avocats… Ils l’avaient laissé à son destin, trop occupés de suivre le leur… Jean le comprenait et ne leur en voulait pas…

Lorsqu’il entra dans la chambrette, Marcelle l’attendait. Toute joyeuse, elle se leva et vint au-devant de lui.

— Je vous attendais ! dit-elle.

Il s’étonna.

— Vraiment ? Vous êtes tout plein gentille ! Mais je ne vous avais pourtant pas dit que je viendrais ce soir ?

— Peut-être un pressentiment ?

— Mêlions que ce soit un pressentiment… Alors, petite amie, quoi de nouveau ? Avez-vous beaucoup couru, aujourd’hui ?

— Oh ! oui ! depuis ce matin ! Enfin, j’ai peut-être trouvé quelque chose…

— Vraiment ? Tant mieux !

Elle haussa légèrement tes épaules.

— Oh ! ce n’est pas le Pérou, allez ! Je me suis présentée à deux ou trois adresses… Naturellement, il n’y avait rien à faire : c’était déjà pris, ou bien une autre, devant moi, a eu plus de chance… Vous connaissez, cela…

— Je connais ! oui ! Ensuite ?

— J’ai déjeuné à un bar du boulevard Bonne-Nouvelle… Et en sortant, j’ai eu la surprise de rencontrer une de mes anciennes camarades des usines Corbin et Levasseur…

— Et elle vous a dit qu’on pouvait vous reprendre ! s’exclama Jean, joyeux.

Elle secoua la tête.

— Vous n’y êtes pas du tout ! C’est elle, au contraire, qui a été remerciée…

— Non ?

— Eh ! si ! on licencie le plus qu’on peut en ce moment… Bref, elle est restée quelque temps dans ma situation… c’est-à-dire sans travail…

— Il y en a tellement, dans ce cas ! soupira-t-il. On en rencontre à chaque pas…

— Oui… Ce n’est pus drôle… Mais en ce qui concerne mon amie, elle a su à peu près se débrouiller… Et elle m’a conseillé de l’imiter…

— Que fait-elle ?

— Elle travaille chez elle…

— À quoi ?

— À la machine à écrire, donc ! Elle en loue une, et une maison lui confie des enveloppes pour écrire des adresses.

— Ça rapporte, ce truc-là ?

— Pas d’une façon merveilleuse, pensez donc ! Trois francs le cent. ! On ne peut en faire davantage par heure… Et encore, en travaillant dix heures Par jour, on arriverait à peu près à joindre les deux bouts… Mais la maison n’en donne guère plus de quatre ou cinq cents à faire dans la journée… Bien souvent moins… Enfin, c’est mieux que rien… Je lui ai raconté que je me trouvais sans situation moi non plus… Elle a été très gentille, elle m’a offert de l’accompagner chez ces gens-là. Elle m’a présentée, recommandée. Enfin, je suis engagée. Je dois commencer sitôt que j’aurais une machine.

— C’est vrai ! Il faut louer une machine !

— Évidemment. On peut s’en procurer à trente francs par mois. Je me suis déjà informée. La difficulté — la grosse difficulté pour moi, c’est qu’il faut payer le premier mois d’avance…

— C’est-à-dire trente francs…

— Oui. Ça m’ennuie beaucoup de solliciter encore quelque chose, Jean, après tout ce que vous avez fuit pour moi… Mais je n’en ai pas le premier sou, vous le savez… puisque je vis grâce à vous… Cependant, je veux vous demander si vous pouvez me faire ce prêt… Car, bien entendu, c’est un prêt ! J’entends vous le rendre, ainsi que tout ce que vous avez dépensé pour moi, ces jours-ci…

— Non ! non ! ne parlez pas de ça… Je suis tout disposé à vous aider, ma petite Marcelle, vous le savez bien… Mais franchement, ce n’est pas grand’chose, cela !

— C’est très peu… Quand j’aurai retiré des quatre cent cinquante francs maximum que je peux me faire mensuellement, la location de la machine…

— Ci : trente francs, inscrivit Jean sur un papier qu’il avait tiré de sa poche.

— Mon loyer…

— Cent vingt francs…

— Mon entretien… Mettons vingt francs…

— Ce n’est pas trop !

— Mes métros pour aller chercher l’ouvrage tous les matins et le reporter tous les soirs…

— Deux fois quatorze, vingt-huit ; trente fois un franc quarante, ça fait… ça fait… quarante-deux francs… Total : deux cent douze francs… mettons deux cent vingt, car il vous faut tout de même un minimum d’argent de poche… il restera deux cent trente francs pour la nourriture…

Marcelle avait pris son menton dans ses mains, l’air songeur…

— Ce n’est pas beaucoup ! conclut-elle, enfin. Ça ne fait que sept francs cinquante environ par jour…

— Dites que c’est notoirement insuffisant… Tout juste de quoi ne pas mourir de faim !

— Je ferai la cuisine ici ; ça me reviendra assez bon marché…

— C’est un régime de carême ! fit Jean, soucieux. Ma pauvre petite, vous n’y tiendrez pas…

Elle eut un geste las.

— Que voulez-vous, Jean ! Je n’ai pas le choix ! Vous ne pouvez continuer à me nourrir, vous, avec ce que vous gagnez chez votre patron !

— Je suis un homme ; j’ai plus de résistance…

— Vous avez justement meilleur appétit que moi encore, sûrement !

Le jeune homme, à son tour, semblait méditer. Enfin, il redressa brusquement la tête.

— Écoutez, Marcelle, dit-il. Cette situation-là ne peut pas durer…

Elle ouvrit de grands yeux étonnés…

— Quelle situation ?

— Cette vie, si vous préférez… Comment ! vous allez gagner quatre cents francs par mois ! Moi, je n’arrive qu’à en réaliser cinq cents ! Allons-nous passer notre existence, vous à taper des enveloppes, ce qui est une besogne idiote, moi à trimbaler des paquets sur les gros ballots de livres enfermés dans leur caisses, ce qui ne l’est pas moins ?

— Que voulez-vous ? Il faut bien se résigner… Nous n’avons rien trouvé de mieux, ni l’un ni l’autre… Et il faut manger…

Mais il secoua farouchement la tête.

— Non, non ! Je vous déclare tout net que moi, j’en ai assez ! Et si vous voulez m’écouter, j’ai une meilleure situation à vous proposer…

Du coup, l’étonnement de la jeune fille se changea en stupéfaction.

— Vous ?

— Oui, moi ! Marcelle… voulez-vous retourner à Gréoux ?

Elle le considéra un instant, suffoquée. Puis, elle s’écria :

— Retourner à Gréoux ? Mais je n’ai plus personne, là-bas, moi ! Vous savez bien que ma mère est morte… Retournez-y, vous, Jean… Vous avez raison… Votre père possède une belle propriété. Avec ce que vous savez, vous pouvez la mettre en valeur… C’est une excellente idée…

Elle se tut, car l’émotion l’étranglait. Elle comprenait qu’elle allait sans doute perdre l’unique compagnon qui la soutenait et lui témoignait un affectueux intérêt… Plus que jamais, elle allait rester toute seule… Mais, au moins, lui, là-bas, serait heureux. La vie campagnarde est large et facile, et les menus de jeûne, qui vous laissent aussi affamés que lorsqu’on se met à table, sont inconnus là-bas… La nature est riche, et offre généreusement ses trésors…

Elle reprit, domptant son émotion :

— Allez-y, Jean… C’est une existence plus douce qui vous attend…

— Si votre mère vivait encore, Marcelle, y retourneriez-vous ?

— Si j’avais la possibilité de gagner ma vie, là-bas, certes ! ce serait avec joie । J’ai toujours haï la ville…

Il se leva et s’approcha d’elle :

— Merci, ma petite Marcelle, dit-il en lui prenant la main. C’est tout ce que je voulais savoir… Maintenant, je vous dis encore : voulez-vous retourner avec moi à Gréoux… J’ai cru d’abord que vous ne pouviez vous passer de Paris…

— Me passer de Paris ? s’écria-t-elle avec feu. Pourquoi Paris me serait-il indispensable ? Je n’y ai trouvé que misère et souffrance !

— Moi aussi… La capitale n’est pas faite pour nous, ma petite amie… Revenez avec moi ; la terre nous appelle… Une famille vous y attend…

— Une famille ? balbutia-t-elle, troublée. Laquelle ? Que voulez-vous dire, Jean ?

— La mienne, si vous le voulez bien, Marcelle… si vous consentez à devenir ma femme… dit-il doucement, en se penchant vers la luxuriante chevelure d’or, qu’il effleura d’un baiser léger.

Elle jeta un cri et se cacha la figure dans les mains.

— Oh !… ce n’est pas possible ! Vous voulez plaisanter, n’est-ce pas ?

— On ne plaisante pas avec de pareils sujets, répondit-il gravement. J’ai compris que je vous aime, Marcelle… Vous êtes la compagne sûre, aimante, fidèle, que je désirais… Vous serez pour ma mère la fille qu’elle espère… qu’elle attend… Mais, qu’avez-vous ?

Il se pencha sur les minces épaules, secouées de sanglots.

— Ne… ne faites pas attention, Jean… balbutia-t-elle. Je… je suis si heureuse !

— Vous m’aimez donc un peu ?

— Beaucoup !

— Et vous me suivriez ?

— Jusqu’au bout du monde !

Il la saisit dans ses bras et exécuta avec elle une valse effrénée qui eut le don de changer les larmes d’émotion en rires nerveux.

— Jean ! grand fou ! vous allez me faire tomber !

— Pas de danger ! Je vous tiens… je vous garde ! Ma petite Marcelle chérie ! Nous allons retrouver le vieux village !

— Les champs… les bois…

— Vous aiderez maman à traire les vaches !

— Pendant ce temps, vous irez avec votre père surveiller les ouvriers !

— Je vous cueillerai des bouquets, et j’irai chercher pour vous des myrtilles au bois du Gossédou !

— Je sais très bien faire les chaussons aux pommes !

— Bravo ! Vous en cuirez tous les dimanches !

— Au feu, les enveloppes !

— À la Seine, la librairie Bruneau !

— Quand partons-nous ?

— Mais, je ne sais pas… Quand vous voudrez !

— Le plus tôt possible ! Pourtant, il faut écrire à papa et à maman Gardin… Vite ! du papier ! des enveloppes !

La jeune fille courut chercher tout ce qu’il fallait. Jean tira une chaise devant la petite table, trempa la plume dans l’encre, et tandis que Marcelle, tout près de lui, suivait les caractères qu’il traçait, commença :


« Cher papa, chère maman,

« Je vais vous annoncer une grande nouvelle ! Décidément, je ne puis m’habituer à la vie de Paris… Le grand air des champs me manque et aussi la vie de chez nous… J’étouffe, ici… Je retourne au pays pour ne plus le quitter jamais, et, si papa veut, je le seconderai dans la culture des terres… Ce sera, j’ose m’en flatter, une aide appréciable pour lui, car j’ai deux bras solides, une bonne volonté à toute épreuve et je ne refuse jamais la besogne… Mais, comme j’ai peur que maman soit jalouse, je lui amène en même temps une fille, qui l’aidera dans les travaux de la maison et pour laquelle je vous demande toute l’affection que vous avez déjà pour moi, car elle s’appellera sous peu Madame Jean Gardin… »


CHAPITRE X


Un an plus tard, vers la même époque, la ferme des Gardin s’affairait. On préparait le départ du jeune maître pour le service.

Jean et Marcelle étaient mariés depuis treize mois. Les parents avaient bien trouvé que la noce était un peu prématurée… Mais pourquoi attendre ? Et attendre quoi ? Les jeunes gens se plaisaient… Et puis, enfin, à la campagne, on se marie de bonne heure.

La vieille maison avait donc abrité sous son toit les nouveaux époux. Elle était assez grande pour en recevoir bien d’autres encore !

La vie avait été changée… Les deux vieux qui vivaient quasi-perdus dans l’immense ferme, avaient accueilli avec l’émotion et la joie que l’on devine, l’heureuse nouvelle… Tout simplement, maman et papa Gardin avaient ouvert grand leurs bras à l’orpheline et lui avaient dit :

— Du moment que tu es la promise à Jean… tu es notre fille, mon petiot. Ta place est ici, près de nous !

Courageusement, les jeunes gens s’étaient mis à la besogne. Elle était rude, parfois… Mais ils apportaient une excellente bonne volonté. En quelques jours, ils s’étaient mis au courant. Marcelle avait repris des joues couleur d’aurore, et courait tout le long du jour, du haut en bas de la maison.

La ferme était importante. Il y avait la laiterie, la porcherie, l’étable, l’écurie, sans compter un grand grenier qui servait de réserve à fruits et à grains…

Maintenant, le jeune maître allait partir. Le père Gardin qui se reposait sur son fils de la plus grande partie de la surveillance, allait reprendre pendant un an les guides de la maison…

Pour l’instant, il attelait lui-même Marquise, la jument, à la carriole, comme il l’avait fait, un an et demi plus tôt, lorsqu’il avait été accompagner Jean à la gare, quand il était parti pour Paris…

Bien des événements s’étaient passés depuis ce temps-là ! En ajustant les courroies, le vieux paysan se rappelait cette matinée d’automne… Il avait le cœur gros, car il croyait bien son « fieu » perdu pour la terre pour toujours… Mais, d’un autre côté, il ne fallait pas l’empêcher de suivre son idée… Il aurait pu lui en faire reproche plus tard…

Le petit avait changé d’avis de lui-même : tant mieux ! car le bonhomme estimait, peut-être à juste titre, qu’il n’est pas de plus beau métier que celui de paysan…

Pendant ce temps, quelques voisins étaient entrés dans la grande salle où Marcelle et maman Gardin achevaient les derniers préparatifs. Jean, lui, terminait son déjeuner : un grand bol de café au lait lesté de plusieurs tartines… Ah ! elles étaient loin, les minuscules tasses de café noir bues le matin en guise de premier repas ! Il avait retrouvé son magnifique appétit de beau gars sain, et à la ferme, on pouvait manger sans crainte de compromettre le budget…

Juste à l’instant où il terminait, une grande ombre noire se dessina dans le soleil matinal.

— Bonjour, monsieur l’abbé ! s’écria le jeune homme en se levant. Viendriez-vous casser la croûte avec nous, par hasard ?

— Non, mon petit ! C’est fait ! Bonjour à tout le monde ! ajouta-t-il en se tournant vers les deux femmes qui terminaient la valise du futur soldat. Ne vous dérangez pas… Je suis venu te serrer la main avant que tu nous quittes…

— Vous êtes bien aimable, monsieur l’abbé… Asseyez-vous… Un coup de vin blanc ?

— Pour ne pas te refuser encore ! Alors, te voilà prêt au départ ?

— Ma foi ! presque !

— Bah ! dans un an, tu reviendras !

— Bien sûr ! Et puis, il y a les permissions. Oh ! vous savez, je ne prends pas la chose au tragique !

— Parbleu ! Et la ferme ?

— La ferme va ! Père va reprendre la direction… Ensuite, dame, à mon retour, il pourra faire le rentier !

— Alors, tu es toujours content d’être revenu ?

Le visage du jeune homme s’épanouit.

— Monsieur l’abbé, c’est surtout grâce à vous que je suis ici… Vous m’avez ouvert les yeux…

— J’étais bien sûr que tu reviendrais, mon gars… La ville n’est pas faite pour toi, ni toi pour la ville ! Ne respire-t-on pas mieux, ici ?

L’abbé s’arrêta devant la grande porte, d’où l’on découvrait l’immense étendue bigarrée des champs, et où fumait une légère vapeur matinale.

— Regarde-moi ça ! poursuivit-il. N’est-ce pas beau ? Ah ! mon petit ! Je plains de tout mon cœur les pauvres humains que leur destinée force à rester emprisonnés toute leur vie dans ces nouvelles cages de pierre qu’on appelle bureaux… L’homme n’est pas un animal créé pour vivre prisonnier… mais au milieu de la libre nature du Bon Dieu !

À cet instant, le père Gardin entra :

— Bonjour, monsieur l’abbé ! dit-il en enlevant sa casquette. Je viens chercher mon fieu ! Faut partir !

— Allons ! dit Jean. Je ne dois pas manquer le train…

Il se coiffa de son chapeau, préparé sur la table avec le pardessus, saisit sa valise et embrassa sa mère tendrement. Marcelle avait disparu.

Elle revint tout de suite, portant dans ses bras un adorable bébé qui ouvrait tout étonné ses yeux encore gonflés de sommeil.

— Il vient dire au revoir à papa ! dit-elle en riant pour dissimuler son émotion.

Jean enveloppa à la fois dans ses bras la mère et l’enfant, et partagea ses baisers.

— Tu ne reconnaîtras plus papa quand tu le reverras ! fit la jeune femme. Tu verras comme il sera beau !

Elle se haussa encore une fois vers son mari et l’embrassa. Elle avait le cœur gros, mais voulait être brave. Jean serra la main de l’abbé Murillot, prit congé des voisins et monta dans la charrette.

— Hue, Marquise !

La carriole roula entre les deux haies de l’allée. Jean se détourna et agita la main en dernier adieu. Là-bas, sur le seuil du cher foyer, il voyait près l’une de l’autre la mère et Marcelle, et celle-ci tenant la menotte frêle, faisait envoyer au voyageur une pluie de baisers en dernier réconfort.

Enfin, on gagna la grand’route. La jument accéléra l’allure. Cette fois, on était bien parti…

Aucun découragement n’attristait plus le cœur du jeune homme. Il savait que la séparation serait courte. Et là-bas, dans la vieille ferme, il avait sa place marquée, la place qu’il reprendrait dans quelques mois, pour ne plus jamais la quitter, entre ses vieux, sa petite compagne et son fils…


FIN