Société d’éditions publications et industries annexes (p. 77-92).

CHAPITRE VII


Lorsqu’il reprit ses sens, il vit Arlette, penchée sur lui, qui lui tapotait dans les mains, et le regardait avec inquiétude.

— Eh ! bien ! vous m’en avez fait une peur ! fit-elle lorsqu’il ouvrit les yeux. A-t-on idée de s’évanouir de la sorte ?

— Vous avez raison ! murmura-t-il, honteux de cet instant de faiblesse. Je suis ridicule.

— Mais non, vous n’êtes pas ridicule. Vous sortez de maladie, tout s’explique…

Elle alla à un petit meuble d’ébène qui était un meuble à liqueurs moderne, renversa le couvercle, saisit un verre et le remplit.

— Tenez ! dit-elle en revenant vers l’étudiant et en lui tendant. Prenez ça ! C’est du cognac. Cela vous donnera des forces.

Jean balbutia un remerciement, puis, portant le verre à ses lèvres, le vida d’un trait.

— Merci, murmura-t-il. Je vais mieux.

— Ah ! la bonne heure !

L’eau-de-vie brûlante faisait couler dans les veines du jeune homme une traînée de feu. Il se sentit capable d’affronter en face la terrible nouvelle, et d’y penser sans que tout se brouille devant, ses yeux comme tout à l’heure… C’était le premier moment de la surprise ; maintenant, il serait fort…

— Voyons ! reprenait justement Arlette en se penchant vers lui, pouvez-vous m’écouter maintenant ? Est-ce l’annonce de mes fiançailles qui vous a bouleversé à ce point ?

Il secoua la tête, incapable de répondre.

— J’espère que non ! reprit-elle en riant. Vous deviez bien vous attendre à cela, d’un jour à l’autre, je pense, et mon mariage n’était qu’une question de temps… Je sais bien que vous avez une prévention injustifiée contre Bernard… Il est pourtant charmant…

Il se leva tout droit, incapable d’en entendre davantage.

— Quoi ? Vous partez déjà ? s’écria-t-elle. Oh ! mais nous n’avons pas eu le temps de causer encore !

— Je pense, fit-il, les dents serrées, qu’une conversation plus longue entre nous est inutile ?

Elle cessa de rire et brusquement, ses yeux se durcirent.

— Voyons, Jean, qu’est-ce que vous avez ? Est-ce que, par hasard, vous seriez jaloux pour de bon ?

Il leva vers elle un regard qui eût attendri un tigre.

— Je souffre… murmura-t-il simplement.

— Vous souffrez ! vous souffrez ! Est-ce ma faute à moi ? Pourquoi prendre un simple flirt au sérieux, voyons ? Avez-vous pensé qu’il pût jamais exister quelque chose comme un engagement entre nous ? Ce serait grotesque !

— C’est vrai ! ce serait grotesque ! gronda-t-il.

— Vous m’avez dit un jour que vous m’aimiez. J’ai accueilli cet aveu en plaisantant, car je savais bien que ce ne pouvait être là qu’un sentiment sans conséquence. Vous ai-je promis quelque chose, moi ?

— Non ! répondit-il, d’une voix sourde, et je vois bien que c’est moi qui suis ridicule !

— Eh bien ! fit-elle en lui tendant la main, brisons là, et restons bons amis ! Je dirai à papa et à maman de vous envoyer un petit carton pour le dîner des fiançailles, dimanche, et…

— C’est inutile ! coupa-t-il sèchement. Je ne viendrai pas !

— Vous ne voulez pas venir ? À votre aise ! Faites le mauvais caractère tant qu’il vous plaira. Quand vous en aurez assez, vous sortirez de votre trou.

Il ne répondit rien, s’inclina devant la jeune fille et sortit de l’hôtel de l’avenue Hoche, en se jurant de ne plus jamais y rentrer.

Il gagna l’avenue des Champs-Élysées comme un somnambule, se demandant si toute cette entrevue n’était pas un mauvais rêve… Comme elle avait été dure et égoïste ! C’était bien une enfant gâtée, ne songeant qu’à elle, ramenant tout à elle, ne s’occupant que de son plaisir, de son bien-être et se préoccupant peu des souffrances qu’elle pouvait semer sur sa route… Arlette fiancée ! Avec le vicomte des Aubrays ! Son instinct ne l’avait donc pas trompé : il avait flairé en lui le rival…

— Elle ne se rend même pas compte qu’il l’épouse pour sa dot, sans doute ! C’est un type qui a l’air fauché jusque dans ses doublures, pensa-t-il et il voit là l’occasion de vendre richement son titre…

Il arriva chez lui sans trop savoir comment, et, pesamment, se laissa tomber sur son lit… Le pauvre garçon souffrait atrocement. C’était la première fois qu’il aimait, et, ingénûment, il avait donné tout son cœur, s’imaginant qu’il était payé de retour… prenant pour de l’amour la plus évidente des coquetteries…

— Elle savait pourtant que je l’aimais ! Elle n’a pas eu pitié de moi ! songeait-il en roulant sur l’oreiller sa tête douloureuse.

Son chagrin l’étouffait. Il eut une crise de désespoir effrayante. Un instant, il songea au suicide. Puis, le bon sens reprit le dessus, et aussi le goût de la vie… Le suicide était une lâcheté… Elle n’en valait pas la peine !

Et pourtant, quelle souffrance était la sienne ! Il comprenait bien qu’il l’aimait toujours… Et l’idée que dans quelque temps, elle allait être la femme légitime de ce vicomte des Aubrays, de l’homme qu’il abhorrait de toutes ses forces, le remplissait à la fois de rage et de douleur. Elle connaissait bien le sentiment ardent, passionné, sincère, qu’il nourrissait pour elle… Et elle avait osé l’inviter à son repas de fiançailles ! Pourquoi pas à son mariage, aussi ?

Dire que lui, le crédule ! Il avait cru à une tendresse partagée… Il avait fait déjà les plus beaux rêves d’avenir… Il voulait s’élever, devenir riche, célèbre, pour elle… Il sentait que si elle avait été ce qu’il avait cru, il aurait eu des forces de Titan… Il aurait vaincu la destinée… Il se serait créé lui-même, pour l’amour d’elle, comme autrefois les anciens chevaliers combattaient et triomphaient de mille obstacles pour conquérir leur dame !

Maintenant, qu’allait-il faire ? Il était bien inutile qu’il travaille ! Retardé par la maladie, trahi par la femme en qui il avait placé tout son espoir et toute sa confiance, il n’était plus qu’une épave… Non, non, jamais il ne continuerait ses études ! Il sentait en lui quelque chose de brisé, qui palpitait et agonisait… C’était sa foi, son espérance… la première illusion de sa jeunesse !

Il sauta de son lit, saisit les livres d’études, les cahiers, qui s’étageaient sur une planche, les déchira, les piétina… Puis, ouvrant la porte du petit poële que Mme Luchoux lui avait allumé, il les fit brûler…

Quand l’holocauste fut terminé, il essuya son front en sueur… Le sort en était jeté ! Jamais il ne serait avocat ; jamais il ne serait un grand homme… À quoi bon ! Ne resterait-il pas un éternel blessé ? Qu’il trouve quelque chose pour gagner sa croûte, c’était bien suffisant !

Alors, il se jeta sur son lit, et, brisé par la fatigue, l’émotion, la souffrance, les larmes, il s’endormit profondément.

Quand il s’éveilla, une aube pâle traversait les vitres, et il entendait le clapotement de la pluie sur les toits. Il frissonna. Comme cette chambre était froide ! Le poële s’était éteint, après avoir dévoré ce qui constituait jadis ses projets d’avenir… sa future situation…

Il referma les yeux, lentement. Il aurait voulu s’endormir pour ne plus jamais s’éveiller… Mais son éducation lui défendait d’accomplir le geste suprême…

Les heures s’écoulèrent, silencieuses. Dans le cerveau las du jeune homme passaient de douloureuses pensées… Arlette… Arlette… Toujours Arlette !

Il se leva, tandis que huit heures sonnaient à l’église Saint-Sulpice.

— Je dois l’oublier, pensa-t-il. Elle ne m’est plus rien. Elle m’a montré son âme véritable qui est sèche, orgueilleuse, égoïste… Un travail absorbant, régulier, me sera salutaire… D’ailleurs, dès maintenant, ne dois-je pas chercher à gagner ma vie ?

Il s’habilla, descendit et alla prendre un déjeuner chaud au café le plus proche. Il n’avait pas dîné, la veille et son estomac commençait à le tirailler cruellement.

Ce fut le début de longues et fatigantes recherches… Le jeune homme ne s’était pas bien encore imaginé ce que pouvait être la vie de celui qui cherche un emploi pour gagner son pain…

Tout naturellement, il songea à entrer dans un bureau quelconque. Comme le font tous les provinciaux qui n’ont guère de relations dans la capitale, il dévora les petites annonces. Elles lui offrirent plus d’une désillusion…

Chaque fois qu’il arrivait, il trouvait une cinquantaine de concurrents de tous âges venus dans la même intention que lui… il y avait des jeunes gens ; il y avait quelquefois des vieux, le visage triste, le dos courbé… toute l’immense armée des sans-travail qui vont, nouveaux Juifs-Errants, talonnés par le spectre de la misère, quêter une occupation quelconque qui leur permettra de manger, de s’abriter… de vivre, enfin !

Jean connaissait maintenant la façon dont se passait la chose… Les premières fois, il hésitait à parler, rougissait de honte à l’idée de quémander, de s’offrir. Il ne comprenait pas encore combien est naturelle la recherche du travail… Mais l’expérience devait venir vite…

Maintenant, il entrait, s’asseyait à l’extrémité de la longue file morne, et attendait patiemment… Puis, lorsque plusieurs concurrents avaient été examinés, on ouvrait une porte et on annonçait :

— Messieurs… vous pouvez, vous retirer… la place est prise…

Alors, on partait, le dos un peu plus rond, le visage un peu plus las, courir vers de nouveaux espoirs…

Jean avait vu tour à tour s’évanouir de la sorte tous les siens… Au bout d’une semaine de démarches inutiles et épuisantes, dans tous les quartiers de la capitale, il eut une crise de découragement et renonça à être employé.

— N’importe quoi ! songea-t-il. Je prendrai n’importe quoi !

Il avait déjà écrit à ses parents qu’il était inutile qu’ils continuassent à lui envoyer sa pension. Le médecin lui avait soi-disant interdit de poursuivre ses études et il avait trouvé une situation où il gagnait bien sa vie…

Il ne voulait pas, pour rien au monde, que ses vieux continuent à se priver pour lui, puisque, désormais, il avait dit adieu à la Faculté de Droit. D’un autre côté, son orgueil se révoltait à l’idée de revenir près d’eux. Il imaginait déjà les gorges chaudes qu’on en ferait dans le village : « C’était pas la peine de partir à Paris pour en revenir Gros-Jean connue devant ! »

Il reprit ses courses harassantes. Heureusement, n’ayant plus le souci de sa toilette, il se contentait des vêtements modestes qui convenaient à sa condition et pouvait mieux se nourrir. Petit à petit, il reprenait des forces et se sentait aussi solide qu’avant sa maladie.

Enfin, il finit par découvrir un emploi. Oh ! bien modeste, en vérité !

Il avait entendu dire, par le patron du restaurant où il prenait ses repas, qu’une grosse maison de librairie du quartier recherchait un garçon livreur. Il s’y présenta.

Son air ouvert et franc, son aspect robuste séduisirent le patron. Il fut agréé, aux appointements mensuels de cinq cents francs.

Il commença aussitôt son nouveau métier, qui ne lui parut pas trop désagréable d’abord. Ses fonctions consistaient à monter à côté du chauffeur et à transporter les ballots de livres et de papeterie aux adresses dont il avait la liste.

Mais ces continuelles randonnées à travers le brouhaha de Paris lui cassaient la tête… Du matin au soir, il fallait marcher, par la pluie, le froid ou le gel, quand le vent vous coupait la figure et vous gelait les doigts…

Son habituel camarade, le chauffeur, était un brave garçon, malheureusement, il professait pour les apéritifs, un penchant aussi vif qu’exagéré. Bien souvent, Jean trembla en le voyant remonter sur son siège, après une halte dans quelque bistro. Heureusement, Muchet était bon chauffeur, et conduisait instinctivement, sinon plus d’une fois le camion de livraison serait entré en collision avec un obstacle quelconque.

Les premiers jours, il avait tenté d’inutiles efforts pour entraîner son compagnon.

— Viens donc ! ça te réchauffera et ça tuera le ver !

Il avait accepté à quelques reprises. Puis, comme il ne pouvait laisser payer continuellement Muchet, et qu’il fallait bien rendre la politesse, il trouva stupide au bout du compte, de gaspiller son argent pour s’abîmer l’estomac. Et comme il l’avait fait autrefois avec ses camarades du quartier latin, il trouva des prétextes pour supprimer les apéritifs, les digestifs, les pousse-café et les rincettes que le chauffeur prodiguait.

— T’es pas un homme ! avait conclu Muchet avec un gros rire. Un homme, ça boit sec et ça n’a pas peur d’un vermouth-cassis. T’es une demoiselle, quoi ! D’ailleurs, y a qu’à regarder tes mains !

Le travail intellectuel avait blanchi les mains du jeune homme et cette finesse, bien qu’elle n’enlevât rien à sa robustesse, excitait les sarcasmes de son camarade.

— Allons, fillette ! disait-il narquoisement. Déchargeons vivement cette caisse de papelards, et en route !

Mais, un beau matin, Jean, qui s’était réveillé d’assez mauvaise humeur, prit mal la moquerie. Il répliqua vertement :

— Tu sais, Muchet, cesse cette histoire, autrement ça finira mal, je t’en avertis !

Les deux hommes se trouvaient dans le sous-sol de la librairie, occupés à monter des caisses de marchandises qu’ils devaient charger ensuite dans le camion.

Muchet regarda son compagnon et éclata de rire.

— De quoi ? de quoi ? Quèque t’as dit ? Répète-le un peu, pour voir ?

Jean fronça les sourcils et riposta :

— Je dis que tu feras bien de changer de manière, ou autrement, il y aura de la casse !

L’autre était, à jeun, un homme calme. Mais quand il avait deux ou trois verres dans le nez, comme c’était déjà le cas, ses sentiments devenaient belliqueux.

Il se campa devant l’ancien étudiant et lui mit sous le nez un poing énorme.

— Dis donc, demoiselle manquée, tu vas clore ton bec, ou autrement, je me charge de te le fermer, moi ! T’as compris ? Je t’appellerai comme je voudrai… eh ! gonzesse !

Il n’acheva pas. D’un direct foudroyant, Jean venait de l’atteindre à la pointe du menton. Muchet s’écroula à la renverse, au milieu des papiers d’emballage.

— Flûte ! je l’ai mis knock-out ! songea-t-il, ennuyé. Ça, alors, c’est sa faute, aussi, à cet idiot ! En attendant, le voilà dans les pommes… Et il est l’heure de partir !

Il s’agenouilla près de lui et s’ingénia à le faire revenir. Mais c’était à croire que Muchet y mettait de la mauvaise volonté : il restait obstinément immobile.

Pour comble de malchance, voici que soudain Jean entendit un pas dans l’escalier et le chef de la manutention parut.

— Eh bien ! fit-il, étonné. Qu’est-ce que vous fabriquez, tous les deux ?

Il aperçut soudain Muchet étendu. Il jeta une exclamation de stupeur.

— Qu’y a-t-il ?

— Monsieur, expliqua Jean, très embarrassé, il est tombé…

— Il est tombé ? Comment ? Il est tombé ?

— Oui, Monsieur.

— Enfin, expliquez-vous, Gardin ! On ne tombe pas ainsi, sans cause ! Que signifie cette histoire !

Juste à ce moment, Muchet ouvrit un œil et sans voir le chef qui se tenait derrière lui, s’assit péniblement sur son séant et grommela :

— Ben, vrai ! Il est rien lourd, ton poing, toi ! J’en ai vu trente-six chandelles !

— Vous vous êtes battus ? interrogea le premier manutentionnaire, d’une voix sèche.

En entendant ces mots, Muchet se trouva complètement ressuscité. Il bondit sur ses pieds, tout penaud.

— Eh bien ! répondez !

Le chauffeur jeta un regard vers Jean.

— Heu !… c’est-à-dire… commença-t-il.

Mais le jeune homme fit un pas en avant d’un air décidé.

— Monsieur, j’ai donné un coup de poing à Muchet ; c’est ce qui l’a étourdi.

— Un coup de poing ? Pour quelle raison ?

Jean hésita légèrement :

Le chef de la manutention haussa les épaules.

— Vous mériteriez qu’on vous fiche à la porte tous les deux. Nous ne voulons pas d’histoire comme ça dans la maison, hein ? C’est compris ? D’ailleurs, ça va changer. Muchet, désormais, c’est le petit Favreau qui vous accompagnera. Il est fort et costaud pour ses quinze ans. Quant à Gardin, il livrera avec la voiture à bras. Comme ça, vous ne vous disputerez pas. Allez ! ouste ! Embarquez-moi cette dernière caisse, puis vous chargerez sur la petite voiture les deux paquets de papier destinés à M. Loumeau, 18 bis, rue de Liège… Gardin ira les livrer…

Il tourna les talons. Penauds, les deux belligérants reprirent leur ouvrage sans un mot. Enfin, Muchet murmura :

— Tu sais, mon vieux, je regrette de t’avoir appelé fillette.

Jean sourit et lui tendit une main cordiale :

— Moi, je regrette mon coup de poing…

— Bah ! n’en parlons plus… Seulement, ça m’ennuie qu’à cause de cette bête l’histoire, tu sois obligé de coltiner les ballots à travers la capitale.

Il haussa les épaules, insoucieusement

— Bah ! t’en fais pas… On se débrouillera bien, va !

Il fallut bien se débrouiller. Mais le pauvre garçon comprit vite qu’il n’avait pas gagné au change… Par la pluie, par le froid terrible de cet hiver qui se prolongeait jusque dans les premiers jours du printemps, il devait aller, poussant devant lui une petite charrette à bras lourdement chargée… Certes, le métier était dur ! Mais il avait un avantage : c’est que, le soir, quand il rentrait dans sa chambrette, à moitié mort de fatigue, il ne songeait plus qu’à dormir comme une brute, et le souvenir d’Arlette s’estompait un peu dans son cœur…

Il fallut un hasard pour raviver la flamme douloureuse et lui rappeler avec plus de vivacité que jamais celle qu’il n’avait pu encore réussir à oublier…

Ce jour-là — il y avait environ trois semaines qu’il était employé à la Librairie Bruneau — il devait aller faire une livraison dans le septième arrondissement, et précisément dans la rue Beaujon, qui coupe l’avenue Hoche…

Il attendait le moment propice pour traverser avec son chargement, lorsqu’une auto qu’il connaissait bien, passa à le frôler. Dans un éclair, il eut le temps de distinguer une silhouette menue, brune et rieuse, qui tenait le volant, tandis que près d’elle, dans la torpédo, se prélassait le vicomte des Aubrays…

Ce fut comme un coup de poignard en plein cœur. Il ne les avait pas encore vus ensemble… Il sentit une vague de rage le submerger tandis qu’un nouveau désespoir s’emparait de lui. Dire qu’il aurait pu être à la place de cet homme ! Et s’il se trouvait, lui, entre les brancards de cette charrette, n’était-ce pas sa faute, à elle ? Elle s’en souciait peu !

Il ricana tout seul et traversa. Il se sentait tout prêt à la haine…

En revenant, le hasard voulut encore qu’il passât devant la mairie. Mû par un obscur pressentiment, il s’arrêta et parcourut les annonces de mariage…

Elle était là ! Il ne s’était pas trompé ! « Marie-Madeleine-Arlette Fousseret… et le vicomte Charles-Antoine-Bernard des Aubrays… » disait l’affiche.

Tandis qu’il restait figé, ne pouvant détacher ses yeux de ces noms accouplés un cantonnier s’approcha d’un pas traînant.

— Dis donc, camarade… demanda-t-il. As-tu du feu ?

Jean ne fumait pas. Mais il avait dans sa poche, à tout hasard, une boîte d’allumettes. Il s’empressa d’en offrir au vieux qui alluma sa pipe.

— Tu reluques ça ? fit-il en montrant les bans. Ça va être un chouette mariage, qu’on dit ! Du gratin, quoi !

— Oui… répondit le jeune homme, en essayant d’éclaircir sa voix. Et quand est-ce ?

— Tu sais pas ? T’es donc pas du quartier ?

— Non !

— C’est pour après-demain… Tu comprends que je suis renseigné, parce que ma sœur, elle est concierge rue de la Bienfaisance, comme qui dirait à côté, quoi !

— Je comprends… fit-il, en reprenant sa charrette. Là-dessus, mon vieux, au revoir : j’ai encore une commande à livrer rue de Naples…

Il reprit son trajet, les pieds lourds et la tête endolorie. Allons ! l’inévitable allait s’accomplir… Il fallait s’y résigner…

En rentrant chez lui, le soir, il trouva un mot de Marcelle, qui lui disait :

« Je suis sortie de l’hôpital depuis six jours, et j’ai loué une petite chambre rue Oliver-Noyer…, numéro six… J’espère bien que vous n’avez pas oublié votre petite « payse » et que vous lui ferez l’amitié de venir la voir un de ces jours… »

Mais cette lettre le laissa complètement indifférent. Il avait bien autre chose à penser qu’à aller voir Marcelle, vraiment !

Jusqu’au surlendemain, il ne songea qu’à une chose : chercher un moyen pour s’échapper… Il s’était mis dans la tête d’assister à la bénédiction du mariage…

Il n’osa pas demander congé de la matinée à son chef de manutention. Mais on aurait pu croire que le hasard le protégeait, car dès son arrivée, ce jour-là, il fut appelé :

— Gardin, lui dit le chef, il faut aller ce matin boulevard Malesheibes, chez Brontineau et Cie, où vous avez livré avant-hier… La commande ne lui plaît pas et il veut un échange… Voici donc ce qu’il faudra lui apporter à la place… Vous reprendrez la caisse refusée. Allez vite.

Le jeune homme s’empressa. Il alla d’abord chez le client, dut subir une longue conversation avec l’employé qui était chargé de l’affaire, et enfin, se retrouva aux environs de la mairie, où des curieux stationnaient déjà.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-il à un petit télégraphiste qui portait sans doute des dépêches peu pressées.

— C’est une gonzesse de la haute qu’épouse un vicomte, répondit le gamin. Paraît que c’est un mariage tout ce qu’il y a de chic… Si tu veux les voir, ils vont arriver…

— Où le mariage est-il béni ? questionna-t-il, les tempes bourdonnantes.

Le gamin le regarda avec étonnement.

— Tu lis donc pas les journaux ? Tiens, regarde-ça ! Ça te donnera aussi le tuyau que tu cherches.

Il lui tendit un journal du matin. En première page, le portrait des fiancés surmontait un entrefilet où l’on annonçait le mariage de Mlle Fousseret, « fille du financier bien connu » et du vicomte des Aubrays. La bénédiction nuptiale devait être donnée aux jeunes époux dans l’église Saint-Augustin.

C’était tout près. Jean chercha à se débarrasser de son encombrante charrette. Il remonta avec elle la rue du Maréchal-Foy, et dans la rue de Monceau, trouva ce qu’il cherchait : un gamin qui flânait, les mains dans les poches et le nez au vent. Il l’arrêta :

— Dis-donc, petit, veux-tu gagner quarante sous ?

Les yeux du gosse s’allumèrent.

— Quarante sous, que vous dites ? Bien sûr ! Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Pas grand’chose ! Garder ma voiture pendant une demi-heure pendant que je vais faire une commission…

— Entendu, mon prince ! Mais, ajouta-t-il, méfiant, payez d’avance !

— Tu as un fichu toupet ! Tiens voilà vingt sous ; tu en auras autant quand je reviendrai.

— Ça colle !

Il lui tendit une pièce et s’éloigna à grands pas.

L’église Saint-Augustin était tendue de draperies claires ; un dôme de toile rayée prolongeait l’entrée et recouvrait le parvis ; une foule de curieux attendait, groupée sur les trottoirs et sur la place.

Jean, libéré de son chargement, se glissa jusqu’à l’église, et y pénétra discrètement. Déjà, une élégante assistance la remplissait et bavardait à mi-voix. Il resta dans les derniers rangs, ne voulant pas se faire remarquer, mais eut soin de se placer tout près du passage, afin de bien la voir une dernière fois.

Au fond de la voûte décorée, les cierges mettaient des scintillements d’étoiles ; une vague odeur d’encens flottait et les assistants de celui qui devait célébrer la messe s’agitaient déjà au fond du chœur, achevant les derniers préparatifs.

Soudain, un discret mouvement de curiosité accompagné par un sourd brouhaha se fit entendre. Un chuchotement courut :

— Les voilà !

Jean tendit le cou. Comme en un rêve, il vit la jeune fille semblable à un blanc fantôme surgir au bras de son père, tandis que là-haut, les orgues attaquaient la Marche Nuptiale de Mendelssohn, déchaînant un ouragan harmonieux.

Le cortège défila à son tour. Le Tout-Paris était représenté là. La messe commença.

Il sembla au jeune homme que le prêtre parlait dans un monde lointain, inaccessible, auquel son esprit seul était présent… Une fois encore, il croyait être l’objet d’un cauchemar…

Enfin, la cérémonie prit fin… Il pencha la tête : il vit Arlette, devenue vicomtesse des Aubrays, s’avancer au bras de son nouvel époux… Halluciné, il la regarda s’approcher… Le vit-elle ? Peut-être ; le reconnut-elle ? Il ne le sut jamais. Quoi qu’il en soit, elle passa, fière, distante, sans un regard même distrait vers celui qui était tombé pour elle si bas dans l’échelle sociale… Le futur grand avocat, celui dont on devait parler un jour, n’était plus qu’un modeste garçon livreur, perdu au milieu de la foule anonyme des travailleurs manuels qui se presse dans les rues de Paris…

Il ferma les yeux, craignant que quelqu’un puisse y lire sa peine atroce… Une larme, lente, chaude, brûlante, traça un sillon sur sa joue amaigrie… Il l’essuya avec vivacité : pour rien au monde, il n’aurait voulu que l’un de ceux qui l’entouraient puisse deviner son secret…

Mais personne ne faisait attention à lui. La foule s’écoulait lentement, discutant avec animation le spectacle auquel elle venait d’assister. La toilette de la mariée, les robes des invitées, l’ordonnance du cortège, les personnalités remarquées, allaient servir d’aliment aux conversations pendant plusieurs jours.

Le soleil du dehors fit papilloter ses yeux. Le printemps décidait de faire une timide apparition et des paillettes d’or habillaient les flaques des ruisseaux, vernissaient le tronc des marronniers…

Traînant des pieds, il remonta la rue du général-Foy, afin de retrouver son jeune gardien et sa voiture. Il vit en effet l’un près de l’autre, mais le gamin avait déjà engagé une partie de billes avec un camarade, afin de charmer les longueurs de l’attente.

— V’là votre bagnole, m’sieur ! cria-t-il, lorsqu’il l’aperçut. Personne y a touché, je vous en réponds !

— Ça va ! Tu es un bon petit gars… Tiens, voilà tes autres vingt sous…

— Chic ! merci bien, m’sieur ! Ça me permettra d’avoir autant de billes que le copain Nénesse…

Et les deux gavroches de s’envoler, l’un pour trouver l’emploi judicieux de son capital, l’autre parce qu’il espérait bien en attraper des miettes…

Jean reprit le chemin de la librairie, l’esprit perdu dans un tumulte de pensées, si absorbé même qu’il faillit à plusieurs reprises se faire accrocher par un véhicule. Ce fut la violente apostrophe d’un chauffeur de taxi qui le tira de sa douloureuse torpeur, et le ramena au sentiment des réalités.

— Ben ! dis-donc ? C’est-y qu’il te faut des lunettes à ton âge, fichu empoté, canasson à deux pattes, s’pèce de bourricot à la manque ?

Sous cette avalanche, Jean tressaillit, et comprit que s’il ne voulait pas courir une mort certaine, il fallait prêter un peu plus d’attention à la circulation.

Mais il sentait bien que c’était un automate qui agissait à sa place… Un automate qui aurait égaré son cœur…