La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/16

TROISIÈME PARTIE
Départ de Paris du citoyen Rossignol pour la Vendée, sous le ministre de Beurnonville, en qualité de capitaine de gendarmerie de la trente-cinquième division et vainqueur de la Bastille. (Indication du manuscrit.)

CHAPITRE XVI

Détails sur la 35e division de gendarmerie. — Aux Ponts-de-Cé. — Je commande ma division. — Le combat de la Jumellière. — Au secours de Berruyer. — Nous donnons encore une fois. — Le père avec les Brigands et le fils avec nous. — L’affaire de Chemillé. — Position périlleuse — La retraite. — Mes observations sont mal reçues — Les subsistances. — Femmes fanatisées. — En cantonnement à Angers.

Alors la division[1] était composée de huit cents hommes : deux compagnies de gardes-françaises y avaient été amalgamées avant notre départ de Paris[2]. Un schisme en résulta, parce que ces deux compagnies étaient disciplinées et ne comptaient que des hommes riches en taille, tous anciens serviteurs. Le moindre avait huit ans de service dans la ligne. Ils ne pouvaient pas croire que des bossus et des bancals, car il y en avait plusieurs dans nos rangs, fussent capables de soutenir et la fatigue et le feu avec un courage pareil au leur. Cependant ceux-là l’ont prouvé en donnant l’exemple en plus de vingt occasions. Les gardes-françaises eux-mêmes, qui les ont vus, et les représentants du peuple peuvent attester l’intrépidité de ces pauvres bougres. C’était un honneur pour moi de les commander et je puis attester qu’ils ont remporté l’estime de l’armée. C’était à qui les aurait quand on les eût vus à l’œuvre ; mais j’avoue que certains généraux ne s’en souciaient pas beaucoup. Rien ne les arrêtait ; le danger n’était pour rien quand j’étais à leur tête ; je ne leur connaissais que deux défauts : de bien boire et de bien se battre. Les six autres compagnies de la division, en dehors des deux qu’on nous adjoignit, avaient été formées après le Dix-Août ; elles n’étaient composées que d’ouvriers qui avaient fait la Révolution, gens de tout âge et de toute grandeur. Un dépôt fut laissé à Paris, où l’on versa les hommes incapables de faire campagne et qui avaient été blessés, tant au siège de la Bastille que dans plusieurs engagements, et notamment dans la journée du 10 août.

L’Assemblée Constituante nous avait décerné[3] un brevet, une couronne murale, un habillement complet et un armement ; plusieurs décrets rendus en notre faveur reconnaissaient en nous les premiers défenseurs de la patrie, vainqueurs de la Bastille, etc… Voyez les décrets.

Nous arrivâmes aux Ponts-de-Cé, près d’Angers. Il n’y avait point de chef. — L’ordre que nous reçûmes du ministre Beurnonville était précis : il fallait dans les vingt-quatre heures être en route ; et nous ne pûmes nous organiser à Paris. — Aux Ponts-de-Cé, le général Berruyer[4], qui avait la direction de la colonne, nous autorisa à nommer un commandant en pied et un autre en second : j’eus les suffrages de mes concitoyens pour le premier grade, et le nommé Noël, capitaine d’une des deux compagnies de gardes-françaises, fut reconnu lieutenant-colonel. — C’était un homme très instruit dans l’art militaire, et qui malheureusement fut tué à mes côtés à la première action que nous eûmes avec les Brigands, au moment où je lui donnais l’ordre de se porter sur la gauche pour tourner le pays. — Élu chef de notre division, je fus reçu à la tête de la troupe par le général divisionnaire Duhoux[5].

Le lendemain de cette formalité, l’ordre nous vint de marcher sur deux colonnes, moitié de ma division avec le général Berruyer et l’autre moitié avec le général Duhoux, pour attaquer le pays appelé Saint-Pierre-de-Chemillé. (C’est à Chemillé que Noël fut tué.) Berruyer marcha en droite ligne. Duhoux marcha sur la Jumelière : j’étais de sa colonne et je marchais à côté de lui.

Il m’envoya reconnaître les positions, ce que je fis, accompagné d’un détachement de cavalerie et de deux compagnies de ma gendarmerie. Je pris une position avantageuse et je vins lui rendre compte de mon travail. Il le vérifia lui-même, fit avancer l’artillerie et la plaça sur les hauteurs. Il me donna l’ordre de placer l’infanterie en bataille ; je la fis déployer. Alors commença l’attaque. J’avais établi une réserve de huit cents hommes sur un point dominant pour protéger la retraite, si nous étions forcés, ou pour se porter, au besoin, soit à l’aile droite, soit à l’aile gauche. Après une trentaine de coups de canon, nos tirailleurs, qui n’étaient composés que de la gendarmerie à pied, débusquèrent les avant-postes, et les positions de l’ennemi furent enlevées par ma gendarmerie. Duhoux fit sonner la charge et chassa l’ennemi[6] : nous leur tuâmes près de cent hommes ; nous n’eûmes que deux des nôtres tués et un de mes gendarmes qui eut le nez coupé d’un coup de feu. Le brave homme se fit panser et continua à se battre. Je lui disais : « Montez dans ce chariot et faites-vous conduire à l’hôpital. » Il ne voulut pas se retirer, et, tout défiguré, il répétait : « Cela ne sera rien, je peux marcher, je veux vous suivre. »

Nous entendîmes le canon ronfler avec force sur notre gauche : c’était l’attaque de Saint-Pierre-de-Chemillé par Berruyer. Duhoux me dit : « Fais battre la générale et allons rejoindre la colonne de Berruyer ; — il n’y a que deux lieues. » J’approuvai cette mesure, vu que les Brigands s’étaient rabattus sur Saint-Pierre. Nous ne restâmes qu’une heure dans la Jumellière pour faire rafraîchir les troupes et nous arrivâmes, vers les cinq heures du soir, à Saint-Pierre-de-Chemillé.

Nous y trouvâmes la colonne de Berruyer qui se reployait sans ordre. Les deux généraux se consultèrent. Duhoux me demanda si ma gendarmerie voulait donner encore une fois. Je lui répondis qu’elle ne demandait pas mieux. Aussitôt il me dit de faire déployer ma gendarmerie. Je fis avancer mes deux pièces d’artillerie en face des batteries ennemies, et j’ordonnai de leur tirer dessus à toute volée, ce que les canonniers firent avec tant d’adresse qu’ils démontèrent la batterie adverse. Ce fut dans cette action que le général Duhoux reçut un coup de feu à la jambe, dont il ne fut guéri qu’au bout d’un an.

Je pris deux compagnies avec moi et je me portai sur l’aile gauche, pour tourner le village où l’ennemi occupait une position très avantageuse. Ayant tourné l’église de Saint-Pierre, nous débusquâmes sur l’angle du mur d’une manufacture de mouchoirs appartenant à un richard du pays dont j’ai oublié le nom. Je me souviens seulement que son fils faisait la guerre avec nous contre lui, et je puis affirmer qu’il s’est conduit très patriotiquement. Ce jeune homme me disait que si les Brigands l’attrapaient ils le couperaient par morceaux. Par des renseignements recueillis dans le pays et de la bouche de ses parents propres, j’ai su que le père de ce soldat avait débauché plus de 400 hommes, tous ouvriers qu’il occupait, et qu’il les avait entraînés du côté des Brigands — mais son fils marchait avec nous.

Je reviens à l’attaque : comme nous dépassions le coin du mur, je vis les Brigands rangés par pelotons pour soutenir trois pièces de canon qui crachaient un feu continuel sur trente hommes que j’avais fait passer du côté du grand chemin, en leur recommandant de se mettre à l’abri derrière de très gros chênes et en file, afin de protéger mon attaque. Je savais que ma gendarmerie ne devait pas tarder à venir par ma droite et, en effet, je vis bientôt arriver vis-à-vis de moi deux cents hommes qui ouvrirent un feu terrible sur les Brigands ; ceux-ci allaient donc être pris par tous les coins. À ce moment, je me retourne et je vois derrière moi un bataillon indécis. Allons, mes amis, leur dis-je, secondez-moi et, dans trois minutes, nous allons les prendre tous avec leurs canons. Les soldats qui marchaient en tête de ce bataillon crièrent : « Allons-y ! commande-nous, car nos officiers nous ont quittés… nous vous suivons ! » Je fis avancer le premier peloton qui fit un assez beau feu de file, mais le reste du bataillon prit la fuite sur la riposte de l’ennemi : ce bataillon n’avait pas encore vu le feu. Je restai en tête du peloton et, un pistolet à la main, j’avançai jusque sur celui qui chargeait la pièce de canon qu’ils appelaient leur Marie-Jeanne et le tuai. Je me retourne et me vois abandonné : je fus obligé de battre en retraite. Ils m’avaient tué douze hommes derrière moi et parmi ceux-là un brave officier de ma gendarmerie qui m’avait suivi et qui comptait vingt et un ans de service, un très brave homme : il s’appelait Niquet. Les autres avaient pris la fuite.

L’ennemi se trouvant enfoncé à droite et acculé au centre, voyant qu’il n’avait pas d’autre retraite me poursuivit ; sa colonne fut maîtresse du terrain et fit beaucoup de prisonniers ; trois pièces de canon furent prises et enclouées ; pour moi, forcé de me reployer, faisant tous mes efforts pour rallier la troupe, il ne m’a pas été possible de rassembler un peloton de dix hommes. On fit battre la retraite. La nuit était venue.

J’observe qu’avant la seconde attaque le général Berruyer ordonna de mettre le feu au village et qu’il y eut au moins quinze maisons en flammes. Nous nous déployâmes sur les grandes et petites tailles.

La bravoure qu’avaient montrée les hommes petits et marqués au B. les réconcilia avec les gardes-françaises  ; ils vécurent depuis en bonne intelligence et j’en ai eu de toutes parts des louanges[7].

Autre observation  : dans le même temps, Leigonnyer, général, attaquait Cholet  ; il fut battu à plate couture et ses canons pris par l’ennemi. Pendant la route de notre retraite je dis au général Berruyer que l’on entendait le canon ronfler sur la gauche  : Il me semble, général, que nous devrions marcher de ce côté-là, afin de pouvoir porter secours à cette colonne. — Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. Voilà la réponse qu’il me fit, et je ne dis plus rien. Trois jours après, l’ennemi ayant porté toutes ses forces sur Cholet et Mortagne, Berruyer nous fit marcher sur Saint-Pierre-de-Chemillé et nous y fit cantonner : nous y restâmes pendant huit jours.

Il y avait beaucoup de blé, les greniers en regorgeaient. Je parcourus toutes les maisons de l’endroit avec le citoyen dont j’ai parlé qui avait son père du côté des Brigands : j’étais logé chez lui et je puis dire que j’y fus bien reçu, ainsi que huit des officiers du corps que je commandais. Le citoyen Tallot, alors adjudant-général et depuis représentant du peuple, était avec nous.

Je fis rendre à mon citoyen plus de cent mille livres d’effets volés tant dans la maison de son père que dans sa manufacture. Cet homme m’a offert de l’or que j’ai refusé ; il me voulut faire cadeau de quelques pièces de beaux mouchoirs : j’ai tout refusé. La veille de notre départ, il mit dans mon porte-manteau une douzaine de superbes mouchoirs ; je m’en aperçus, je les ôtai moi-même et les lui rendis, en disant que je n’avais fait que mon métier en lui faisant restituer ce qui lui appartenait.

Je dis au général Berruyer que, si nous étions pour quitter le pays, il fallait avoir soin de n’y laisser aucunes subsistances, et qu’il fallait les faire refluer sur les derrières. Je fis part de la même observation au général Menou qui, lui, la trouva fort juste — mais rien ne fut exécuté.

Nous partîmes le lendemain, laissant dans le pays pour plus de six mois de subsistances, tant en blé qu’en avoine, etc. J’avoue la peine que cela me faisait : Comment ! disais-je, on veut détruire les Brigands et on leur donne les moyens de subsister !… Enfin, cela m’outrait au point que je le dis au représentant du peuple qui était avec nous.

Quelque temps après nous marchâmes sur Jallais où il y avait un superbe château. L’ennemi l’ayant abandonné sitôt qu’il apprit notre marche, nous y passâmes la nuit. Berruyer fut logé dans le château même avec tout son état-major[8]. Le respect aux propriétés fut observé. Je remarquai que dans cet endroit il ne restait plus qu’un seul homme, encore était-il malade.

Berruyer avait fait enfermer toute l’artillerie dans un parc qui pouvait être attaqué avec succès par plusieurs points différents qui dominaient. Aucune garde d’avant-poste n’avait été ordonnée. Le général connaissait sans doute la marche des Brigands… Tout ce que je puis assurer, c’est qu’avec deux mille hommes j’aurais voulu prendre toute la colonne.

Ce fut dans cet endroit que cinquante femmes environ vinrent dans la maison que j’occupais et que nous avions trouvée vide en arrivant : il n’y avait personne dans le pays que ces femmes ; elles vinrent avec chacune deux enfants sur les bras et nous dirent : « Messieurs les Bleus, on nous a dit que vous veniez pour manger nos enfants, nous vous les apportons, mangez-les. » Je leur demandai où étaient les hommes du pays. Elles me répondirent qu’ils étaient avec leurs bons pasteurs et qu’ils se battaient pour Notre-Seigneur Jésus-Christ. — Mais vos maris se feront tuer… — Ils ressusciteront au bout de trois jours. — Vous voyez bien que l’on vous trompe, car, une fois mort, on ne ressuscite pas. — Eh bien ! si nos maris ne reviennent pas, ils iront dans le ciel… Monsieur le curé, qui est avec eux, leur a donné l’absolution, et à nous aussi.

On voit par ce détail combien ce peuple était fanatisé.

On nous fit rentrer le lendemain à Angers et nous restâmes en cantonnement.

À une lieue des Ponts-de-Cé, le curé chez qui je fus logé avait contenu toute sa paroisse, et il n’y eut de cette paroisse que trois hommes avec les Brigands.

L’ennemi de son côté faisait des levées dans ce pays et ramassait tous les gens des campagnes. J’eus ordre de faire plusieurs sorties dessus ; je le fis et quelquefois je leur prenais 10, 15, 30 hommes, que je conduisais ou faisais conduire aux Ponts-de-Cé, au quartier général. Plusieurs de ces rusés paysans avaient des petites cordes, dans leurs poches et, quand ils se voyaient pris, ils s’attachaient entre eux, par le bras, comme un convoi de prisonniers, et nous disaient que les Brigands les faisaient marcher de force : j’en ai reconnu qui ont été pris trois fois.

  1. À la création de la 35e division de gendarmerie, le 26 août 1792, Rossignol y fut porté au grade de capitaine.
  2. Ce départ fut décidé par un arrêté du Conseil exécutif provisoire daté du 23 mars 1793.
  3. Décret du 19 juin 1790.
  4. C’était (Berruyer) un vieux soldat qui avait fait les premières campagnes de Corse et qui avait obtenu, après 48 années de service, deux médaillons portant deux épées en croix, comme officier de fortune ; par conséquent il n’était pas jeune et peu propre à diriger des opérations militaires dans un pays tel que la Vendée. Cependant il était encore vigoureux et nous le vîmes arriver avec plaisir. (Choudieu : Notes inédites sur la Vendée.)
  5. Le 11 avril 1793.
  6. Duhoux était arrivé dans la Vendée précédé d’une brillante réputation : c’était lui qui avait dirigé la défense de la ville de Lille contre l’armée autrichienne commandée par le prince de Saxe-Teschen et l’archiduchesse Marie-Christine, sœur de Marie-Antoinette. (Choudieu, Notes inédites sur la Vendée.)
  7. Extrait d’une lettre du général Berruyer au ministre de la guerre  :
    Le 12 avril 1793

    …Au premier moment de l’attaque, j’ai eu la douleur de voir des volontaires s’enfuir lâchement. Il est bien dur, pour un vieux militaire, de commander à des lâches… Je dois dire et répéter que je ne peux compter sur les volontaires qui sont ici. La plupart n’ont que de mauvais fusils de chasse, sans baïonnette ; il y en a même très peu qui savent ce que c’est qu’une arme. Si j’avais quatre bataillons comme la 35e division de gendarmerie, je répondrais du succès.

  8. Le 19 avril.