V

SAINT-MARC.

En sortant de Sainte-Croix, on se trouve à deux pas de Saint-Marc. D’une église à un couvent la transition est facile ; nous prions donc le lecteur de nous y suivre.

La première chose qui frappe la vue en entrant sur la place, est une énorme colonne de marbre rompue en trois morceaux. Cette colonne a son histoire, ses jours de gloire, ses jours de revers, elle a été tour à tour debout et couchée ; elle s’est relevée trois fois, elle est retombée trois fois.

Le grand-duc Cosme avait déjà fait dresser deux colonnes dans sa bonne ville de Florence : l’une en face de l’église de la Sainte-Trinité, en mémoire de la prise de Sienne ; l’autre sur la place de Saint-Félix, en souvenir de la victoire de San-Marciano. Cosme était pareil aux dieux, le nombre trois lui était agréable ; il résolut d’élever une troisième colonne sur la place de Saint-Marc, en face de la Via Larga, mais le destin en avait décidé autrement ; les pierres ont aussi leur étoile.

En attendant les événémens cachés dans l’avenir, l’énorme cylindre de marbre, tiré des carrières de Seraversa, n’en fit pas moins son entrée triomphale à Florence le 27 septembre 1572, et avait trois brasses et demie de diamètre et vingt de hauteur. Pour un monolithe européen, c’était fort raisonnable, comme on le voit.

La colonne fut conduite à sa destination ; on la coucha provisoirement sur des travées de bois, où elle attendit, avec la patience de la sécurité, le moment de son érection, qu’elle regardait comme prochaine et surtout comme assurée. Elle faisait donc des rêves d’or, lorsque Cosme mourut.

La mort de Cosme était un grand événement qui faisait évanouir bien d’autres rêves que ceux de la pauvre colonne : mais les hommes, au moins, avaient pour eux le mouvement ; ils se tournèrent vers le nouveau soleil, et le nouveau soleil les éclaira. Il n’en fut pas de même du malheureux monolithe : condamné à l’immobilité, cette immobilité fut taxée d’opposition ; il demeura dans l’ombre et fut oublié.

Les choses demeurèrent ainsi pendant quelque temps ; mais un jour que le nouveau grand-duc passait sur la place de Saint-Marc, la belle Bianca Capello, qui l’accompagnait, lui rappela que c’était sur cette place qu’elle l’avait vu pour la première fois, et lui demanda s’il ne l’aimait point assez pour éterniser ce souvenir par un monument quelconque. Francesco Ier avait sous la main la chose demandée ; il étendit le doigt vers la colonne, et, parodiant les belles paroles du Sauveur à Lazare, il dit, comme le Christ : « Lève-toi. »

Malheureusement Francesco Ier n’avait pas, comme le fils de Marie, le don de faire des miracles : pour que la colonne se levât, il fallait procéder par des moyens humains. On fit venir un architecte ; on lui transmit l’ordre donné. Cet architecte était Pietro Tacca, élève et successeur de Jean de Bologne ; il se mit à l’œuvre, et, cinq ou six mois après, la base en forme de dé était prête, et la colonne, se soulevant sur ses travées, se regardait comme déjà dressée, méprisant d’avance toute ligne qui n’était pas la perpendiculaire.

Mais l’homme propose et Dieu dispose, comme dit le proverbe. Sur ces entrefaites Jeanne d’Autriche mourut.

On sait quelle réaction cette mort opéra dans l’esprit du faible et vacillant Francesco ; il jura au lit d’agonie de sa femme de se séparer de sa maîtresse, et, pour que sa conversion fût visible aux yeux de tous, il voulut que la colonne, destinée à perpétuer d’abord les commencemens de cet amour, fût le monument expiatoire qui en signalât la fin. Il ordonna donc que la colonne fût dressée à l’endroit où elle devait l’être, mais il décida qu’elle serait surmontée par une statue de Jeanne d’Autriche.

Tacca reçut donc l’ordre d’abandonner la colonne pour se mettre à la statue. Le monolithe, qui n’avait point pris parti entre Jeanne d’Autriche et Bianca Capello, et à qui peu importait la chose qu’il supporterait, pourvu qu’il supportât quelque chose, prit patience et attendit que la statue fût exécutée.

Mais, pendant que la statue s’exécutait, un des étais de bois qui soutenaient la colonne s’était pourri à l’humidité. Personne ne s’en était aperçu que le pauvre monolithe qui sentait bien qu’un de ses soutiens lui manquait ; or, comme ce soutien était justement celui du milieu, on trouva un beau matin la colonne rompue ; elle avait craqué pendant la nuit.

Cet accident arrivait à merveille : Francesco Ier venait de reprendre Bianca Capello, dont il était plus amoureux que jamais, et qu’il songeait sérieusement à faire grande-duchesse ; il se hâla donc d’en profiter. La statue de Jeanne d’Autriche, devenue l’image de la statue de la…, fut transportée au jardin Boboli, derrière le palais Royal et proche du cavalier. La colonne fut enterrée, et le dé resta seul debout.

Or comme, quelque cent ans après, ce dé gênait l’entrée de l’épouse de Cosme III, madame Louise d’Orléans, ce dé, à cette époque, disparut lui-même à son tour.

Le malheureux marbre était mort et enterré, personne ne pensait plus à lui, et, selon toute probabilité, lui-même ne pensait plus à personne, lorsque la grande-duchesse, que l’on croyait stérile, se déclara un beau matin enceinte. Or, comme cet événement avait tous les caractères d’un miracle, le grand-duc voulut savoir à quel saint il était redevable d’un héritier : la grande-duchesse répondit que ne sachant plus à qui s’adresser et désespérant comme son auguste époux de jamais donner un héritier au trône florentin, elle s’était adressée à saint Antonio, qui, étant un saint de nouvelle date, avait besoin d’établir son crédit par quelque miracle aussi incroyable qu’incontesté. Saint Antonio avait profité de l’occasion, et, selon les paroles de l’Évangile, il avait prouvé, en accordant à la grande-duchesse la demande qu’elle lui avait faite, que les derniers étaient les premiers.

Comme Florence est, en matière matrimoniale surtout, le pays de la foi, non seulement tout le monde se contenta de cette raison, mais encore elle eut un tel succès, qu’il se fit par toute la cité une grande recrudescence de dévotion à saint Antonio. Un prêtre, nommé Felizio Pizziche, profita aussitôt de ce mouvement, et proposa, à la fin d’un sermon tout à la louange du bienheureux dominicain, d’élever un monument qui constatât le miracle qu’il venait d’opérer. Cette motion fut reçue avec enthousiasme. On discuta, séance tenante, sur la forme et la matière de ce monument. Le prêtre se souvint de la colonne ensevelie, rappela aux citoyens que Dieu l’avait sauvée de tout usage profane, parce qu’il la réservait sans doute à cette pieuse destination. La prédestination de l’ex-monolithe était si évidente, que chacun fut de l’avis du prêtre. On courut à l’endroit où il avait été enseveli ; on l’exhuma ; on releva une nouvelle base sur les fondemens de l’ancienne ; on prépara les bas-reliefs qui devaient l’entourer ; on dégrossit la statue du saint qui devait la surmonter. Chacun se mit à l’œuvre, et les choses allaient un train qui permettait de croire que pour cette fois rien ne changerait l’avenir de la colonne, lorsque tout à coup certains bruits, relatifs à un jeune prince de Lorraine qui était venu faire une visite à la belle archiduchesse, s’étant répandus, la souscription destinée au monument se tarit tout à coup, et avec elle l’ardeur des artistes. L’ouvrage commencé fut donc interrompu par absence de fonds, la pire de toutes les absences, et la colonne et la base continuèrent à se regarder, l’une couchée, l’autre debout.

La base fut démolie en 1738, et ses matériaux employés à la construction de l’arc de triomphe élevé en l’honneur de la maison de Lorraine, en dehors de la porte San-Gallo.

Quant à la colonne, qui gênait la circulation, elle fut réenterrée en 1757.

Mais quelque vingt ans après arriva le grand-duc Léopold, lequel montait sur le trône avec de grandes idées d’embellissement pour la ville de Florence. Il avait vaguement entendu raconter l’histoire de la colonne ; il se fit faire un rapport à son endroit : il apprit qu’elle n’était rompue qu’à une seule place ; il s’assura que, réunie par des crampons de fer, cette rupture ne nuirait en rien à la solidité de l’ex-monolithe, il ordonna qu’elle fût exhumée : la colonne revit le jour.

Mais à peine le projet des architectes était-il arrêté sur le papier, que les premiers mouvemens révolutionnaires éclatèrent en Europe. Ce n’est pas pendant les tremblemens de terre qu’il fait bon de dresser des obélisques ; aussi la pauvre colonne fut-elle oubliée de nouveau ; et si bien oubliée, que cette fois on ne pensa plus même à la faire enterrer.

Depuis ce temps, non-seulement elle a perdu tout espoir de se retrouver jamais debout, mais encore elle est privée de la paix de la tombe : pareille à ces âmes indigentes qui ne peuvent pas même passer le Styx faute d’une obole à donner à Caron.

Que le curieux jette donc en passant un regard sur cette colonne qui, après avoir en une existence si agitée, a maintenant une mort si misérable ; puis, qu’après un regret accordé à cette grande infortune, il entre au couvent.

C’est avant une heure seulement qu’on peut visiter Saint-Marc, al-Tocco, comme on dit à Florence. Les bons dominicains dînent, et quand ils dînent les moines ne se dérangent pas, chose qui me parait fort juste, au reste, et qu’on ne s’avise de leur reprocher que parce qu’ils sont moines.

On entre à Saint-Marc par un portique incrusté d’inscriptions et décoré de tombeaux. Un concierge vient vous ouvrir : c’est le cicérone du couvent. La première porte franchie, on se trouve dans le cloître : c’est un carré parfait, tout couvert, dans sa partie supérieure, de fresques du Poccetti et du Passignano, et dans sa partie inférieure, d’inscriptions tumulaires.

Au milieu de ces inscriptions est un immense tableau représentant la mort d’un jeune homme étendu sur son lit ; au chevet du lit est un homme qui pleure, au pied du lit est une jeune fille qui s’arrache les cheveux ; dans le lointain, sont deux figures ailées qui remontent au ciel.

Ce jeune homme qui expire, c’est Ulysse Tacchinardi ; cet homme qui pleure, c’est Tacchinardi père ; cette jeune fille qui s’arrache les cheveux, c’est madame Persiani ; enfin, ces deux figures ailées, c’est l’ange de la mort qui remonte au ciel, culminant avec lui le génie de la musique.

Tout cela est peut-être fort beau comme pensée, mais c’est bien exécrable comme peinture.

Sans compter que c’est un peu bien hardi que de faire de la fresque sur les mêmes murs où en ont fait le Passignano, Poccetti, Beato Angelico et fra Bartolomeo.

J’éprouvai d’abord quelque étonnement de voir un chanteur enterré à Saint-Marc. Je demandai à mon cirérone ce qui avait mérité au pauvre Ulysse Tacchinardi ce grand honneur. Il me répondit que la famille avait payé 25 écus. Voilà tout.

En effet, moyennant 25 écus, tout catholique a droit de se faire enterrer au couvent de Saint-Marc. Comme on le voit, c’est pour rien ; et tout ce qui m’étonne, c’est que le terrain puisse y suffire : ce qui n’arriverait certainement pas si chaque mort se réservait une place aussi exorbitante que celle qu’a prise, pour l’exécution de son tableau, il signor Gazzanini.

Les deux grands souvenirs du couvent de Saint-Marc se rattachent à la mémoire de Beato Angelico et de Jérôme Savonarole.

L’un y a conservé la réputation d’un saint, l’autre y est regardé comme un martyr.

Il y a bien aussi un certain Antonio qui fut canonisé vers 1465 ; mais personne n’y pense, et on n’en parle aux curieux que pour mention.

Nous possédons au Musée de Paris un des tableaux de Beato Angelico, qu’on a relégué, je ne sais pourquoi, dans la salle des dessins, où personne ne va, et qui représente le Couronnement de la Vierge, l’un des sujets favoris du pieux artiste : c’est tout bonnement un chef-d’œuvre.

Beato Angelico est le chef de l’école idéaliste. Chez lui, rien ne se rattache à la terre, toutes les femmes sont des vierges, tous les enfans des anges : forcé de peindre sans modèle, ses créations sont des rêves de son extase. Le dessin y perd sans doute ; mais le sentiment y gagne.

Aussi la peinture de Beato Angelico est-elle de cette peinture qu’il ne faut pas juger, mais sentir ; quiconque ne tombe pas à genoux devant elle est tout prêt à hausser les épaules en lui tournant le dos.

Devant un jury de peintres, ses tableaux ne seraient probablement pas admis à l’exposition.

Si j’étais roi, j’en recueillerais tout ce qu’il me serait possible d’acheter ; je leur ferais faire des cadres d’or, et j’en tapisserais ma chapelle.

Beato Angelico fut appelé deux fois à Rome par deux papes ; l’un voulait le faire cardinal, l’autre saint : il refusa le cardinalat et la canonisation, et revint s’enfermer dans son pauvre couvent de Saint-Marc, dont il couvrait les parois de peinture.

Aussi on trouve partout de merveilleuses fresques : sur les escaliers, dans les corridors, dans les cellules. Sa composition, toujours simple et toujours pieuse, achevée, le moine sublime s’arrêtait où il se trouvait prenait ses pinceaux, et collait une page de l’Évangile sur la muraille.

Le lieu ne lui importait guère : il ne cherchait ni le jour, ni la publicité. Dieu voyait son œuvre, voilà tout.

Il y a dans un corridor obscur une Visitation de la Madone, qu’on ne peut distinguer qu’avec des lumières.

Il y a en face d’un escalier sombre une ravissante Annonciation de la Vierge que le jour n’a jamais éclairée.

Puis, dans toutes les cellules des moines, où personne ne va, il y a des Couronnemens de Madone, des Jésus au Calvaire, des Madelaines pleurant, des Martyrs mourant sur la terre, des Saints montant au ciel.

On m’a montré une Tombe du Christ, et, dans un coin du tableau, un saint vu à mi-corps, qu’on assure être le portrait de Beato Angelico. Qu’on ne s’y laisse pas tromper, c’est impossible ; l’humble moine ne se serait pas ceint le front d’une auréole.

Mais, de toutes ces peintures, la plus magnifique, c’est l’Évanouissement de la Vierge qui se trouve dans la salle du chapitre au dernier cri poussé par Jésus sur la croix, la Vierge s’évanouit. Sainte Madelaine, à genoux devant elle, la retient en l’entourant de ses deux bras ; saint Jean, son second fils, la reçoit dans les siens. C’est merveilleux.

Je n’ai jamais vu de têtes dont le souvenir me soit resté dans la mémoire aussi complet que j’ai gardé celui de la Vierge : c’est le désespoir de la mère combattu par la résignation de la sainte. La femme succombe dans le combat ; l’espérance de l’avenir ne peut compenser la douleur du présent.

Beato Angelico a eu bien raison de refuser le canonicat ; quand on fait de pareils tableaux, on est saint de droit.

Croirait-on qu’au milieu de toutes ces cellules, que Beato Angelico a couvertes de chefs-d’œuvre, on a oublié quelle était la sienne ?

Puis vient Savonarole : après l’art, la liberté ; après le salut, le martyr.

Nous rencontrâmes dans le cloître un beau moine qui s’en allait rêvant, et à qui sa longue robe blanche donnait l’air d’un fantôme. Mon cicérone, sans même se donner la peine d’aller à lui, lui fit un signe de familiarité qui me blessa. Le moine, sans faire attention à cette inconvenance, vint aussitôt.

Ce moine était peintre comme Beato Angelico ; mais malheureusement, comme on a oublié ce qu’est devenue sa cellule, il n’a retrouvé ni sa palette ni ses pinceaux.

Le cicérone l’appelait pour qu’il nous montrât la cellule de Savonarole.

Cette cellule est située en retour d’un grand corridor ; on y arrive par l’atelier du moine peintre : cet atelier était autrefois une chapelle.

La cellule de Savonarole donne bien l’idée du caractère du réformateur qui l’a habitée : c’est une petite chambre de douze pieds carrés à peine, dans laquelle il ne reste aucun meuble, aucune peinture ; rien que les quatre murailles blanches, éclairées par une étroite et basse fenêtre à petits carreaux garnis de plomb.

C’est là que le républicain se réfugiait chaque fois que Laurent de Médicis mettait le pied dans le couvent ; c’est là que le poursuivirent les excommunications d’Alexandre VI ; c’est là qu’il était en prière quand la foule vint le chercher pour le conduire à l’échafaud.

Depuis Savonarole, personne ne s’est jugé digne de demeurer dans la même chambre que lui. Sa cellule est restée vide.

Nous descendîmes de la cellule de Savonarole dans la sacristie. C’est là que l’on conserve comme des reliques quelques objets sanctifiés par son supplice.

Ces objets, à chacun desquels pend un sceau qui atteste son identité, sont :

Le pallium ou la cape du révérend père Jérôme[1];

2o La tunique qu’il dévêtit au moment où il monta sur l’échafaud ;

3o Le cilice du même révérend père Jérôme ;

4o Un autre cilice du même ;

5o Enfin un morceau du bois de la potence à laquelle il fut attaché.

Tous ces objets sont gardés parmi les objets sacrés.

Les Anglais, qui croient que tout s’achète, en ont offert des sommes énormes, qui ont été refusées par les moines.

Car c’est non seulement un souvenir personnel aux dominicains de Saint-Marc ; c’est un saint dépôt confié par la ville tout entière au vieux couvent du quinzième siècle.

Toute l’histoire de la chute de Florence est là : trois ans après la mort de Savonarole, Charles VIII ; trente-cinq ans après Charles VIII, Cosme Ier.

Savonarole avait prédit l’un et l’autre ; et peut-être, s’il eût vécu, Charles VIII n’eût-il jamais été roi de Naples, et Cosme Ier n’eût-il jamais été grand-duc de Florence.

  1. Ces différens objets sont désignés par des étiquettes pendant au sceau et écrites en langue latine. Les voici dans le même ordre que je les ai reproduites en français :
    Pallium sive cappa reverendissimi P. li. Hieronymi ;
    Lucinella ejusdem qua uiebatur priusquam ad palibulum caperetur ;
    Cilicium ejusdem venerandi patris Hieronymi ;
    Aliud cilicium ejusdem ;
    Lignum pulibuli ejusdem.