Société d’éditions publications et industries annexes (p. 107-122).

CHAPITRE IX


Le lendemain soir, alors que Jean venait de rentrer de son travail, on heurta à la porte de sa chambre. Il alla ouvrir. C’était Georges et Julien.

— Ah ! çà ! mon vieux, s’exclama celui-ci en lui secouant la main à lui démancher le bras, que deviens-tu ? Tu as disparu de la circulation. Voici trois jours, nous sommes allés à l’hôpital, pour te faire une petite visite : on nous a répondu que tu avais déjà joué de la fille de l’air. Et tu n’as pas paru aux cours… Es-tu encore souffrant et prolonges-tu tes vacances ?

— Oui, répondit Jean. Je les prolonge indéfiniment.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ça veut dire que je les abandonne.

— T’as pas une crevette dans le ciboulot, par hasard ?

— Rassure-toi pour mon ciboulot. Il est vide de toute bestiole. Mais je ne peux plus continuer.

— Voyons ! dit Julien à son tour. Distinguo, comme dit le prof. Ne peux-tu plus, ne dois-tu plus, ou ne veux-plus ? Ce sont les trois déterminations qui s’appellent je ne sais plus comment, en philo…

— Choisis celle que tu voudras !

— Ce n’est pas une réponse…

— Que veux-tu que je te dise ?

— Il y a une raison…

Jean frotta légèrement le bout de l’index contre son pouce.

— Ça !

— La galette ? — Juste !

— T’es brouillé avec ton paternel ? il t’a coupé les vivres ?

— Mon paternel, comme lu dis, est un pauvre diable, et il cultive lui-même ses champs, lu comprends ? Il se saignait aux quatre veines pour moi. J’ai arrête tout cela.

— Pauvre vieux !

— Bah ! qu’est-ce que tu veux ? On ne fait pas tout ce que l’on désire, dans la vie…

— Tu regrettes ?

Il haussa les épaules.

— Pas tant que je le croyais.

— Que fabriques-tu maintenant ? Tu as trouvé un emploi ?

— Je suis garçon livreur à la librairie Bruneau.

Les deux jeunes gens firent un geste de surprise.

— Garçon livreur ?

— Hé ! oui ! J’ai pris ce que j’ai trouvé…

— Évidemment…

— Enfin, interrompit Julien, tu as bien quelque projet d’avenir ? Tu ne vas pas rester garçon livreur toute ta vie ?

— J’espère que non. Pour l’instant, j’ai ma croûte à peu près assurée. Je n’en demande pas davantage.

— Si tu n’as pas plus d’ambition, remarqua Georges, tu ne feras pas grand’chose.

— On verra les circonstances.

Ils échangèrent quelques banalités, puis les deux étudiants se retirèrent.

— Tout de même ! fit Julien, en descendant l’escalier, j’aurais cru que Gardin avait plus de cran que ça.

Mais Georges secoua la tête.

— Tu veux mon avis ? Eh bien ! il y a une histoire de femme là-dessous !

— Tu crois !

— J’en suis sûr. Il savait très bien, dès le commencement de ses études, ce que ça allait coûter à ses parents, tu penses… S’il a changé d’avis, c’est qu’il y a une raison majeure qui est intervenue, qui a brisé son ressort… Et cette raison-là, c’est une femme ! Crois-en mon expérience !

Ces derniers mois auraient fait sourire quelqu’un de plus averti, si on avait entendu ces propos. Mais, comme Julien avait juste le même âge que Georges, c’est-à-dire dix-neuf ans, cette affirmation fut accueillie de la façon la plus sérieuse.

Dès le lendemain, Jean pensa à donner sa démission de l’École et exécuta son projet sans retard. Ses deux camarades racontèrent la conversation qu’ils avaient eue avec lui à Louis et à quelques autres. On discuta les raisons pour lesquelles Jean Gardin, qui paraissait si bien doué et si « bûcheur » renonçait brusquement à son avenir. Puis, les jours passèrent, et on n’y pensa plus. Il se trouva définitivement rayé de l’École et des souvenirs.

Suivant la promesse qu’il avait faite à Marcelle, il y retourna le surlendemain de leur fameux dîner. Il trouva la jeune fille plus vaillante, mais toujours aussi malheureuse dans ses démarches.

— C’est la crise partout, expliqua-t-elle ; pour une place vacante, cent se présentent. Comment voulez-vous gagner, à cent contre un ?

Ils se revirent plusieurs jours encore. Leur camaraderie devenait plus affectueuse, et Jean, tout doucement, songeait moins souvent à Arlette… Quand il y pensait, d’ailleurs, l’âpreté de son chagrin était moins grande… La plaie se cicatrisait.

Par contre, la douceur tranquille, la vaillance de sa petite compagne le gagnaient chaque jour davantage. Il admirait la bravoure de cette enfant de dix-sept ans, qui luttait de toutes ses forces contre le mauvais destin et essayait de vaincre la vie… Elle, si délicate, si frêle d’apparence, révélait une force d’âme insoupçonnée.

Huit jours passèrent encore… Mais la malchance s’obstinait et Marcelle revenait tous les soirs, infiniment lasse et n’ayant aucun espoir de sortir de cette angoissante situation.

Chaque fois que Jean arrivait, le premier mot de celui-ci était :

— Eh bien ?

— Rien ! répondait-elle laconiquement.

Jean, à plusieurs reprises, lui laissa des petites sommes d’argent. Les économies de la jeune fille étaient fondues depuis longtemps ; le reste avait servi à payer le terme, en sortant de l’hôpital… D’abord, la fierté de Marcelle s’était révoltée ; puis, nécessité faisant loi, elle avait fini par accepter, touchée jusqu’au fond de l’âme par l’aide discrète de son ami.

Mais celui-ci comprit vite que ce n’étaient pas avec ses maigres appointements qu’il pourrait la faire vivre jusqu’il ce qu’elle puisse se débrouiller toute seule… il fallait trouver autre chose…

Son emploi, à la librairie Bruneau, l’occupait de huit heures du matin à six heures du soir… Il pourrait peut-être chercher du travail dans la soirée.

Lui aussi, sans rien dire, se mit donc en campagne. Ses précédentes démarches l’avaient aguerri. D’ailleurs, la vie dure qu’il menait lui avait donné de l’aplomb. Il ne s’effrayait plus à l’idée de solliciter quelqu’un.

Il passa en revue tous les travaux qui occupent la nuit. Là encore, bien des courses inutiles, bien des démarches fatigantes furent nécessaires… Mais il se sentait une sorte de responsabilité. Il y avait Marcelle. Il ne pouvait pas l’abandonner à son sort. Que deviendrait-elle, sans lui ? Il l’avait tacitement adoptée. Cette idée lui donnait du courage.

Enfin, il finit par découvrir ce qu’il désirait. Un cinéma des boulevards recherchait quelqu’un pour déchirer le coin des billets des spectateurs, avant que ceux-ci n’entrent dans la salle. Il y courut eut la chance d’arriver dans les premiers et fut accepté.

Tout radieux, il revint chez lui. Il devait gagner deux cents francs par mois, mais il était pris les matinées du dimanche et les jours de fête aussi.

— Bah ! pensa-t-il. Je me priverai de sorties. Ça me fera faire des économies.

Il balança un instant avant de savoir s’il annoncerait cette nouvelle à Marcelle. Puis, il préféra se taire.

Il ne devait pas garder sa place longtemps !

Le troisième soir, alors qu’il était à son poste de contrôleur, et qu’il entendait le ronronnement de l’appareil qu’on venait de mettre en marche, il eut un haut-le-corps qu’il réprima aussitôt. Un couple venait d’entrer. Et il reconnut Arlette et son mari.

Le vicomte prit les billets, puis s’approcha de Jean, impassible, et lui tendit.

Il les écorna et les rendit. Mais Arlette avait reconnu le jeune homme. Elle s’exclama stupéfaite :

— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ?

— Je travaille, Madame, répondit-il.

— Vous travaillez ? Dans un cinéma ? Drôle d’idée ! Pourquoi donc ?

— Pour gagner de l’argent, sans doute.

Elle eut une moue dédaigneuse.

— Pour un étudiant, vous avez de singulières occupations !

— Je ne suis plus étudiant !

— Tiens ? Vous avez renoncé à vos études ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Voyons, ma chère amie, fit le vicomte, impatienté, laissez cet homme et entrons !

Le rouge de la honte et de la colère monta au front de Jean.

Il répliqua avec sécheresse :

— Monsieur le vicomte a parfaitement raison, Madame. Cette conversation est inutile et ridicule.

— Merci ! Vous êtes poli, vous ! riposta Arlette, sans aménité.

— Ce n’est pas l’endroit pour avoir une explication.

— Pourquoi ne venez-vous plus à la maison ?

— Parce que cela ne me plaît plus !

— Vous êtes vraiment charmant ! Ce n’était pas la peine de vous accueillir comme nous l’avons fait !

— Laissez-le donc, vous dis-je, Arlette ! intervint encore Bernard. Vous voyez bien que s’il est tombé jusque là, c’est parce que son éducation l’y attirait…

— Monsieur le vicomte, riposta vertement l’ancien étudiant, hors de lui et ne pensant plus à la différence sociale qui les séparait, le plus grossier de nous deux n’est pas celui que vous dites !

À peine ces paroles étaient elles prononcées qu’il se mordit la langue. Trop tard !

Ce fut un joli scandale. Blême de fureur, le vicomte se précipita vers la caisse, près de laquelle un monsieur en smoking surveillait discrètement les allées et venues, et lui exposa ses doléances en arrangeant un peu les faits. La suite ne traîna pas. En cinq minutes, Jean fut prié d’avoir dorénavant à rester chez lui. Réglé séance tenante, il reprit le chemin de son logis, l’oreille basse.

— J’ai été stupide ! pensa-t-il. J’aurais du tenir ma langue. Mais aussi, pourquoi venir me persécuter jusque là ? Ne pouvaient-ils feindre de m’ignorer ?

Il rentra chez lui, le cœur gros, et maudit une fois de plus le vicomte et Arlette.

Celle-ci n’avait pas été moins furieuse de l’algarade.

Elle avait d’abord été surprise et humiliée, en reconnaissant son ancien « flirt » dans cette occupation qui n’avait rien de bien reluisant. Cependant, en le voyant, elle avait compris qu’il lui plaisait toujours. Et puis ce dévouement passif, cette admiration muette étaient pour elle un agréable encens. Elle aurait voulu reprendre le jeune homme sous sa coupe. La réponse de celui-ci à sa demande l’avait exaspérée. Désormais, elle n’avait plus que haine pour lui, puisqu’il méconnaissait le pouvoir de son charme… Et suivant l’impulsion de toutes les natures mesquines, elle avait immédiatement cherché la vengeance de cette blessure d’amour-propre. L’instinctive antipathie que les deux hommes éprouvaient l’un pour l’autre avait été l’occasion inespérée, de voir la réalisation de cette vengeance. Elle avait fait chorus avec son mari, accusant Jean de s’être montré avec eux de la dernière impertinence. C’était la lutte du pot de fer et du pot de terre : le résultat ne s’était pas fait attendre…

Maintenant, Jean, seul dans sa chambrette, méditait tristement. Il avait été si heureux de trouver ce travail qui devait apporter à sa petite amie l’aide dont elle avait grand besoin… Et voilà qu’il était renvoyé |…

Un flot de pensées amères l’envahit. Comme l’existence était difficile ! Et comme il fallait lutter, pour arriver, non à devenir célèbre, mais seulement à gagner son pain quotidien ! L’abbé Murillot avait raison : Paris était bien la ville-pieuvre, la ville tentaculaire, la suceuse d’énergie et de courage…

Un long moment, il réfléchit, la tête dans ses mains. Que faire ? Retourner aux Halles ? Il n’était point dît qu’il trouve un emploi… Et puis, pourrait-il travailler à la fois la nuit et le jour ? À ce cinéma, il était libre sitôt l’entr’acte, c’est-à-dire vers dix heures et demie… S’il tombait malade, que deviendrait Marcelle ?

Il résolut d’aller la voir le lendemain soir, afin de savoir comment allaient ses affaires… Peut-être aurait-elle trouvé un emploi lucratif…

Le lendemain, il se leva, préoccupé… Un gai soleil printanier égayait la nature. Mais la nature existe-t-elle à Paris ? Il songea qu’à Gréoux, les boutons d’or étaient en fleurs, et les marguerites devaient déjà étoiler tous les sentiers… À la ferme, on reprenait les travaux des champs ; le père devait avoir déjà engagé ses ouvriers… toujours les mêmes, d’ailleurs… qu’il gardait pendant tout le temps que demande la terre… À l’automne, seulement, chacun rentrait chez soi et restait au coin de l’âtre en attendant le retour de la belle saison…

Comme les bois devaient sentir bon, sous l’éclosion des feuilles nouvelles ! Les coucous commençaient leurs appels et les bourgeons, déjà grandelets, faisaient craquer leur robe brune…

Il ferma les yeux, croyant revoir devant lui la lumineuse intensité des champs… Tout s’éveillait à la fois ; le long des berges, les gamins allaient polissonner, les hirondelles devaient être déjà de retour sous un soleil déjà chaud… Les bergers allaient se préparer à remonter les pentes du Lubéron… Le lait devenait abondant ; maman Gardin allait sûrement recommencer ses « caillées », les exquis petits fromages qu’on ne faisait qu’au pays…

— Eh bien ! Gardin ? Vous dormez ?

La voix sèche du chef de manutention arracha le jeune homme à son rêve. Il tressaillit et ouvrit les yeux.

— Pressons un peu ! Il y a ces trois caisses à livrer rue d’Amsterdam… Ce n’est pas le moment de flâner !

Il tourna les talons et remonta l’escalier aux marches raides. Jean, arraché à son rêve, s’avança vers les colis à monter. Qu’il était loin des fraîches campagnes de là-bas ! La vaste salle empestait le renfermé ; l’odeur du papier remplaçait celle des haies ; sur les gros ballots de livres enfermés dans leur papier gris, on aurait pu écrire son nom sur la poussière… Un timide rayon de soleil glissait de biais par le soupirail et venait mourir sur des amas de marchandises… Pour tout horizon, Jean voyait le va-et-vient des souliers des passants, qui se trouvaient à la hauteur de sa tête…

Pour la première fois peut-être depuis qu’il était à Paris, il réfléchit sérieusement à ce qu’il faisait dans la capitale… Les paroles du bon abbé Murillot revinrent à sa mémoire. Oui… il avait raison… Il était fils des champs, et à cette heure, il sentait en lui, irrésistible, douloureux, l’appel du sol natal… Revoir Gréoux ! reprendre la place qu’il n’aurait jamais dû laisser ! N’était-ce pas là qu’était enfin la tranquillité… l’apaisement ?

Machinalement, il chargea les caisses désignées et se mit en route vers la rue d’Amsterdam. La cohue, à cette heure et dans ce quartier, était épouvantable.

— Vais-je passer ma vie comme garçon livreur ? se dit-il. Georges aussi avait raison. Il faut avoir un but, dans la vie, sinon si on se laisse aller, c’est la débâcle !

Le soir, il se donna en hâte un coup de brosse et partit rue Olivier-Noyer. Il avait besoin de sentir près de lui une présence amie, de causer avec quelqu’un qui le comprendrait… Toute la journée, il n’entendait que les aigres remarques du chef-manutentionnaire ou bien les quelques paroles échangées avec les clients. Ses copains de l’École de Droit n’étaient pas revenus le voir… À quoi bon ? il n’avait plus le même chemin qu’eux… Et puis, un garçon livreur n’est plus une compagnie séante pour de futurs avocats… Ils l’avaient laissé à son destin, trop occupés de suivre le leur… Jean le comprenait et ne leur en voulait pas…

Lorsqu’il entra dans la chambrette, Marcelle l’attendait. Toute joyeuse, elle se leva et vint au-devant de lui.

— Je vous attendais ! dit-elle.

Il s’étonna.

— Vraiment ? Vous êtes tout plein gentille ! Mais je ne vous avais pourtant pas dit que je viendrais ce soir ?

— Peut-être un pressentiment ?

— Mêlions que ce soit un pressentiment… Alors, petite amie, quoi de nouveau ? Avez-vous beaucoup couru, aujourd’hui ?

— Oh ! oui ! depuis ce matin ! Enfin, j’ai peut-être trouvé quelque chose…

— Vraiment ? Tant mieux !

Elle haussa légèrement tes épaules.

— Oh ! ce n’est pas le Pérou, allez ! Je me suis présentée à deux ou trois adresses… Naturellement, il n’y avait rien à faire : c’était déjà pris, ou bien une autre, devant moi, a eu plus de chance… Vous connaissez, cela…

— Je connais ! oui ! Ensuite ?

— J’ai déjeuné à un bar du boulevard Bonne-Nouvelle… Et en sortant, j’ai eu la surprise de rencontrer une de mes anciennes camarades des usines Corbin et Levasseur…

— Et elle vous a dit qu’on pouvait vous reprendre ! s’exclama Jean, joyeux.

Elle secoua la tête.

— Vous n’y êtes pas du tout ! C’est elle, au contraire, qui a été remerciée…

— Non ?

— Eh ! si ! on licencie le plus qu’on peut en ce moment… Bref, elle est restée quelque temps dans ma situation… c’est-à-dire sans travail…

— Il y en a tellement, dans ce cas ! soupira-t-il. On en rencontre à chaque pas…

— Oui… Ce n’est pus drôle… Mais en ce qui concerne mon amie, elle a su à peu près se débrouiller… Et elle m’a conseillé de l’imiter…

— Que fait-elle ?

— Elle travaille chez elle…

— À quoi ?

— À la machine à écrire, donc ! Elle en loue une, et une maison lui confie des enveloppes pour écrire des adresses.

— Ça rapporte, ce truc-là ?

— Pas d’une façon merveilleuse, pensez donc ! Trois francs le cent. ! On ne peut en faire davantage par heure… Et encore, en travaillant dix heures Par jour, on arriverait à peu près à joindre les deux bouts… Mais la maison n’en donne guère plus de quatre ou cinq cents à faire dans la journée… Bien souvent moins… Enfin, c’est mieux que rien… Je lui ai raconté que je me trouvais sans situation moi non plus… Elle a été très gentille, elle m’a offert de l’accompagner chez ces gens-là. Elle m’a présentée, recommandée. Enfin, je suis engagée. Je dois commencer sitôt que j’aurais une machine.

— C’est vrai ! Il faut louer une machine !

— Évidemment. On peut s’en procurer à trente francs par mois. Je me suis déjà informée. La difficulté — la grosse difficulté pour moi, c’est qu’il faut payer le premier mois d’avance…

— C’est-à-dire trente francs…

— Oui. Ça m’ennuie beaucoup de solliciter encore quelque chose, Jean, après tout ce que vous avez fuit pour moi… Mais je n’en ai pas le premier sou, vous le savez… puisque je vis grâce à vous… Cependant, je veux vous demander si vous pouvez me faire ce prêt… Car, bien entendu, c’est un prêt ! J’entends vous le rendre, ainsi que tout ce que vous avez dépensé pour moi, ces jours-ci…

— Non ! non ! ne parlez pas de ça… Je suis tout disposé à vous aider, ma petite Marcelle, vous le savez bien… Mais franchement, ce n’est pas grand’chose, cela !

— C’est très peu… Quand j’aurai retiré des quatre cent cinquante francs maximum que je peux me faire mensuellement, la location de la machine…

— Ci : trente francs, inscrivit Jean sur un papier qu’il avait tiré de sa poche.

— Mon loyer…

— Cent vingt francs…

— Mon entretien… Mettons vingt francs…

— Ce n’est pas trop !

— Mes métros pour aller chercher l’ouvrage tous les matins et le reporter tous les soirs…

— Deux fois quatorze, vingt-huit ; trente fois un franc quarante, ça fait… ça fait… quarante-deux francs… Total : deux cent douze francs… mettons deux cent vingt, car il vous faut tout de même un minimum d’argent de poche… il restera deux cent trente francs pour la nourriture…

Marcelle avait pris son menton dans ses mains, l’air songeur…

— Ce n’est pas beaucoup ! conclut-elle, enfin. Ça ne fait que sept francs cinquante environ par jour…

— Dites que c’est notoirement insuffisant… Tout juste de quoi ne pas mourir de faim !

— Je ferai la cuisine ici ; ça me reviendra assez bon marché…

— C’est un régime de carême ! fit Jean, soucieux. Ma pauvre petite, vous n’y tiendrez pas…

Elle eut un geste las.

— Que voulez-vous, Jean ! Je n’ai pas le choix ! Vous ne pouvez continuer à me nourrir, vous, avec ce que vous gagnez chez votre patron !

— Je suis un homme ; j’ai plus de résistance…

— Vous avez justement meilleur appétit que moi encore, sûrement !

Le jeune homme, à son tour, semblait méditer. Enfin, il redressa brusquement la tête.

— Écoutez, Marcelle, dit-il. Cette situation-là ne peut pas durer…

Elle ouvrit de grands yeux étonnés…

— Quelle situation ?

— Cette vie, si vous préférez… Comment ! vous allez gagner quatre cents francs par mois ! Moi, je n’arrive qu’à en réaliser cinq cents ! Allons-nous passer notre existence, vous à taper des enveloppes, ce qui est une besogne idiote, moi à trimbaler des paquets sur les gros ballots de livres enfermés dans leur caisses, ce qui ne l’est pas moins ?

— Que voulez-vous ? Il faut bien se résigner… Nous n’avons rien trouvé de mieux, ni l’un ni l’autre… Et il faut manger…

Mais il secoua farouchement la tête.

— Non, non ! Je vous déclare tout net que moi, j’en ai assez ! Et si vous voulez m’écouter, j’ai une meilleure situation à vous proposer…

Du coup, l’étonnement de la jeune fille se changea en stupéfaction.

— Vous ?

— Oui, moi ! Marcelle… voulez-vous retourner à Gréoux ?

Elle le considéra un instant, suffoquée. Puis, elle s’écria :

— Retourner à Gréoux ? Mais je n’ai plus personne, là-bas, moi ! Vous savez bien que ma mère est morte… Retournez-y, vous, Jean… Vous avez raison… Votre père possède une belle propriété. Avec ce que vous savez, vous pouvez la mettre en valeur… C’est une excellente idée…

Elle se tut, car l’émotion l’étranglait. Elle comprenait qu’elle allait sans doute perdre l’unique compagnon qui la soutenait et lui témoignait un affectueux intérêt… Plus que jamais, elle allait rester toute seule… Mais, au moins, lui, là-bas, serait heureux. La vie campagnarde est large et facile, et les menus de jeûne, qui vous laissent aussi affamés que lorsqu’on se met à table, sont inconnus là-bas… La nature est riche, et offre généreusement ses trésors…

Elle reprit, domptant son émotion :

— Allez-y, Jean… C’est une existence plus douce qui vous attend…

— Si votre mère vivait encore, Marcelle, y retourneriez-vous ?

— Si j’avais la possibilité de gagner ma vie, là-bas, certes ! ce serait avec joie । J’ai toujours haï la ville…

Il se leva et s’approcha d’elle :

— Merci, ma petite Marcelle, dit-il en lui prenant la main. C’est tout ce que je voulais savoir… Maintenant, je vous dis encore : voulez-vous retourner avec moi à Gréoux… J’ai cru d’abord que vous ne pouviez vous passer de Paris…

— Me passer de Paris ? s’écria-t-elle avec feu. Pourquoi Paris me serait-il indispensable ? Je n’y ai trouvé que misère et souffrance !

— Moi aussi… La capitale n’est pas faite pour nous, ma petite amie… Revenez avec moi ; la terre nous appelle… Une famille vous y attend…

— Une famille ? balbutia-t-elle, troublée. Laquelle ? Que voulez-vous dire, Jean ?

— La mienne, si vous le voulez bien, Marcelle… si vous consentez à devenir ma femme… dit-il doucement, en se penchant vers la luxuriante chevelure d’or, qu’il effleura d’un baiser léger.

Elle jeta un cri et se cacha la figure dans les mains.

— Oh !… ce n’est pas possible ! Vous voulez plaisanter, n’est-ce pas ?

— On ne plaisante pas avec de pareils sujets, répondit-il gravement. J’ai compris que je vous aime, Marcelle… Vous êtes la compagne sûre, aimante, fidèle, que je désirais… Vous serez pour ma mère la fille qu’elle espère… qu’elle attend… Mais, qu’avez-vous ?

Il se pencha sur les minces épaules, secouées de sanglots.

— Ne… ne faites pas attention, Jean… balbutia-t-elle. Je… je suis si heureuse !

— Vous m’aimez donc un peu ?

— Beaucoup !

— Et vous me suivriez ?

— Jusqu’au bout du monde !

Il la saisit dans ses bras et exécuta avec elle une valse effrénée qui eut le don de changer les larmes d’émotion en rires nerveux.

— Jean ! grand fou ! vous allez me faire tomber !

— Pas de danger ! Je vous tiens… je vous garde ! Ma petite Marcelle chérie ! Nous allons retrouver le vieux village !

— Les champs… les bois…

— Vous aiderez maman à traire les vaches !

— Pendant ce temps, vous irez avec votre père surveiller les ouvriers !

— Je vous cueillerai des bouquets, et j’irai chercher pour vous des myrtilles au bois du Gossédou !

— Je sais très bien faire les chaussons aux pommes !

— Bravo ! Vous en cuirez tous les dimanches !

— Au feu, les enveloppes !

— À la Seine, la librairie Bruneau !

— Quand partons-nous ?

— Mais, je ne sais pas… Quand vous voudrez !

— Le plus tôt possible ! Pourtant, il faut écrire à papa et à maman Gardin… Vite ! du papier ! des enveloppes !

La jeune fille courut chercher tout ce qu’il fallait. Jean tira une chaise devant la petite table, trempa la plume dans l’encre, et tandis que Marcelle, tout près de lui, suivait les caractères qu’il traçait, commença :


« Cher papa, chère maman,

« Je vais vous annoncer une grande nouvelle ! Décidément, je ne puis m’habituer à la vie de Paris… Le grand air des champs me manque et aussi la vie de chez nous… J’étouffe, ici… Je retourne au pays pour ne plus le quitter jamais, et, si papa veut, je le seconderai dans la culture des terres… Ce sera, j’ose m’en flatter, une aide appréciable pour lui, car j’ai deux bras solides, une bonne volonté à toute épreuve et je ne refuse jamais la besogne… Mais, comme j’ai peur que maman soit jalouse, je lui amène en même temps une fille, qui l’aidera dans les travaux de la maison et pour laquelle je vous demande toute l’affection que vous avez déjà pour moi, car elle s’appellera sous peu Madame Jean Gardin… »