La Vigne américaine en 1885

La Vigne américaine en 1885
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 919-929).
LA
VIGNE AMERICAINE
EN 1885

L’année viticole de 1885 a été des plus mouvementées. La gelée s’est manifestée sous une forme tellement insidieuse, que son intensité n’a pu être mesurée que dans ses conséquences finales. Un printemps humide a amené la chlorose dans certains terrains à sous-sol imperméable de l’Hérault, jetant des doutes exagérés, sinon immérités, sur la durée du riparia greffé ; doutes et chlorose se sont heureusement dissipés devant les chaleurs tardives de l’été. Défiant probabilités et remèdes, le mildew a capricieusement promené ses ravages par monts et par vaux, mettant à néant les théories dont vainement s’abritaient nos terreurs. Le phylloxéra, vaincu en Languedoc, semblait s’enfuir vers le nord, lorsque, brusquement, il a surgi sous le soleil africain. Officiellement découvert à Tlemcen, où il était officieusement soupçonné depuis des mois, il a été cerné par la troupe et reçu par les autorités savantes, civiles et militaires. Dieu sait si sa petitesse s’est arrêtée devant des moyens trop grands pour lui !

Enfin, pendant les misérables vendanges que gelée, chlorose et mildew nous avaient laissées, la consolation et l’espérance nous sont arrivées de trois côtés à la fois. La chaux avait triomphé du mildew en Italie, l’efficacité du sulfate de cuivre s’était affirmée en Bourgogne, tandis que, près de Bordeaux, un mélange de sulfate de cuivre et de chaux avait donné des résultats concluans à Dauzac et à Beaucaillou, chez M. Johnston. Des malheurs de l’année, un seul a planté sa tente, c’est le phylloxéra en Algérie. Sa marche sera lente, comme jadis elle le fut en Amérique, mais le coup est porté, arrêtant l’unique essor commercial et agricole que nos autres malheurs avaient respecté.

Voici les faits nouveaux à étudier en 1885 ; mais, avant de passer en revue les sujets déjà étudiés en 1883[1], mettons en présence le statu quo des traitemens chimiques et la vive extension des plantations américaines dans l’Hérault, année par année, de 1883 à 1885 :


Années Vignes traitées par le sulfure de carbone Vignes américaines
1883 3.490 17.825
1884 2.340 29.689
1885[2] 3.000 41.000

C’est dans ces documens officiels que la vérité éclate.

L’expérience des quatre années écoulées depuis notre première étude groupe les faits de la viticulture américaine en trois catégories, à savoir : 1° certitudes absolues ; 2° quasi-certitudes auxquelles il ne manque que la sanction des années pour devenir certitudes ; 3° probabilités appuyées sur la logique et sur un commencement d’expérience.

Parmi les certitudes, plaçons en première ligne la durée, la fertilité et l’immunité contre le mildew de l’herbemont. Tout ce que les Américains disent de ce cépage est absolument vrai, lorsque, suivant aveuglément leurs conseils, on le plante en pays chaud et dans des terres sèches, caillouteuses et profondes. La réussite, la durée et la fertilité des greffes américaines affranchies[3] sur porte-greffes américains ou français sont également avérées. C’est le port de salut de tous ceux qui auront fait fausse route ; car toutes les erreurs dues à la routine des vignerons, tous les malheurs causés par l’inconnu dans l’adaptation y trouveront un remède sûr, rapide et relativement peu coûteux. Cette greffe affranchie n’est pas chose nouvelle en France ; elle était déjà pratiquée il y a quarante ans, dans le Bordelais et dans les Charentes, pour substituer un cépage à un autre sans changer l’âge de la souche. Lors de l’invasion de l’oïdium, on y eut également recours en Provence et ailleurs pour remplacer les variétés trop accessibles par celles que l’on espérait trouver plus résistantes. Cette longue expérience démontre surabondamment qu’une vigne greffée peut vivre aussi longtemps qu’une vigne non greffée, et que cet arbuste n’échappe nullement aux règles qui s’appliquent aux végétaux greffés en général, ni à celles qui régissent les espèces sarmenteuses en particulier.

Toute cette classe d’arbustes (vignes vierges, bignonias) présente cette particularité que leur écorce, au lieu d’être épaisse, riche en sève et solide comme celle des pommiers, abricotiers, etc., est mince, sèche et fragile. Il s’ensuit que la greffe de la vigne ne réussit qu’exceptionnellement à l’air libre et demande au contraire à être pratiquée entre deux terres, situation qui donne lieu au phénomène de l’affranchissement du greffon.

Avant le phylloxéra, cet affranchissement du greffon était la règle et ne présentait aucun inconvénient ; au contraire, il venait en aide à la vigueur de la souche greffée. Lorsqu’il s’agit de greffons américains, nous retombons, malgré le phylloxéra, dans la situation qui donnait jadis de si bons résultats, c’est-à-dire que porte-greffe et greffon confondent leur action dans l’œuvre de la nutrition. Le phylloxéra et nos efforts vers l’œuvre de la reconstitution ont créé à la greffe deux nouveaux rôles : celui où le greffon américain vient s’approprier ce qui reste de vitalité à la souche française pour s’enraciner lui-même et survivre à sa nourrice, et celui où un greffon français est inséré dans une souche américaine et empêché d’émettre des racines condamnées d’avance à devenir la proie du phylloxéra, par conséquent à déséquilibrer la nutrition de ce plant à double origine.

Ces distinctions établies, nous plaçons la greffe affranchie d’espèces américaines sur porte-greffes américains parmi les certitudes absolues, et la greffe française sur porte-greffe américain résistant, à la première place parmi les quasi-certitudes. — Si nous ne rangeons pas ce procédé de reconstitution parmi les certitudes absolues, c’est à cause des insuccès partiels que de mauvaises applications lui attirent ; insuccès auxquels on ne peut opposer que des réussites encore trop jeunes pour vaincre les préjugés des désolés perpétuels qui forment une pesante arrière-garde au progrès. C’est sur ce procédé que la masse des vignerons de la nouvelle école a mis son espoir, malgré les doutes et les assertions, plus ou moins appuyées, dont les retardataires sèment leur route. Rien dans la logique ni dans l’expérience ne vient jusqu’ici à l’encontre de la durée indéfinie d’une greffe française bien soudée et non affranchie sur porte-greffe résistant. Il a été dit que le riparia, si vigoureux quand il atteint les cimes des grands arbres d’Amérique, s’étouffait sous un aramon à taille basse et courte ; on donne comme preuve l’amoindrissement de la végétation après la première année de greffe, mais ce fait s’explique par la mise à fruit aux dépens de l’accroissement du bois.

Étant donné que la greffe accélère la production du fruit, il faut admettre qu’elle crée aussi une disproportion entre la fertilité du système aérien et l’activité du système radiculaire, qui, au lieu d’une modification développant ses moyens, a subi une dépression par l’absence momentanée du système foliacé et une fatigue en soudant la greffe.

Je ne prétends pas nier des défaillances que d’autres affirment, mais les années seules pourront prononcer entre les pessimistes et les optimistes au sujet du riparia. Ce cépage, étant le plus recherché des porte-greffes, est nécessairement le plus attaqué ; il n’en est pas de même du taylor, d’abord parce qu’il est peu recherché et, ensuite, parce que depuis de longues années il a fait ses preuves en Amérique comme le meilleur des porte-greffes.

Le riparia n’est sorti des forêts, où il prospérait à l’aise, que grâce au sentiment de patriotisme illogique et mal placé de quelques Français qui, après avoir essayé de repousser la vigne américaine dans son ensemble, se sont retranchés dans la gloriole de découvrir à nouveau dans les bois ce même riparia que depuis des années le juge Taylor avait civilisé, et les premiers exemplaires, venus en France sous le nom de riparia (notamment dans la collection de M. Guiraud) sont identiques au plant que nous connaissons sous le nom de taylor, autrement dit : riparia sélectionné par le juge Taylor. Nous payons maintenant de nos terreurs cette orgueilleuse imprudence et l’engouement qui l’a suivie ; mais il est probable que le riparia, confiné aux terrains siliceux, profonds et naturellement drainés que son nom même indique, se montrera, à milieu égal, aussi sûr que son aîné le taylor ; il est même probable que quelques-unes parmi les trois cents et quelques formes de riparias reconnues par le docteur Despetis se montreront d’une adaptation plus générale que le taylor, à cause d’hybridations mystérieuses avec des cinereas et autres sauvageons[4].

Enfin, parmi les certitudes auxquelles il ne manque que la sanction des années, nous trouvons le sulfate de cuivre et le lait de chaux, qui se montrent aussi sûrs contre le mildew que le soufre contre l’oïdium[5]. Avocat constant de la facilité et de l’économie en grande culture, je ferai remarquer certains avantages de la chaux sur le sulfate de cuivre : l’économie, l’innocuité et la facilité de contrôle. C’est, en effet, un avantage immense, lorsqu’il s’agit de grands espaces, de pouvoir juger de la perfection d’un traitement à la teinte plus ou moins blanche répandue sur les feuilles.

Dans la catégorie des choses probables, mais encore confinées au domaine des chercheurs, nous trouvons d’abord la greffe-bouture si heureusement employée par M. Bender, en Beaujolais ; puis, la greffe d’automne, sans suppression de la tête du porte-greffe[6].

L’adaptation est toujours la grande chose autour de laquelle gravitent, en 1885 comme en 1883 et 1881, bien des destinées viticoles. Tant de facteurs obscurs concourent à ce mystère, que la question est et restera toujours complexe. En effet, certaines variétés qui, pendant les premières années, semblaient mal adaptées, ont pris le dessus sous une influence heureuse, soit que les racines aient rencontré un sol meilleur, soit qu’une saison humide ou une fumure opportune aient ranimé la vitalité amoindrie par un début difficile. D’autres, qui d’abord s’étaient emparées vigoureusement de leur terrain, ont dépéri dès que leurs racines ont quitté la surface ameublie. L’étude de l’adaptation met au jour des cas si peu explicables qu’on en est réduit à profiter de ce que l’on voit sans s’attarder à la recherche de causes introuvables.

Une illusion que 1885 a laissée en chemin, c’est la supériorité des plants racines et greffés sur table sur les plantations greffées en place ; respectons les exceptions locales, dues au soin qui peut présider à d’étroites expériences bien faites, mais en grande culture il est prouvé qu’à égalité d’âge et de milieu, l’avantage reste aux plants greffés en place un an ou deux après leur plantation définitive.

Les insuccès de ce greffage en place dans les pays froids et humides tiennent à ce que la soudure ne peut s’accomplir que par la continuité d’une végétation active[7]. Lors de sa visite à Saint-Benezet, M. de Mahy, alors ministre de l’agriculture, avait remarqué la transformation des vignobles français phylloxérés en vignobles américains résistans (transformation obtenue par greffe profonde). Ce procédé rapide et sûr de reconstitution ne s’est pas généralisé, parce qu’il n’atteint son but que lorsqu’il réussit du premier coup sur la majorité des souches[8].

En effet, transformer au lieu de replanter, c’est perdre une année au lieu de quatre, c’est dépenser peu pour arriver tôt au lieu de dépenser beaucoup pour arriver tard. La vigne transformée en mai 1885 donnera une récolte en 1886, tandis que, replantée, elle demandera, en plus des trois années strictement nécessaires pour tirer une grappe d’un sarment, le temps de préparer la terre à recevoir une nouvelle plantation.

Ces résultats n’appartiennent qu’à ceux qui savent faire à temps le sacrifice d’une vigne encore en plein rapport, et jusqu’ici, ceux-là se sont montrés fort rares ; il faut être exceptionnellement ferme et convaincu pour imposer à un personnel incrédule la bonne exécution d’un système aussi contraire à toutes les routines viticoles. L’art « d’utiliser les restes » ne trouve pas sa place dans les opérations viticoles, et c’est à des tentatives infructueuses, parce qu’elles étaient tardives, que la transformation par greffe profonde doit sa condamnation prématurée.

Revenons aux greffes françaises sur porte-greffes américains. La cause la plus fréquente de leurs défaillances est l’affranchissement du greffon ; le phylloxéra dévorant les racines de ce greffon français, il ne lui reste qu’à mourir de la mort des vignes phylloxérées. Cet affranchissement est dû à la négligence ou à l’idée erronée que, passé la première année, le greffon n’émet plus de racines[9]. On oublie que chaque racine retranchée laisse en contact avec la terre une cicatrice qui n’est, en réalité, âgée que de quelques mois, par conséquent apte à produire des racines l’année suivante ; racines qui laisseront à leur tour des cicatrices, et créeront ainsi un cercle vicieux dont on ne pourra plus sortir[10].

Ceci nous amène à répéter que, si la viticulture nouvelle est pleine de promesses, elle est aussi remplie de menaces, parmi lesquelles l’affranchissement des greffons est une des plus graves à prévoir, à éviter et à craindre. En entrant dans cette nouvelle forme de la viticulture, il faut se pénétrer de l’idée que les vignes américaines ne fléchissent jamais que par des causes physiologiques, et que, s’il y a déception, c’est qu’il y a eu faute, soit dans l’adaptation, soit par l’enracinement des greffons ou par l’imperfection des soudures.

C’est en Amérique que j’ai étudié la vigne américaine, que je l’ai poursuivie dans ses moindres replis. C’est dans cette étude que j’ai puisé, dès la première heure, la terreur du mildew et la conviction que ce mal était plus dangereux que le phylloxéra, à cause de sa foudroyante rapidité.

C’est avec une surprise extrême que j’entendais des gens sérieux dire qu’ils ne craignaient pas les maladies « extérieures. » Le mildew a été, car vraiment j’ose déjà en parler au passé, aussi dangereux et plus ruineux que le phylloxéra lui-même. On s’endormait riche d’espérances, et à l’aurore un brouillard éphémère se laissait surprendre par le soleil, détruisant les espérances d’une année.

Faut-il voir dans l’invasion si générale du mildew une importation purement américaine ou un avertissement au grand orgueilleux de sa faiblesse contre la multitude impalpable ? Jadis nos pères disputaient la terre aux grands fauves. Aujourd’hui nous luttons, le microscope remplaçant la fronde, contre tout un monde d’invisibles, microphytes ou microzoaires, qui défie la civilisation avancée. La tarasque ne vient plus donner son nom à Tarascon, mais le mildew ravage la plaine de Beaucaire, rappelant ce vol de sauterelles qui, histoire ou légende, s’éleva d’Afrique pour s’abattre sur la Camargue. Épuisées, ne pouvant plus voler, elles marchèrent sur Beaucaire. C’était au XVe siècle, dit-on. Alors, comme aujourd’hui, on croyait à la troupe contre l’insecte. On fit ce que, hier, on faisait à Tlemcen ; mais les sauterelles, poussées par celles qui les suivaient, dominaient les bataillons et, jetant leur avant-garde dans les roubines[11], passaient l’eau sur ces îles de cadavres, marchant toujours ! Un matin, elles escaladèrent les murs de Beaucaire ; affamées, elles dévorèrent le grain et le drap des marchands réunis pour la foire légendaire, broyèrent sous leurs mandibules tout ce qui se pouvait broyer. Puis, ayant créé la famine, elles en moururent, laissant la putréfaction et la peste. Cette histoire est comme un avis de ce qui menace le XIXe siècle. Mais à brebis tondue Dieu mesure le vent. Si la force du nombre grandit, celle de l’intelligence s’élève, et la science dominant l’invisible atteint des hauteurs inespérées ; elle va jusqu’à soustraire l’humanité à la mort horrible qui jadis confondait l’homme et la bête dans les convulsions de la rage, jusqu’à enchaîner à un fil la puissance d’un fleuve et asservir cette force déréglée à des œuvres utiles.

Le mildew est une forme redoutable de la nuisance que peuvent exercer les êtres inférieurs et impalpables. On n’est pas fixé sur l’histoire de ce fléau. Il semblerait, au premier abord, qu’il nous vient d’Amérique, où il est rangé en tête des vine-pests les plus inquiétans ; mais en fouillant dans la mémoire des plus vieux vignerons français on trouve la trace d’une maladie qui a toujours existé et qui n’apparaissait que de loin en loin. En France, elle s’est appelée « le brûlé ; » en Suisse, en Allemagne, on trouve le nom de Mehlthau[12], mais tous ces souvenirs sont si vagues qu’ils semblent vouloir s’enfuir dès qu’on les renferme dans des questions nettement posées.

Dans les dernières années, ce parasite avait sévi principalement dans les pays où la viticulture américaine avait pris le plus d’extension. Mais, cette année, il a paru sur des points tellement éloignés des vignobles américains qu’il est vraiment difficile d’allonger jusque-là les conséquences du voisinage. D’Italie il a passé en Grèce, il s’est montré dans le Tyrol, en Allemagne ; en France, il a envahi les départemens les plus éloignés des centres américains, tels que l’Ain, l’Indre-et-Loire.

C’est sous l’influence de la chaleur et de l’humidité que le mildew se développe, c’est-à-dire qu’il ne se développe ni par l’humidité froide ni par la chaleur sèche. Il paraît donc suffisant de soustraire la feuille à cette coïncidence de chaleur et d’humidité, ou même à l’influence d’un seul de ces facteurs de malheur, pour repousser effectivement le mildew. C’est cette pensée qu’exprimait plaisamment M. Champin, quand il conseillait de donner un parasol à chaque souche et de prier le vent du nord de souiller sur le tout. Un badigeonnage de lait de chaux m’a semblé répondre à ce double but, soit de repousser les rayons solaires par la blancheur de la chaux et d’absorber l’humidité par la couche carbonatée qu’elle laisserait sur les feuilles, la première action remplaçant le parasol de M. Champin, la seconde le vent du nord.

Je parle comme toujours de la région de l’olivier et j’insiste sur la légèreté des brouillards de cette région pour expliquer comment le lait de chaux, employé seul à Saint-Benezet et en Italie, a donné des résultats affirmatifs sur ces deux points, et négatifs dans le Bordelais.

Par une singulière coïncidence, peu de jours après l’application de l’hydrate de chaux à Saint-Bénezet, M. Foëx, directeur de l’école de Montpellier, vint visiter le vignoble avec ses élèves italiens qui retournaient en Italie et devaient y retrouver l’hydrate de chaux dans toute sa gloire chez les frères Bellussi, à Tezze[13]. Comme le dit fort bien l’Illustrazione de Milan, ces derniers avaient employé la chaux avec la désespérance de l’agriculteur ruiné, la fureur du soldat se jetant dans la mêlée, par conséquent avec le plus grand succès, tandis que le professeur Cuboni, le même qui déclare aujourd’hui que l’emploi de l’hydrate de chaux est un fatto solenne, il più maraviglioso che sia stato mai scoperto nella patologia vegetale[14], n’avait obtenu dans une expérience scientifique qu’un résultat relatif.

Nous parlions plus haut de l’invasion du phylloxéra en Algérie ; le mildew l’y avait précédé avec la plus inquiétante intensité. Nous disions que la marche du phylloxéra serait lente en Algérie, on ne peut malheureusement en dire autant du mildew, ce dernier n’étant pas, comme le phylloxéra, limité dans sa marche par des questions de distance ou d’importation. L’expérience apprend que le phylloxéra, livré à lui-même (c’est-à-dire non transporté par des causes accidentelles), ne franchit guère plus de 12 kilomètres par an ; c’est cette limite qui a rendu sa marche lente entre la vallée du Missouri, son berceau présumé, et les états lointains qui, jusqu’aux dernières années, cultivaient en paix des variétés à résistance douteuse. Les énormes distances qui séparaient les centres viticoles les uns des autres ont prolongé en Amérique le statu quo ante bellum. Il en sera de même en Algérie, si on peut espérer que des importations malveillantes ou irréfléchies ne viendront pas modifier cette situation. C’est-à-dire que chaque centre viticole contaminé périra suivant la marche rapide et fatale qu’ont suivie les vignobles français, tandis que les centres éloignés les uns des autres demeureront indemnes. Le mildew, au contraire, franchit des centaines de lieues, et cela d’une façon si inexpliquée qu’on peut se demander si l’état latent n’existe pas partout, attendant la cause déterminante pour se développer.

La viticulture algérienne promet beaucoup, mais, elle aussi, est semée de difficultés que peu à peu on apprend à connaître et à vaincre. La sécheresse et le soleil obligent à vendanger vite afin de cueillir des raisins frais au lieu de raisins secs ; mais cette rapidité est incompatible avec l’obligation où l’on est de ne vendanger qu’à la fraîcheur, afin que la fermentation ne s’accomplisse pas à une température trop élevée, aux dépens de la qualité du vin. Cette difficulté assimile par certains côtés la vinification algérienne à la brasserie, avec cette différence que la brasserie opère toute l’année et peut employer des procédés de refroidissement précis et économiques. Il tombe sous le sens que, si ces difficultés, déjà si grandes, devaient être compliquées par le mildew, la production algérienne tomberait dans une infériorité à décourager les plus braves. Espérons donc que le lait de chaux dominera la situation quant au mildew, que le phylloxéra se renfermera longtemps (que n’ose-t-on dire toujours ! ) dans la région où il a élu domicile, et que les efforts des colons n’échoueront pas au moment où le but semblait atteint.

Les vignobles algériens ne sont malheureusement pas tous entre les mains de riches particuliers ou de puissantes sociétés. Beaucoup de vignerons ont escompté l’avenir et créé un vignoble avec ce qu’il a rapportera ! » Pour ceux-là, la ruine est à la porte, car une année de mildew peut renverser un si fragile échafaudage[15]. Quant aux grandes sociétés, aux grands capitalistes, ils triompheront certainement par l’étude et l’attente ; ayant des capitaux pour agir à l’heure dite, leur succès grandira de tous les naufrages qui se produiront parmi les petits et les faibles, confirmant cette idée très moderne, mais de plus en plus vraie, que la viticulture échappe aux mains du petit vigneron qui jadis créa cette gloire et cette richesse nationale. Chaque système de reconstitution viticole est actuellement représenté par des sociétés. Ces groupes de gens spéciaux plantent les jalons de l’agriculture industrielle et collective qui réparera, par une transformation devenue indispensable, les conséquences de la législation moderne sur l’agriculture. En effet, la mobilité et le morcellement de la propriété amènent le détachement de la terre et la désespérance dans le cœur de celui qui sent vaciller sur sa tête le toit paternel.

En dehors même de ces considérations morales, il est positif que l’agriculture, devenant scientifique, se spécialise et demande des spécialités ; que de nouvelles données économiques exigent des concentrations de forces d’un ordre nouveau. C’est pourquoi la viticulture renaît, sous cette forme nouvelle, autour des différens systèmes que le phylloxéra a fait surgir. En Algérie, plusieurs sociétés plantent de la vigne française. La Société nationale contre le phylloxéra possède quatre domaines[16] que le sulfo-carbonate de potassium maintient jusqu’ici en grande prospérité[17]. La Société des Pinèdes de Sainte-Marie et celle des salins d’Aigues-Mortes[18] font d’immenses plantations dans les sables et y ont entrepris des travaux dépassant les forces de la propriété individuelle. La Société de Châteauneuf-le-Rouge[19] plante de la vigne américaine et produira sur ses coteaux ensoleillés les qualités de vin que les sables ne sauraient donner, tandis que la reconstitution des vignobles sera plus généralement tournée du côté de la quantité que de la qualité.

Enfin, l’entreprise la plus considérable en ce genre est celle de Faraman (Bouches-du-Rhône). Cette belle terre, à peu près stérile entre les mains de ses anciens maîtres, a été acquise par la Compagnie des produits chimiques d’Alais et de la Camargue. La direction en a été confiée au créateur de l’Armeillère, ce poste si avancé de la viticulture moderne, M. Reich, qui se propose de réunir, dans les milliers d’hectares qu’il dirige, la submersion, la plantation dans les sables et la vigne américaine. Déjà de larges espaces, réputés impropres à la culture, se couvrent d’aramons, de petits-bouschets et de carignannes. Ce dernier cépage est très accessible au mildew, mais M. Reich conserve l’inébranlable confiance que ce cryptogame sera vaincu comme l’oïdium l’a été avant lui. — Son espoir est devenu certitude devant les succès de la Gironde.

Le congrès qui doit être tenu à Bordeaux en août 1886 achèvera d’élucider les questions se rattachant aux divers traitemens du mildew, ce qui rendra cette réunion aussi intéressante, si ce n’est plus, que celle de 1881. C’est de Bordeaux qu’est venue, en 1868, la première pensée de vaincre le phylloxéra par la vigne américaine qui l’avait apporté. C’est au congrès de Bordeaux de 1886 que viendra s’évanouir la dernière de nos terreurs, et Dieu veuille que le mot de la fin soit celui d’une feuille italienne : Non più Peronospora ! ' l


LÖWENHJELM, DUCHESSE DE FITZ-JAMES.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 1er mai, du 15 Juin 1881 et du 1er juin 1883 et Grande Culture de la vigne américaine, 3e édition. Nîmes ; Dubois.
  2. Cette année n’est pas complète, il manque six communes ; les chiffres sont donc approximatifs, non positifs.
  3. Produits directs.
  4. Il faudra peut-être s’incliner devant la théorie des pessimistes touchant la disproportion mortelle que la greffe crée entre la fertilité et la nutrition des riparias greffés. Mais cette objection se réduira à une affaire de taille ; les vrais vignerons sauront bientôt maintenir la fructification des jeunes greffes dans les limites modérées qui n’épuisent pas les « francs de pied. »
  5. Ces deux substances, employées ensemble ou séparément, atteignent le but tant désiré, à la condition d’adapter leur usage au climat. Le cuivre demande l’humidité ; la chaux, la sécheresse, pour développer leur efficacité respective.
  6. C’est surtout à Cadillac (Gironde) que ce système est employé ; et, grâce au comice de ce canton et à son conseiller général, M. Dezeimeris, il a été publié une description des plus intéressantes de ce mode de greffage.
  7. La chaleur et la lumière étant les conditions nécessaires à cette continuité, il y a lieu de retarder le greffage et d’augmenter le buttage à mesure que l’on s’éloigne des régions chaudes, sèches et lumineuses auxquelles le greffage en place doit ses plus beaux succès.
  8. Le recépage, tel qu’il a été pratiqué à Saint-Benezet pour obvier à des affranchissemens insuffisans, devant être l’exception et non la règle.
  9. . On trouve encore des vignerons qui laissent exprès une ou deux racines au greffon pour le cas où le porte-greffe mourrait et où le phylloxéra disparaîtrait. Beaucoup d’insuccès sont dus à cette imprudence.
  10. . Le moyen d’échapper à cet enchaînement fatal, qui a déjà fait plus de victimes qu’on ne pense, est d’en revenir au déchaussage tel qu’on le pratiquait avant l’ère d’économie ouverte par le phylloxéra.
  11. Canaux d’irrigation qui sillonnent la Camargue.
  12. Rosée de farine.
  13. A Saint-Bénezet, le lait de chaux, avec ou sans sulfate de cuivre, sera employa préférablement à tout autre traitement, d’abord parce qu’il semble convenir parfaitement au milieu, et ensuite à cause des avantages pratiques, au point de vue de la grande culture, que nous avons cités plus haut. Dans le vignoble du Deffends, les sels de cuivre employés seuls auront la préférence, parce que la direction, plus essentiellement technique et précise, qui préside à cette entreprise, permet d’employer une substance vénéneuse et chère sans danger ni gaspillage.
  14. « Un fait solennel, la plus merveilleuse découverte de la pathologie végétale. »
  15. Voyez, dans la Revue du 1er janvier, l’étude de M. Roller, intitulée : Cultivateurs et vignerons en Algérie.
  16. Dans la Dordogne, la Gironde et le Lot-et-Garonne.
  17. C’est dans ces domaines que M. Müntz a fait les expériences de sulfate de cuivre faisant l’objet de la note présentée le 2 novembre à l’Académie des sciences.
  18. Près d’Aix, en Provence (Bouches-du-Rhône).
  19. Gard.