Michel Lévy Frères (p. 167-182).

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SAINT ZANOBBI.

Une inscription gravée sur une pierre incrustée sous les fenêtres du palais Altoviti, et la culmine de la place du Dôme, communément appelée la colonne Saint-Jean, parce qu’elle est voisine du Baptistère, constatent les deux plus grands miracles qu’ait accomplis saint Zanobbi, évêque de Florence : l’un pendant sa vie, l’autre après sa mort ; l’un l’an 400, l’autre l’an 428.

Saint Zanobbi naquit non-seulement d’une famille patricienne de Florence, mais encore qui avait la prétention de descendre de Zénobie, reine de Palmyre, qui vint à Rome sous le règne de l’empereur Aurélien. Saint Zanobbi était donc non-seulement de race noble, mais encore de race royale.

Il avait vingt ans à peu près lorsque la grâce le toucha. Il alla trouver le saint évêque Théodore, qui l’instruisit dans la foi du Christ, et lui donna le baptême en présence de tout le clergé florentin. Cette conversion, pour laquelle saint-Zanobbi n’avait pas demandé le consentement de sa famille, irrita fort son père Lucien et sa mère Sophie, qui menacèrent le néophyte de leur malédiction ; mais saint Zanobbi, en entendant cette menace, tomba à genoux, priant Dieu d’éclairer ses parens comme il l’avait éclairé lui-même ; et Dieu, miséricordieux pour eux comme pour lui, se manifesta si visiblement à leur esprit, qu’accomplissant eux-mêmes l’action qu’ils avaient blâmée dans leur fils, ils vinrent à leur tour trouver l’évêque Théodore, des mains duquel ils eurent le bonheur de recevoir tous deux le baptême.

Saint Zanobbi devint le favori de l’évêque, qui le fit successivement clerc-chanoine et sous-diacre. Bientôt sa réputation de piété et son amour du prochain se répandirent tellement, qu’on venait le consulter de toutes les villes d’Italie sur la voie la plus certaine à suivre pour gagner le ciel ; et ses discours étaient si simples, sa morale si évangélique, ses conseils si selon le cœur de Dieu, que chacun s’en retournait émerveillé de tant d’humilité jointe à tant de sagesse.

Sur ces entrefaites, l’évêque Théodore mourut ; et quoique saint Zanobbi eût trente-deux ans à peine, il fut immédiatement promu à l’épiscopat. Il est vrai que la réputation de saint Zanobbi était si grande, que saint Ambroise vint de Milan à Florence pour le visiter, et prendre sur lui, disait-il, des exemples de sainteté.

Saint Damase régnait en ce même temps à Rome. Il entendit parler des mérites de saint Zanobbi, et le voulut voir. Il l’invita donc à se rendre près de lui ; et saint Zanobbi, en fils soumis, s’empressa d’exécuter cet ordre et de se rendre aux pieds de Sa Sainteté. Saint Damase récompensa la prompte obéissance de saint Zanobbi en le nommant un des sept diacres de l’Église romaine.

Dieu ne tarda point à permettre qu’une preuve éclatante que cet honneur n’était point immérité partit au jour. Un jour que le saint pontife, en compagnie de son diacre Zanobbi, se rendait à Sainte-Marie au delà du Tibre, où Sa Sainteté devait dire la messe ce jour-là, il arriva que le préfet de Rome, dont le fils était tombé en paralysie, et avait épuisé, sans guérir, tout l’art des médecins, pensa qu’il ne lui restait d’espérance que dans un miracle, et fut illuminé de cette idée que ce miracle saint Zanobbi le pouvait faire. Il vint donc l’attendre sur son passage, et, tombant à ses pieds les larmes aux yeux, il le supplia au nom du Seigneur de rendre la santé à son fils. Humble et modeste comme il était, saint Zanobbi se récusa, déclarant qu’il se regardait comme trop insuffisant et trop indigne pour que Dieu daignât accomplir un miracle par ses mains. Mais le préfet insista tellement, que saint Zanobbi pensa qu’une plus longue résistance serait un doute de la puissance de Dieu, puisque Dieu se manifeste par qui il lui plaît, par les grands comme par les petits, par les dignes comme par les indignes. Il suivit donc le pauvre père, et, encouragé par le pontife lui-même, il s’agenouilla près du lit du malade, resta longtemps les mains jointes, les yeux au ciel, et absorbé par une profonde prière ; puis, se relevant, il traça du bout du doigt le signe de la croix sur le corps du malade, et le prenant par la main :

« Jeune homme, dit-il, si la volonté de Dieu est que tu te lèves et que tu guérisses, lève-toi et sois guéri. »

Et le jeune homme se leva aussitôt et alla se jeter dans les bras de son père à la grande admiration du peuple, du clergé et du pontife, qui, à partir de ce moment, commencèrent à regarder Zanobbi comme un saint ; opinion qui lui valut d’être envoyé par le pape à Constantinople pour combattre les hérésies qui commençaient à s’élever dans l’Église. Dieu avait donné à Zanobbi le don des miracles, et par conséquent l’avait fait participant à sa nature divine. Aussi Zanobbi, pensant que mieux valait combattre les hérétiques par les faits que par les paroles, et que les yeux sont plus promptement convaincus que les oreilles, débuta par se faire amener deux possédés que tous les médecins avaient inutilement tenté de guérir et tous les prêtres vainement essayé d’exorciser. Mais Zanobbi eut à peine prononcé le nom de Jésus à leur oreille et fait le signe de la croix sur leur corps, que les démons s’envolèrent en jetant un grand cri, et que les possédés, à jamais délivrés de la possession, tombèrent à genoux et rendirent grâce au Seigneur.

Un pareil début, comme on le pense bien, répandit le nom de Zanobbi dans toute l’Église et parmi tout le clergé de Constantinople. Depuis le temps des apôtres les miracles devenaient rares, et il était évident que ceux à qui Dieu en conservait le don étaient ses serviteurs bien-aimés. Chacun s’empressa donc d’écouter les paroles de l’évêque de Florence ; et l’hérésie, qui avait commencé de montrer sa tête au milieu de la sainte Eglise, disparut, sinon pour toujours, du moins momentanément.

Mais le moment approchait où Notre Seigneur Jésus-Christ allait permettre que la sainteté de Zanobbi éclatât dans tout son jour, en lui donnant l’occasion de faire un miracle pareil à celui qu’il avait fait lui-même en ressuscitant la fille de Zaïre chez les Géraséniens, et le frère de Marthe à Béthanie.

Zanobbi était revenu à Florence après son voyage d’Orient, et continuait, à la gloire de Dieu et à la propagation de sa renommée, de rendre la vue aux aveugles, la raison aux possédés et le mouvement aux paralytiques, lorsqu’une femme française, qui allait à Rome avec son fils pour accomplir un pèlerinage promis, fut forcée de s’arrêter à Florence, le jeune homme, fatigué du voyage, étant trop souffrant pour continuer son chemin.

Cette femme était une sainte créature, pleine de foi et de piété ; elle entendit parler des grandes vertus de Zanobbi et voulut le voir. Zanobbi fut pour elle ce qu’il était pour tous, le consolateur et le soutien des affligés, et la pèlerine reconnut facilement que l’esprit de Dieu était dans cet homme. Aussi quelque amour qu’elle eût pour son fils, dont la santé allait toujours s’affaiblissant, lorsque le saint lui eut donné le conseil de continuer son chemin vers Rome et de laisser son enfant à Florence, elle obéit aussitôt, recommanda le jeune homme aux soins et aux prières du saint évêque, embrassa l’enfant, et partit, quoique, sentant son mal croître de moment en moment, l’enfant la suppliât de rester.

Le pauvre petit ne se trompait pas ; le germe de la mort était en lui, et il alla chaque jour dépérissant, appelant sans cesse sa mère et répondant par ce seul cri : Ma mère ! ma mère ! aux secours des médecins et aux exhortations du saint évêque. Aussi, soit qu’il fut condamné, soit que cette douleur de se trouver seul dans une ville inconnue empirât encore son état, son mal fit des progrès si rapides, que quinze jours après le départ de sa mère il expira en l’appelant et en demandant à Dieu de la revoir une fois encore. Mais Dieu, qui avait d’autres projets sur lui, ne le permit pas.

Le jour même de sa mort, et comme des mains étrangères venaient de rendre au pauvre trépassé les derniers devoirs, sa mère, revenue de Rome, rentrait à Florence pleine de joie du bon et pieux voyage qu’elle avait fait, et pleine d’espérance de retrouver son enfant guéri.

Elle s’achemina donc rapidement vers sa demeure. Mais sans savoir pourquoi, à mesure qu’elle approchait, elle sentait son âme se serrer. A quelques pas de la maison, elle rencontra deux femmes qu’elle connaissait, et qui, au lieu de la féliciter de son bon retour, continuèrent leur chemin en détournant la tête. Au seuil de la porte, elle sentit une odeur d‘encens qui l’épouvanta malgré elle ; un instant elle demeura immobile et se demandant si elle devait aller plus avant. Enfin, jugeant que le mal le plus terrible qu’elle pût éprouver était l’angoisse qui lui brisait l’âme, elle s’élança dans la maison, monta rapidement l’escalier, et, trouvant toutes les portes ouvertes, elle se précipita dans la chambre de son enfant en criant à son tour : Mon fils ! mon fils !

L’enfant était couché, les cheveux couronnés de fleurs, tenant d’une main une palme et de l’autre un crucifix ; et comme il était mort sans agonie, on eût dit tout simplement qu’il dormait.

La mère le crut aussi, ou plutôt elle essaya de le croire. Elle se jeta sur son lit, serra l’enfant dans ses bras, baisant ses yeux fermés et sa bouche froide, et lui criant de s’éveiller, et que c’était sa mère qui revenait auprès de lui pour ne le plus quitter. Mais l’enfant dormait du sommeil sans réveil, et ne répondit pas.

Alors le Seigneur permit que le cœur de la mère, au lieu de se livrer au désespoir, s’ouvrit à la foi ; elle se laissa glisser du lit mortuaire, et tombant sur ses deux genoux : Domine, Domine, s’écria-t-elle comme les sœurs de Lazare, si fuisses hic, filius meus non fuisset mortuus ; c’est-à-dire : Seigneur, Seigneur, si tu avais été ici, mon enfant ne serait pas mort.

Puis alors un espoir lui revint. Comme à ses cris maternels les voisins étaient accourus, et que l’appartement commençait à se remplir de monde, elle se retourna vers les assistans et demanda si personne parmi eux ne pouvait lui dire où était saint Zanobbi. Tous lui répondirent d’une seule voix que, comme on célébrait ce même jour la fête des bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul, l’évêque était avec tout son clergé occupé de célébrer l’office divin à l’église de Saint-Pierre-Majeur, située hors les murs, après quoi il reviendrait sans doute à l’église de Santa-Reparata, aujourd’hui le Dôme.

Aussitôt, avec cette foi qui soulève les montagnes, elle leva ses regards au ciel, adressa sa prière à Dieu, et l’on remarqua qu’à mesure qu’elle priait les larmes se séchaient dans ses yeux, et que le calme reparaissait sur son visage ; puis, la prière finie, elle se releva, prit son fils contre sa poitrine, et s’avançant vers la porte : — Place, dit-elle, à l’enfant qui va ressusciter !

On la crut folle et on la suivit.

Alors elle s’avança par les rues de Florence ; et, arrivée à la via Borgo-degli-Albizzi, elle aperçut, au bout de la rue, saint Zanobhi qui revenait processionnellement avec tout son clergé. Elle s’engagea aussitôt dans la rue, suivie d’une multitude de peuple presque aussi grande que celle qui suivait l’évêque, et l’ayant rencontré juste à l’endroit où se trouve aujourd’hui le palais Altoviti, elle déposa l’enfant devant lui, et se jetant à ses pieds :

— Ô saint homme du Seigneur ! s’écria-t-elle, les joues livides, les cheveux épars et la voix pleine de larmes ; — ô miséricordieux évêque ! ô père des pauvres ! ô consolateur des affligés ! tu sais que dans la perte des choses humaines là est la plus grande douleur où était la plus grande espérance et le plus grand amour. Or, toute mon espérance, tout mon amour, je les avais mis dans cet enfant que voilà mort à mes pieds. Que voulez-vous donc que devienne une mère quand son enfant unique est mort ! N’oubliez donc pas que c’est par votre conseil que j’ai continué mon voyage vers Rome, que vous m’avez dit de laisser cet enfant entre vos mains, et que je l’y ai laissé. Et à cette heure, comment me rendez-vous mon enfant ? Vous le voyez, saint homme de Dieu, mort, mort ! Priez donc Dieu de renouveler pour moi le miracle qu’il a fait pour la fille de Jaïre et pour le frère de Marthe et de Madeleine. Je crois comme ces saintes femmes croyaient ; j’ai dans l’âme la même loi qu’elles avaient dans l’âme. Dites donc les paroles saintes : je suis à genoux, je crois, j’attends.

Et la pauvre mère levait en effet vers le ciel des yeux si pleins d’espérance que tout le monde pleurait autour d’elle en voyant une si profonde douleur jointe à une si pieuse croyance.

Quant à saint Zanobbi, il s’était arrêté comme stupéfait d’un pareil espoir et dans l’humble doute toujours que le Seigneur daignât se servir de lui pour accomplir de si grandes choses. Mais tout le peuple, qui lui avait déjà vu l’air tant de miracles, se mit à crier, partageant la confiance de la mère :

— Ressuscitez l’enfant, saint évêque, ressuscitez-le.

Alors saint Zanobbi s’agenouilla, et, avec des larmes d’une dévotion profonde, il demanda à Dieu de permettre que le ciel s’ouvrit et laissât tomber sur le fils de cette pauvre femme la rosée de sa grâce. Puis, cette prière terminée, il fit le signe de la croix sur le corps de l’enfant, le souleva dans ses bras et le déposa dans ceux de sa mère.

La mère jeta un grand cri de joie et de reconnaissance : l’enfant venait de rouvrir les yeux ; puis le dernier mot qui était sorti de sa bouche en sortit encore le premier, et l’enfant s’écria : — Ma mère !

Aussitôt tout le peuple se mit à louer Dieu, disant : Benedictus es, Domine, Deus patrum nostrorum, et laudabilis, et gloriasus in sæcula, que per sanctos mirabilia eperari non cessas. — C’est-à-dire : Sois béni, ô Dieu de nos pères ! sois béni et loué dans tous les siècles, toi qui ne cesses d’opérer des miracles par l’intermédiaire de tes saints !

Et tous ainsi chantant, et la mère tenant son fils par la main, ils accompagnèrent le saint homme jusqu’à l’archevêché. Puis la mère et l’enfant partirent pour la France, où tous deux arrivèrent en bonne santé, glorifiant le nom du Seigneur et celui du saint évêque qui les avait réunis l’un à l’autre quand ils se croyaient séparés pour jamais. À l’endroit même où le miracle eut lieu, c’est-à-dire au pied du palais Altoviti, on voit encore aujourd’hui une pierre où est gravée cette inscription :

 B. Zenobbus puerum sibi a matre
Gallica Romæ eunti
Creditum, atque interea mortnum,
Dura sibi urbem lustranti eadem
Reversa hoe loco conquerens
Occurrit, signo cruels ad vitam revocat,
Anno sal. cccc.

À son tour, après une vie toute de bonnes œuvres, saint Zanobbi mourut, mais comme il devait mourir, consolant et bénissant jusqu’à sa dernière heure. Ce fut vers l’an 425, disent les uns, et 426, disent les autres, qu’arriva cet événement, qui plongea Florence dans le deuil. Son corps, embaumé avec les parfums les plus riches et les aromates les plus précieux, fut déposé dans le cercueil revêtu de ses habits pontificaux, et transporté, ainsi qu’il l’avait demandé lui même, dans l’église de Saint-Laurent.

Mais trois ans après, saint Zanobbi ayant été canonisé, son successeur, qui se nommait André, et qui était un homme d’une piété suprême, résolut de lui rendre les honneurs qui lui étaient dus en transportant son corps de la modeste église où il avait été enterré dans la cathédrale de Saint-Sauveur. Le jour de cette translation fut fixé au 26 du mois de janvier, c’est à dire quatre ans environ après sa mort.

On se prépara à cette grande solennité par un jeûne général. Toute la nuit du 25 au 26 janvier les cloches sonnèrent sans s’arrêter un seul instant.

Enfin, vers les six heures du matin, l’évêque et tout le clergé se rendirent à l’église Saint-Laurent, où le cercueil était disposé dès la veille sur un riche catafalque tout brodé d’ornemens et tout garni de franges d’or.

Les diacres et les évêques prirent alors le catafalque sur leurs épaules ; et, précédés de l’évêque de Florence, mitre en tête, crosse en main, du clergé et des chantres qui disaient les hymnes saints, des enfans de chœur qui agitaient les encensoirs, des jeunes filles qui jetaient des fleurs, s’avancèrent processionnellement de l’église Saint-Laurent à la cathédrale de Saint-Sauveur, situé où est aujourd’hui le Dôme. Et derrière eux marchait une grande multitude de peuple, au milieu de laquelle on se montrait les aveugles auxquels le saint avait rendu la vue, les paralytiques auxquels le saint avait rendu le mouvement, les possédés auxquels le saint avait rendu la raison.

Et tous louaient le Seigneur.

Or, il advint, car une pareille solennité ne pouvait pas se passer sans miracle, qu’en arrivant sur la place il se précipita par une des rues latérales un tel flot de peuple que, obéissant malgré eux à l’impulsion donnée, les évêques et les diacres qui portaient le corps firent un mouvement de côté : de sorte que le catafalque sur lequel était couché le corps alla heurter un grand orme qui s’élevait sur la place et qui, tout dépouillé de ses feuilles, car, ainsi que nous l’avons dit, cette procession avait lieu le 26 janvier, semblait un arbre mort. Mais voilà qu’à peine le catafalque eut touché l’arbre qu’au même instant l’arbre se couvrit de bourgeons qui s’ouvrirent aussitôt, et en quelques secondes devinrent des feuilles aussi vertes, aussi fraîches, aussi touffues que celles que ce même arbre avait portées au mois de mai précèdent. Alors de grands cris retentirent, et chacun se précipita vers l’orme qui venait de reverdir si miraculeusement pour en arracher les feuilles, pour en casser les branches : si bien qu’au bout d’un instant ce ne fut plus qu’un tronc dépouillé, et ce tronc lui-même fut scié à son tour, et du bois qu’il fournit on fit des tableaux d’autel ; car autrefois, on se le rappelle, presque tous les tableaux d’église étaient sur bois. Au reste, un de ces tableaux resta longtemps dans la chapelle même du saint. Il représentait saint Zanobbi entre ses élèves bien-aimés, saint Eugène et saint Crescent ; et aux pieds du digne évêque étaient écrits ces mots en caractères romains :

Facto de ulmo quæ floruit tempore beati Zanobbi.

C’est en mémoire de cet orme, qui fleurit ainsi que nous venons de le dire et qu’en un instant le peuple dépouilla, que fut dressée la colonne de marbre encore debout aujourd’hui près du Baptistère Saint-Jean,et sur laquelle on lit l’inscription suivante :

Anno ab incarnatione Domini 408[1],
Die 26 januarii, tempore
Imperatoris Arcadii, et Honorii,
Anno undecimo, quinto mense,
Dum de basilica sancti Laurentii
Ad majorem ecclesiam Florentinam
Corpus sancti Zanobbii, Floreatinorum
Episcopi, fœretro portaretur,
Hic in loco ulmus arbor
Arida tunc existens, quam cum
Fœretrum sancti corporis tetigisset,
Subito fraudes et flores
Miraculose produxit, in cujus
Miraculi memoria Christiani
Cives Florentini in loco sublatæ
Arboris hic hanc columnam
Cum cruce in signe notabili erexerunt.

Mille ans venaient de s’écouler pendant lesquels, par des miracles successifs, le corps de Zanobbi avait continué de donner aux Florentins la preuve que son âme veillait sur eux. La vieille basilique avait disparu pour faire place au nouveau Dôme. Brunelleschi venait de couronner de sa coupole le monument d’Arnolfo di Lapo. Enfin Sainte-Marie-des-Fleurs était érigée depuis 1420 en église métropolitaine par le pape Martin V, lorsque l’archevêque de Florence, Louis Scampieri, de Padoue, qui avait commencé par être valet de chambre et médecin du pape Eugène IV, et qui depuis fut cardinal et patriarche, songea à tirer le corps de saint Zanobbi des catacombes de l’ancienne basilique, et à le mettre dans un lieu digne de la haute renommée dont il jouissait. Malheureusement, pendant que l’on bâtissait la nouvelle cathédrale, les travaux fondamentaux du monument avaient tout bouleversé ; et, comme trois ou quatre générations s’étaient écoulées entre la première pierre, posée par Arnolfo di Lapo, et la dernière pierre posée par Brunelleschi, on avait complètement oublié en quel lieu de l’ancienne crypte avaient été déposées les saintes reliques, dont, comme on se le rappelle, la translation avait déjà eu lieu de Saint-Laurent à Saint-Sauveur en l’an 429. En conséquence, l’archevêque rassembla tout son clergé, espérant que parmi les plus vieux chanoines de l’église il y en aurait qui pourraient lui donner quelques renseignemens, et déclara dans cette première assemblée que son intention était que la translation du corps de saint Zanobbi eût lieu le 26 avril 1439.

Cette époque avait été fixée par le digne archevêque parce qu’à cette époque justement, un concile ayant été assemblé pour réunir définitivement l’Église grecque à l’Église romaine, Florence se trouvait être devenue momentanément le séjour des plus grands personnages de la chrétienté. En effet, se trouvaient alors à Florence le pape Eugène IV, Jean Paléologue, empereur des Grecs ; Démétrius, son frère ; Joseph, patriarche de Constantinople, et tout le collège des cardinaux, des évêques et des archevêques grecs et latins. C’étaient de dignes assistans pour une pareille fête. Aussi monseigneur Scampieri avait décidé que la translation se ferait avant leur départ.

Les plus vieux chanoines, en rappelant leurs souvenirs, avaient cru pouvoir indiquer à peu près à l’archevêque l’endroit où, par tradition, ils avaient entendu dire dans leur jeunesse que se trouvait le corps du saint. Mais cette difficulté levée, il s’en présentait une autre : on craignait que ces grands courans d’eaux, que ces profondes sources souterraines, reconnus par Arnolfo di Lapo lorsqu’il avait jeté les fondations de son monument, n’eussent, par leur humidité, putréfié le corps du saint. Or, quel scandale pour toute l’Église si ce corps, qui avait fait tant de miracles, se présentait à la vue de tous fétide et corrompu !

On résolut donc, pour obvier à cet inconvénient, de s’assurer de la vérité d’abord ; puis, si le cadavre du saint était dans l’état où on craignait de le voir, d’en prévenir le pape, qui alors déciderait dans sa sagesse ce qu’il y avait à faire.

En conséquence, la veille du jour où la translation devait avoir lieu, le préposé de l’église, Jean Spinellino, homme grave et sur la discrétion duquel on pouvait compter, descendit dans les souterrains avec deux maîtres de chapelle, deux prêtres munis de flambeaux, et quatre ouvriers armés de pioches. Les fouilles devaient être faites en deux endroits, d’abord sur une pierre marquée de la lettre S, que l’on présumait vouloir dire sanctus, puis sous un autel où l’on croyait plus communément que le saint avait été enterré.

Les excavations commencèrent. Malgré le signe que nous avons dit, on ne trouva rien sous la pierre que quelques débris de cercueil. Là avait été autrefois une tombe, il est vrai ; mais la poussière était redevenue poussière, et il était impossible de séparer l’argile de l’argile. On abandonna donc cette première fouille, et l’on se tourna vers l’autel.

Là ce fut autre chose : à peine le devant de l’autel fut-il enlevé que l’on aperçut dans la profondeur un cercueil de marbre. On ne douta plus que ce ne fût celui de saint Zanobbi. On le tira du caveau où il avait reposé mille ans, et on l’ouvrit.

Alors non-seulement il n’y eut plus de doute, mais l’identité du saint fut reconnue par un nouveau miracle. Lors de la première translation, on avait parsemé son corps de fleurs et de feuilles de l’orme qu’il avait ravivé en le touchant. Or, sur son corps, aussi intact que le jour de l’ inhumation, on retrouva ces feuilles aussi vertes et ces fleurs aussi fraîches que le jour où elles avaient été cueillies.

À l’instant le pape Eugène fut prévenu de l’événement, et se rendit, avec tout le collège des cardinaux, des évêques et des archevêques, dans les souterrains du Dôme, où il trouva à genoux autour du cercueil les ouvriers qui l’avaient exhumé les prêtres qui tenaient les flambeaux, et le préposé Jean Spinellino, lesquels ne pouvaient croire à ce qu’ils voyaient, et remerciaient le Seigneur qui avait daigné donner en présence du saint-père lui-même cette preuve que son esprit n’avait pas encore abandonné la terre.

Le lendemain, la translation des reliques eut lieu ; et, après huit jours d’adoration sur le maître-autel, le corps du saint fut transporté dans la chapelle souterraine qui lui avait été destinée.

Aujourd’hui encore, outre les reliques du saint que l’on adore dans la cathédrale, on conserve trois choses révérées comme sacrées : son anneau épiscopal, propriété de la famille Girolami ; le buste d’argent qui renferme un os de sa tête, et le chapeau que portait habituellement le saint, fait en forme d’un chapeau de cardinal. Le chapeau se conserve dans l’église de San-Giovanni-Batista, dite della Calza, et située près de la porte Romaine. Il jouit toujours d’une grande réputation, et journellement les malades l’envoient chercher, comme on envoie chercher à Rome le saint Bambino d’Ara-Cœli.

Le buste est au Dôme : le 25 mai de chaque année, on apporte des bouquets de roses qui, sanctifiés par son contact, deviennent pour tout le reste de l’année un remède certain contre les douleurs rhumatismales, les affections des yeux, et surtout les maux de tête.

Quant à l’anneau de saint-Zanobbi, il fit, vers la fin du quinzième siècle, c’est-à-dire cinquante ans environ après les événemens que nous venons de raconter, un voyage en France par lequel nous terminerons cette légende.

Notre bon roi Louis XI était fort malade ; et comme il avait déjà grandement usé du crédit de Notre-Dame-d’Embrun, de saint Michel et de saint Jacques, ses patrons habituels, il eut la crainte, s’il s’adressait à eux, que lassés de ses prières antérieures, et dégoûtés de lui rendre service par son peu d’exactitude à remplir les promesses qu’il leur avait faites, ils ne le laissassent dans l’embarras. Il songea alors à saint Zanobbi qui, sans doute, ayant moins entendu parler de lui, serait peut-être plus disposé à lui rendre service, et s’adressa à Laurent le Magnifique pour qu’il obtînt de la famille Girolami qu’elle lui envoyât son anneau.

Laurent accepta l’ambassade et mena la négociation à bien : la famille Girolami consentit à se séparer momentanément de la précieuse bague, et elle fut envoyée en France par l’entremise du chapelain de la famille, qui fit serment de ne point la perdre de vue une seconde et de ne point s’en dessaisir un seul instant. En effet, le chapelain suspendit l’anneau à son cou avec une chaîne d’or, et pendant toute la route ne s’en sépara ni jour ni nuit.

Arrivé à la frontière, le chapelain trouva une escorte qui devait le conduire à travers la France jusqu’au Plessis-lès-Tours. C’est là que le vieux roi, abandonné de ses médecins, ne croyant plus aux saints français, attendait l’anneau miraculeux dans lequel résidait sa dernière espérance.

Quoique le chapelain fût habitué aux massives constructions de la Florence populaire, quoiqu’il eût parcouru les sombres corridors du Palais-Vieux, quoiqu’il eût sondé les murs épais du palais de Côme, in via Larga, et du palais Strozzi, place de la Trinité, il ne put s’empêcher de frémir en franchissant ces ponts-levis, en traversant ces herses, en s’engageant dans ces chemins couverts qui défendaient les abords de Plessis-lès-Tours. Ajoutons que les autres objets qui s’offraient à chaque pas sur son chemin n’étaient pas de nature à le rassurer : c’étaient dans la forêt qu’il venait de traverser des squelettes de pendus, dont les os cliquetaient au vent, et dont les corbeaux se disputaient les derniers débris ; c’étaient dans les salles basses le bourreau Tristan et ses deux acolytes ; c’était, à la porte de la chambre royale, l’ex-barbier Olivier Le Daim, qui venait d’être fait comte ; c’était enfin derrière tout cela le vieux tigre mourant, et, tout mourant qu’il était, capable de faire jeter le pauvre chapelain dans quelque cage de fer pareille à celle du cardinal La Balue, si l’anneau de saint Zanobbi ne produisait pas l’effet qu’il en avait espéré.

Aussi, en voyant tout cela, le pieux messager aurait-il bien voulu n’avoir jamais quitté Florence ; mais il était trop tard pour reculer : il était venu jusque-là, il fallait aller jusqu’au bout.

Olivier Le Daim ouvrit la porte, et le chapelain vit à terre, couché sur un lit de cendres, le corps enveloppé d’une robe de moine, les yeux ardens de fièvre, celui devant qui la France tremblait, et qui tremblait lui-même devant la mort. Au premier aspect, on eût dit qu’il ne restait au royal agonisant que le temps de dire un Pater avant de mourir, tant il était maigre, hâve et livide. Mais Louis XI n’était pas un de ces rois qui meurent ainsi tant qu’il leur reste un angle de la vie auquel ils peuvent se cramponner, et qui quittent la terre au premier appel de Dieu. Non, il avait mis toute son espérance dans saint Zanobbi ; il s’était répété vingt fois, cent fois, mille fois, dans ses veilles fiévreuses et dans ses terreurs nocturnes, que, si l’anneau arrivait avant qu’il fût mort, il était sauvé. À la vue du chapelain, il sentit donc ses forces revenir, et, sans l’aide de personne, se relevant sur ses deux genoux :

— Venez vite à moi, mon père, dit-il, venez vite. Vous êtes un digne homme, et Zanobbi un grand saint. Où est l’anneau ? Où est l’anneau ?

Alors, le chapelain tout tremblant s’approcha du roi, lui présentant le message dont l’avait chargé Laurent ; mais ce n’était pas une lettre du Magnifique qu’attendait Louis XI ; aussi l’écarta-t-il si violemment, qu’elle alla tomber de l’autre côté de la chambre, et se cramponnant à la main du prêtre :

— C’est l’anneau que je demande, dit-il ; n’as-tu pas l’anneau, prêtre maudit ?

— Si fait, sire, si fait, se hâta de répondre le chapelain ; et tirant de sa poitrine l’anneau miraculeux il le montra à Louis XI, qui se précipita dessus et le baisa ardemment, faisant en même temps avec lui des signes de croix multipliés.

Puis, ce premier mouvement de joie passé, Louis XI demanda au chapelain qu’il lui confiât l’anneau ; mais celui-ci lui dit alors à quelles conditions formelles l’anneau lui était envoyé. C’était ce que lui expliquait dans sa lettre Laurent le Magnifique.

Le roi ordonna à Olivier Le Daim de ramasser la lettre et de lui en faire la lecture : Olivier obéit, et Louis XI l’écouta d’un bout à l’autre, secouant la tête du haut en bas en signe d’adhésion, et de temps en temps se retournant pour baiser l’anneau et pour faire encore avec lui le signe de la croix.

Puis on porta le roi dans son lit, le chapelain tenant la chaîne, et le roi tenant l’anneau. Et comme le roi ne voulait pas quitter l’anneau et que le chapelain ne voulait pas quitter la chaîne, le chapelain s’assit au chevet du roi, où il resta trois jours et trois nuits, buvant, mangeant et dormant à la même place. Car pendant ces trois jours et ces trois nuits le malade ne voulut point quitter la bague, ne cessant de la baiser, de faire des signes de croix avec elle, et de prier le bienheureux saint Zanobbi de lui rendre la santé. Or, au bout de trois jours, le bon roi Louis XI était, sinon guéri, du moins hors de danger.

Alors il rendit la liberté au chapelain, lui fit force cadeaux, et ordonna que son orfèvre particulier exécutât, pour renfermer la bague miraculeuse, un des plus riches reliquaires qui eussent jamais été vus.

Et le chapelain revint à Florence, rapportant non-seulement l’anneau du saint, sur lequel il avait fait si bonne garde, mais encore le reliquaire donné par le bon roi Louis XI, lequel était si précieux, que, du prix qu’en tira la famille Girolami, elle fonda au Dôme un canonicat.

  1. Il y a erreur dans la date, saint Zanobbi n’étant mort qu’en 424, et même quelques-uns disent en 426.