Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 66p. 29-36).
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vi


Les jours coulaient ainsi et l’on approchait de la date où devaient être célébrés les deux mariages.

Albert Duchemin avait scrupuleusement respecté les conventions que lui avait imposées son étrange fiancée, et il avait gardé envers elle une attitude des plus correctes, comme si jamais rien ne s’était passé entre eux.

Mais il était fermement décidé à changer d’attitude.

— Il faudra bien, pensait-il, que cette jolie poulette cède le soir de ses noces. Elle se trompe si elle se figure que, lorsque je serai le mari, je n’exigerai pas de ma femme tout ce à quoi j’ai droit. Les mariages blancs, on voit ça dans les livres, mais dans la réalité c’est une autre paire de manches.

Laure ne se faisait pas d’illusions. Elle se rendait bien compte que son futur époux n’était pas du tout l’homme à tenir sa parole. Et elle voyait venir avec appréhension le jour où il lui faudrait devenir Mme Duchemin.

Cependant, elle était trop fière pour renoncer à cette union.

Elle se mariait par vengeance, pour que Gérard ne crût pas qu’elle le regrettait et aussi parce que lui-même l’avait facilement abandonnée pour s’engager vis-à-vis d’une autre.

Sa tante, maintenant, eût bien voulu, elle aussi, défaire ce mariage, car elle savait que Laure aimait toujours Gérard. Mais elle se heurtait à l’entêtement de la jeune fille qui lui répondait :

— Pourquoi veux-tu m’empêcher de me marier ? Tu devrais être contente, au contraire, toi qui me reprochais toujours de rester fille.

« C’est M. Duchemin qui te déplaît ?

— Ah ! certes, ce n’est pas le mari que j’avais rêvé pour toi. Je suis certaine qu’il te rendra malheureuse. Il n’a même pas eu la pudeur de cesser sa vie de plaisirs depuis qu’il est fiancé. Et il s’affiche partout avec des femmes de mauvaise vie.

— C’est son droit tant qu’il n’est pas marié. Et puis, s’il me plaît à moi. Je suis bien libre. Personne ne me force à devenir sa femme.

— Ça ne fait rien ! Je ne voudrais pas, moi, épouser un pareil individu.

— Bah ! Tous les hommes se valent. Est-ce que ton Gérard d’Herblay, dont tu faisais ton Dieu, ne mène pas la même vie, malgré qu’il soit fiancé à une jeune fille charmante ?

— Pauvre garçon ! Il essaye d’oublier…

Laure partit d’un grand éclat de rire.

— Ah non ! vraiment c’est trop drôle ! ce monsieur essaie d’oublier. Et il va se marier dans cinq jours. Laisse-moi donc tranquille. Il n’est pas plus intéressant que mon fiancé à moi. Il est seulement plus hypocrite !

Cette conversation, cependant, avait ouvert à Laure des horizons nouveaux. Et elle avait conçu un plan pour amener son futur époux à passer par où elle le voulait.

Un soir elle sortit de chez elle, sans rien dire à sa tante. Elle savait à peu près où rencontrer Albert Duchemin, qui ne quittait pas certains établissements de nuit.

Et elle se rendit dans un café de Montmartre. Une curiosité mauvaise l’y poussait. Elle voulait saisir ce qu’étaient ces femmes avec lesquelles les fiancés et les maris trompaient leurs fiancées et leurs épouses, elle se demandait comment ces filles attiraient et retenaient les hommes et elle voulait se mêler à elles.

Laure n’eut pas de peine à engager la conversation avec deux ou trois femmes. Mais elle fut étonnée de la trivialité de ces amoureuses vénales ; elle fut surprise, voyant qu’elles étaient presque toutes moins belles que les femmes honnêtes qu’elles supplantaient, et elle en conçut un dédain plus grand pour les hommes.

Cependant, ceux qui la voyaient, la dévisageaient, tous la provoquaient, lui adressaient des invites dans un langage cru qui la blessait malgré tout.

Puis elle s’amusa du spectacle de ce milieu nouveau pour elle. Son fiancé qu’elle s’attendait à voir survenir d’un moment à l’autre n’arrivait pas, une idée bizarre lui passa par la tête : elle voulut se jouer d’un de ces hommes qui la regardait insolemment, la confondant avec celles qui l’entouraient.

Et comme un des clients de l’établissement s’asseyait à côté d’elle, en lui disant :

— Eh bien ! La jolie fille ! On s’ennuie toute seule ?

Au lieu de le rabrouer, ainsi qu’elle avait fait aux autres, elle lui répondit en souriant :

— Vous voulez me tenir compagnie ?

— J’en meurs d’envie, et vous êtes assez mignonne pour que je fasse des folies avec vous.

— Oh ! Des folies !

— Oui, des folies et pour commencer, si vous voulez monter avec moi au premier, je vous offre à souper en tête-à-tête.

Elle rit.

— Va pour le souper, dit-elle.

Elle regardait son compagnon. Il était quelconque, sans doute un jeune fils de famille qui dépensait l’argent du paternel. Il ne lui parut guère plus déplaisant qu’Albert Duchemin.

Il se penchait vers elle, tandis que sa main s’égarait sous la table, cherchant à caresser la cuisse de la femme sous la jupe courte.

Elle retira sa jambe.

— Chut ! fit-elle, soyez convenable,

— Convenable ! Par exemple ! C’est que je n’y tiens pas du tout. Ce n’est pas pour être convenable que je vous invite à souper avec moi.

Maintenant il lui entourait la taille.

— Non, fit-elle en se levant.

— Allons, voyons, calmez-vous ! Vous plaisantez ? Tenez, montons si vous voulez.

Elle avait bien envie de ne pas le suivre et d’arrêter là l’aventure. Pourtant elle n’en fit rien et elle gravit avec lui l’escalier qui conduisait à l’étage où se trouvaient les cabinets particuliers. Il lui semblait que tous les yeux étaient fixés sur elle, et cependant il n’en était rien. Nul ne faisait attention à ce couple qui venait de se former parmi tant d’autres.

Lorsqu’ils furent assis, l’inconnu commanda brièvement au maître d’hôtel, sans omettre le champagne de la meilleure marque.

— Vous me traitez royalement, fit Laure.

— C’est parce que vous êtes jolie comme une reine, une reine dont je suis le roi pour le moment.

Elle était étonnée de ces manières, elle pensa qu’il devinait qu’elle n’était pas une femme semblable à celles qu’il avait l’habitude de rencontrer dans cet endroit.

Mais quand ils se retrouvèrent seuls, il changea d’attitude :

— Maintenant, ma mignonne, tu ne vas plus me jouer la comédie de la femme offensée. Donne-moi vite ces jolies lèvres rouges-là… Elles doivent être gourmandes et sensuelles. C’est ce que j’aime.

En même temps, il s’avançait vers elle et voulait la prendre aux épaules pour l’embrasser. Il ne comptait pas sur un refus. Aussi fut-il stupéfait lorsque Laure se dégagea :

— Non, dit-elle, vous vous trompez, je ne suis pas ce que vous croyez.

Il rit.

— Ah ! Elle est bien bonne ! Allons ! Ne me monte pas de bateau ! Qu’est-ce que tu faisais alors en bas ?

Elle reprit :

— Je regardais, j’étais venue en curieuse, mais si vous voulez être respectueux de ma personne, et bien vous tenir, je souperai volontiers avec vous, en tout bien tout honneur. D’ailleurs, puisque le menu est commandé, j’aurai garde de le refuser.

— Quelle bizarre petite femme ! Vous, il y a un mystère dans votre attitude.

— Peut-être !

_ Elle avait remarqué qu’il ne la tutoyait plus et elle en fut heureuse.

— Voyons, lui dit-il. Je parie que votre mari vous trompe.

— Je n’ai pas de mari.

— Alors, votre ami ?

Elle se révolta.

— Je n’ai pas d’ami non plus, je suis honnête.

— Oh ! oh ! Voilà qui devient grave. Alors, c’est un fiancé qui…

— Oui, c’est un fiancé.

— Vous savez, il faut être indulgente. Il profite de son reste. Il n’en sera que plus fidèle après.

Elle haussa les épaules.

— Je ne lui en demande pas tant ! Je voulais seulement le surprendre ici avec des femmes. Soyez tranquille. Ce n’est pas pour faire du scandale, Mais pour obtenir de lui certaines choses.

— Qui sont ?

— C’est bien difficile à dire… pour une jeune fille…

— Alors, je ne vous les demande plus.

— Si je suis montée avec vous, c’est pour éviter les offres de tous ces hommes qui passent en bas. Vous m’excuserez, mais j’avais besoin d’un complice.

— Bigre ! Je le serais volontiers pour rendre à ce fiancé volage la pareille.

— Ne me parlez plus de cela, voulez-vous ?

— Alors, je ne comprends pas.

— Vous n’avez pas besoin de comprendre. En deux mots, je me marie, mais je veux un mariage qui n’en soit pas un.

— Un mariage blanc ! C’est drôle.

— Oui, n’est-ce pas ? Mais j’ai fait une convention avec mon fiancé.

— Il ne la tiendra pas.

— C’est pour cela que je suis venue ici. Je veux le surprendre, le confondre et lui signifier que je ne serai sa femme — en apparence — qu’à la condition qu’il s’en aille le jour même des noces de son côté et moi du mien.

— Étrange ! Et pourquoi l’épousez-vous ?

Laure poussa un soupir.

— Parce qu’il le faut !

— Vos parents vous y contraignent ?

— Je n’ai pas de parents, je suis orpheline.

— Il est riche ?

— Au contraire, c’est moi qui le suis.

— Alors, je ne comprends pas pourquoi, il le faut…

— Parce que, c’est absolument obligatoire.

Le compagnon de Laure regardait cette étrange jeune fille. Il cherchait à lire dans ses yeux, à deviner ce qui se passait dans son esprit.

Contrairement à ce qu’elle avait pensé, ce n’était pas un viveur, mais un littérateur, un romancier psychologique.

Au bout d’un instant il sourit et déclara :

— Petite fille, il y a un roman dans votre vie !

Furieuse d’être devinée, elle essaya de rire.

— Ah non ! Par exemple ! Non ! J’ai trop de dédain pour les hommes.

— Voyez-vous cela ! Cependant, une fois que vous serez mariée, votre époux peut exiger…

— Je prendrai mes précautions.

— Enfant que vous êtes ! Voulez-vous un bon conseil. Ne vous mariez pas.

— Merci du conseil, mais je ne le suivrai pas.

— Vous me faites de la peine.

— Vous êtes bien bon de vous intéresser autant à moi, que vous ne connaissiez pas il y a une heure et que vous vous apprêtiez à traiter comme une fille quelconque.

— Pardon ! Je ne pouvais pas supposer…

L’entretien fut à ce moment interrompu par des éclats de voix et des rires provenant d’une pièce voisine. La cloison séparant les deux cabinets était assez mince pour qu’on distinguât les paroles prononcées.

On entendait deux voix de femmes se répondre :

— Germaine ! Ça n’est pas de jeu, tu l’accapares ! C’est à mon tour ! Albert, lâche-la… Viens un peu avec moi.

— Non, ce soir il est mon amant. Pas mon Bébert chéri ?


Laure s’identifiait pour lui avec la fille (page 28).

Et l’homme, éclatant d’un gros rire, répliquait :

— Ne vous disputez pas, mes mignonnes, il y aura de l’amour pour vous deux que diable. Ce sera bien meilleur de s’amuser à trois.

« Tenez, venez, chacune sur un genou.

Laure écoutait, soudain attentive :

— Oh ! dit-elle, cette voix, je la reconnais, c’est lui !… Justement il y a une porte qui communique.

Et elle alla vers la porte qu’elle désignait.

— Faites attention ! dit son compagnon, si vous alliez vous tromper ?

— Vous ne me connaissez pas ! Je fais toujours ce que j’ai décidé, quoi qu’il arrive ! Si ce n’est pas lui, je m’excuserai. D’ailleurs, vous avez bien entendu l’une de ces personnes qui l’appelait Albert. C’est son nom.

Comme pour la confirmer dans ses soupçons, de nouveau ils entendirent une voix de femme qui gémissait :

— Albert ! Oh ! Albert !

Tandis que l’autre répondait :

— Quel homme ! On ne dirait pas que tout à l’heure c’était moi qui étais dans ses bras…

Laure avait bondi sur la porte ; le hasard voulut que le verrou ne fut pas mis et elle s’ouvrit sous la poussée de la jeune fille qui s’arrêta devant la scène qui se déroulait à ses yeux.

À ce moment l’inconnu qu’elle avait suivi et qui se tenait auprès d’elle fut frappé de l’attitude de la jeune fille.

Elle ne poussa aucune exclamation, au contraire, elle affecta un air ironique et hautain pour dire :

— Tous mes compliments ! cher monsieur Duchemin ! Il vous faut deux maîtresses à la fois !

Le compagnon de Laure ne put retenir un cri de surprise en reconnaissant lui aussi le fiancé de la jeune fille.

Mais il réprima vite toute manifestation.

Duchemin se retourna :

— Comment, fit-il, vous ici ?

— Comme on se rencontre, n’est-ce pas ? dit Laure. Mais vous y êtes bien, vous !

— Ce n’est pas votre place. Quant à monsieur Noël Veron, qui vous accompagne…

— En tout bien, tout honneur !…

Duchemin rit à son tour :

— Je la connais ! Il vous a domptée sans doute, ainsi que vous le désiriez.

Albert s’avança. Il avait pris son parti de l’aventure et était disposé à prendre toute la responsabilité de la situation.

Il allait prononcer peut-être des paroles irrémédiables, Laure le sentit et s’interposa :

— Monsieur n’a rien à voir dans cette affaire. Je suis libre de mes actions, comme vous des vôtres. Ce sont nos conventions, n’est-ce pas ? Tout ce que je vous demande, c’est de reconnaître devant lui que je vous ai surpris avec ces dames. J’ai besoin de ce témoignage pour m’assurer que vous respecterez l’accord que nous avons conclu.

« Après cela, vous pourrez continuer à vous amuser, je m’en voudrais de vous déranger plus longtemps.

« Monsieur, voulez-vous m’offrir votre bras ?

Et Laure sortit au bras de ce Noël Veron dont elle entendait le nom pour la première fois et qui devenait, en d’aussi bizarres circonstances, son chevalier servant.

Lorsqu’elle fut partie, Germaine demanda à Albert :

— Qu’est-ce que c’est que cette poule ? Ta femme ?

— Non, ma fiancée.

— Eh bien ! Vrai ! Ton mariage est fichu, alors ?

Duchemin sourit :

— Pas le moins du monde ! Seulement j’épouserai peut-être, mais j’aurai du mal à avoir la femme. Enfin, je tiendrai toujours l’argent. Pour le reste, on verra !

Pendant ce temps, Noël accompagnait Laure qui l’avait autorisé à la reconduire jusqu’à sa porte.

Dans la voiture, ils causaient comme des amis.

— Mademoiselle, disait le romancier redevenu courtois et déférent, croyez-moi, vous avez tort d’épouser cet homme. Vous vous abusez si vous comptez le tenir. Revêtu de l’autorité du mari, il trouvera certainement le moyen de vous contraindre à lui appartenir, et c’est le plus grand malheur qui puisse vous arriver.

Laure ne répondait pas.

Elle remercia Noël en le quittant et lui dit seulement :

— J’aurai peut-être besoin de vous. Promettez-moi, le cas échéant, de répondre à mon appel.

— Vous pouvez compter sur moi entièrement.

Et il ajouta :

— Je me trompe fort, ou je ferai votre bonheur malgré vous.