La Vigile du poète - Gabriele d’Annunzio et la guerre
Du milieu des hantises de sa jeunesse, l’âme du prestigieux poète du Feu et de Laus Vitæ s’est, de tout temps, élevée, par élans fougueux, vers les régions sereines. Adolescent, il s’est éveillé des pires erreurs de son individualisme pour écouter ses compagnons et appeler « Aux armes ! » Lui aussi, comme notre Mallarmé, il était « hanté d’azur. » Il interrompait la strophe amoureuse pour clamer : « Ô mer ! ô mer ! ô mer ! » Parfois, il semblait au jeune homme que déjà le jour était venu et que la Nef du Salut abordait :
- … À la voile ! à la voile ! Oh ! vents, au-delà des sirtes infâmes, poussez ma voile. — Que ma honte reste derrière moi, avec mes délices mortes ! — Avec les fleurs, les fruits de poison sur l’arbre mort — Mon cœur rêve une vie plus large et une plus fière mort… À moi, gloire promise !
La religion de la mer eut, la première, la vertu d’arracher l’auteur des Odes navales à ses préoccupations personnelles. Avant les crises morales qui devaient le renouveler, cette mer Adriatique sur laquelle il était né, — non pas sur la côte, mais bien à bord d’une « paranzolla » aux voiles triangulaires et couleur d’ocre, — cette mer lui inspira des poèmes où frémissent les revendications de tout son peuple, tel ce souvenir à Trieste :
- En longs habits de deuil, seule sur le rivage comme la veuve… debout sur le seuil désert, sans cris ni sanglots, tu regardes à travers ton voile funèbre. — Et tu vois loin, très loin, au-delà de la mer, — en qui tu espères…
La triste sœur asservie veut continuer de croire à la réalisation de la promesse des siens : elle ne se lamente point ; elle prépare les héros. Mais comment ne douterait-elle pas, à la fin ? Elle demande si la honte sera éternelle, le servage éternel. Rien ne répond :
… Toi ! ô toi, navire d’acier, glissant, rapide, vivant, palpitant comme si le métal enfermait un cœur terrible… premier messager de mort sur la mer disputée… toi, réponds ! Le Destin est certain, et, pour ce jour, les feux s’allument sur les autels.
Alors, le poète bénit les navires, par lesquels l’Italie verra sa force première renaître ; il glorifie la flotte éparpillée là entre la mer et le soleil, prête pour le conflit suprême, force nouvelle consacrée à la victoire.
Plus on avance à travers l’œuvre de Gabriele d’Annunzio, plus on y voit se préciser, rayonner, le double rôle d’oracle et d’animateur, qu’il va jouer dans les destins de son pays. A l’heure de l’avènement du jeune roi Victor-Emmanuel au trône de la jeune Italie, le poète le sommera de faire sortir le pays de sa coupable apathie :
… Le destin t’a élu, rappelle-toi, pour la haute entreprise audacieuse ! Tends l’arc ! Allume la torche !… Exalte le fort !… Ouvre à notre force la porte des empires futurs, — car si le dommage et la vergogne durent — quand l’heure sera venue, parmi les rebelles, tu verras aussi celui qui, aujourd’hui, ici, te salue.
Des yeux de l’âme, d’Annunzio voit surgir dans le lointain, resplendissant au regard de son espérance, le héros libérateur, celui qui effacera le dégoût, l’écœurement, l’angoisse des âmes, rapportera, sur le sol de Dante, la beauté avec la gloire, toutes deux éclairées par les lueurs sanglantes des torches guerrières. Il chante le Chant augural pour la nation élue :
… Italie, Italie ! Consacrée à la nouvelle aurore, un aigle sublime de race titanique ignorée, avec des plumes blanches, apparaît dans la lumière : et voici resplendir un péplum, ondoyer une chevelure. N’est-ce pas la victoire d’Athènes et de Rome ? La Niké ? La Vierge sainte ? Italie ! Italie !
Cependant, rares sont ceux dont, autour de lui, l’esprit vibre à l’unisson de son esprit. Il surprend des sourires de scepticisme sur les lèvres amies, des éclairs d’ironie dans les yeux de ses compagnons de plaisir lorsqu’il entonne Le chant pour tous les hommes, glorifie la guerre, honnit la vie qu’il a vécue. A son tour, il défie ses compagnons, il les appelle « Aux armes : »
… Allons, allons ! si encore il y a, au monde, des actions à accomplir belles comme les plus belles promesses des songes virils ; si encore il y a des monstres à vaincre, des énigmes à résoudre, des charniers à purifier, des cœurs humains à faire crier, des cris d’amour et d’orgueil vers la vie, allons, allons !… S’il y a encore des sources où s’abreuver après les luttes, des collines silencieuses soutenant des amphithéâtres de marbre consacrés aux tragédies, s’il y a des musiques, des hymnes, s’il y a encore des lauriers, allons !
On ne l’écoute point. Verra-t-il les siens s’enlizer jusqu’au cœur, dans la boue lâche du siècle ? Verra-t-il la troisième Italie « s’étendre sous chaque ruffian comme une prostituée, et Rome, à l’ombre des chênes sacrés, faire paître les porcs ? » Jusqu’à quand « l’oie sans ailes habitera-t-elle le Capitole et la taupe sans yeux le Quirinal ? » C’est ainsi qu’en l’âme juvénile de Gabriele d’Annunzio, comme en son Italie au temps des Borgia, le bien s’était battu avec le mal ; la plus dangereuse oisiveté avec le plus vif amour des lauriers ; l’impétuosité irrésistible des plus mauvaises passions avec ce mysticisme qui monte vers le ciel, comme le plus pur encens.
Laquelle de ces Puissances triompherait à la fin ? Qui vaincrait ? L’angoisse moderne pénétrerait-elle cette âme profonde, ce vase de myrrhe, empli de tout le bien et de tout le mal ?
Lorsque parut, — en 1910, — le dernier roman de Gabriele d’Annunzio, ces questions ne pouvaient plus se poser depuis longtemps, pour ceux qui, familiers avec la langue italienne, avaient médité l’œuvre entière, — non seulement du dramaturge et du romancier, mais surtout du poète.
Tantôt comme un filet d’eau à peine visible, tantôt comme un brusque torrent qui écume, partout, ils y avaient senti circuler cette spiritualité latine que les soucis matériels ne peuvent jamais entièrement dessécher, qui ne disparait sous terre que pour rejaillir et refléter, avec plus de pureté, les clartés du ciel.
L’apparition de Forse che si, forse che nó fut une révélation pour le public peu italianisant. Les cœurs sincères s’émurent, s’interrogèrent, s’exaltèrent. Les fatalités de la chair, les liens qu’elle noue entre les êtres, les déchirures qu’elle laisse dans les corps et dans les âmes, quand la magie du désir est abolie, voilà quelle avait été jusqu’alors la matière préférée des romans d’Annunzio. On y avait vécu comme en une géhenne où l’Idée serait prisonnière et où le possédé d’amour s’épuiserait à la recherche de l’inconnu. Ce qu’avait poursuivi, à travers les licences de sa libre audace, ce héros des héros qu’est Gabriele d’Annunzio lui-même, ce n’avait pas été cette « cause première, » dont la sensation confuse occupe l’élite de l’humanité. Rarement le romancier avait paru se ressouvenir du Ciel. Quelle était donc la notion nouvelle qui traversait le dernier roman comme un rayon glissé dans des demi-ténèbres, et soudain éclairait l’invisible ?
Pour se sauver de l’avilissement et de la destruction qu’une femme lui apportait, Paolo Tarsis, le héros du dernier livre annunzien se connaissait deux refuges : l’amitié virile et la mort. L’amitié venait de lui manquer. Dans son métier de constructeur d’ailes, il avait eu un cher compagnon qui avec lui avait poursuivi le rêve icarien. Il avait vu cette terrible chose : son ami tomber des nuages, s’écraser à ses pieds. Restait donc la mort. Paolo Tarsis va se tourner vers elle. Il veut la trouver au sommet de ce songe ancien, dont les bras d’une femme perverse l’avaient arraché. Dans son chantier déserté, il ira chercher l’aéroplane qui se rouille, il se lancera vers la voûte bleue ; il se laissera tomber du ciel.
Avec son appareil ailé Paolo Tarsis arrive au point de l’espace d’où le héros fraternel a été précipité. Il tremble à la pensée, peut-être impie, de surpasser l’Ombre chère. Perplexité sublime qui dure quelques secondes. Puis, avec sa douleur en croupe, il s’élève plus haut, toujours plus haut — vers la Victoire, supérieure a tout.
Et voici que, parvenu à cette hauteur de miracle et d’héroïsme, Paolo Tarsis, ou plutôt Gabriele d’Annunzio, sent les ailes qui le portent s’élancer avec une souplesse de prodige. Pourquoi résister ? Aussi bien tomber plus loin, ailleurs. Mais l’oiseau divin est en humeur de conquête. Il plane, il avance, il est maître de l’Infini. La terre fuit sous son vol : les villes, les fleuves, les campagnes passent. Voici la mer, voici l’autre rive de la mer. Voici, belle et triste sur ses bords, la fière Sœur exilée.
C’est là que l’aviateur viendra, à la fin, par sa volonté reconquise, atterrir sans secousses. Il partait pour la mort ? Il vient de découvrir la raison de vivre. Au-delà de ce que l’homme connaissait, il a vu s’ouvrir, devant son énergie, comme aux temps prédestinés, le domaine des espérances illimitées, et son bonheur est si profond, qu’il ne sent même pas la douleur physique que lui cause une brûlure de l’essence répandue sur son pied.
Il est une vertu qui revêt aisément chez les hommes la couleur d’une Religion : c’est le Patriotisme. Il a, avec la religion, ce lien direct : au nom d’un idéal très élevé, il impose à celui qui s’y livre la nécessité du sacrifice. Comment les anciens Romains qui consultaient, avant d’aller se battre, les entrailles des animaux, et, après la bataille., s’annexaient les dieux des peuples vaincus, ont-ils pu pratiquer avec grandeur les plus hautes vertus militaires ? C’est que, en dehors des temples, ils adoraient l’Idée même de la Patrie avec une force d’amour telle qu’elle leur faisait faire avec joie le sacrifice de leur vie.
Depuis sa vingt-cinquième année, par ces Odes navales sur lesquelles palpitent comme sur l’azur méditerranéen les trois couleurs, Gabriele d’Annunzio a aimé et ranimé les espérances de sa patrie d’une ferveur croissante. Avec ses los, — si splendidement inspirés qu’il faut remonter aux lyriques grecs pour retrouver avec une langue si châtiée une telle vigueur d’accent, — il est entré sur le terrain de la politique militante et, bien avant la guerre, il faisait « caviarder » par le ministère Giolitti des vers contre l’Autriche que son audace et sa passion pour son pays l’avaient poussé à écrire. D’Annunzio ne s’effraya pas de cette leçon ; au contraire. Dans les audacieux poèmes épiques nationaux que sont ses Chants des gestes d’Outre-mer, il clama prophétiquement, avec un rare sens héroïque de l’action, l’enthousiasme, la foi, les exploits futurs de l’Italie contemporaine guerrière. C’est l’âme même d’un peuple qui s’élance, éclate en puissance de vie, en passion d’énergie. On lit en exergue sur une page du volume cette presciente vision, empruntée à son Chant augural pour la nation élue, publié dès 1901 :
… Que tu voies un jour la mer latine se couvrir — de carnage à ta guerre, — et pour tes couronnes se plier tes lauriers et tes myrtes, — ô toujours renaissante, ô fleur de toutes les races, arôme de toute la terre, Italie, Italie consacrée à la nouvelle aurore avec la charrue et la proue.
Le poète est sûr de la nécessité d’une « union latine. » Auguralement il la voit décidée et conclut : Hélène, duchesse d’Aoste, Hélène de France, amazone intrépide et suave, n’est-elle pas déjà l’otage royal ?
Et il chante cette princesse, Italienne de sang français, aux pieds de laquelle l’Italie a le droit d’offrir un hommage d’encens, puisqu’elle a fait siennes les inquiétudes de sa nouvelle patrie, et que, sur le pont du navire guerrier, qui ramenait du carnage les morts aux tombes maternelles, cette douceur de femme latine s’est inclinée sur les lits, où saignaient les blessés :
… Bénie soyez-vous, Hélène de France, dans notre mer qui vit saint Louis armé de la croix et de la lance. Bénie soyez-vous, car le commandement d’amour revient sur les mêmes eaux en votre âme… Dame de France, vous savez ce que vous portez, Vous portez, avec votre navire, les Rêves et les Ailes, et les Roses futures et le Chant nouveau au milieu de ces âmes et de ces souffrances. O Hélène qui, au front de nos morts, voyez empreinte la vertu de Rome, pour le grand pacte latin, vous portez aujourd’hui la verveine augurale au milieu de votre chevelure.
« Pour le grand pacte latin… » Le poète lyrique qui, depuis tant d’années, nourrissait dans son âme une volonté immense de puissance, l’auteur enivré des Odes navales, de la Laus Vitæ, des Chants du Souvenir et de l’Attente, de La Nef, de Plus que l’Amour, prévoit enfin l’accomplissement de son rêve ; il chante, en une vaticination presque sauvage :
… Douce France, ô sœur unique, par l’espoir muet qui se mire dans les eaux claires de ta Moselle…, par les champs mémorables d’où monte ta folle alouette en appelant, où les peupliers de la Meuse frémissent, où le sang crie dans le sillon, — France, reçois et garde la joyeuse promesse d’une plus grande vengeance que le fait toute cette chair sanglante. Coupe pour nous avec ta hache ancienne une branche au chêne lorrain sur la colline où Jeanne veille. Enroule, à la branche rude, la verveine qui jadis fut consacrée à nos pères, et envoie-nous l’offrande. L’éclair luit sur les statues voilées : pour nous aussi, l’éclair luit de ce côté. Sur le Capitole sans féciaux, nous suspendrons ta guirlande. Et toi, occupe le ciel de tes ailes, guerrière ailée. Nous, de nos chantiers, nous pousserons dans la mer de vastes vaisseaux…
Et tout ce prestigieux livre de Merope sonne comme un appel frénétique aux armes. Il retentit du choc des mêlées, des éclats des obus, de tout le fracas des batailles à venir. Tripoli qui en est le prétexte n’est, pour le poète des Chants de l’Attente, que la pierre à aiguiser où s’affilent les épées d’Italie pour le rachat suprême contre les fortunes inconnues :
… Celle-ci est notre veillée d’armes. Le soleil décline entre les cieux et les tombes. Entendrons-nous a l’aube sonner le clairon ? Verrons-nous à l’aube le héros se lever ?… Souviens-toi, mon âme, et attends… Il viendra en silence vainquant la mort, le héros nécessaire… Rappelle-toi et attends, l’our nous brille, dans le futur entrevu, un bien qui, pour se révéler, veut le martyre d’un nouveau Christ…
Il est, lui, d’Annunzio, celui qui annonce. Il sera, lui, d’Annunzio, le disciple de ce Christ auquel, avant de mourir, il voudrait un moment ressembler : il sera son « signe. » Et il est transfiguré. Une puissance occulte le hausse vers la lutte héroïque. Tout homme armé est son frère : « il cherche le fer et le feu qui tuent ; le paradis est à l’ombre des épées. »
Il y a quatorze mois, à l’heure où l’Italie, devenue notre alliée, est entrée en lutte à côté de l’entente contre les Puissances germaniques, elle avait elle aussi un martyre à venger.
Malgré son magnifique « risorgimento, » malgré sa jeune puissance constituée fortement, malgré sa longue alliance forcée avec l’ennemi héréditaire, l’Italie moderne n’avait jamais pu oublier le demi-siècle pendant lequel l’atroce monarchie des Habsbourg, bourreau haineux, avait traité, avec la plus lâche brutalité un peuple dont le crime était de vouloir l’unité nationale.
D’autre part, ni la rébellion des « muratiens, » ni l’élection du pape Pie IX, ni le génie héroïque d’un Daniel Manin, ni la collaboration magnifique d’un Cavour, d’un Victor-Emmanuel et d’un Garibaldi, pas même Magenta, pas même Solférino, n’avaient pu rendre à l’Italie, mutilée et frémissante, ni Trente, ni Trieste, ni l’Istrie.
Or, pour les cœurs italiens, l’Istrie, Trieste et Trente sont ce que, pour nos cœurs français, est l’Alsace-Lorraine. De même, pour la sûreté des frontières italiennes, contre l’invasion, Trente et Trieste, sont ce que Metz et Strasbourg représentent pour les nôtres. S’il nous faut les rives gauches du Rhin, il faut à l’Italie les crêtes des Alpes, de la Suisse à la Carniole ; la côte orientale, de l’Adriatique jusqu’au Monténégro. L’horrible besogne de dénationalisation, de viol moral que, depuis quarante-cinq années, l’Allemagne fait supporter à notre Alsace, l’Autriche en fait subir depuis quarante ans, avec cynisme, l’outrage, aux provinces qu’elle a ravies à son « alliée » l’Italie.
Taciturne, exilé volontaire, banni sans armes, abreuvé de loin de toute la souffrance et de tout l’opprobre de son pays, le poète du Chant de l’Attente, avait, pendant des jours sans nombre, épié en vain l’heure de la Revanche. Son divin mal s’était nourri de soi-même. Au moment tragique où sa seconde patrie, notre douce France, s’était levée, avec une seule âme, pour l’heure sainte du combat, sa volonté de vaincre brillant dans ses yeux clairs, Gabriele d’Annunzio avait senti trembler son cœur. Des pages magnifiques de fraternité et de prescience pour la sœur latine jaillirent de sa plume. Dès le 30 septembre 1914, Gabriele d’Annunzio écrivait un impétueux et splendide article, où il faisait appel au génie des races latines et adjurait ses compatriotes de se ranger, sans retard, à côté de cette France, dont la nature rend l’Italie solidaire, et de soutenir, avec elle, la lutte suprême contre la menace de servitude levée par les Barbares sur tous les peuples méditerranéens.
Celui qui, depuis des années, ne s’était jamais lassé de redresser les dieux sur les autels de l’Italie et de vénérer les choses saintes, de s’efforcer de rallumer, contre les vapeurs des marais, l’idée pure, vers laquelle sa race est conduite par la constance de son génie, celui-là ne manqua pas l’occasion propice d’enseigner aux siens la haine nécessaire, de les exciter contre le « Tedesco » qui serre toujours l’Italie du côté du cœur et « ne lui permet de respirer que d’un seul poumon. » A l’heure du risque, Gabriele d’Annunzio revendiqua l’honneur de ses prédictions. Il se donna le droit de parler haut, par-dessus les monts. S’il n’avait pas été entendu jusqu’alors, il était sûr d’être écouté, à la fin, par tous ceux qui, délivrés des mensonges, sentaient enfin leur courage renaître, et, haussés sur leurs talons solides, étaient prêts à fouler la terre ennemie. Il les exhortait :
… Jusques à quand le sort d’un grand peuple unanime pourra-t-il être retardé par les hésitations de quelques hommes qui se montrent incapables de mesurer la profondeur du drame auquel nous assistons avec de si hauts pressentimens ? Pendant des années, notre vie civile fut corrompue par la fausseté d’une alliance qui, en offensant nos instincts les plus tenaces, semblaient nous plonger dans une sorte de barbarie inerte et morne… Le sort des Habsbourg est déjà fixé dans les desseins des Hohenzollern, ces parvenus ! Le littoral de l’Adriatique, avec les ports de Trieste, de Pola, jusqu’à la pointe méridionale, et la Dalmatie, deviendrait un « Reichsland » sous le régime d’un « statthalter » casqué, et servirait de base à la thalassocratie germanique dans la Méditerranée. Ce n’est pas là un vain songe impérial ; mais c’est l’énergie bien tendue de toute une race qui veut, au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, modeler la matière humaine à sa ressemblance. Je crains que nous n’en soyons pas assez convaincus, même devant les horreurs récentes… L’idéal d’un peuple digne de vivre ne précède pas ces faits, — mais il est l’irradiation de ces faits ; — jamais, même aux époques d’esclavage et de honte, jamais ne fut plus impérieuse la nécessité de l’action.
Toute la presse de la Péninsule publia, commenta, discuta, avec une fièvre contagieuse, les paroles de « l’Interprète de signes et de songes, du Révélateur de figures cachées. » L’Italie prenait feu à la flamme dont brûlait son grand citoyen volontairement exilé. A son exhortation formidable, formulée à Paris, en juin 1914, à notre Sorbonne, lors de l’émouvante séance de la « Confédération latine, » l’Italie répondit par des cris d’approbation jaillis du fond des consciences, et projetés à la manière dont les laves surgissent du cratère des volcans italiens et submergent les cimes.
Ainsi, dès les premières journées de la guerre, Gabriele d’Annunzio s’était acharné à livrer, à côté de nous, le grand combat pour la cause latine et l’accord des deux patries. Dès lors, il a vu poindre, se lever, pour son Italie, le jour de pourpre. Dès lors, il n’a cessé d’appeler le moment sacré, où délivré des cauchemars de la honte, il rentrerait dans sa patrie et, par sa parole, non plus lointaine, mais vivante, mais proche, — prophétique comme le songe des prophètes, — il donnerait au pacte latin qui devait s’accomplir la plus éclatante confirmation nationale. Et le voici à Quarto pour la Sacra dei Mille.
On est aux premiers jours de mai 1915. Le poète a quitté le sol de la France. Il a voyagé les yeux voilés par l’émotion, sans rien voir. Il a reconnu seulement le visage de la Patrie ; il en a bu seulement l’air enflammé. Il a senti les âmes tendues. Les villes n’y étaient plus de pierre, mais toutes faites d’humaine substance. Au bord de l’Adriatique, il a salué Gênes qui escalade le ciel par toutes ses terrasses. Il lui a apporté un don de vie, lui a annoncé une victoire. Il a imploré des siens un acte de foi :
…Haut les cœurs, plus d’hésitation, plus d’angoisse, plus de courroux, plus de honteux marchandages ! Nous ne laisserons pas déshonorer l’Italie, nous ne laisserons pas la Patrie périr en ce printemps douloureux ! Ici on renaît ! Ici on fait l’Italie plus grande I Que le sort s’accomplisse ! Que ce qui est nécessaire s’accomplisse ! Que la résurrection de la Patrie s’accomplisse ! Nous devons le vouloir ! Nous le voulons ! Vive l’Italie plus grande ! Vive la juste guerre !
Et Gênes, tout entière debout cette nuit-là, Gênes conquise, poussa le cri bref de la volonté latine : « Fiat ! Fiat ! »
Rome devait répondre à Gênes d’un cri pareil et si haut que son écho déferla jusqu’à ce rocher de Quarto d’où Garibaldi veillait sur les destins de la Patrie. Ainsi, à l’heure décisive, unanimement, l’Italie avait choisi pour vivant drapeau son poète, l’un des plus grands du monde, celui qui représente l’incarnation de sa race. La nuit du 17 mai, chaude d’héroïques souvenirs, assemblé au Campidoglio, muet sous les étoiles aux pieds de son jeune Roi élu pour la gloire, le peuple de Rome palpita aux accens pathétiques de la « Voix » qu’il s’était donnée.
Avec son magnifique don verbal, avec sa puissance innée d’exalter la multitude, le grand citoyen Gabriele d’Annunzio par là au cœur de son peuple. Pendant des momens splendides, il réincarna à ses yeux l’âme des aïeux. Superbement, il fit resplendir pour lui l’idéal irrédentiste, le rappela à sa vraie tradition de colère contre l’ennemi « descendu du pays pluvieux et surgissant de l’Alpe pour se ruer dans les plaines ensoleillées de la Lombardie ; » habilement, il suscita le courroux de la foule, et alluma sans merci son cœur innombrable, avec des paroles pour brandons :
… La Patrie est perdue, si aujourd’hui nous ne combattons pas pour elle avec toutes nos armes ! Il faut gagner la suprême bataille contre l’ennemi intérieur, avant de s’élancer d’un élan unanime vers la sainte « Revanche. »
Avec le geste, le timbre, le rythme qui électrisent, l’Animateur rappela sans crainte, au Roi, la parole impérieuse de Cavour : « L’heure suprême pour la monarchie savoyarde a sonné. » Au peuple, il répéta, sans peur, la rude menace du Libérateur de Marsala : « Celui qui, aujourd’hui, ne s’arme pas, est un lâche ou un traître. »
Enfin, embouchant la trompette retentissante, Gabriele d’Annunzio jette le dernier appel héroïque, celui qui devait retentir des deux côtés des Apennins et soulever tous ceux qui étaient capables de sentir que, pour la justice souhaitée, il y avait encore à mourir. Ivre d’amour et d’épouvante, transfiguré par une vertu maternelle qui le soulevait, le portait, le poêle n’était plus qu’une offrande d’amour, un cri vers l’aurore, un clairon aux lèvres de la race élue :
Voyez, je tremble, voyez, je chancelle… Il vient, il vient le Seigneur invoqué. Il enflamme la nuit… Or, il dit : « Qui donc enverrais-je, O annonciateur des choses saintes, qui donc ira pour nous ? » Je dis : « Me voici, envoyez-moi, Seigneur… Je n’ai plus de chair ni d’os autour de mon âme haletante pour franchir les fleuves et les montagnes ; déjà, sur la borne milliaire, à la clarté des Pléiades, je lis le nom ineffaçable et j’entends les chevaux des Dioscures hennir… O Victoire, sauvage comme la cavale qui paît l’asphodèle dans le désert romain… O désirable, si jamais, seul et anxieux, j’interrogeai tes vestiges, loin du peuple vêtu d’ignominie et de paix… O Vierge, accompagne mon message, affermis ma voix. »
Ce que le poète avait appelé avec des hymnes, ce qu’il avait annoncé dans la vigile et l’attente au milieu de l’amertume des larmes, ce qu’il avait hâté par les strophes vengeresses et par les strophes d’amour allait s’accomplir. À côté de la France guerrière, debout la face à la lumière, vêtue de pourpre et les doubles ailes attachées à ses pieds nus, l’Italie allait se dresser, elle aussi en armes, moissonneuse farouche, dans le soleil :
… O Italie, ô France ! J’entends par-dessus les sépulcres fendus et par-dessus tes lauriers hérissés, Victoire, le tonnerre des aigles qui se précipitent vers l’Est et de toutes leurs serres déchirent la nuit.
L’heure fatidique a sonné, non pas acceptée, mais voulue, voulue avec cet orgueil qui est la poésie de l’action, voulue, lourde de maux et de sacrifices inouïs. Pour la plus noble cause, il y a encore à combattre, et quand, lavée dans ses pleurs et dans son sang, la France resplendit plus belle que jamais, qui serait à côté d’elle, sinon la sœur latine ?
Le sort en est jeté. L’Italie n’est plus liée aux empires centraux. La déclaration de guerre a éclaté dans Rome enfiévrée. Autour de la colonne Trajane, on a chanté la Marseillaise. Les drapeaux français se sont confondus avec les drapeaux italiens. Le 23 mai 1915, Gabriele d’Annunzio a pu télégraphier à Maurice Barrès :
Nous avions deux patries, et ce soir nous en avons une seule, qui va de la Flandre française à la mer de Sicile. C’est la poésie qui fait le don réel et merveilleux à notre amitié militante : Fidem signemus sanguine. Votre frère.
Alors, dans l’âme délivrée de l’Annonciateur, éclate une joie sauvage. D’inapaisés désirs se lèvent en lui : il veut voir sa patrie, ivre de force, ivre de gloire, dépasser en force, dépasser en gloire toutes ses alliées ; que tarde-t-elle ? pourquoi ces atermoiemens ? pourquoi ces lenteurs ? écouterait-elle encore, par hasard, les doucereux conseils de ses infâmes corrupteurs ? que fait-elle ? où sont ses sacrifices, ses héros, ses morts ? Le poète la harcèle, la hante ; il crie à ses frères :
… Où est votre gloire ?… Avez-vous appris à vivre sous terre, enfoncés dans la fange jusqu’à la ceinture ?… Avez-vous appris, placés sous une croix de feu, à vous y masquer comme les mimes, à chanceler dans les agonies sublimes, aveuglés par des larmes stupides et atroces ? Qui vous dévaste ? Qui vous affame ? Combien de vos gens sont-ils sans foyer, dans les pleurs et les grincemens de dents ? Comptons ! Celui qui souffre le plus aura droit de primogéniture sur le grand héritage. Il aura la meilleure part !
L’Italie revendique à présent cette « meilleure part, » elle sent que chaque jour qui s’écoule sans lutte est perdu pour elle. D’un bond sauvage, elle gravit les hautes cimes où l’air pur, terni par les fumées du sang, est la solitude des forts : du Cherso glacé à l’Isonzo rapide, elle va éterniser la gloire de ses héros.
Gabriele d’Annunzio entame les hymnes vastes de jubilation : Pour la Nation, Pour les Citoyens, Pour les Combattans, Pour le Roi. Il élève des Prières au Dieu de l’Italie. En des « Odes » magnifiques, il verse des torrens de jeunesse, des torrens d’enthousiasme, des torrens de sang vers les Alpes, vers la mer. Mais tant de dons faits à la Patrie ne contentent pas l’âme brûlante du poète-citoyen. Il se souvient de l’inscription Caractéristique qu’il a fait imprimer en tête d’un des volumes de ses Laudi : Navigare necesse est. Oui, naviguer est nécessaire, vivre n’est pas nécessaire. Il dépose sa lyre, il prend les armes. Il sera le compagnon et le pilote des héros qu’il a animés.
Monté dans l’avion choisi, il a la joie de survoler Trieste, de pouvoir lui jeter des cris d’espoir. Puis, comme son Paolo Tarsis, il aura la fière volupté d’escalader le ciel et, plus heureux que lui, il pourra disputer l’espace à l’ennemi féroce abattu.
Aussi bien, la grande ombre d’Icare hante le poète. Ne l’a-t-il pas chantée autrefois ? Aujourd’hui, il la voit s’étendre, comme alors, par les golfes chauds de la Méditerranée ; suivre, comme alors, le sillon de la nef dans les airs. Elle aime la voix de l’homme avide de hauteur, avide d’abîmes, et qui commande dans la tempête. Gabriele d’Annunzio sera cet homme-là. Il écoutera d’en haut la voix des naufragés, il luttera, il vaincra, il apercevra une destinée nouvelle qui vaut que l’on vive et que l’on meure. Il ne songe plus à raffiner son intellectualité pour en faire l’instrument le plus subtil qui soit, ni à tendre sa sensibilité jusqu’à en faire la plus vibrante des harpes ; c’est du côté de l’action que, ivre d’infini, il voit la route ouverte.
Déjà au temps où il s’abandonnait à toutes les sollicitations de sa nature, Gabriele d’Annunzio n’avait-il pas eu la fugitive vision de cette flamme de beauté qui éclaire le chemin, empêche de rouler au précipice ? A présent, elle resplendit devant lui., Elle est comme un feu sacré sur l’autel de la Patrie. À cette clarté, l’Enfant de Volupté a retrouvé le chemin perdu. Aux combats des sens, aux joies matérielles, il préfère désormais la mystique activité du sacrifice. Il s’écrie : « Là où est le sacrifice, là est la déité ! » Une puissance inouïe l’agite, l’exalte.
Et il s’offre à la mort.
Mais la tâche de l’Animateur en vérité n’est pas finie.
Pour que se matérialisent les grandes destinées, que par une étrange divination, l’auteur adolescent des Odes Navales, — alcyon ne sur la mer, — avait déjà prédites à son pays, il faut que, « soldat blessé sur la mer, » Gabriele d’Annunzio reprenne, réaccorde sa lyre. Il faut qu’en une ultime vaticination généreuse, plus large que les précédentes, plus surhumaine encore, il fasse appel au génie de sa race. Il faut que, par la magie du Verbe, il suscite une solidarité jamais connue sur la terre, Une fusion telle du sang et des esprits entre les peuples alliés, qu’ils suivent d’une seule âme le sort de chaque bataille.
Alors, par un miracle suprême, le jour où se réaliseront ses prophéties, Gabriele d’Annunzio, — Homère de l’Italie guéri ou non de sa glorieuse cécité, — verra, de ses yeux extasiés d’aède et de héros, l’Italie, avec ses rudes chevaux des Maremmes et toutes ses bannières déployées au milieu des bannières fraternelles, célébrer la victoire des nations sur la horde et entrer en triomphatrice dans les villes impériales.
JEAN DORNIS.