Fables de La Fontaine (éd. Barbin)/2/La Vieille et les deux Servantes

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Vieille et les Deux Servantes.


VI.

La Vieille et les deux Servantes.



Il eſtoit une Vieille ayant deux Chambrieres.
Elles filoient ſi bien, que les ſœurs filandieres
Ne faisoient que broüiller au prix de celles-cy.

La Vieille n’avoit point de plus preſſant ſoucy
Que de diſtribuer aux Servantes leur tâche
Dés que Thetis chaſſoit Phœbus aux crins dorez,
Tourets entroient en jeu, fuſeaux eſtoient tirez,
Deçà, delà, vous en aurez ;
Point de ceſſe, point de relâche.
Dés que l’Aurore, dis-je, en ſon char remontoit ;
Un miſerable Coq à point nommé chantoit.
Auſſi-toſt noſtre Vieille encor plus miſerable
S’affubloit d’un jupon craſſeux & deteſtable ;
Allumoit une lampe, & couroit droit au lit

Où de tout leur pouvoir, de tout leur appetit,
Dormoient les deux pauvres Servantes.
L’une entr’ouvroit un œil, l’autre étendoit un bras ;
Et toutes deux tres-mal contentes,
Diſoient entre leurs dents, Maudit Coq, tu mourras.
Comme elles l’avoient dit, la beſte fut gripée ;
Le Réveille-matin eut la gorge coupée.
Ce meurtre n’amanda nullement leur marché.
Notre couple au contraire à peine eſtoit couché,
Que la Vieille craignant de laiſſer paſſer l’heure,
Couroit comme un Lutin par toute ſa demeure.

C’eſt ainſi que le plus ſouvent,
Quand on penſe ſortir d’une mauvaiſe affaire,
On s’enfonce encor plus avant :
Témoin ce Couple et ſon ſalaire.
La Vieille, au lieu du Coq, les fit tomber par là
De Caribde en Sylla.