La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/Préface

PRÉFACE

Encore des mémoires touchant intimement à l’histoire de la Révolution poursuivie jusqu’à la domination consulaire, mais des mémoires d’extrême-gauche, par conséquent plus rares, car les ouvriers de la Révolution maniaient mieux la pique que la plume. Beaucoup d’entre eux quittèrent du reste la scène au fort de l’action, sans avoir eu le temps de juger les événements et de se convertir aux régimes successifs. Ils se faisaient sans doute une haute idée de leur œuvre, une idée trop nette même et sans nuances, c’est pourquoi ils eussent été bien empêchés d’en écrire avec esprit et de mettre en bonne place le bloc qu’ils avaient dégrossi à coups de hache. Le peuple n’écrit d’ordinaire ses mémoires qu’en édifiant ou en détruisant  ; il s’attelle aux rudes besognes historiques en y croyant comme aux travaux de la terre, prend pour lui la peine, laisse à d’autres la gloire et les profits de l’aventure, et s’en remet à l’histoire du soin de le trahir. Mais si, pour quelque raison que ce soit, il s’essaye à parler avec des mots, il est bien évident que la critique voulant être compréhensive doit oublier toute infirme rigueur, s’humaniser, et, sans indulgence, s’élever à quelque hauteur philosophique, pour apprécier la juste valeur des motifs qui ne s’expriment pas et qui font agir.

D’ailleurs, la psychologie historique encore incertaine reconnaît dans toute contribution à un fait une valeur de touche que les conséquences générales n’altèrent pas  : les choses et les hommes valent par eux-mêmes, en dehors de toute synthèse. Par ces notations à vif, par ces touches individuelles que recherche la méthode nouvelle et qui sont comme des plaques sensibilisées plus immédiates que les clichés de jadis, par la multiplicité des apparences successives dont elle tient compte, le sang du passé remonte sous le masque de la froide vérité acceptée et souvent la transfigure. Mais en même temps, et pour ces raisons, la chronique d’hier reste mystérieuse ; et, pour ne parler que d’un relief mémorable, devant un examen plus attentif, les aspects de la Révolution perdent leur rigueur logique, les noms impérieux de la Montagne s’atténuent et, comme au chaos des nuages, l’esprit inquiet demande à la foule le secret des illuminations soudaines.

Que savons-nous des véritables auteurs de cette révolution par laquelle on jure, et qui a ses prêtres, ses docteurs et ses pharisiens ? Presque rien que des calomnies et des injures. L’étude des clubs et des motionneurs, la sensibilité des foules excitées par le sang et la famine, le hasard des stratégies populaires, l’inspiration des démagogues et la folie d’une race débordée déroutent une opinion rectiligne. Il devient difficile de prouver quelque chose, même la raison du peuple, dès qu’on scrute ces dessous : l’instinct collectif, la contagion de l’exemple, l’irresponsabilité, le réveil atavique des massacres dans le sang des journées chaudes ; en vertu de telles circonstances à jamais inconnues, les mots et les émotions s’opposent ou s’exaltent ; et tout est possible et tout est douteux, avec ces facteurs d’énergie, l’hallucination du danger et la naïveté des masses.

C’est en somme le système du mouvement impersonnel donnant une science plus compliquée, et plus vraie sans doute, à cause des centres et des foyers innombrables, véritable tourbillon où la théorie des grands hommes s’efface.

L’intérêt d’une telle décentralisation historique apparaît un peu frivolement dans le succès de certains mémoires ; mais cette vogue à tout prendre n’est pas insignifiante si le défilé des personnages de second plan modifie nos idées sur le passé appris, et si la vie contemporaine s’en trouve influencée autant et mieux peut-être que par des lectures romanesques.

Rossignol dont nous publions les Mémoires est-il donc un de ces personnages écoutant aux portes des salons et des chancelleries, potinant sur les choses vues et sur les hommes rencontrés ?

Plus curieux son rôle est peut-être unique. Si Rossignol avait eu le tempérament littéraire, ses mémoires composeraient plusieurs tomes car il fut toujours mêlé aux actions de son temps et les suscita parfois ; mais il n’a pas le sentiment des nuances et des proportions ; le moindre incident de sa vie d’atelier ou de garnison a pour ce batailleur plus d’importance que le récit d’une bataille rangée. Irrespectueux et naïf, insoumis et brave, non sans vantardise, ridicule souvent, entêté jusqu’à l’inconscience et parfois énergique jusqu’au frisson, Rossignol est une étonnante personnification de ce peuple de Paris qui fit les grandes journées ratifiées par les constitutions. Il semble que sa robustesse franche, où les défauts s’accusent sans honte, explique l’âme obscure de la Révolution, non pas la vie des assemblées, mais l’émotion d’un peuple s’essayant à la liberté avec des gaucheries et des cataclysmes. Sans effort et sans pose qui ne soit naturelle, ce compagnon orfèvre devient nécessairement général quand la foule a pris la tête du mouvement révolutionnaire ; sans se guinder il atteste ainsi le rôle du peuple qu’il ne peut pas trahir sans se trahir lui-même. Ses mémoires ont à ce titre une importance autre que littéraire et vraiment typique.

Le 12 juillet 89, Rossignol, c’est lui-même qui le dit, ne savait rien de la Révolution et ne se doutait en aucune manière de tout ce qu’on pouvait tenter, et le 14 il était avec ceux qui prenaient la Bastille ; dans la démonstration d’octobre, il était à Versailles avec les femmes et les masses indisciplinées qui réclamaient à Paris le Boulanger, la Boulangère et le petit Mitron ; délégué par la section des Quinze-Vingts à la commune insurrectionnelle, il était à la journée du Dix-Août ; son nom figure sur les registres de la Force parmi ceux des magistrats du peuple envoyés pour calmer l’effervescence, qui firent acte de présence aux exécutions de septembre et ne purent rien empêcher. On le retrouve partout où l’exaltation populaire s’affirmait sans mesure ; il était en Vendée presque au début de la guerre opposant le fanatisme du nouveau dogme patriotique à la superstition séculaire ; d’accord avec les «  exagérés à moustaches de la cour de Saumur » comme avec les hébertistes et les enragés de Paris, il poursuivait l’exécution des plus grands desseins : avec eux, la guerre civile tendait à devenir guerre de religion ; ils avaient eu l’intention de déchristianiser la France, et d’ailleurs ils sanctifiaient les excès de la démagogie par l’espoir entrevu d’une rénovation sociale qui manqua avec ses inspirateurs quand prévalut par tant de ruses la politique des « hommes d’État ».

Plus favorisé par les succès de son parti que par ses luttes personnelles, bien qu’il fût brave à l’excès et doué d’un rare esprit naturel — mais les meilleurs généraux éprouvèrent des défaites en Vendée, — Rossignol apparaît toujours fidèle à son caractère, et ce que nous savons de la péripétie de sa fortune et de la fin tourmentée de sa vie concentre beaucoup d’intérêt et de grandeur sur le front vulgaire de ce combattant aux prises avec la fatalité. Après avoir connu les honneurs militaires, les acclamations de la Convention, les applaudissements des tribunes et la confiance inébranlable du Comité de salut public, après avoir conduit des foules et des armées, Rossignol, « le fils aîné de la patrie », fut le jouet des successives réactions post-thermidoriennes qui, de chute en chute, précipitèrent la République aux mains de Bonaparte. Il avait été des premiers combattants révolutionnaires et tomba le dernier. Acquitté dans le procès fait aux babouvistes, participant de près ou de loin à tous les mouvements du Faubourg, tant qu’il resta un espoir d’aboutir il fut un démagogue infatigable ; et, même à l’heure des défections obligées, il se résignait mal au culte naissant de César. Pendant plus d’un an il attendait à Toulon une occasion de s’embarquer, sans mettre aucun empressement à rejoindre en Égypte le général Bonaparte, comme il en avait reçu l’ordre du Directoire. La nostalgie du Faubourg le retenait, et sans doute gardait-il encore cette répugnance de sa jeunesse à faire la guerre « à des gens qu’il ne connaissait pas ». Sa santé était du reste ébranlée ; il demanda la permission de retourner à Paris « pour y respirer l’air natal » et l’obtint ; mais Paris silencieux, oublieux des grands principes et tendant aux sommeils du despotisme, n’était plus pour lui le chef-lieu du monde ; un ordre de police l’en éloigna du reste bientôt, au moment où, convaincu de son impuissance à lutter contre le courant nouveau, « il passait ses journées sur la rivière à pêcher à la ligne ». Retiré près de Melun, il n’aspirait plus qu’au repos ; dans sa petite maison des champs, il allait rappeler près de lui sa femme et sa fille, restées à Toulon, et déjà n’était plus que « Monsieur Durand », quand l’attentat royaliste de la rue Saint-Nicaise fut pour Bonaparte un facile prétexte à se débarrasser des républicains compromis qui restaient en France. La liste promulguée en vertu du sénatus-consulte du 14 nivôse an IX, portait cent trente-deux noms arbitrairement choisis. Sans autre forme de procès et sans plus attendre, soixante et onze d’entre eux furent déportés aux îles Seychelles. Quelques mois après une nouvelle proscription coloniale, voulue à l’Île-de-France par des propriétaires négriers, frappait au hasard trente-trois de ces malheureux, dont Rossignol, et les conduisait sur l’îlot insalubre d’Anjouan, où ils moururent presque tous en peu de jours dans les plus atroces souffrances. Leurs incroyables misères et la grandeur d’âme de Rossignol nous sont attestées par l’architecte Lefranc, « l’une des deux seules victimes qui aient survécu à la déportation ».

Rossignol mourut à Anjouan en 1802. Mais le peuple refusa de croire à la mort de son héros : il semblait que ce fût le suicide du Faubourg. Rossignol se survivait donc dans les souvenirs, et il prenait position dans la légende avec un mauvais roman en quatre volumes : le Robinson du Faubourg Saint-Antoine. Au frontispice de ce roman, le général plébéien est représenté, comme fondateur d’une république nouvelle en des Indes imaginaires, avec un diadème de plumes farouches. Ainsi, « finalement il arriva au port de Utopie, distant de la ville des Amaurotes par trois lieues ».

La conduite du général Rossignol en Vendée, comme celle de tous les généraux hébertistes, a été mal appréciée par des historiens qui ne comprenaient pas toutes les passions qu’ils jugeaient. L’opinion du général Turreau consignée en ses Mémoires pour servir à l’histoire de la Vendée, est plus près de la vérité et des motifs intérieurs qui présidèrent à la destinée du général Rossignol.

On sait que le Comité de Salut public redoutait la dictature militaire à l’égal de la trahison et que les principes et le caractère de Rossignol furent pour beaucoup dans son élévation au premier grade. Certes, il supportait mal l’esprit d’autorité, et cette indication de « Parisien mauvaise tête » se manifeste déjà dans la première partie de ses mémoires. Son mépris de la hiérarchie lui vaut de la part des historiens plus d’une rebuffade ; mais on oublie trop que l’époque tendait au nivellement des institutions, et rien n’est moins contradictoire à ce principe que l’esprit de camaraderie et d’égalité apporté dans l’armée par ceux-là mêmes qui l’avaient proclamé dans la vie civile. À ce point de vue, les généraux de l’armée de Mayence étaient des réactionnaires pénétrés de l’importance du grade et souffrant mal l’élection d’un illettré au premier commandement. De là ces jalousies, ces rivalités, ces désaccords néfastes dont parlent tous les historiens de la guerre vendéenne. Le jugement que Rossignol porte sur Kléber, dans une lettre au ministre Bouchotte, est très significatif de l’état d’esprit qui les divisait : « C’est un bon militaire qui sait le métier de la guerre, mais qui sert la République comme il servirait un despote. »

Pour remplacer avantageusement, en théorie, l’obéissance passive dénoncée par Rossignol comme insupportable à des hommes libres, il ne fallait que de l’entente fraternelle et du dévouement à la chose publique et, dans la simplicité de son âme, il ne doutait pas que les soldats de la Raison fussent à la hauteur des principes républicains, mais c’était compter sans les contradictions humaines et les ambitions personnelles.

À plus forte raison, l’âpre attitude de Rossignol ne pouvait être approuvée par les écrivains hostiles à l’esprit de la Révolution ; mais leurs railleries sont trop faciles et leurs calomnies évidentes : ils n’ont voulu voir en lui qu’un général incapable. Certes Rossignol n’était pas un grand stratège. Quand il accepta la charge redoutable de général en chef dans cette grande campagne de la Vendée, charge qui eût été lourde à d’autres épaules que les siennes, il ne le fit qu’à contre-cœur en confessant « l’insuffisance de ses lumières », mais ses amis et les représentants du peuple promettaient de l’assister ; il savait que, derrière Ronsin, il y avait Berthier, homme à talents, et il pensait naïvement que l’art de la guerre n’est qu’un moyen au service d’idées plus hautes ; il se savait sûr de lui-même, incapable de trahir ou de temporiser ; on le persuada que si un bon patriote comme lui n’acceptait pas le premier grade, la guerre s’éterniserait par la mauvaise volonté des chefs, et que, d’ailleurs, les intrigants étaient nombreux tout prêts à profiter de cette place pour ensuite trahir le peuple plus facilement ; il accepta donc, et non sans bravoure morale, de représenter à la tête de l’armée l’intransigeance des principes républicains. Voilà ce qu’on n’a pas voulu voir, et ceux qui ont compris la franchise désintéressée de Rossignol lui en ont fait un crime. Le Comité de salut public était mieux inspiré, et la fin de la République le démontre assez.

Dans son Histoire de la Terreur, M. Mortimer-Ternaux pousse la haine des démocraties jusqu’à l’erreur volontaire quand, sans plus de preuves, il porte contre Rossignol l’accusation de lâcheté. Au contraire, tous les témoignages sont unanimes à reconnaître sa bravoure et son patriotisme. Ses ennemis contemporains eux-mêmes ne lui contestaient point ces titres.

L’empreinte matérielle de Rossignol sur la destinée de la Révolution n’est pas non plus négligeable ; on le voit encore bien vivant en dehors des figurations idéales. Les événements de la Vendée, on le sait, eurent à Paris une influence directrice. Rossignol pèse sur Robespierre qui le soutient d’accord avec le Comité de salut public et les assemblées populaires : c’est toute une politique.

Quand Rossignol est attaqué devant la Convention et aux Jacobins par un faux-personnage comme Bourdon de l’Oise, ce n’est qu’un écho de la grande querelle qui se poursuit en Vendée et qui divise les représentants du peuple ; en ces occasions, Robespierre lui-même défend Rossignol appuyé par le parti populaire et par Hébert reprochant aux généraux qui ont précédé Rossignol en Vendée d’avoir fait de cette guerre civile leur pot-au-feu ; il met Bourdon de l’Oise et ses amis en mauvaise posture ; bien plus, il porte contre eux des menaces non équivoques et les invite à revenir de leurs erreurs.

Rossignol, général, est accusé d’impéritie ; plus près des faits nous voyons ceci : le plan qu’il proposait aux avocats du conseil de guerre de Saumur était qualifié d’absurde par le vertueux et peu clairvoyant Philippeaux et par les guerriers de l’armée de Mayence intéressés en la circonstance ; Rossignol insiste et montre que le projet qu’il soutient est le seul qu’on puisse exécuter ; les votes se partagent également. — Je vois ce qu’il en est, dit en substance Rossignol, le plan est indiscutable, et c’est moi qui vous gêne ; eh bien, je me retire : il ne faut pas abaisser notre grande décision jusqu’à des rivalités personnelles ; j’accepte de servir sous les ordres de Canclaux, pour faire cesser toute querelle, si Canclaux veut commander la marche qui s’impose.

Ce beau mouvement ne décida personne et Rossignol, en s’abstenant de prendre part au second vote, permit à ses présomptueux contradicteurs de triompher en principe, mais en principe seulement, car la marche tournante qu’ils avaient conçue eut pour résultats les retards que l’on sait et la glorieuse défaite des Mayençais eux-mêmes.

On pourrait croire que le plan de Rossignol, ce général ignorant, n’était pas meilleur, mais nous avons sur ce point une autorité de quelque valeur, celle de Napoléon Ier qui, jugeant à distance les opérations de la guerre vendéenne, déclare que le seul parti à prendre au Conseil de Saumur était de marcher directement et en masse, et Napoléon refait en quelques lignes le plan proposé par Rossignol.

À suivre autrement l’histoire que par la marche des événements extérieurement enregistrés, en étudiant plutôt les déformations que ceux-ci exercent sur le caractère des peuples, Rossignol atteste une façon d’être, un état d’autant plus intéressant que son personnage est plus simple et que la morsure des faits y marque, comme sur une pierre de touche, son caractère franc, incapable de se plier adroitement aux circonstances. Rossignol n’est pas un esprit supérieur, car il ne doute jamais ; il va droit à son but et persiste ; les ruses qu’il emploie sont très apparentes et font sourire ; mais il représente un élément avec lequel les esprits les plus fins devront toujours compter : la force d’action, la volonté vivace qui, en dehors de toute prévision, crée les événements. Sans Rossignol et les hommes de sa trempe, la Révolution était impossible, car la logique des assemblées parlantes ne fait pas de révolutions, et c’est, pour une bonne part, grâce aux émeutiers et aux justiciers révolutionnaires se portant à des excès, comme tous les justiciers, que les délibérations de la Convention furent possibles, et que ce qui est arrivé arriva. Il ne s’agit point ici de légitimer l’histoire ni de la combattre au nom d’une vérité supérieure au jeu des événements, mais de comprendre sans aigreur les hommes et les choses du passé : et c’est pourquoi on lira Rossignol ; car, si de son propre aveu, il fut entraîné par le courant sans pouvoir en apprécier rien, il fut encore un des éléments actifs de ce courant et chorège de la foule premier acteur, du reste toujours semblable à lui-même, et tel qu’on le voit déjà aux années d’enfance, d’apprentissage et de service militaire.

Malgré que la littérature des écrivains soit absente de ses mémoires et même les passages soignés, on y trouvera pourtant des choses de lecture très impressionnantes et des mots d’un grand style. Les naïvetés de Rossignol sont souvent superbes ; ainsi, quand on veut l’incarcérer à Niort sur l’ordre de Westermann  : Je pensais, dit-il, qu’il ne devait plus exister de cachots depuis que j’avais renversé la Bastille. Cependant je me persuade aisément qu’on pourrait mal juger ce récit d’un ouvrier illettré qui devint général. D’ailleurs, il faut y apporter une intelligence assez parfaite des scènes accessoires du drame révolutionnaire, et ne pas y chercher la vérité complexe et littéraire, mais une note essentielle et la première, qui rarement apparaît dans les documents vulgaires de cette sorte : j’entends le caractère d’un homme du peuple, acteur et jouet des événements les plus considérables et leur opposant une âme toujours ferme avec la sainteté de son ignorance. Le sourire indulgent du critique qui juge des caractères par leur complexité serait ici hors de propos : on peut rire de Rossignol, mais c’est un homme de Plutarque.

À preuve de l’authenticité rigoureuse des mémoires que nous publions, on consultera, aux Archives historiques de la guerre, les cahiers rédigés par Rossignol lui-même pendant sa détention au fort de Ham, et l’on verra que notre texte, en redressant parfois l’écriture fruste de cette autobiographie, n’en altère jamais le style. L’allure de la phrase et tous les détails sont conservés ; quelques dates à leur place et des justifications orthographiques sont la seule correction qu’ait subie le travail original qui garde ainsi toute sa valeur documentaire.

La narration de Rossignol s’interrompt, en 1791, brusquement, à la fin d’un cahier, pour reprendre avec le départ par la Vendée des Vainqueurs de la Bastille, et sans doute il ne faut voir là qu’une lacune étrangère à sa volonté, à moins qu’on ne préfère croire que, Rossignol écrivant après les événements de Thermidor, il eût été imprudent à lui, dans les circonstances où il se trouvait, de préciser l’importance de son rôle révolutionnaire au Dix-Août comme aux jours de septembre, et qu’il s’en abstint. Elle s’arrête en 1795 avec un mémoire justificatif publié en deux fois sur la fin de la même année.

Mais dans les détails du procès Babeuf, dans les lettres qui sont au dossier administratif de Rossignol et dans les relations inédites de la déportation aux îles Seychelles et à l’île d’Anjouan, où il fut compris, nous en avons cherché la suite.

Il se trouve, en effet, que les compagnons d’exil de Rossignol, dans l’espoir d’une justice tardive, ont noté scrupuleusement un récit collectif de leurs misères communes, où la vie de notre auteur se confond habituellement, pour reparaître, à l’occasion et d’une façon émouvante, sur le relief des événements. Ce mémoire et quelques autres pièces que nous citons sont aux Archives coloniales.

La vie véritable du citoyen Jean Rossignol n’est donc point une fantaisie écrite après coup par quelque secrétaire zélé, ou moins directement encore, comme presque tous les mémoires de l’époque révolutionnaire ; ce n’est point une contrefaçon moderne de la mode de 1820, mais un document complet relevé sur les écritures originales, et présentant les meilleures garanties.[1]

Victor Barrucand.
  1. Dans le Carnet de la sabretache, le général Vanson a publié quelques pages choisies des cahiers de Rossignol, à titre de curiosité, et M. Chassin, au cours de ses volumes bien fournis de documents sur la Vendée patriote, les cite souvent ou les analyse quand ils ont trait aux événements qu’il expose. Il nous paraît que M. Georges Avenel, l’historien d’Anacharsis Cloots, avait également connu ces mémoires quand il publia ses Lundis révolutionnaires en 1874  ; tout au moins juge-t-il Rossignol avec intelligence et sans le méconnaître.