La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/13

CHAPITRE XIII

Le 5 octobre. Pour avoir du pain. — Il fallut marcher. — Le Boulanger, la Boulangère et le petit Mitron. — Escarmouche avec les gardes-du-corps. — Les officiers de la Bouche-du-Roi. L’arrivée de Lafayette. — Le Roi au balcon avec sa famille. — Les gardes du corps se dégradent. — Comment Lafayette fut forcé d’aller à Versailles. — Sans commentaires.

Le matin du 5 octobre 1789, beaucoup d’ouvriers vinrent attaquer notre poste. Nous allâmes fermer la grille où était notre sentinelle d’avancée et nous la plaçâmes au dedans. Le peuple augmentait à chaque minute et plusieurs avec des haches voulaient jeter la grille par terre. Ils voulaient entrer en disant que des armes étaient cachées. À la vérité, il nous était arrivé cent fusils que j’avais eu soin de faire cacher, afin d’en armer ceux qui entreraient dans le corps qui était à la veille de se former.

Je leur fis entendre raison, et j’obtins d’eux qu’ils nommeraient une députation pour venir visiter notre caserne. Huit d’entre eux furent nommés et ils ne trouvèrent rien. Cette visite faite, ils s’en furent.

Alors je fus à la Ville, voir si l’on n’avait pas quelque ordre à me donner. Je vis tout l’État-Major qui avait sans doute perdu la tête, car Lajard, à qui je m’adressai, me dit qu’il fallait que je prisse les mesures que je trouverais les plus convenables. Je ne fus pas content de cette réponse et je lui dis devant l’État-Major que ce n’étaient pas là des ordres ; ce à quoi il répliqua : « Faites pour le mieux ! » À ce moment la place était couverte de bataillons ; il pouvait être neuf heures du matin.

Je me rendis au district de l’Arsenal : je les trouvai rassemblés. Je leur tins les mêmes propos ; et que le peuple voulait aller à Versailles pour avoir du pain. Le président de cette section me répondit comme ceux de l’État-Major. En m’en allant, je leur dis : Il ne s’agit pas de délibérer et je m’étonne de ce que vous n’êtes pas sous les armes comme vos concitoyens. Je viens de la Ville, et tous les districts se rassemblent. — Ils levèrent la séance et se formèrent par bataillons.

Je revins à mon poste où je trouvai dix mille hommes au moins rassemblés et qui disaient : « Il faut qu’ils viennent à Versailles et qu’ils marchent en tête. » Hullin était alors rentré et parlait au peuple. Il avait beaucoup d’organe et se faisait très bien comprendre, mais tout ce qu’il pouvait leur dire ne les faisait point changer d’avis : il fallut marcher.

Hullin leur demanda une demi-heure pour préparer et rassembler ses camarades, ce qui lui fut accordé.

Je fus envoyé pour chercher des cartouches et des pierres à fusil. Pendant ce temps-là, beaucoup de vainqueurs de la Bastille s’étaient joints à nous et on leur distribua des armes.

La demi-heure était passée et au-delà ; le peuple se présenta en foule devant notre corps-de-garde et il fallut aller par la grand’rue Antoine jusqu’à la Grève. Nous laissâmes cependant un poste de dix hommes à la Bastille. Nous les avions pris dans les plus vieux ; il y avait parmi eux quatre blessés.

Nous arrivâmes, avec notre vieux drapeau de la Bastille, sur la Grève, par l’arcade Saint-Jean, et aussitôt un cri unanime s’éleva : « À Versailles ! à Versailles ! » En passant et faisant le tour de la place, la troupe de ligne nous demandait : Où allez-vous ? et nous leur répondions : À Versailles, chercher le Boulanger, la Boulangère et le petit Mitron, — car c’était le mot de cette journée-là.

J’observe que le nommé Maillard était déjà parti à la tête de douze mille femmes. Il était en habit noir.

Nous suivîmes notre chemin tout le long du quai, afin de conserver le devant, et nous nous aperçûmes sur le quai de la Ferraille qu’aucun district ne nous suivait. — À la vérité, nous étions tous jaloux de tenir la tête de l’armée. — Nous fîmes halte, au coin du Louvre, et l’on vint nous dire que l’armée était en marche. Aussitôt, par le flanc droit ! et nous marchâmes jusqu’à la place alors Louis-XV. Nous avions beau regarder, aucun bataillon n’avançait. Nous restâmes plus d’une heure dans cette position. Il survint ensuite une foule considérable qui nous dit que l’armée gagnait la rue Saint-Honoré.

Nous allâmes jusqu’au Point du Jour.

Arrivé là, Hullin dit au peuple qui nous avait suivi qu’il ne voulait point marcher en brigand, qu’il ne marcherait à Versailles qu’avec deux ou trois districts.

À ces paroles, les hommes nous traitèrent de lâches et, comme dans ce pays il y a beaucoup d’échalas en terre pour étendre le linge des blanchisseuses, nombreuses dans le canton, en moins d’un quart d’heure tous ces échalas en étaient arrachés. Ils étaient au moins quatre mille hommes et autant de femmes, qui vinrent sur nous. Quatre d’entre eux s’avancèrent, au nom de tous, et nous dirent fort impertinemment : « Il faut que vous nous donniez vos armes ainsi que vos munitions, ou bien que vous marchiez sur Versailles. Si vous ne voulez pas, nous allons vous pendre quatre à ces arbres au milieu du chemin. » J’avoue qu’aucun de nous n’avait envie de se laisser accrocher.

Nous nous rangeâmes en bataille et nous tenions toute la chaussée, car nous étions cent vingt-cinq hommes armés. Hullin nous dit : « Voyez ce que vous voulez faire. » Nous répondîmes, tous ensemble : « À Versailles ! à Versailles ! » Aussitôt des cris de « bravo » se firent entendre et de grands claquements de mains. Mais, chemin faisant, une grosse pluie dissipa tout le monde. Chacun entrait dans les cabarets, dans toutes les maisons, pour se mettre à l’abri du mauvais temps, et la moitié de notre troupe nous quitta pour prendre quelque nourriture, car aucun de nous n’avait vu un morceau de pain de toute la journée.

Aucune troupe n’arrivait de Paris, ce qui nous décida d’avancer jusqu’au pont de Sèvres, pour occuper ce poste qui devenait important en la circonstance.

À notre arrivée à Sèvres, nous trouvâmes le poste occupé par la garde nationale de cet endroit et de plusieurs autres communes environnantes  :

Ils crièrent sur nous ; nous leur répondîmes : « Avant-garde nationale parisienne ! » Toutes les femmes qui avaient passé avant nous avaient annoncé ainsi. Nous parlâmes au commandant ; nous lui dîmes qu’il fallait qu’il vînt avec nous à Versailles ; il nous répondit qu’il attendait le corps de l’armée et il nous déclara qu’il ne marcherait que quand il aurait vu passer le général Lafayette.

Nous continuâmes notre route jusqu’à l’avenue de Paris. Nous n’étions plus que soixante-quatre hommes armés, tous militaires partagés en deux pelotons. Nous entendîmes venir des voitures ; nous enlevâmes les mouchoirs qui protégeaient nos platines et nous amorçâmes de frais. Les voitures s’arrêtèrent devant nous et les individus qui les conduisaient nous dirent qu’il n’y avait pas de danger, que les dragons et toute l’infanterie étaient pour nous, mais qu’il fallait nous méfier des gardes du corps, qu’eux seuls avaient fait feu sur le peuple et que plusieurs femmes avaient été tuées. Il était alors sept heures du soir, 5 octobre.

Un peu plus loin, nous découvrîmes une compagnie de dragons ; nous leur criâmes : Qui vive ? Ils nous répondirent : Dragons ! — Quels dragons ? — Dragons de la Nation, — Hé bien ! puisque vous êtes des dragons de la Nation, marchez devant nous.

Nous les fîmes marcher devant avec deux pièces de canon montées sur deux affûts de siège que nous avions et qui avaient été traînées par les femmes depuis Paris jusqu’au-dessus de Sèvres. Nous fûmes peu après dans l’obligation d’abandonner ces canons à la seconde rencontre que nous fîmes d’un nouveau corps de dragons, et cela pour deux raisons : la première était que nous n’avions personne pour les traîner, et l’autre parce qu’une roue venait de se rompre ; par le mauvais temps il y avait impossibilité de se servir de cette artillerie.

L’escadron de dragons était rangé en bataille sur la gauche en venant de Paris. Nous leur criâmes : Qui vive ? Ils nous répondirent : Dragons de la Nation. Je m’approchai du commandant et lui demandai quelle était l’opinion de la garnison. Il me répondit que la troupe était pour le Tiers-État, mais que les gardes-du-corps étaient contre et que des voies de fait avaient été exercées dans la matinée contre le peuple de Paris, et que plusieurs personnes avaient été tuées.

Nous les quittâmes et nous avançâmes sur le chemin en face de la Grille. Quand nous fûmes à la hauteur des États-Généraux, nous aperçûmes une patrouille de huit ou dix gardes-du-corps.

Nous étions en bataille ; nous leur criâmes deux fois : Qui vive ? Sans nous répondre, ils nous tirèrent dessus ; deux coups de fusil passèrent dans nos rangs, sans blesser personne. Alors Hullin commandant : feu de file ! Le feu de file fut exécuté au même instant. Nous en étions à notre troisième coup de fusil chacun, quand Hullin commanda le doublement. Plusieurs des nôtres quittèrent leur rang pour aller voir ce qui avait été tué et ils manquèrent bien de périr par leur imprudence, car le feu n’avait pas encore cessé ; mais déjà ils revenaient avec des banderoles et des sabres de gardes du corps  ; nous avons compté sept hommes morts sur la place. Nous les laissâmes derrière nous.

Toujours en bataille, nous avons continué notre marche. Le bruit du feu de file que nous avions fait avait mis en fuite tous les gardes-du-corps qui étaient rangés en bataille devant la grille du château. Ils nous abandonnèrent le poste.

Nous fîmes sur la queue un autre feu de file en arrivant en place et nous leur tuâmes deux hommes et trois chevaux qui restèrent sur le carreau. Nous nous emparâmes des pièces de canon et nous y plaçâmes des sentinelles. Je fus chargé de les placer et je remplis cette mission avec plaisir : je donnai les consignes nécessaires selon la circonstance.

J’observe que les Petits-Suisses étaient rentrés dans le château et y étaient sous leurs armes.

J’avais placé vingt sentinelles et un poste de quatre hommes à l’avancée, afin de reconnaître tout ce qui arriverait par la route de Paris, et nous avions résolu de ne pas quitter ce poste avant que l’armée parisienne fût arrivée. Nous avons tenu parole.

J’observe encore que tous les postes avaient été abandonnés, même par la garde nationale de Versailles, et que la troupe de ligne, qui était le régiment de Flandres, se promenait en veste et en bonnet de police.

Une heure après, on fit mettre toutes les armes en bataille faisant face à nous. Nous étions aux casernes des gardes-françaises. Le commandant de la force armée, qui était M. de Destany, vint nous demander ce que nous étions et ce que nous voulions. Je saisis aussitôt la bride de son cheval, et Hullin lui dit que nous demandions le renvoi des gardes-du-corps parce qu’ils avaient fait feu sur le peuple, et que l’armée parisienne arrivait pour demander du pain. Je lâchai la bride de son cheval pour aller parler à un insolent qui était sans doute un de ses aides-de-camp et je dis à Hullin : Retenez-le, il doit nous répondre de la garnison. Mais au même instant il piqua des deux et s’enfuit au galop avec ses deux aides-de-camp. Je tirai deux coups de fusil dans sa direction, mais je ne pus l’atteindre.

Après cette conférence, les officiers de la Bouche-du-Roi vinrent avec des casseroles pleines de viandes de toutes espèces, des brocs de vin et du pain chaud qui sortait du four. Ils nous dirent que c’était de la part du Roi.

Réflexion faite, je dis à mes camarades : Ne mangez pas de cette viande qui est peut-être empoisonnée. J’en fis manger aux porteurs devant nous, avec défense de rien cracher : ils burent aussi de leur vin et je les fis garder à vue tout le temps du repas. — Ces gens étaient de bonne foi, car aucun de nous ne fut incommodé ; et deux heures après je leur dis : La méfiance est la mère de la sûreté… Quant actuellement, vous pouvez vous retirer.

Ils nous questionnaient sur les intentions de l’armée parisienne et sur notre nombre ; je leur répondis que nous étions quatre mille, en bataille dans les avenues de Paris, et prêts à marcher au premier coup de fusil ; que l’autre avant-garde était composée de cinq mille hommes en bataille, avec huit pièces de canon, sur l’autre route. Mais, à la vérité, nous étions, en comptant sentinelles et poste d’avancée, tout au plus cent vingt-cinq personnes, et encore parce qu’il s’était joint à nous plusieurs bons citoyens qui étaient arrivés dans la journée.

Sur les dix heures du soir, on nous rapporta que tous les gardes du corps étaient retirés dans l’Orangerie et qu’il fallait y aller. Je dis à Hullin : Ne donnons pas dans ce piège ; nous ne sommes point venus ici pour faire la guerre, mais pour demander du pain ; nous occupons un poste important, ne le quittons point.

Plusieurs officiers de Versailles nous dirent que tout était calme et qu’il ne fallait pas rester à l’injure du temps, que nous pouvions rentrer dans les casernes. Hullin leur répondit qu’il ne rentrerait qu’après avoir remis le poste à l’armée parisienne. J’oubliais de mentionner que le général Gouvion, chef de l’état-major de Lafayette, nous avait envoyé un de ses aides-de-camp, qui nous rejoignit bien au-dessus de Sèvres et nous transmit de la part du général Gouvion qu’il ne fallait point entrer dans Versailles, qu’il y aurait imprudence, surtout ne connaissant pas l’esprit de la garnison ; et j’avoue que nous courions un grand risque, car si les dragons avaient fait un quart de conversion et que les gardes-du-corps eussent marché sur nous, nous étions pris entre deux feux et taillés en pièces. Mais de tout cela rien n’arriva, et nous n’avons perdu, de toute cette journée, aucun de nos camarades.

L’avant-garde arriva à onze heures et demie du soir : c’était Gouvion qui la commandait ; nous lui remîmes le poste et il fut instruit de toute notre journée. La garde nationale parisienne, c’est-à-dire le corps de l’armée, arriva à une heure et demie, par conséquent dans la nuit du 5 au 6, et ils se mirent en bataille vis-à-vis la grille du château, le tout par divisions. Lafayette, à son arrivée, alla chez le Roi ; une heure après tout rentra dans l’ordre et la troupe fut se loger où elle put.

Le matin 6, la garde nationale parisienne était si outrée contre les gardes-du-corps qu’on leur faisait la chasse comme à de véritables lièvres, et beaucoup furent sacrifiés. Lafayette prit leur défense et harangua les bataillons en leur faveur. Il monta chez le Roi avec plusieurs gardes-du-corps qu’il avait protégés de sa personne. Les femmes n’avaient pas quitté l’escalier du château et demandaient à grands cris le renvoi des gardes-du-corps et « le Roi à Paris » !

Lafayette descendit, venant de chez le Roi ; il s’arrêta devant notre troupe et nous ordonna de sortir en dehors de la grille. Les femmes s’y opposèrent et répondirent à Lafayette que nous étions leur soutien, que nous les avions protégées et que nous ne sortirions pas. Les bataillons de la foule entrèrent et un cri unanime se fit entendre : on réclamait le Roi…

Le Roi vint au balcon avec sa famille. Sa femme tenait le Dauphin d’alors dans ses bras. Elle avait un chapeau et elle pleurait, sans doute à cause des gardes-du-corps tués sous ses yeux, car il y en avait deux qu’elle pouvait très bien remarquer et qui étaient à sa portée.

On demanda le renvoi des gardes-du-corps. Aussitôt beaucoup de ceux-là, qui étaient dans les antichambres, parurent sur le balcon et se dégradèrent, c’est-à-dire qu’ils jetèrent leurs chapeaux, banderoles, ceinturons et sabres au peuple : c’était à qui en aurait. Plusieurs gardes furent tués qui s’étaient cachés dans des maisons.

Lafayette fit tout ce qui était en son pouvoir pour que le Roi restât à Versailles, mais le peuple ne voulait rien entendre et criait : « À Paris, le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron ! » Ils ont entendu eux-mêmes ce propos. Enfin, il fut décidé que le Roi viendrait à Paris au milieu de la garde-nationale parisienne.

Le peuple remporta donc la victoire de cette journée malgré tout ce que purent faire Lafayette et les partisans de la royauté. Lafayette, on n’en peut douter, ne voulait pas aller à Versailles : il y fut forcé. Un grenadier lui avait tracé sur la place de Grève deux routes, à savoir, celle de la lanterne et celle de Versailles. Dans ces conditions, il préféra la dernière.

Je laisse à l’historien la démonstration de cette journée, et je ne me permettrai aucune réflexion. Je couche seulement sur le papier ce que j’ai vu.

Le Roi arriva à Paris au milieu de la garde nationale ; plusieurs gardes-du-corps désarmés le suivaient. Il s’en fut loger au château des Tuileries.

J’oubliais un fait : c’est que, sur les deux heures du matin, les députés des États généraux revenaient de chez le Roi et repassaient dans nos rangs ; plusieurs n’avaient plus de cocarde ; je demandai à l’abbé Maury ce qu’était devenue la sienne. « Nous ne pouvons plus les avoir, puisque nous les avons données à vos femmes de Paris, ce matin… » Voilà ses expressions.

Cette journée finie, nous rentrâmes dans notre poste à la Bastille.